Notes
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[1]
Les parquets considérés ici sont les parquets de négociation à la Bourse. Nous verrons en quoi les salariés de courtage en ligne construisent une identité frontalière avec la Bourse traditionnelle.
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[2]
Nous nous distinguerons des travaux de Lepinay et Rousseau (2000), qui s’intéressent au phénomène de la Bourse en ligne à travers l’étude des comportements, des compétences et des conceptions financières des clients des courtiers en ligne.
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[3]
Une vingtaine de sites permettent aux particuliers de gérer directement un portefeuille (actions, obligations, OPCVM, FCP, FCPI, instruments financiers à terme…).
-
[4]
Institut des métiers de France Télécom, Centres d’appels et nouveaux modes de travail, 2001, cité par Delaunay (2001).
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[5]
Dans la suite de ce document, nous conserverons l’anonymat aussi bien des personnes physiques que des personnes morales qui ont bien voulu nous accorder du temps et de l’attention, comme nous nous y sommes engagés. Nous tenons à les remercier pour leur précieuse aide dans la réalisation de cette enquête.
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[6]
Voir encadré p. 89.
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[7]
Les trolls pratiquent le trading on line (TR-O-L). L’expression est de Lepinay et Rousseau (2000).
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[8]
Le SRD (service de règlement différé) permet de bénéficier de délais de règlement ou de livraison des titres jusqu’au dernier jour de Bourse du mois. Il concerne une liste de valeurs issues des Premier, Second et Nouveau Marché qui soit font partie de l’indice SBF 120, soit ont une capitalisation boursière supérieure à un milliard d’euros (selon le lexique du site linebourse. fr). Voir infra p. 86.
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[9]
Les OST (opérations sur titre) sont des opérations financières comme les augmentations ou réductions de capital, les attributions, les souscriptions ou les échanges d’actions, les variations de nominal (id.).
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[10]
Durant les périodes d’observation, nous avons assisté à ce type d’opération concernant l’introduction en Bourse des Autoroutes du sud de la France.
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[11]
Le deuxième téléphone est alors dédié à une ligne s’adressant à une clientèle particulière, la clientèle dite VIP, qui peut être soit, comme son nom l’indique, une clientèle de gens célèbres, soit une clientèle qui a des avoirs importants, ou qui passe un grand nombre d’ordres par mois.
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[12]
Bloomberg est une chaîne de télévision disponible sur le câble ou le satellite qui diffuse en permanence des informations boursières, des courbes, ainsi que des analyses.
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[13]
Cette observation concerne les marchés de gré à gré.
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[14]
Pratique qui consiste à porter une tenue vestimentaire dite décontractée le vendredi, veille de week-end. Dans les faits, le friday casual wear, qui a notamment été importé par les cabinets de conseil d’origine américaine, consiste souvent à porter une tenue que l’on qualifiera de sportswear chic, tout aussi homogénéisante que le costume, de notre point de vue.
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[15]
Si le trader négocie pour compte propre, c’est qu’il est chargé par sa propre entreprise de faire fructifier des capitaux pour le profit de celle-ci.
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[16]
Association française des entreprises d’investissement ; organisation professionnelle, qui représente les entreprises qui exercent les métiers de services d’investissement de marché, ou métiers d’investment banking, sur la place financière française. Le rapport cité date d’octobre 2000 et s’intitule AFEI : La fourniture de services et de produits financiers à l’épreuve d’Internet. Quel environnement juridique pour les prestataires de services d’investissement ?
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[17]
Généralement, ces litiges avec les clients interviennent au sujet du montant des ordres, du sens de passage de l’ordre (achat ou vente), ou encore du mode de règlement (au comptant ou différé). Soulignons au passage que ces enregistrements ne peuvent pas être écoutés sans que le salarié en soit averti, sans la présence du déontologue de l’entreprise, et uniquement en cas de litige avec un client. Ce ne sont donc pas des écoutes au sens de celles que l’on observe dans les autres centres d’appels.
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[18]
Depuis septembre 2000, toutes les valeurs cotées à Paris sont négociées au comptant. Le transfert de propriété a lieu au jour de la négociation J et le règlement/livraison en J + 3. Quand l’investisseur souhaite différer le règlement/livraison de sa transaction à la fin du mois, il passe, pour les valeurs qui y sont éligibles, un ordre avec service de règlement différé (ordre avec SRD). Si l’investisseur individuel passe un ordre d’achat de titres avec SRD à son intermédiaire (le courtier en ligne dans notre cas) en J, celui-ci transmet l’ordre d’achat au négociateur qui achète les titres au comptant. À J + 3, le négociateur paie le vendeur et les titres lui sont livrés simultanément. L’investisseur individuel ne paie et n’est livré que le dernier jour de Bourse du mois, ce qui implique que le négociateur « porte » donc la position de l’investisseur individuel de J (date du transfert de propriété) au dernier jour de Bourse du mois. Ce service donne lieu à une commission (la tarification est libre). Si l’investisseur individuel passe un ordre de vente de titres avec SRD à son intermédiaire (le courtier en ligne dans notre cas) en J, l’intermédiaire transmet l’ordre de vente au négociateur qui vend les titres sur le marché au comptant. À J + 3, le négociateur doit trouver les titres pour les livrer à l’acheteur. Il est simultanément payé par ce dernier et l’investisseur individuel ne livre les titres et n’est payé que le dernier jour de Bourse du mois. Le négociateur « porte » donc la position de l’investisseur individuel de J (date du transfert de propriété) au dernier jour de Bourse du mois, moyennant une commission.
-
[19]
Dépôt de garantie nécessaire à la réalisation d’opérations sur le marché des valeurs SRD. Pour pouvoir intervenir sur des valeurs en demandant le SRD, il faut disposer d’une couverture constituée d’un minimum de 20 % du montant de son engagement en liquidités ou en OPCVM monétaires, ou de 25 % en obligations ou OPCVM obligataires, ou de 40 % en actions ou en OPCVM actions (d’après la définition du lexique de linebourse. fr).
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[20]
Selon l’article 8, de la décision n° 2000-04 relative à la couverture des ordres avec service de règlement et de livraison différés du Bulletin officiel du Conseil des marchés financiers, paru le 13 septembre 2000.
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[21]
Id.
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[22]
Appels téléphoniques au domicile, sur le lieu de travail, ou sur le téléphone mobile ; envoi de fax, d’e-mails, de télémessages, ou de télégrammes ; inscription de message sur la page web du client dès qu’il se connecte à Internet.
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[23]
Selon un responsable du service risque d’une entreprise du secteur.
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[24]
Notre interrogation n’a un sens que dans le cas où le client a plusieurs positions au SRD. Dans le cas où le client dépasse son niveau de couverture avec une seule position, la « coupe » se fait obligatoirement sur celle-ci.
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[25]
Rappelons que, parmi les enquêtés, 11 personnes sur un total de 21 ont un niveau scolaire supérieur au bac + 2.
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[26]
À titre d’exemple, rappelons que EDF-GDF a mis en place un call center d’information aux usagers ouvert 24 h/24.
-
[27]
Connaître le client ; interagir avec le client via des canaux multiples ; personnaliser tous les contacts client ; optimiser la valeur de chaque client ; 100 % satisfaction client ; mettre en place et entretenir une architecture eBusiness orientée client ; exploiter au mieux et étendre l’écosystème de l’eBusiness ; favoriser une culture d’entreprise fondée sur la recherche de l’excellence et de l’innovation eBusiness.
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[28]
On traduira par « orientée client ».
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[29]
Pas tous les clients d’ailleurs, ceux que l’entreprise a ciblés, ceux qui rapportent plus qu’ils ne coûtent.
-
[30]
Cette rencontre était organisée par l’École du management de Paris le 19 novembre 2001 et s’intitulait « Les centres d’appels téléphoniques : mines d’or ou mines de sel ? ».
-
[31]
Si la technologie permet que « Big Brother ne [soit] pas qu’un mythe… » dans la gestion du personnel des centres d’appels (Zuber, 2002), soulignons que cette même technologie favorise l’émergence de nombreux Big Brothers grâce aux bases de données, constituées par les salariés, à des fins commerciales. Big Brother côté salarié devient alors Big Brother pour le consommateur.
-
[32]
Les agents de change étaient des commerçants, au statut d’officiers ministériels, qui détenaient le monopole de la négociation des valeurs mobilières. Leurs entreprises étaient réunies au sein de la Compagnie des agents de change, dont le rôle était d’organiser le fonctionnement de la Bourse de Paris. La loi du 22 janvier 1988 a fait disparaître le statut d’agent de change et la Compagnie a été remplacée par la Société des Bourses financières (aujourd’hui Euronext Paris).
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[33]
Activité qui a été dénoncée comme du taylorisme dans le tertiaire. Cf. G. Balbastre, « Les nouveaux esclaves de la téléopération », Le Monde diplomatique, mai 2000, ou D. Linhart, « Travail en miettes, citoyens déboussolés », Le Monde diplomatique, juin 2002.
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[34]
Aucun de ces diplômés de troisième cycle n’est issu d’HEC, de l’ESSEC, ou de l’ESCP-EAP, ni de Dauphine, ou du DESS « banque finance » de Paris-I (qui est celui qui reçoit chaque année le plus de candidatures de DESS de France).
-
[35]
Plus de 270 000 F bruts par an, avec un diplôme de niveau 5.
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[36]
Un salarié de 48 ans.
-
[37]
Selon le modèle ultralibéral d’« entreprise de soi » ; cf. Bob Aubrey, Le Travail après la crise. Ce que chacun doit savoir pour gagner sa vie au XXIe siècle, Paris, InterÉditions, 1994.
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[38]
« J’ai accompli mon rêve… une partie de mes rêves… je suis rentré par la petite porte, et maintenant, je n’ai plus envie d’en ressortir… j’ai envie de franchir la porte moyenne… » (salarié, 24 ans).
1Quel lien existe-t-il entre l’organisation objective du travail et la définition d’une identité professionnelle ? On analysera ici [1] un nouveau type d’intervenants de la place financière de Paris (les courtiers en ligne), à travers les salariés qui personnifient cette relation à distance, les téléconseillers [2]. En nous référant aux différents travaux concernant les centres d’appels téléphoniques (CAT), nous nous interrogerons sur l’existence de spécificités de cette activité. Nous chercherons à voir dans quelle mesure ces salariés considèrent exercer le métier de trader, ou s’ils s’identifient à l’activité de téléconseiller.
2Il est dorénavant possible d’investir en Bourse, en utilisant les sites Internet des courtiers en ligne [3]. Les entreprises qui gèrent ce type d’activité ont cherché à promouvoir la Bourse auprès d’une clientèle élargie, grâce à des tarifs attractifs, mais aussi par la mise à disposition en temps réel des tendances du marché et de nombreux outils d’aide à la décision (graphiques, analyses, etc.). Depuis l’ouverture jusqu’à la gestion du compte, les clients peuvent traiter en Bourse, sans avoir à se déplacer, ni même à rencontrer quiconque : les parquets de négociation s’ouvrent donc aux utilisateurs de la Toile. Le grand nombre d’informations disponibles en ligne est complété par un service téléphonique, qui a pour mission de répondre aux questions que les clients se posent sur les produits financiers, les marchés, la fiscalité, et aussi de résoudre les anomalies techniques rencontrées par la clientèle. C’est ce service qui est l’objet de notre enquête.
3Notre démarche vise à comprendre comment l’introduction des entreprises de courtage en ligne est un vecteur de construction identitaire pour leurs salariés, en charge de l’assistance téléphonique aux clients de ses services financiers. Nous retrouverons l’opposition mertonienne classique entre groupe d’appartenance et groupe de référence. Les fréquentes références à la Bourse traditionnelle, que l’on a pu observer, s’opposent ici à l’appartenance au groupe de la relation clientèle du courtage en ligne. Ainsi, nous commencerons par justifier le rapprochement que nous opérons entre l’activité de ces salariés et celles effectuées dans les centres d’appels. Nous verrons que malgré une formation initiale souvent élevée ils ont de faibles niveaux de responsabilité, mais adhèrent à la rhétorique de la qualité développée par leur entreprise. Nous montrerons enfin en quoi la construction de l’identité professionnelle s’opère par la médiation de ces trois points.
La Bourse comme secteur d’application de l’organisation en centre d’appels
4Un centre d’appels téléphoniques est « une structure fondée sur le téléphone et l’informatique qui permet une communication directe à distance entre un interlocuteur (client, prospect, adhérent, usager…) et une personne communément appelée téléopérateur, qui représente l’entité à l’origine du centre d’appels (entreprise, association, collectivité locale…). Cette structure a pour but de répondre au mieux aux besoins des usagers et/ou de développer la relation clientèle sous toutes ses formes [4] ». Concrètement, un centre d’appels est organisé en open space, espace de travail ouvert d’une assez grande superficie (jusqu’à plusieurs centaines de mètres carrés). Les postes de travail sont soit alignés, soit disposés « en marguerite » (selon l’expression utilisée par les concepteurs de mobilier de centres d’appels), et généralement séparés par des demi-cloisons qui permettent aux salariés de communiquer entre eux, tout en atténuant le niveau sonore ambiant. Un poste de travail est composé d’un ordinateur, d’un téléphone équipé la plupart du temps d’un casque permettant au téléopérateur de téléphoner en gardant les mains libres pour manier le clavier et la souris. En général, un grand nombre de documents papier comprenant une multitude de renseignements (utilisation des logiciels, rappels des règlements…) sont posés sur les bureaux. S’il est important de constater qu’on se situe dans un environnement éminemment technologique, on a pu noter dans les centres d’appels, à la suite des travaux de Jean Gadrey (1994), une rationalisation industrielle extrême de la relation de service téléphonique, mêlant standardisation du service offert, objectifs quantitatifs de productivité, taylorisation de l’activité de travail, formalisation des procédures et des « scripts » téléphoniques, et omniprésence de la supervision (Buscatto, 2002).
Méthodologie
L’accès au terrain a eu lieu de la manière suivante : nous avons passé un partenariat avec l’association Brokers on line qui regroupe la quasi-totalité des entreprises qui proposent un service de courtage en ligne (23 au jour du début de l’enquête). Ce partenariat visait à « faciliter la mise en relation avec les différents acteurs du secteur » selon les termes de la convention signée. Après discussion avec la déléguée générale de l’association, l’ensemble des DRH ou directeurs généraux des entreprises du secteur ont été avertis de l’enquête. Nous en avons rencontré 10, de sociétés différentes. Nous avons ensuite réalisé des observations directes dans deux entreprises, et mené une série d’entretiens semi-directifs avec 21 salariés de la « relation client » (6 femmes et 15 hommes) ; 5 responsables de desk et 16 chargés de clientèle.
5Cette rationalisation extrême de la relation de service aboutit à une contradiction entre le caractère prétendument personnel de la relation de service et la nécessité de sa standardisation [pour réduire les coûts d’exploitation, ce qui peut être analysé comme une contradiction entre la valeur d’usage du service et sa valeur marchande (Delaunay, 2001)]. Mais si le centre d’appels « n’échappe pas aux rapports conflictuels du travail et du capital » (id.), il peut aussi être vu comme un espace de jeux de pouvoir, espace « dont les frontières sont de plus en plus évanescentes en raison de l’intervention croissante d’acteurs externes, en particulier les clients » (Pichault, 2000). Nous avons pu constater, pour notre part, que le centre d’appels est aussi un magnifique terrain d’observation d’identités en mouvement.
6Dans les différentes entreprises que nous avons eu l’occasion de visiter, tous les signes extérieurs d’un centre d’appels étaient présents : open space, brouhaha, ordinateurs, téléphones, casques, compteurs d’appels… À tel point que si nous avions illustré notre propos par une représentation iconographique, le lecteur aurait eu du mal à voir les différences entre les plateaux téléphoniques des courtiers en ligne et ceux d’autres secteurs. Pour être précis, un élément diffère dans la comparaison : alors que presque tous les postes de travail sont habituellement séparés par des demi-cloisons, les bureaux des salariés du courtage sont contigus, et sans séparation – ce qui favorise la communication entre les salariés.
Un environnement technologique
7Au niveau technique, les entreprises dans lesquelles nous sommes entrés [5] ne sont pas toutes équipées de la même technologie. Si elles utilisent toutes le logiciel de passation d’ordres « Patio », les outils de call centers à proprement parler diffèrent. Les plus grosses structures en termes de nombre de salariés aussi bien que de nombre de clients ont investi dans un ACD [6] de grande capacité, ainsi que dans des outils de CRM performants. Les entreprises les plus petites ont dû se contenter d’un standard téléphonique plus simple, et continuent de manipuler de nombreux fichiers Excel pour traiter les informations concernant les clients.
8Comme dans tous les centres d’appels téléphoniques, le travail est effectué en équipes, avec des horaires décalés de manière à assurer une ouverture de grande amplitude. Le service téléphonique ouvre généralement avant l’ouverture de la Bourse de Paris (8 h 30) et reste accessible le samedi. Les sites proposant l’accès au marché américain (NYSE, Nasdaq) donnent la possibilité à leur clientèle de téléphoner jusqu’à 22h30. Dans ce cadre, une polyvalence est demandée aux salariés puisque, à n’importe quel moment de la journée, toutes les questions doivent pouvoir trouver une réponse au sein de l’équipe. Ces équipes sont encadrées par un superviseur, plus expérimenté, qui a la responsabilité de cinq à huit personnes.
9Que ce soit sur le plan de la configuration de l’espace, du matériel utilisé, de la gestion des horaires de travail, ou des schémas hiérarchiques utilisés, l’organisation du travail est donc objectivement celle d’un centre d’appels. D’ailleurs, les dirigeants apparentent leur activité à celle des call centers, et ceux qui appartiennent à des entreprises de petite taille rêvent que leur activité s’oriente de plus en plus dans cette direction : « Si un jour on a réellement un call center digne de ce nom, avec cinquante à cent opérateurs, là, le responsable sera réellement un homme de métier de call center, avec si possible des connaissances boursières, mais son métier proprement dit est de gérer le call center… c’est le chef d’orchestre du call center, il n’a pas besoin de connaître toutes les ficelles du métier de la Bourse et de la finance, il est là uniquement pour gérer des matériaux, pour gérer des humains…» (un directeur).
10Si l’organisation est clairement celle d’un centre d’appels, les flux d’appels y sont moins importants. Dans les petites structures, le nombre d’appels reçus par salarié est de l’ordre de 20 par jour alors que, dans certains centres d’appels, ce nombre peut atteindre 40 par heure. Dans le domaine du courtage en ligne, l’activité consiste à renseigner les clients (les trolls [7]) sur les différents produits (actions, obligations, sicav, SRD [8]…) et pratiques boursières, à leur annoncer les OST [9], à leur permettre de passer des ordres par téléphone. Dans certains cas, les salariés s’occupent même de dépannage informatique, ou encore de gérer le risque des clients. Certains salariés peuvent aussi être chargés de contacter les abonnés pour leur proposer de participer à des introductions en Bourse [10].
11Si ces centres d’appels ressemblent à ce qu’on observe dans les call centers traditionnels, ils reproduisent assez fidèlement le « monde social » des marchés tel que J.-P. Hassoun (2002) le décrit. En effet, le langage employé chez les courtiers en ligne est celui traditionnellement utilisé à la Bourse. Pour commencer, on ne parle pas de « plateau » ou de « plate-forme », mais bien d’une « salle de marché ». La salle du marché est le lieu de travail des traders qui sont répartis en tables (desks) selon le type de produits qu’ils négocient (actions, obligations, dérivés). Au sein de la salle, on ne parle pas de poste de travail mais de « table », voire de « desk ». Les « superviseurs » sont ici des « responsables de desk », et la journée des opérateurs commence souvent par un « morning meeting », réunion où les analystes dressent un bilan de la séance de la veille, et font quelques recommandations pour la séance du jour. De la même façon, contacter un client pour lui proposer un titre consiste à « placer du papier » comme le font les vendeurs des véritables salles de marché (qui continuent à utiliser cette expression malgré la dématérialisation des titres). Dans ce cadre, spéculer à court terme en achetant et en vendant rapidement des titres s’énonce comme une activité de « spiel ». Tout est d’ailleurs fait pour encourager la confusion : le magazine qui s’adresse aux trolls ne s’appelle pas autrement que Trader, le magazine des traders on line. Dans une des entreprises concernées, lorsque le « service client » a fusionné avec la « table de négociation », le terme qui est resté est, bien entendu, celui de « table de négociation ».
12Le langage ne constitue pas la seule homologie avec les activités boursières classiques. Les desks que nous avons décrits plus haut sont assez semblables à ceux des salles de marché. Chaque salarié a en permanence un ou deux écrans informatiques sous les yeux, un ou deux téléphones [11] sur son bureau, et il n’est pas rare qu’un téléviseur diffuse en continu pour l’ensemble de la salle la chaîne Bloomberg [12]. Ajoutons que, sur chacun des écrans des salariés, on a pu compter jusqu’à une dizaine de fenêtres ouvertes en simultané. La proximité avec l’activité des traders se confirme aussi, puisque « l’essentiel des transactions se règle par l’intermédiaire du téléphone. Conséquence de cette situation, les traders et surtout les commerciaux passent la plus grande partie de leur journée au téléphone » (Godechot, 2001, p. 103) [13], ce qui est naturellement le cas dans les entreprises de courtage en ligne.
13Soulignons aussi le rôle des emplacements des sociétés et de la tenue vestimentaire adoptée. Alors qu’un des vecteurs de développement de l’activité des centres d’appels a consisté à les établir en province, ou à proximité de grandes agglomérations, pour limiter les coûts liés au prix élevé du mètre carré, l’annuaire des brokers en ligne indique un fort attachement à la tradition. Les quartiers d’affaires du centre parisien restent majoritaires dans l’implantation, et l’association qui regroupe ces entreprises s’est installée au palais Brongniart, qui n’abrite aucun marché à la criée depuis 1999. De la même façon, les plateaux téléphoniques laissent fleurir jeans, tennis, T-shirt et pull-over, contrairement aux salles de marché de notre enquête qui s’arpentent en chaussures de ville, costumes gris ou sombres, chemises et cravates. Seule concession faite au modèle de ce qu’on a pu appeler la nouvelle économie : le friday casual wear [14] est de rigueur. Le mimétisme est donc inscrit dans les tenues vestimentaires qui reprennent celles des traders.
14Terminons cette description par le rapport que les salariés entretiennent avec le stress. Dans l’enquête de la CFDT coordonnée par Martine Zuber (2002, p. 7), il apparaît que 48 % des salariés, quel que soit leur âge, ressentent des problèmes liés au stress, ou à l’anxiété de leur activité. Alors que rien dans notre grille d’entretien ne suggérait cet aspect du travail, nombreux sont les salariés (quel que soit leur âge ou niveau de responsabilité, qu’ils investissent eux-mêmes en Bourse ou non) à avoir d’eux-mêmes abordé ce sujet, mais dans des termes bien différents : « J’aime bien ce milieu, j’aime le stress que ça t’apporte quand t’as une position » (salarié, 27 ans) ; « J’aime bien disons la… la pression que ça peut apporter parfois, le… comportement des opérateurs selon les informations qui vont tomber sur le marché » (salarié, 28 ans) ; « C’est en mouvement… quoi, tout le temps, c’est, c’est très, comment dire… c’est… c’est actif quoi, y’a du stress derrière tout ça… moi j’aime bien, je me ressource dans le stress » (salarié, 48 ans) ; « Comment dirais-je ? Quand ça s’affole, vous avez un chiffre qui sort, vous avez… des clients qui vous appellent, le bon stress, quoi, le bon stress d’une salle de marché, en fait… » (responsable de desk, 40 ans).
15On comprend ici que ce « bon stress » est lié à l’activité boursière et au fait d’assister en direct aux différents mouvements qui affectent le marché, que ces mouvements aient des conséquences sur les portefeuilles privés de ces salariés, ou qu’ils y assistent en spectateur. Le stress ressenti dans l’exercice de cette activité est donc supporté, et même apprécié, parce qu’il est, selon ces salariés, constitutif du milieu boursier. Nombreuses sont d’ailleurs les références à la mythologie de la Bourse qui surgissent lors des entretiens, et l’on note parfois une pointe de nostalgie : « j’ai toujours voulu travailler dans le domaine de la Bourse, malheureusement maintenant on le fait plus à la criée, moi j’aimerais bien revenir à la criée… on avait la chemise… mouillée quand on sortait de la Bourse… Maintenant c’est un peu plus facile, je trouve…» (salarié, 24 ans).
16Si, objectivement, le travail des salariés des entreprises de courtage en ligne s’apparente, par son organisation (en termes d’équipe, de gestion du temps et de matériel utilisé), au travail en centres d’appels, les représentations que s’en font ces salariés tendent à le rapprocher des métiers de la Bourse. Cette tension est rendue possible par les ressemblances objectives (c’est-à-dire l’organisation de l’espace de travail, le rythme de travail, l’utilisation intensive du téléphone et de l’ordinateur) entre les deux pôles opposés qui façonnent le processus de constitution des identités professionnelles des salariés du courtage en ligne : d’une part, les centres d’appels des soutiers de l’industrie de service ; d’autre part, les salles de marché des golden boys de la finance.
Des niveaux de responsabilité moindres…
17Néanmoins, les deux professions doivent être distinguées. Dans la pratique, le trader d’une entreprise d’investissement (au sens de la loi du 2 juillet 1996) négocie directement sur les marchés pour faire fructifier les capitaux dont il a la responsabilité par mandat. Ses clients sont des entreprises, de riches particuliers ou des gérants de fonds collectifs [15]. Pour sa part, le salarié du courtier en ligne saisit et transmet les ordres des clients de son entreprise, avec peu de latitude. Ses clients sont toujours des particuliers qui investissent des sommes bien moins importantes. En somme, le trader prend des décisions quand le salarié des courtiers en ligne exécute celles des clients et n’a donc que la responsabilité d’une saisie à faire.
18Le rapport que les salariés entretiennent avec la notion de conseil peut s’analyser comme une relation contrôle-autonomie. Il y a opposition de deux stratégies collectives, qui « ne se définissent pas seulement par les intérêts particuliers ou les enjeux propres, ou la rationalité spécifique de chaque partie. Elles incluent généralement un enjeu commun » (Reynaud, 1997, p. 111-112). La règle officielle de l’AFEI [16] stipule que « l’obligation de conseil et de renseignement constitue aujourd’hui une facette importante du devoir d’information des intermédiaires financiers ». Le prestataire de services d’investissements a obligation d’informer ses clients sur les produits financiers, leurs risques et sur les règles de marché applicables. Les entreprises doivent, selon les termes de la loi, « s’enquérir de la situation financière de leurs clients, de leur expérience en matière d’investissement et de leurs objectifs en ce qui concerne les services demandés » et « leur communiquer, d’une manière appropriée, les informations utiles dans le cadre des négociations avec leurs clients », ces règles devant « être appliquées en tenant compte de la compétence professionnelle, en matière de services d’investissement, de la personne à laquelle le service d’investissement est rendu » (loi financière, art. 58). Le terme « conseil » doit être ici compris dans son acception la plus restrictive, c’est-à-dire donner des informations, et non pas conseiller à un client la moindre opération. Les salariés de la relation client ne sont donc pas habilités à faire de la gestion de portefeuille. Les dirigeants des entreprises nous ont souvent rappelé qu’« il y a une ligne rouge à ne pas franchir, c’est que ces chargés de clientèle ne sont pas là pour faire du conseil ». Plusieurs types de justification ont été avancés. Pour commencer, ils font référence à la loi (« Nous ne sommes pas habilités »). Le second type de justification consiste à expliquer que le site Internet met à disposition de sa clientèle des analyses produites par des sociétés spécialisées réputées. Le troisième et dernier mode de justification est clairement commercial. Les courtiers en ligne n’ont rien à y gagner puisque les conseils donnés le seraient à titre officieux et gratuit (la facturation au client de son appel n’ayant absolument rien à voir avec les tarifs en vigueur dans la gestion de portefeuille par un professionnel). En revanche, les courtiers en ligne risquent de perdre des clients si les conseils donnés s’avèrent mauvais.
19Lors des séquences d’observation, nous avons entendu des conversations au cours desquelles il nous semblait que les chargés de clientèle conseillaient aux trolls qu’ils avaient en ligne de faire tel ou tel type d’opération. Quand on les interrogeait sur ce point, la réponse était toujours proche de celle-ci : « Ici, on fait plus de l’aide à la décision, on ne fait pas du conseil pur […]. On va susciter la réaction chez le client, on va jamais lui dire : “Achetez France Télécom, aujourd’hui c’est bien !”… Ça, c’est une difficulté de notre métier, c’est la nuance… Par rapport à la législation, et par rapport à nos fonctions, on ne peut pas être complètement direct, on ne doit pas susciter non plus, c’est peut-être mal choisi, mais lorsqu’on a un client, on doit savoir lui dire : “Y’a des analyses qui sont positives sur Alcatel aujourd’hui, le titre est sur un support, donc on peut penser que l’environnement est favorable pour ce titre”… Alors le client, il va réagir, en disant : “Vous pensez que je peux en acheter ? Quel pourcentage dans mon portefeuille ?” À ce moment-là, on peut lui dire par rapport à ce qu’il a : “Mettez 5 % d’Alcatel dans votre portefeuille, ça peut être intéressant.” Ça peut être intéressant… on ne dit pas directement : “Mettez 5 % d’Alcatel dans votre portefeuille, c’est intéressant !” Ça peut être intéressant… » (salarié, 25 ans).
20Les salariés ont donc conscience d’enfreindre la règle (« par rapport à la législation ») en jouant sur les nuances dans le langage adopté avec les clients : l’utilisation du verbe pouvoir, par opposition à devoir ou aux formes impératives (achetez !) ; l’emploi du mode conditionnel ; les expressions comme « à mon avis », « d’après moi ». Il s’agit tout autant de couvrir l’entreprise, que de se couvrir soi-même vis-à-vis de sa hiérarchie. L’ensemble des appels étant enregistré, afin de contrôler ce qui a été dit, toute transgression ouverte des règles s’avérerait dangereuse pour l’entreprise par suite d’une plainte d’un client, et par conséquent pour le salarié [17]. Il y a deux modes de légitimation de ce type de comportement de la part des chargés de clientèle. Le premier s’appréhende dans le passage suivant : « Ouais, enfin, disons faut faire attention… Ce qui se passe c’est une forme de gestion… qu’on n’a pas trop le droit de faire, c’est-à-dire que logiquement on ne devrait pas regarder dans les portefeuilles, mais c’est vrai que, comme on fait de la gestion assistée, si le client, la quatrième fois dans la conversation il dit “Oui, mais vous n’avez pas mon compte, etc.”, on va regarder… on va attendre qu’il nous dise les valeurs sur lesquelles il a des positions… mais en règle générale, il les cite tous… bon, il se dit “Je paye 2,23 francs la minute… je vais y aller quand même…” et effectivement nous, on va donner notre sentiment sur toutes les valeurs… » (salarié, 28 ans).
21Il s’agit pour le salarié de rendre au client un service de qualité étant donné le prix payé pour ce service. Les dirigeants connaissent cette pratique et, dans la mesure où elle coïncide avec les intérêts de l’entreprise, ils la tolèrent. Les salariés transgressent les règles au sein de l’entreprise, en utilisant des procédures innovantes non prévues ou interdites, dans le dessein d’améliorer l’efficacité de leur travail. Ils sont en accord avec les valeurs (efficacité, rentabilité…) de l’entreprise, mais considèrent que les règles qu’elle édicte ne permettent pas forcément d’atteindre les objectifs fixés. Ces pratiques des salariés peuvent être interprétées comme des moyens d’accroître leur autonomie.
22Mais il s’agit aussi d’être reconnu par les clients auprès desquels ces salariés se posent en experts : leurs connaissances des produits et des techniques boursières les rendent légitimes à émettre une opinion.
23« C’est loin d’être évident d’avoir une opinion sur le marché, même si on s’y intéresse, je pense que ça, ça vient avec l’expérience, ça fait que deux ans que je suis dans le milieu, donc… c’est pas, c’est pas toujours évident… On a quelques personnes dans le service, qui maîtrisent bien ça, c’est-à-dire qu’elles ont une opinion… sur une valeur, sur un secteur donné, ça vient avec le temps… moi-même, enfin, ça commence à venir, je commence à percevoir des éléments qui me… qui me font avoir un avis, mais c’est pas facile… » (salarié, 25 ans).
24Reconnaissance aussi grâce au langage qu’ils utilisent. Il est nettement plus valorisant de dire que l’on fait du conseil boursier que de s’envisager uniquement comme quelqu’un dont le rôle consiste à communiquer des informations et en retour à saisir des ordres.
25Dans un cas, le chargé de clientèle est envisagé comme un spécialiste ; dans l’autre, comme un exécutant. La relation téléphonique étant parfois appréhendée comme une relation de pouvoir avec le client, ce savoir peut être revendiqué comme une arme : « Ça me permet, en termes d’expérience, d’avoir un petit ascendant sur le client, et qui me permet toujours de me positionner au-delà… comme ça, le client, il me dépasse pas… » (salarié, 28 ans).
26Ce qui se confirme dans la situation opposée : « Si on tombe sur un client qui est soit passionné, soit plus néophyte, si on n’a pas d’expérience, c’est lui qui prend le dessus dans la communication, et à ce moment-là, déjà, on n’est plus crédible… » (salarié, 27 ans).
27Ce jeu autour de la règle et de son interprétation s’inscrit donc dans une démarche de régulation conjointe : les dirigeants voient dans ces pratiques une amélioration de la qualité du service rendu ; les opérateurs gagnent des marges de liberté dans leur travail, et acquièrent ainsi une reconnaissance de leurs compétences dans l’échange avec les trolls. Ce qui se confirme quand un salarié nous affirme : « Y’a quelque chose d’intéressant… c’est la reconnaissance des clients, en même temps la reconnaissance, vu qu’on n’en a jamais, bon ça peut être un petit peu dur ce que je vais dire, mais je pense que maintenant de plus en plus dans les sociétés… françaises, je sais pas pour les autres, mais la notion de reconnaissance, elle est pas énorme, donc… la reconnaissance faut plus la chercher auprès des clients » (salarié, 28 ans).
28Le comportement des salariés qui s’occupent de la gestion du risque peut aussi se comprendre comme une quête de reconnaissance. La gestion du risque est l’une des activités importantes des prestataires de services d’investissement. Il s’agit de se prémunir contre un défaut de paiement de l’acheteur de titres ou, réciproquement, contre le défaut de livraison du titre par le vendeur. Pour les courtiers en ligne, il s’agit de vérifier que les clients utilisant le SRD [18] ne dépassent pas leur couverture [19]. Les responsables du risque ont pour rôle de vérifier que les clients respectent les règles de couverture (imposées par la loi). Dans le cas où les fluctuations des cours mettent le client en « dépassement de couverture », « le prestataire met en demeure par tous les moyens le client de compléter ou de reconstituer sa couverture dans le délai d’un jour d’ouverture de marché [20] » et, « à défaut de complément ou de reconstitution de la couverture dans le délais requis, le prestataire prend les mesures nécessaires pour que la position du client soit à nouveau couverte [21] ». Dans la pratique, les responsables du risque contactent les clients par tous les moyens dont ils disposent [22]. À partir du moment où il est contacté, le client dispose de 24 heures pour couvrir sa position. À l’issu de ce délai, les salariés en charge du risque rétablissent la couverture en réalisant autoritairement une ou des ventes.
29Ces salariés de la relation client nous ont été présentés, selon une expression employée dans une des entreprises, comme des « coupeurs de têtes », puisqu’« à la vingt-quatrième heure, ils mettent la hache en marche… manuellement… ». Notre interrogation ne vient pas tant du fait qu’ils « coupent » les trolls, mais plutôt de la manière qu’ils ont d’utiliser la « hache ». S’il n’y a pas de texte officiel évoquant la façon de faire, « l’idée est de réduire les positions dans l’intérêt du client, ce qui reste à discrétion de l’intermédiaire [23] ». On pourrait donc croire que les « coupeurs de têtes » ont la responsabilité de choisir quelles positions couper [24]. Et au passage prendre une décision selon l’état du marché, sa volatilité, les volumes échangés… Dans la pratique, alors qu’il serait plus rationnel dans l’intérêt des clients de couper les positions qui se dégradent le plus, la règle qui s’est imposée aux « coupeurs de têtes » consiste à couper la dernière position prise au SRD : « On vend le dernier titre acheté ; si c’est un client qui est débiteur, on vend le dernier titre acheté au comptant ; s’il est en dépassement de couverture, le dernier titre acheté au SRD, pour qu’il retrouve sa couverture, la couverture nécessaire…» (salariée, 30 ans).
30Ils sont donc à nouveau dans une position où ils n’ont pas de décision à prendre, dans le sens où ils n’ont pas à choisir eux-mêmes une attitude à adopter vis-à-vis du marché. Ils appliquent la procédure, ce qui leur permet de se protéger des remarques des clients : « Mais y’a des clients qui sont, qui sont vraiment… pas bornés, mais qui le prennent très mal et qui sont tout de suite très agressifs, donc on essaye de gérer la situation, etc., mais c’est vrai que c’est pas toujours facile parce qu’on leur explique qu’on a une procédure à appliquer, et qu’on est obligé de l’appliquer… » (salariée, 30 ans). Cette fois-ci, la recherche de reconnaissance n’a pas lieu dans l’échange avec les clients, mais plutôt dans la façon que les salariés ont de se présenter. Il s’agit pour eux de dire qu’ils sont « responsables du risque » ou qu’ils « s’occupent du risque », ce qui semble valorisant socialement, alors que, dans les faits, ils n’ont guère plus de responsabilité que les autres salariés de la relation clientèle.
31Les salariés de la relation client des entreprises de courtage en ligne ont, malgré un niveau de qualification important [25], des responsabilités assez peu élevées, au regard de celles des traders dans les salles de marché institutionnelles. Que ce soit en termes de capitaux à gérer pour le compte de l’entreprise, dans la gestion des risques de couverture, ou encore dans les conseils qu’ils donnent aux clients, ils n’ont pas de décision à prendre au sens d’un choix qui les engagerait. Toutefois, ils manifestent une recherche de reconnaissance, aussi bien dans l’emploi de termes valorisants (à propos du risque), que dans le contact téléphonique avec les clients de leur entreprise (à propos du conseil). Un des enjeux propres du groupe constitué par les salariés consiste donc en une quête de reconnaissance. L’enjeu commun aux salariés et aux dirigeants qui donne lieu à une régulation conjointe se matérialise alors dans une recherche d’amélioration de la qualité de service.
…mais des salariés qui adhèrent à la rhétorique de la qualité
32La qualité de service est présentée aujourd’hui comme un enjeu primordial pour les entreprises. Il faut, selon les chantres de ce système, que l’on puisse contacter un chargé de clientèle de n’importe où, n’importe quand, pour n’importe quelle raison [26]. Le client est vu comme quelqu’un d’exigeant ayant des besoins à la fois insatiables et urgents. Les dénonciations de ce type de discours ont été nombreuses. J.-P. Le Goff (1999, p. 13) suggère notamment que cette « culture du client-roi passe sous silence les conditions dans lesquelles s’effectue cette production, pour ne considérer que les intérêts des actionnaires et des consommateurs ». Sans remettre en cause les fondements de ces critiques, nous allons voir comment les salariés se sont approprié des valeurs qui s’articulent autour de la « relation client ».
33L’ouvrage écrit par le fondateur de Siebel Systems, leader mondial en application informatique utilisée notamment dans les centres d’appels, est un bon reflet de ces valeurs (Siebel, 2002). Ce type de littérature est un condensé de l’idéologie managériale, telle qu’elle structure le secteur des centres d’appels, et plus généralement ce qu’on a appelé le commerce électronique. Parmi les huit principes [27] essentiels énoncés par l’auteur, arrêtons-nous sur deux d’entre eux : « 100 % satisfaction client » et « favoriser une culture d’entreprise fondée sur la recherche de l’excellence et de l’innovation eBusiness ». Le postulat de départ est simple : nous vivons dans un monde de concurrence effrénée. Or l’avantage comparatif consistant à diminuer les coûts aboutit à une réduction des marges des entreprises. De la même façon, les innovations des unes se diffusent très vite chez les autres. Pour rester compétitif, dans ce monde ultraconcurrentiel, la seule solution consiste à fidéliser ses clients. Dans cette optique, l’entreprise n’a qu’une solution : devenir customer-centric [28], en un mot tout faire pour que le client reste [29]. Pour cela, la culture d’entreprise doit promouvoir chez ses salariés les comportements qui vont dans le sens d’une plus grande satisfaction des clients : « Il s’agit d’un processus continu au cours duquel [l’entreprise] développe et utilise ses collaborateurs, ses processus et sa technologie pour maximiser la satisfaction du client » (Siebel, 2002, p. 219). Ce genre de discours fait consensus auprès des dirigeants des entreprises du secteur : « la concurrence est accrue quand même, il faut qu’on soit meilleur que les autres […]. Il faut qu’on soit dans les cinq meilleurs… À mon sens, ceux qui resteront seront ceux qui auront un excellent service qualité… je pense qu’un jour ou l’autre tous les brokers on line vont s’aligner sur les tarifs, parce que la guerre des tarifs, c’est bien, mais ça n’a qu’un temps à mon sens, donc on arrivera à peu près à ce que font les institutions bancaires, à ce jour, où tout le monde, plus ou moins à x % aura les mêmes courtages, ce qui fera la différence, c’est la qualité… » (directeur).
34D’autant plus que l’heure est aux fusions dans le secteur, et la presse spécialisée se fait l’écho d’une telle « philosophie ». Rappelons que ce discours sur la qualité du service joue sur des images qui projettent le salarié dans la position du client. Au cours d’une rencontre sur les centres d’appels [30], le fondateur d’une importante société du secteur expliquait : « Personne n’aime attendre une réponse pendant une demi-heure, personne non plus ne souhaite écouter une musique d’attente plus de trois minutes, et tout le monde veut une réponse précise, donnée par une personne aussi compétente qu’agréable à entendre. » Autrement dit, le discours sur la qualité rappelle aux salariés qu’ils sont eux aussi clients et que, quand ils souhaitent avoir un service, ils préfèrent que ce service soit de bonne qualité. Ainsi, cette rhétorique semble s’appuyer sur le bon sens du consommateur. Dans les entretiens, on trouve au moins trois modes d’affirmation de l’adhésion à cette rhétorique.
35Le premier mode d’affirmation consiste à justifier les activités qu’ils trouvent inintéressantes par cette exigence de qualité. Les activités administratives qui sont souvent décrites comme ennuyeuses, par de nombreuses professions et notamment les commerciaux, sont ici aussi citées : « Les activités ennuyeuses, c’est le côté administratif… On doit passer par le côté administratif… On doit y passer, ça doit prendre du temps, mais si ça doit améliorer la qualité du service… C’est vrai que taper des courriers, c’est pas… ce qu’il y a de plus passionnant… » (salarié, 28 ans). Mais il est encore plus pertinent de souligner que l’une des activités qui paraissent les plus rébarbatives aux salariés de la relation client consiste à compléter la base de données du logiciel de CRM (Customer Relationship Management). C’est pourtant pour les entreprises un axe stratégique de développement. L’idée est que, pour satisfaire le client « à 100 %», il faut connaître ses besoins, son mode de vie… Pour cela, il s’agit donc de réunir le maximum de renseignements à son sujet, pour bien le servir aujourd’hui, et pour savoir quoi lui proposer demain [31]. Ainsi cette salariée qui nous explique : « Tout ce qu’on fait avec un client, il faut le reporter dans une base de données, pour effectivement mieux connaître le client, ce qui est normal, mais c’est un peu rébarbatif ; chaque fois qu’on a un client en ligne, il faut le reporter automatiquement dans cette base de données… D’un côté, c’est normal parce qu’on connaît pas forcément le client vu qu’on l’a uniquement en ligne et, si on le reporte pas, personne peut le savoir par la suite, donc pour un suivi…» (salariée, 29 ans).
36Les entretiens ont été réalisés sur le lieu et le temps de travail des salariés. Même si nous avons à chaque fois bénéficié de lieux isolés des autres salariés, ou des supérieurs hiérarchiques, le fait d’être dans le cadre de l’entreprise place les enquêtés en position d’adhésion. D’une part, parce qu’ils sont probablement plus pénétrés des valeurs de leur entreprise quand ils s’y trouvent ; d’autre part, parce que, quelques minutes avant l’entretien, ils étaient au téléphone avec des clients devant lesquels ils représentent ladite entreprise. J.-C. Kaufmann (1996, p. 62) évoque « le rôle du bon élève » pour souligner que les enquêtés « se sentent profondément évalués sur la qualité de leurs réponses ». Dans cette optique, on pourrait dire que les enquêtés montreraient une valorisation de la qualité de service, « récitant ainsi leur leçon » à l’enquêteur suspecté d’être en mission commandée par la direction. Or, des critiques à l’égard des différentes entreprises ont été formulées, mais jamais concernant la « nécessaire » qualité du service à fournir aux clients.
37Autre signe d’adhésion des salariés à la rhétorique de la qualité, alors que la solidarité des salles de marché traditionnelles est « sans cesse menacée d’éclatement, du fait de l’indépendance, de la concurrence désocialisante et du taux de turn-over » (Godechot, 2001, p. 172), la solidarité des salles de marché de notre enquête semble installée. Elle est orientée vers la qualité de service. Les conditions de travail étant celles que nous avons décrites plus haut, les salariés ont en permanence la possibilité d’entendre ce qui se dit autour d’eux. Nous avons pu, au cours de nos différentes phases d’observation, constater à plusieurs reprises la situation suivante :
- un salarié A n’arrive pas à répondre au client qu’il a en ligne, car il ne connaît pas la réponse adéquate ;
- un salarié B se rend compte de l’hésitation de son collègue ;
- s’il possède la réponse, il la communique directement à A ; dans le cas où il ignore cette réponse, il se met en quête de la réponse auprès d’un autre salarié.
- dans les deux cas, la réponse arrive avant même que le salarié A ait posé la question à B.
38D’ailleurs, être disponible pour répondre à ses collègues en cas de besoin est vu comme une qualité essentielle pour effectuer ce travail. Il est clair aussi que ceux qui sont les plus sollicités acquièrent une légitimité fondée sur la connaissance, et en tirent une véritable fierté professionnelle. Ainsi, ce salarié de 48 ans, qui a commencé comme comptable chez un agent de change [32] en 1971 : « J’essaye de créer un peu cette harmonie, et je pense que ça marche très bien ; ils savent aussi que je suis disponible, quand ils ont un problème ils viennent me voir… Des fois, il m’arrive d’avoir quatre questions en même temps… et faut que je trie celle qui est la plus importante… Tout ça, ça met, je dirais l’ambiance… Pareil, quand le site est en panne, redonner du peps, en disant : “Les enfants, on y va, attention… accrochez vos stylos, va y avoir…” Tout ça c’est une ambiance… » (salarié, 48 ans).
39Cette solidarité est rendue possible grâce à l’inexistence, dans la plupart des cas, de primes commerciales mettant en concurrence les salariés entre eux. Ce qui les oppose aux traders qui cherchent à améliorer leurs résultats pour conquérir des parts de l’enveloppe attribuée aux bonus. L’existence de ce type de solidarité dans le courtage en ligne nous est confirmée par symétrie, dans l’unique entreprise de notre enquête qui affecte des primes sur objectifs chiffrés, primes qui donnent lieu à des conflits entre les salariés, dans la réalisation de la vente.
40L’adhésion aux valeurs de l’entreprise par les salariés de la relation client du courtage en ligne se manifeste notamment dans l’importance qu’ils accordent à la qualité de la prestation qu’ils fournissent aux trolls. Ainsi, ils acceptent de bonne grâce des tâches qu’ils trouvent ennuyeuses et répétitives, au nom de cette rhétorique. Et si, à la suite de F. Mispelblom, on considère la qualité comme une « fiction politique, une version moderne du bonheur offert par les produits et les services qui en forment le support matériel » (1995, p. 7), on peut alors dire que les salariés du courtage en ligne sont acquis à cette fiction. L’attitude qui consiste à faire appel au bon sens du consommateur pour que les salariés s’impliquent dans la qualité semble donc entretenir une forme de domination. Une fois incorporée par les salariés, la rhétorique de la qualité de service dispense (au moins en partie) les entreprises d’avoir un encadrement strict. Il n’est quasiment plus nécessaire de contrôler que les salariés sont à la fois rapides, polis et efficaces avec les clients qu’ils ont au téléphone. Ils le font d’eux-mêmes, la contrainte étant largement intériorisée.
Ça peut créer des tensions…
« Lorsque vous avez un client en ligne, vous le relancez, vous dites : “Bonjour monsieur, je vous appelle parce qu’il y a une opportunité pour tel ou tel placement… Argumentation trois points, voilà, voilà, voilà, vous êtes intéressé ? – Oui, oui, oui, bien sûr…” Voilà, “Oui mais faut que je réfléchisse un peu. – Très bien, donc je vous laisse le temps de réfléchir… je vous rappelle disons dans… une semaine. – Oui, une semaine ça va très bien”… Vous laissez une note… Une semaine après sur votre écran, lorsque vous ouvrez votre logiciel, hop, la note arrive… “Ah, je dois le rappeler aujourd’hui”, et vous vous rendez compte qu’il y a quelqu’un qui l’a appelé avant vous, tout en voyant votre note, qui a fait une contre-argumentation, et… qui a pris votre… votre achat, votre chiffre qui compte pour la prime annuelle, donc inévitablement, c’est vrai comme moi, j’attache pas trop d’importance, c’est vrai, bon, moi c’est plus, bon… c’est vrai qu’il y en a qui attachent vraiment de l’importance, moi je vais voir la personne, je dis : “J’ai argumenté, t’as fait ça, est-ce que tu le savais ou pas ?” Après bon, elle me dit oui, elle me dit non. “Ah non j’avais pas vu”, ah d’accord, donc c’est vrai que ça peut créer des tensions… Bon, surtout quand c’est la même personne qui fait ça un petit peu à tout le monde… donc après attention faut faire attention à cette personne-là, ça crée des petites tensions, mais bon, moi j’essaye de faire mon chiffre…»
Identité de lisière
41Le travail des salariés de la relation clientèle des entreprises de courtage en ligne est objectivement organisé comme dans n’importe quel autre centre d’appels. La technologie employée, la structuration hiérarchique et la gestion des horaires sont bien celles que l’on retrouve dans les call centers. Les dirigeants des brokers on line considèrent qu’ils utilisent des centres d’appels, ce qui s’explique par les choix techniques qu’ils ont eu à faire lors de la création de leur entreprise. D’ailleurs objectivement, mis à part l’intensité du travail qui est plus faible, l’organisation du travail est bien celle d’un centre d’appels. Cette faible intensité s’explique aussi par le climat boursier (faibles volumes d’échanges) dans lequel s’est déroulée notre enquête, les services de relation clientèle du secteur recevant naturellement plus d’appels dans les périodes fastes. Les dirigeants expriment d’ailleurs le rêve d’une intensification accrue du travail le jour où l’activité reprendra, ce qui se manifesterait notamment par l’enseignement de techniques d’appels : « Gérer une communication, c’est un métier, il y a des écoles maintenant, il y en a une à Amiens […]. C’est une école, ça s’apprend, gérer un appel, un client qui vous appelle, courroucé, vous avez une minute pour le retourner, puis vous avez trente secondes pour lui vendre un nouveau produit et quinze secondes pour qu’il vous envoie un chèque de 150000 euros… L’appel ne doit pas dépasser deux minutes trente…» (directeur).
42À l’inverse, les salariés n’utilisent que très peu d’expressions issues des centres d’appels, et ne parlent quasiment jamais de cette activité. Seuls deux enquêtés l’évoquent et, dans les deux cas, pour s’en distinguer : « C’est pas un call center, même si ça peut être appelé comme ça, tout simplement parce que effectivement y’a des appels, mais, en dehors des appels, on est polyvalents, on sait faire des OST… on connaît les OST… c’est pas approximatif… on gère le risque de la clientèle, on gère également les réclamations… on est quand même assez polyvalents…» (responsable de desk, 23 ans) ; « Chargé de clientèle, c’est un peu mis à toutes les sauces, aussi bien Cégetel, SFR, etc. » (salarié, 27 ans).
43De la même manière que dans la banque (Sarfati, 2001), les salariés du courtage en ligne opèrent une distinction entre ce qu’ils font et une activité qui leur paraît socialement peu valorisée [33]. Ainsi, le travail de saisie d’informations dans l’outil CRM caractéristique de l’activité dans un centre d’appels est rejeté. Les activités répétitives, le dépannage informatique ou le traitement d’appels en grand nombre sont dévalorisés : « Le plus rébarbatif, c’est de faire un boulot quantitatif, de prendre un maximum de clients, sur des choses pas intéressantes… » (salarié, 28 ans).
44Les interlocuteurs des trolls ne se définissent pas comme des salariés de centres d’appels. Et l’ambiguïté du terme « opérateur », qui surgit dans certains entretiens, ne doit pas être interprétée comme un diminutif de celui qui est utilisé dans les call centers (le terme « téléopérateur »). Il doit être compris comme une référence à un métier traditionnel, celui d’opérateur de Bourse. Les téléopérateurs sont donc, dans la terminologie mertonienne, un groupe de référence négatif, duquel il convient de se distinguer.
45Cette logique de distinction passe par la reconstruction d’un « monde social » de marché (par la médiation du langage, des tenues vestimentaires adoptées et des emplacements des entreprises) et contribue à créer une identité de lisière, au sens où ils appartiennent, sans lui appartenir totalement, au monde de la finance. Ils ont d’ailleurs conscience de n’être qu’à la frontière de ce monde, puisqu’ils recherchent une reconnaissance liée aux activités nobles que sont le conseil et la gestion du risque. Le niveau de responsabilité bien plus faible (pas de valeur à gérer, pas de véritable conseil à dispenser) est le principal élément qui les distingue du trading comme métier (hormis les niveaux de rémunérations incomparables). Les salariés issus de DESS ou d’écoles de commerce envisagent assez souvent d’obtenir à terme un emploi dans une salle de marché institutionnelle. Leur forte adhésion aux valeurs du groupe auquel ils désirent appartenir est une manifestation de ce que R. K. Merton appelle une socialisation anticipatrice (1957, p. 233). La période chez le broker on line est dans ce cas envisagée comme un moyen d’approfondir les connaissances théoriques accumulées par une expérience pratique et quotidienne des marchés. Rappelons qu’en salle de marché ne sont directement embauchés que les jeunes diplômés de Polytechnique ou des Mines, voire des écoles de commerce de premier rang. Parmi les enquêtés ayant un niveau scolaire compris entre bac + 2 et bac + 5, six ont un diplôme de troisième cycle spécialisé dans la finance. Ces diplômes ont été obtenus soit en province, soit dans des écoles dites de second rang [34]. Ceux qui envisagent une carrière institutionnelle décrivent un projet semblable : d’abord la Bourse en ligne, pour apprendre, puis un poste d’assistant-négociateur, voire de négociateur, et enfin, quelques années après, un poste de trader. On pourrait donc parler dans ce cas de complexe du diplômé d’école de second rang, contraint de passer du temps sur la frontière avant d’entrer réellement dans le « monde » de la finance de marché.
46Un deuxième type se dégage, les salariés faiblement diplômés. Une partie de ces salariés (les plus âgés) a mené une carrière dans la Bourse ; les entretiens prennent alors la forme d’histoire orale du Palais Brongniart. Ayant débuté à la criée, ils ont changé de métier ou d’entreprise, presque une dizaine de fois dans les trente années qui viennent de s’écouler, au rythme de l’évolution de la Bourse. Ils parlent avec bonheur de l’époque « où on allait négocier entre midi et quatorze heures trente », des grands livres de comptes, des petites fiches, des « cartes qu’on graphitait », de l’arrivée de l’informatique et du passage de l’examen de « cacman »… S’ils gagnent particulièrement bien leur vie au regard de leur niveau d’étude et de leur âge [35], ils sont aujourd’hui en situation de transmission de leur savoir, et ressentent à la fois passion des marchés et fierté d’« appartenir à ça ». Si bien que l’un d’eux nous confiait : « Ce métier me plaît tellement depuis des années que je suis comme Dalida, je mourrai sur scène [36] ! » Ayant travaillé sur les parquets, ils incarnent la reconstruction de ce « monde social » de marché au sein des centres d’appels.
47Parmi les salariés faiblement diplômés, mais beaucoup plus jeunes, on retrouve la même passion et la même fierté d’« appartenir à ça ». Ambitieux, ils se sont beaucoup investis pour obtenir cet emploi. Ils cumulent les expériences pour « se monter un CV orienté Bourse », n’hésitant pas à abandonner un emploi dans lequel ils n’apprenaient plus rien. Ils ont la « hargne » et s’investissent considérablement dans leur activité, mais sont toujours prêts à changer d’employeur. Ils gèrent leur carrière comme un portefeuille d’actions, continuent d’envoyer des CV, car « on ne sait jamais ce qu’il peut se passer avec l’économie, un retournement, faut être sécurisé… au moins on a des contacts… » (salarié, 24 ans). Notons aussi que le secteur de la Bourse permet encore à ces salariés de faire ce qui est dorénavant impossible dans le secteur bancaire : obtenir un CDI, et la possibilité d’une carrière, sans pour autant avoir un bac + 2 validé. Ces « entrepreneurs d’eux-mêmes [37] » ayant accompli leur rêve souhaitent poursuivre cette ascension [38], mais ne formulent pas (ne peuvent pas formuler ?) leurs projets de carrière dans la même logique que les diplômés de troisième cycle dont le projet de carrière consiste à passer du courtage en ligne à la forme consacrée du métier de négociateur : le trader. Une dernière catégorie se dégage. Pour celle-ci, pas véritablement typée en termes de diplôme (entre bac et bac + 4), l’expérience est vue comme formatrice, une étape dans une carrière dans la finance ou, « si le marché est trop mauvais », dans un autre secteur. Ils fondent tous l’espoir d’un redémarrage de l’activité boursière, espèrent qu’avec lui leur carrière s’accélérera. En particulier, les responsables de desk, qui aujourd’hui dirigent des équipes assez réduites (entre cinq et huit personnes), prévoient une augmentation du nombre de responsabilités qu’on leur confiera quand l’activité repartira. Ils aspirent à une carrière au sein du groupe auquel est rattachée leur entreprise en tant que gestionnaire de patrimoine, puis gestionnaire d’actifs. Postes dans lesquels ils auraient des niveaux de responsabilité accrus. Ils s’impliquent fortement dans le développement de leur activité et sont en permanence en quête d’innovations, pour satisfaire leur intérêt pour la Bourse, autant que dans l’espoir d’une promotion interne : « Des fois, le week-end, je vais m’amuser à mettre en place, je sais pas… un système de trading… réfléchir sur la possibilité d’apporter quelque chose de plus à la société… comme je disais tout à l’heure, le conseil par exemple… » (salarié, 28 ans).
48Mais les mêmes salariés disent tous qu’ils n’hésiteront pas à quitter leur entreprise dans deux cas différents : le jour où elle ne leur permettra plus de continuer à apprendre des choses et dans le cas où le secteur de la Bourse en ligne verrait son activité ralentir davantage. Ce qui est recherché dans un emploi est un épanouissement, un développement personnel, une « réalisation de soi ». Dans cette optique, ils considèrent le travail chez un courtier en ligne comme un bon moyen de développer leurs compétences et, le cas échéant, de pouvoir « se vendre » sur le marché de l’emploi. Ils s’investissent intensément dans l’espoir que « les marchés repartent » et récompensent leurs efforts, tout autant qu’ils envisagent de changer de secteur si la situation de crise perdurait. Être à la lisière permet d’envisager d’entrer dans le « monde de la finance », ou de migrer vers d’autres milieux professionnels. Le marché est donc vu comme le grand décideur de leur avenir professionnel, ce qu’ils perçoivent positivement. Alors que l’on est plutôt habitué à entendre dénoncer l’« emprise des marchés » sur le salariat et ses conditions de travail, dans le domaine de la Bourse en ligne, cet état de fait est accepté. La socialisation au monde marchand passe donc non seulement par l’appropriation de normes, de valeurs et de codes mais aussi par l’intériorisation des lois du marché, même si ces dernières sont de nature à mettre à mal les carrières de ces salariés.
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- Kaufmann J.-C., 1996, L’Entretien compréhensif, Paris, Nathan, coll. « 128 ».
- Le goff J.-P., 1999, La Barbarie douce : la modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Paris, La Découverte.
- Lepinay V.-A. et Rousseau F., 2000, « Les trolls sont-ils incompétents ? Enquête sur les financiers amateurs », Paris, Politix, 13.
- Merton R. K., 1957, Éléments de théorie et de méthode sociologique, Paris, Armand Colin, coll. « U » (1997).
- Mispelblom F., 1995, Au-delà de la qualité, Paris, Syros.
- Pichault F., 2000, « Call centers, hiérarchie virtuelle et gestion des ressources humaines », Paris, Revue française de gestion, septembre-octobre.
- Reynaud J.-D., 1989, Les Règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin, coll. « U » (1997).
- Sarfati F., 2001, L’Identité professionnelle des commerciaux d’une plate-forme téléphonique bancaire mutualiste, mémoire de DEA, Paris, CNAM, sous la direction de Marnix Dressen.
- Siebel T. M., 2002, Bien gérer son eBusiness, Paris, Maxima.
- Zuber M. (sous la dir. de), 2002, Centres d’appels : il y a une personne au bout du fil, enquête CFDT, Paris.
Notes
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[1]
Les parquets considérés ici sont les parquets de négociation à la Bourse. Nous verrons en quoi les salariés de courtage en ligne construisent une identité frontalière avec la Bourse traditionnelle.
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[2]
Nous nous distinguerons des travaux de Lepinay et Rousseau (2000), qui s’intéressent au phénomène de la Bourse en ligne à travers l’étude des comportements, des compétences et des conceptions financières des clients des courtiers en ligne.
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[3]
Une vingtaine de sites permettent aux particuliers de gérer directement un portefeuille (actions, obligations, OPCVM, FCP, FCPI, instruments financiers à terme…).
-
[4]
Institut des métiers de France Télécom, Centres d’appels et nouveaux modes de travail, 2001, cité par Delaunay (2001).
-
[5]
Dans la suite de ce document, nous conserverons l’anonymat aussi bien des personnes physiques que des personnes morales qui ont bien voulu nous accorder du temps et de l’attention, comme nous nous y sommes engagés. Nous tenons à les remercier pour leur précieuse aide dans la réalisation de cette enquête.
-
[6]
Voir encadré p. 89.
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[7]
Les trolls pratiquent le trading on line (TR-O-L). L’expression est de Lepinay et Rousseau (2000).
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[8]
Le SRD (service de règlement différé) permet de bénéficier de délais de règlement ou de livraison des titres jusqu’au dernier jour de Bourse du mois. Il concerne une liste de valeurs issues des Premier, Second et Nouveau Marché qui soit font partie de l’indice SBF 120, soit ont une capitalisation boursière supérieure à un milliard d’euros (selon le lexique du site linebourse. fr). Voir infra p. 86.
-
[9]
Les OST (opérations sur titre) sont des opérations financières comme les augmentations ou réductions de capital, les attributions, les souscriptions ou les échanges d’actions, les variations de nominal (id.).
-
[10]
Durant les périodes d’observation, nous avons assisté à ce type d’opération concernant l’introduction en Bourse des Autoroutes du sud de la France.
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[11]
Le deuxième téléphone est alors dédié à une ligne s’adressant à une clientèle particulière, la clientèle dite VIP, qui peut être soit, comme son nom l’indique, une clientèle de gens célèbres, soit une clientèle qui a des avoirs importants, ou qui passe un grand nombre d’ordres par mois.
-
[12]
Bloomberg est une chaîne de télévision disponible sur le câble ou le satellite qui diffuse en permanence des informations boursières, des courbes, ainsi que des analyses.
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[13]
Cette observation concerne les marchés de gré à gré.
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[14]
Pratique qui consiste à porter une tenue vestimentaire dite décontractée le vendredi, veille de week-end. Dans les faits, le friday casual wear, qui a notamment été importé par les cabinets de conseil d’origine américaine, consiste souvent à porter une tenue que l’on qualifiera de sportswear chic, tout aussi homogénéisante que le costume, de notre point de vue.
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[15]
Si le trader négocie pour compte propre, c’est qu’il est chargé par sa propre entreprise de faire fructifier des capitaux pour le profit de celle-ci.
-
[16]
Association française des entreprises d’investissement ; organisation professionnelle, qui représente les entreprises qui exercent les métiers de services d’investissement de marché, ou métiers d’investment banking, sur la place financière française. Le rapport cité date d’octobre 2000 et s’intitule AFEI : La fourniture de services et de produits financiers à l’épreuve d’Internet. Quel environnement juridique pour les prestataires de services d’investissement ?
-
[17]
Généralement, ces litiges avec les clients interviennent au sujet du montant des ordres, du sens de passage de l’ordre (achat ou vente), ou encore du mode de règlement (au comptant ou différé). Soulignons au passage que ces enregistrements ne peuvent pas être écoutés sans que le salarié en soit averti, sans la présence du déontologue de l’entreprise, et uniquement en cas de litige avec un client. Ce ne sont donc pas des écoutes au sens de celles que l’on observe dans les autres centres d’appels.
-
[18]
Depuis septembre 2000, toutes les valeurs cotées à Paris sont négociées au comptant. Le transfert de propriété a lieu au jour de la négociation J et le règlement/livraison en J + 3. Quand l’investisseur souhaite différer le règlement/livraison de sa transaction à la fin du mois, il passe, pour les valeurs qui y sont éligibles, un ordre avec service de règlement différé (ordre avec SRD). Si l’investisseur individuel passe un ordre d’achat de titres avec SRD à son intermédiaire (le courtier en ligne dans notre cas) en J, celui-ci transmet l’ordre d’achat au négociateur qui achète les titres au comptant. À J + 3, le négociateur paie le vendeur et les titres lui sont livrés simultanément. L’investisseur individuel ne paie et n’est livré que le dernier jour de Bourse du mois, ce qui implique que le négociateur « porte » donc la position de l’investisseur individuel de J (date du transfert de propriété) au dernier jour de Bourse du mois. Ce service donne lieu à une commission (la tarification est libre). Si l’investisseur individuel passe un ordre de vente de titres avec SRD à son intermédiaire (le courtier en ligne dans notre cas) en J, l’intermédiaire transmet l’ordre de vente au négociateur qui vend les titres sur le marché au comptant. À J + 3, le négociateur doit trouver les titres pour les livrer à l’acheteur. Il est simultanément payé par ce dernier et l’investisseur individuel ne livre les titres et n’est payé que le dernier jour de Bourse du mois. Le négociateur « porte » donc la position de l’investisseur individuel de J (date du transfert de propriété) au dernier jour de Bourse du mois, moyennant une commission.
-
[19]
Dépôt de garantie nécessaire à la réalisation d’opérations sur le marché des valeurs SRD. Pour pouvoir intervenir sur des valeurs en demandant le SRD, il faut disposer d’une couverture constituée d’un minimum de 20 % du montant de son engagement en liquidités ou en OPCVM monétaires, ou de 25 % en obligations ou OPCVM obligataires, ou de 40 % en actions ou en OPCVM actions (d’après la définition du lexique de linebourse. fr).
-
[20]
Selon l’article 8, de la décision n° 2000-04 relative à la couverture des ordres avec service de règlement et de livraison différés du Bulletin officiel du Conseil des marchés financiers, paru le 13 septembre 2000.
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[21]
Id.
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[22]
Appels téléphoniques au domicile, sur le lieu de travail, ou sur le téléphone mobile ; envoi de fax, d’e-mails, de télémessages, ou de télégrammes ; inscription de message sur la page web du client dès qu’il se connecte à Internet.
-
[23]
Selon un responsable du service risque d’une entreprise du secteur.
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[24]
Notre interrogation n’a un sens que dans le cas où le client a plusieurs positions au SRD. Dans le cas où le client dépasse son niveau de couverture avec une seule position, la « coupe » se fait obligatoirement sur celle-ci.
-
[25]
Rappelons que, parmi les enquêtés, 11 personnes sur un total de 21 ont un niveau scolaire supérieur au bac + 2.
-
[26]
À titre d’exemple, rappelons que EDF-GDF a mis en place un call center d’information aux usagers ouvert 24 h/24.
-
[27]
Connaître le client ; interagir avec le client via des canaux multiples ; personnaliser tous les contacts client ; optimiser la valeur de chaque client ; 100 % satisfaction client ; mettre en place et entretenir une architecture eBusiness orientée client ; exploiter au mieux et étendre l’écosystème de l’eBusiness ; favoriser une culture d’entreprise fondée sur la recherche de l’excellence et de l’innovation eBusiness.
-
[28]
On traduira par « orientée client ».
-
[29]
Pas tous les clients d’ailleurs, ceux que l’entreprise a ciblés, ceux qui rapportent plus qu’ils ne coûtent.
-
[30]
Cette rencontre était organisée par l’École du management de Paris le 19 novembre 2001 et s’intitulait « Les centres d’appels téléphoniques : mines d’or ou mines de sel ? ».
-
[31]
Si la technologie permet que « Big Brother ne [soit] pas qu’un mythe… » dans la gestion du personnel des centres d’appels (Zuber, 2002), soulignons que cette même technologie favorise l’émergence de nombreux Big Brothers grâce aux bases de données, constituées par les salariés, à des fins commerciales. Big Brother côté salarié devient alors Big Brother pour le consommateur.
-
[32]
Les agents de change étaient des commerçants, au statut d’officiers ministériels, qui détenaient le monopole de la négociation des valeurs mobilières. Leurs entreprises étaient réunies au sein de la Compagnie des agents de change, dont le rôle était d’organiser le fonctionnement de la Bourse de Paris. La loi du 22 janvier 1988 a fait disparaître le statut d’agent de change et la Compagnie a été remplacée par la Société des Bourses financières (aujourd’hui Euronext Paris).
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[33]
Activité qui a été dénoncée comme du taylorisme dans le tertiaire. Cf. G. Balbastre, « Les nouveaux esclaves de la téléopération », Le Monde diplomatique, mai 2000, ou D. Linhart, « Travail en miettes, citoyens déboussolés », Le Monde diplomatique, juin 2002.
-
[34]
Aucun de ces diplômés de troisième cycle n’est issu d’HEC, de l’ESSEC, ou de l’ESCP-EAP, ni de Dauphine, ou du DESS « banque finance » de Paris-I (qui est celui qui reçoit chaque année le plus de candidatures de DESS de France).
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[35]
Plus de 270 000 F bruts par an, avec un diplôme de niveau 5.
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[36]
Un salarié de 48 ans.
-
[37]
Selon le modèle ultralibéral d’« entreprise de soi » ; cf. Bob Aubrey, Le Travail après la crise. Ce que chacun doit savoir pour gagner sa vie au XXIe siècle, Paris, InterÉditions, 1994.
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[38]
« J’ai accompli mon rêve… une partie de mes rêves… je suis rentré par la petite porte, et maintenant, je n’ai plus envie d’en ressortir… j’ai envie de franchir la porte moyenne… » (salarié, 24 ans).