Notes
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[1]
Ceci est l’état provisoire d’un travail en cours : je cherche ici seulement à mettre l’accent sur une fonction très particulière de la traduction, en prenant en compte la différence entre le capital linguistique et le capital proprement littéraire, et la spécificité des transferts de celui-ci.
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[2]
Voir James Holmes, José Lambert, Raymond Van den Broeck (sous la dir. de), Literature and Translation, New Perspectives in Literary Studies, Louvain, Belgique, Acco, 1978 ; Henri Meschonnic, Pour la poétique, t. II, Poétique de la traduction, Paris, Gallimard, 1973 ; Poétique du traduire, Lagrasse-Verdier, 1999 ; Jean-René Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, Paris, Payot, 1979.
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[3]
Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, t. III, Le Temps du monde, Paris, Armand Colin, 1979, p. 9.
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[4]
Voir notamment, Abram de Swaan, « The Emergent World Language System », International Political Science Review, vol.14, n° 3, juillet 1993. Voir aussi, du même auteur, Words of the World : The Global Language System, Cambridge, Polity Press, 2001.
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[5]
Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Le Seuil, 1999.
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[6]
Abram de Swaan, op. cit.
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[7]
Voir Valérie Ganne et Marc Minon, « Géographie de la traduction », Traduire l’Europe, F. Barret-Ducrocq (sous la dir. de), Paris, Payot, 1992, p. 55-95. Ils distinguent l’« intraduction », l’importation de textes littéraires étrangers dans la langue nationale, de l’« extraduction », l’exportation de textes littéraires nationaux.
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[8]
Il s’agit en fait d’un continuum qui permet d’observer, dans leur continuité, toute la série des possibles et des positions.
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[9]
En France, le nombre de traducteurs de l’anglais d’une part et du coréen ou du catalan d’autre part, par exemple, est un indice assez précis du volume de capital littéraire de ces langues.
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[10]
Ou dont l’écriture est en cours de standardisation.
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[11]
Qui commencent eux aussi, grâce à l’action des écrivains, à conquérir un statut littéraire et une écriture codifiée.
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[12]
Voir Antoine Berman, L’Épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1984, p. 29.
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[13]
Il faut comprendre dans la même logique les traductions africaines de Shakespeare, notamment celles qui ont été proposées en swahili par Julius Nyerere, ex-président de la république de Tanzanie (Julius Caesar [1963] et Le Marchand de Venise [1969]). Voir Pius Ngandu Nkashama, Littératures et écritures en langues africaines, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 339-350.
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[14]
Friedrich Schleiermacher, Über die verschiedenen Methoden des Übersetzens – Des différentes méthodes du traduire, Paris, Le Seuil, 1999, p. 91 (trad. par A. Berman). Je souligne.
-
[15]
Wilhelm von Humboldt, Sur la traduction. Partie centrale de l’Introduction à l’Agamemnon d’Eschyle, Paris, Le Seuil, 2000 (trad. par D. Thouard).
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[16]
Johann Heinrich Voss est l’auteur de traductions d’Homère en allemand (L’Odyssée en 1781 et L’Iliade en 1793), qui sont devenues de véritables « classiques » de la langue allemande.
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[17]
Wilhelm von Humboldt, Sur la traduction…, op. cit., p. 37-39.
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[18]
Cité par F. Strich, Goethe und die Weltliteratur, Berne, Francke Verlag, 1946, p. 47.
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[19]
Friedrich Schleiermacher, Des différentes méthodes du traduire, op. cit., p. 91.
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[20]
Ibid.
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[21]
A. W. Schlegel, Geschichte der klassischen Literatur, Stuttgart, Kohlhammer, 1964, p. 17.
-
[22]
Johann Wolfgang von Goethe, « Übersetzungen », Noten und Abhandlungen zu besserem Verständnis des West-östlichen Divans, Goethe Werke, Hamburger Ausgabe, t.2, p. 255-256.
-
[23]
Wilhelm von Humboldt, Sur la traduction…, op. cit., p. 39.
-
[24]
Cité par Antoine Berman, L’Épreuve de l’étranger, op. cit., p. 26. Je souligne.
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[25]
Walter Benjamin, Werke, I, 1, Francfort, Suhrkamp, 1974, p. 76. Je souligne.
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[26]
Dans le champ allemand de la fin du xviiie siècle, A. W. Schlegel maîtrise parfaitement les principales langues européennes modernes, le grec, le latin, le français médiéval, le vieil-allemand, les langues d’oc ainsi que le sanskrit. Il a traduit Shakespeare, Dante, Pétrarque, Boccace, Calderón, l’Arioste ainsi que de nombreux poètes italiens, espagnols et portugais moins reconnus.
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[27]
Voir Hidehiro Tachibana, « Les Chants de Maldoror et le modernisme japonais – autour de Daigaku Horiguchi », Lautréamont au Japon ou Les Chants de Maldoror et la culture d’après-guerre, Cahiers Lautréamont, livraison LII et LIII (1er semestre 2000), p. 18-42, AAPPFID. La traduction d’Ouvert la nuit, de Paul Morand, par Daigaku Horiguchi est publiée en 1924. Puis son grand recueil de poésie française, Figures au clair de lune, qui contenait trois cent quarante poèmes de soixante-six poètes, paraît en 1925. On y relève, entre autres, les noms de Valéry, Mallarmé, Verlaine, Gourmont, Régnier, Laforgue, Apollinaire, Claudel, Fort, Moréas, Louÿs, Max Jacob, Cocteau, Reverdy, Soupault, Picabia, Éluard, etc.
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[28]
Dezsö Kostolanyi est d’ailleurs l’auteur d’une très ironique nouvelle intitulée Le Traducteur cleptomane, Paris, Viviane Hamy, 1994.
-
[29]
Xiandai xiaoshuo jiqiao chutan, Canton, Huacheng chubanshe, 1981.
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[30]
Certaines avaient cependant été traduites et avaient circulé clandestinement puisque l’écrivain Beidao qualifiait la traduction littéraire en Chine, longtemps marginalisée, de « révolution silencieuse ». Voir Beidao, « La traduction, une révolution silencieuse », Littératures d’Extrême-Orient au xxe siècle, Paris, Picquier, 1993, p. 125-131.
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[31]
Voir Noël Dutrait, « L’irrésistible poids du réel dans la fiction chinoise contemporaine », Littérature chinoise – Le passé et l’écriture contemporaine, Annie Curien et Jin Siyan (sous la dir. de), Maison des
sciences de l’homme, Paris, 2001, p. 35-44. Voir aussi Annie Curien, « Regards d’écrivains chinois contemporains sur la littérature française du xxe siècle », France-Asie – Un siècle d’échanges littéraires, Muriel Détrie (sous la dir. de), You Feng, Paris, 2001, p. 275-284. -
[32]
Voir Pierre Bourdieu « […] dans l’espace du champ artistique comme dans l’espace social, les distances entre les styles ou les styles de vie ne se mesurent jamais mieux qu’en termes de temps », Les Règles de l’art, Paris, Le Seuil, 1992, p. 226.
-
[33]
Henrik Stangerup, Le Séducteur, Paris, Mazarine, 1987 (trad. par E. Eydoux).
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[34]
Antonio Candido, Littérature et sous-développement. L’endroit et l’envers, Paris, Anne-Marie Métailié-Unesco, 1995, p. 236.
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[35]
Max Daireaux, Littérature hispano-américaine, Paris, Kra, coll. « Panorama des littératures contemporaines », 1930, p. 32.
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[36]
Ibid.
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[37]
Witold Gombrowicz, Journal Paris-Berlin – 1963-1964, t. III bis, Paris, Christian Bourgois, 1968, p. 55-56 (trad. par A. Kosko).
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[38]
Salman Rushdie, Patries imaginaires – Essais et critiques, Paris, Christian Bourgois, 1993, p. 28 (trad. par A. Chatelin).
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[39]
Voir Roman Jakobson, La Poésie moderne russe, esquisse 1, Prague, 1921, p. 11 : « L’objet de la science littéraire n’est pas la littérature, mais la “littérarité” (literaturnost), c’est-à-dire ce qui fait d’une œuvre donnée une œuvre littéraire. » Voir B. Eikhenbaum, « La théorie de la “méthode formelle” », Théorie de la littérature – Textes des formalistes russes réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov, Paris, Le Seuil, 1965.
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[40]
Et par là de renforcer le pôle autonome du champ mondial.
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[41]
Sadegh Hedayat, La Chouette aveugle, Paris, José Corti, 1953 (trad. par R. Lescot).
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[42]
Voir par exemple Maarten Steenmeijer, De Spaanse en Spaans-Amerikaanse Literatuur in Nederland, 1946-1985, Muiderberg, Coutinho, 1989 qui montre (notamment note 16, p. 91) que la traduction française des auteurs latino-américains en français a joué un rôle prédominant pour leur reconnaissance en Allemagne, en Italie, aux États-Unis et aux Pays-Bas (référence aimablement fournie par J. Heilbron).
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[43]
Amos Tutuola, L’Ivrogne dans la brousse, Paris, Gallimard, 1953 (trad. par R. Queneau).
-
[44]
Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan, Paris, Le Club français du livre-Le Chemin de la vie, 1959. Le livre avait rencontré un certain succès aux États-Unis, succès de malentendu puisqu’il s’était vendu non pas à titre littéraire, mais comme « histoire d’un alcoolique », en même temps qu’un autre roman, The Lost Week-End, véritable confession d’un alcoolique, celui-là. C’est donc la traduction française qui le désigne comme un grand texte littéraire.
-
[45]
De ce qu’il faut se représenter comme un continuum de stratégies très raffinées, je n’extrais ici que quelques positions et quelques solutions parmi les plus représentatives.
-
[46]
Vladimir Nabokov, lettre à Hutchinson & Co., 22 mai 1935, cité par Brian Boyd, Vladimir Nabokov, t.1, Les Années russes, Paris, Gallimard, 1992, p. 427 (trad. par P. Delamare).
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[47]
Paris, Adrienne Monnier, 1929.
-
[48]
L’autotraduction n’a évidemment pas le même sens lorsqu’elle est pratiquée par un écrivain dominé, scripteur dans une langue dominée parmi les dominantes, et par un écrivain issu d’un empire colonial : le type de domination qu’il suppose n’est pas le même, mais la stratégie reste la même.
-
[49]
Zulu Poems, Londres, 1970 ; The Ancestors and the Sacred Mountains, Londres, 1982.
-
[50]
Inferno a été publié au Mercure de France en 1898.
-
[51]
Milan Kundera, « La parole de Kundera », Le Monde, 24 septembre 1993, p. 44.
-
[52]
Alain Ricard, Littératures d’Afrique noire. Des langues aux livres, Paris, CNRS-Kartala, 1995, notamment p. 151-172.
-
[53]
Les Cahiers de barbarie, 1935.
-
[54]
À l’inverse dans le cas de la traduction d’un livre commercial – d’un best-seller international par exemple –, on voit que la position du traducteur, le champ d’origine de l’auteur, la relation entre les deux langues et le lieu de publication de la traduction suffisent à déterminer la position du texte au pôle hétéronome du champ littéraire.
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[55]
Joseph Conrad, Typhon, Paris, NRF, 1918.
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[56]
Rabindranath Tagore, L’Offrande lyrique, Paris, NRF, 1914.
-
[57]
Voir « Ulysse : note sur l’histoire du texte », James Joyce, Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, p. 1030-1033.
-
[58]
Il fait ici allusion à l’édition d’Ulysse en langue anglaise, qui sort alors à Paris chez Sylvia Beach.
-
[59]
Valery Larbaud, Ce vice impuni, la lecture. Domaine anglais, Paris, Gallimard, 1936, p. 233-234.
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[60]
Paris, Julliard, coll. « Les Lettres nouvelles », 1958.
-
[61]
Paris, Gallimard, 1947.
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[62]
Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Paris, PUF, 1969.
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[63]
Marguerite Yourcenar, Mishima ou la vision du vide, Paris, Gallimard, 1981.
-
[64]
La NRF, juillet 1939, repris in Situations, t. I, Paris, Gallimard, 1947, p. 65-75.
« [Le traducteur] opère avec les éléments des deux langues comme s’il s’agissait de signes mathématiques qui, par addition et soustraction, pouvaient être ramenés à une valeur égale. »
1La traduction – et il ne sera question ici que des problèmes spécifiques posés par la traduction littéraire [2] – est ordinairement définie comme le déplacement d’un texte d’une langue à une autre dans le cadre d’un « échange linguistique égal ». Opération supposée neutre et symétrique, elle est donc conçue d’emblée comme un transfert linéaire et « horizontal ». De même que le comparatisme littéraire, sous sa forme la plus traditionnelle, présuppose des champs nationaux clos sur eux-mêmes, synchrones, égaux et sans autre relation réelle que les interactions visibles que constituerait l’échange de textes sous la forme de traductions, de même la traduction littéraire, (pré) conçue comme une « simple » opération de translation (comme le dit justement l’anglais), présuppose l’existence de langues nationales égales et juxtaposées. Cette représentation « monadique » des langues nationales – qui peut être déduite pour une part de l’incorporation des divisions nationales – induit une vision strictement véhiculaire de la traduction : elle serait simplement le moyen de faire passer les textes d’un champ littéraire national à un autre. C’est pourquoi les études de traduction s’attachent le plus souvent à la seule relation de transfert d’un texte d’une langue dans une autre : on étudie les distorsions que la traduction fait subir au texte original ou bien on analyse le décalage entre le « texte source » et la « culture cible ». Dans tous les cas, on cherche à analyser deux réalités plus ou moins superposables, deux textes ou deux contextes sans relation réelle l’un avec l’autre.
2Or si, quittant le point de vue national, on inverse la vision ordinaire en replaçant la pratique de la traduction dans l’univers des échanges littéraires internationaux, c’est-à-dire dans le champ littéraire mondial, on peut formuler l’hypothèse que la traduction ainsi définie est un objet préconstruit, une sorte de notion-écran qui empêche de repérer et de comprendre les enjeux réels de la circulation internationale des textes littéraires. Au lieu de l’envisager dans les seules limites linguistiques et nationales et comme transformation singulière d’un texte singulier, on se propose ici de l’analyser à partir de l’« observatoire » [3] international, pour reprendre le mot de Fernand Braudel. Le point de vue transnational, en rétablissant des relations, des hiérarchies et des rapports de force entre les champs nationaux, permet en effet d’inverser le présupposé nationalo-linguistique et la représentation du monde littéraire selon laquelle on aurait affaire à une juxtaposition d’univers autosuffisants, fermés et irréductibles les uns aux autres, et de langues égales, séparées et autarciques. Les inégalités et les hiérarchies, tant littéraires que linguistiques, qui ordonnent le champ littéraire mondial font apparaître une autre économie des échanges linguistiques : loin d’être l’échange horizontal ou le transfert pacifié souvent décrit, la traduction ne peut être comprise, au contraire, que comme un « échange inégal » se produisant dans un univers fortement hiérarchisé. Du même coup, elle peut être décrite comme l’une des formes spécifiques du rapport de domination qui s’exerce dans le champ littéraire international ; et aussi, de ce fait, comme un enjeu essentiel des luttes pour la légitimité qui se livrent dans cet univers, c’est-à-dire comme l’une des voies principales de consécration des auteurs et des textes. Ce point de vue pourrait aussi permettre de dépasser la conception de la traduction comme relation singulière entre un texte et sa transcription, en réinscrivant chaque traduction dans le réseau mondial des relations de domination littéraire dont elle est l’une des formes.
Structure du champ littéraire mondial
3Le dessin, même très rapidement esquissé, de la structure du champ littéraire international est un préalable indispensable à une analyse de ce type : lui seul permet de comprendre la double hiérarchie nationale et linguistique dans laquelle s’inscrivent toutes les opérations de traduction.
4À partir de la révolution nationale herderienne, le champ littéraire mondial, formé de la (quasi-)totalité des champs littéraires nationaux, se structure de façon durable, à la fois selon le volume et l’ancienneté du capital littéraire et selon le degré corrélatif d’autonomie relative de chaque champ littéraire national. L’espace littéraire international est donc ordonné selon l’opposition entre, d’un côté, au pôle autonome, les champs littéraires les plus dotés en capital et, de l’autre, les champs nationaux démunis ou en formation et qui sont dépendants à l’égard des instances politiques – nationales le plus souvent. On peut repérer une homologie de structure entre chaque champ national et le champ littéraire international : les champs nationaux se structurent aussi selon l’opposition entre un pôle autonome et cosmopolite, et un pôle hétéronome, national et politique. Cette opposition s’incarne notamment dans la rivalité entre les écrivains « nationaux » et les écrivains « internationaux ». La position de chaque espace national dans la structure mondiale dépend de sa proximité à l’un des deux pôles, c’est-à-dire de son volume de capital. On peut donc se représenter l’univers littéraire mondial comme un ensemble formé des champs littéraires nationaux, eux-mêmes bipolarisés et situés différentiellement (et hiérarchiquement) dans la structure mondiale selon le poids relatif qu’y détiennent le pôle international et le pôle national (et nationaliste).
5La distribution inégale du capital littéraire dans l’univers littéraire se double d’une distribution inégale de capital linguistico-littéraire. La science politique a démontré l’inégalité politique et sociale des langues : Abram de Swaan [4], notamment, a décrit un capital linguistico-politique attaché aux langues, capital inégalement distribué, qui explique qu’elles soient plus ou moins utilisées sur tel ou tel marché (scolaire, professionnel, familial, national, international, etc.). On peut, selon lui, comprendre les hiérarchies linguistiques en proposant le dessin de ce qu’il appelle des « figurations florales ».
6Pour ma part, j’ai essayé de montrer qu’est attaché à chaque langue, non seulement ce capital proprement linguistique, mais aussi un capital littéraire, ou linguistico-littéraire, relativement indépendant du précédent [5]. Il s’agit du prestige, de la croyance proprement littéraire attachée à une langue, de la valeur qui lui est accordée littérairement et qui tiennent à son ancienneté, au prestige de sa poésie, au raffinement des formes littéraires élaborées dans cette langue, aux traditions, aux « effets » littéraires liés notamment aux traductions et à leur nombre, etc. C’est ce qu’on évoque lorsqu’on parle par exemple de « la langue de Shakespeare », de « la langue de Racine » ou de « la langue de Cervantès ».
7Pour mesurer le volume propre de ce capital, je propose de transposer à l’univers littéraire les critères utilisés par la sociologie politique, à condition de remplacer les termes opposés « centre/périphérie » – qui n’ont d’autre implication que spatiale ou simplement hiérarchique – par l’opposition « dominant/dominé », qui suppose une structure de domination et des rapports de force. Ainsi, on n’opposera pas des langues centrales à des langues périphériques, mais des langues dominantes à des langues dominées ce qui, loin d’être un simple changement sémantique, transforme la perspective même de l’analyse et le type d’instruments théoriques mis en œuvre.
8Abram de Swaan voit ce qu’il appelle le « système linguistique mondial émergent » comme un ensemble structuré par le multilinguisme : c’est au nombre de locuteurs multilingues qui parlent une langue qu’on pourrait mesurer la centralité de cette langue dans le système. Autrement dit, même dans l’univers politico-économique, le nombre de locuteurs d’une langue ne suffit pas à établir son caractère central. Dans un système décrit comme « figuration florale », c’est-à-dire une structure où les langues dominées sont reliées au centre par les polyglottes, plus les multilingues qui pratiquent une langue sont nombreux, plus elle domine l’univers [6]. De la même façon, dans le champ littéraire international, si l’on adopte cette même configuration, on pourra mesurer le volume de capital linguistico-littéraire d’une langue, non pas au nombre d’écrivains ou de lecteurs dans cette langue, mais au nombre de polyglottes littéraires qui la pratiquent et au nombre de traducteurs littéraires – tant à l’importation qu’à l’exportation [7] – qui font circuler les textes depuis ou vers cette langue littéraire.
9La distribution inégale de ce capital ordonne le champ linguistico-littéraire selon une opposition [8] entre les langues littéraires dominées d’une part – langues récemment « nationalisées » (c’est-à-dire devenues langues nationales relativement tardivement), dotées de peu de capital littéraire, de peu de reconnaissance internationale, d’un petit nombre de traducteurs [9] (nationaux et internationaux), ou mal connues et restées longtemps invisibles dans les grands centres littéraires (comme le chinois et le japonais) – et d’autre part les langues dominantes, qui, du fait de leur prestige spécifique, de leur ancienneté, du nombre de textes déclarés universels écrits dans ces langues, sont dotées d’un volume important de capital littéraire.
10Les langues dominées ne forment pas un ensemble homogène. Elles peuvent être réparties en quatre groupes distincts : d’abord les langues orales ou dont l’écriture a été récemment fixée. Par définition dépourvues de capital littéraire puisque sans écriture [10], elles sont inconnues dans l’espace international et ne peuvent bénéficier d’aucune traduction. Il s’agit notamment de certaines langues africaines (yorouba, gikuyu, amharique, etc.) ou de certains créoles [11]. Viennent ensuite les langues de création ou de « recréation » récente, devenues, au moment d’une indépendance, langue nationale (le catalan, le coréen, le gaélique, l’hébreu, le néonorvégien…). Elles ont peu de locuteurs, peu de productions à offrir, sont pratiquées par peu de polyglottes et n’ont pas (ou peu) de traditions d’échanges avec d’autres pays. Elles doivent acquérir peu à peu une existence internationale en favorisant les traductions. Les langues de culture ou de tradition ancienne liées à de « petits » pays, comme le néerlandais ou le danois, le grec ou le persan, forment le troisième ensemble de langues dominées. Elles ont une histoire et un crédit relativement importants, mais peu de locuteurs, sont peu pratiquées par les polyglottes et sont peu reconnues en dehors des frontières nationales, c’est-à-dire peu valorisées sur le marché littéraire mondial. Les langues de grande diffusion, enfin, comme l’arabe, le chinois ou l’hindi, bien qu’elles soient dotées de grandes traditions littéraires et d’un très grand nombre de locuteurs, sont pourtant peu connues et reconnues sur le marché littéraire international et sont par conséquent, elles aussi, littérairement dominées.
11Cette inégalité structurelle, qui impose de définir la traduction comme rapport de force, empêche en outre de lui assigner un sens unique ; sa signification dépend en effet de la position respective des trois instances qui la fondent : la langue d’abord – ou mieux, les deux langues, celle de départ et celle d’arrivée –, l’auteur ensuite, le traducteur enfin. Pour se donner une chance de comprendre les enjeux véritables (et le plus souvent déniés) de la traduction d’un texte, il est donc nécessaire de décrire au préalable la position qu’occupent et la langue de départ et la langue d’arrivée dans l’univers des langues littéraires ; de situer ensuite l’auteur traduit dans le champ littéraire mondial, et ce deux fois : une fois selon la place qu’il occupe dans son champ littéraire national et une fois selon la place que cet espace occupe dans le champ littéraire international ; d’analyser enfin la position du traducteur et des divers agents consacrants qui participent au processus de consécration de l’œuvre. Selon la position respective des trois niveaux et leur « distance » objective dans l’espace littéraire, on pourra montrer que l’enjeu de la traduction diffère et que sous cet unique vocable se dissimule en réalité une série d’« opérations-fonctions » tout à fait distinctes les unes des autres : elle peut être notamment « traduction-accumulation » – lorsque, par une stratégie collective, les espaces littéraires nationaux dominés cherchent à importer du capital littéraire ; ou bien « traduction-consécration » – lorsque les consacrants dominants importent un texte venu d’un espace littéraire dominé.
La position des langues et des auteurs
12Pour décrire les diverses positions possibles des langues dans l’espace linguistico-littéraire, on peut distinguer : la traduction d’un texte écrit dans une langue dominante vers une langue dominée ; la même opération dans le sens inverse – d’une langue dominée vers une langue dominante ; puis d’une langue dominante vers une langue dominante ; et enfin d’une langue dominée vers une langue dominée (cas très rare). Ce sont les deux premiers cas qui nous intéresseront ici : du fait de l’incommensurabilité de leurs enjeux et donc de leur signification sur le marché littéraire mondial, ils ne peuvent pas être confondus et doivent être analysés dans des termes tout à fait distincts.
La traduction comme accumulation de capital
13Les écrivains issus de champs littéraires nationaux dominés doivent, s’ils veulent entrer dans la concurrence littéraire mondiale, travailler à importer du capital, à gagner de l’ancienneté et de la noblesse en « nationalisant » (c’est-à-dire ici, très précisément, en traduisant dans la langue nationale) les grands textes universels, soit ceux qui sont reconnus comme capital universel dans l’univers littéraire. C’est pourquoi les traductions de textes écrits dans une langue littéraire dominante vers une langue littéraire dominée peuvent être analysées dans les termes d’un « détournement de capital ».
14On peut décrire de ce point de vue, par exemple, le « programme de traduction » [12] des romantiques allemands, programme consacré notamment à l’Antiquité grecque et romaine qu’il s’agissait, du fait de la formation nationale tardive de l’Allemagne par rapport aux autres nations européennes et au moment où l’allemand était une langue très dominée littérairement en Europe, d’importer sur le territoire de langue allemande. Dès la fin du xviiie et pendant toute la première moitié du xixe siècle, en effet, à côté de « l’invention » d’une littérature nationale et populaire, les Allemands mettent en place une stratégie collective d’annexion et d’appropriation des ressources littéraires et philosophiques de l’Antiquité. Cette « nationalisation » d’un patrimoine étranger et noble entre tous permet aux Allemands, en quelque sorte, de rattraper du temps, de regagner, par l’accumulation initiale de ce capital que la traduction rend possible, l’ancienneté manquante [13].
15C’est aussi une tentative pour rivaliser avec les nations littéraires les plus dotées – la France en particulier –, seules détentrices jusque-là des plus grands classiques nationaux reconnus internationalement. Cette ambition est affichée quasi explicitement comme l’une des grandes tâches collectives d’intérêt général. Friedrich Schleiermacher, l’un des grands traducteurs de Platon en allemand (à partir de 1799), écrit en 1813, faisant ainsi l’aveu du caractère collectif et national de cette entreprise : « Une nécessité interne, dans laquelle s’exprime clairement une tâche authentique de notre peuple, nous a poussé à la traduction en masse ; nous ne pouvons reculer, nous devons aller de l’avant », évoquant un peu plus loin « la véritable finalité historique de la traduction à grande échelle, telle qu’elle est maintenant familière chez nous » [14].
16On assiste en même temps à une tentative de transformation de la langue elle-même ou plus précisément à une « littérarisation linguistique », à travers l’importation de capital littéraire au sein même de la langue. Cette sorte de « grécisation » de l’allemand, c’est-à-dire cette opération d’ennoblissement littéraire, peut aussi être décrite comme une stratégie d’accroissement du volume de capital.
Dans son Introduction à l’Agamemnon d’Eschyle (1816) [15], Humboldt explicite cette conception annexionniste de la traduction : « […] combien la langue allemande n’a-t-elle pas gagné depuis qu’elle imite la prosodie grecque, et combien de choses ne se sont-elles pas développées dans la nation, non seulement dans sa partie savante, mais dans sa masse, jusqu’aux femmes et aux enfants, du fait que les Grecs, sous une forme authentique et non dénaturée, sont véritablement devenus une lecture nationale. On ne peut dire quel service Klopstock a rendu à la nation allemande en réalisant la première adaptation réussie de la prosodie antique, et plus encore Voss [16] dont on peut affirmer qu’il a introduit l’Antiquité classique dans la langue allemande » [17]. Cette importation, dans la langue et la littérature, de ce qui est tenu pour le modèle même de la culture, va permettre à l’allemand de prétendre rivaliser avec les plus grandes langues littéraires. Goethe énonce ainsi comme un fait ce qui n’est encore qu’une self-fulfilling prophecy : « Les Allemands contribuent depuis longtemps à une médiation et à une reconnaissance mutuelle. Celui qui comprend la langue allemande se trouve sur le marché où toutes les nations présentent leurs marchandises » [18]. Schleiermacher ajoute : « […] notre peuple, à cause de sa considération pour l’étranger et de sa nature médiatrice, paraît être destiné à réunir dans sa langue, avec les siens propres, tous les trésors de la science et de l’art étrangers, comme dans un grand ensemble historique au centre et au cœur de l’Europe, afin qu’avec l’aide de notre langue chacun puisse jouir de la beauté produite par les époques les plus diverses, avec toute la pureté et la perfection possibles à l’étranger » [19].
18L’apport de capital littéraire est complété par le travail des linguistes et des philologues qui mettent leurs instruments au service de la lutte contre la domination du français. La grammaire comparée des langues indo-européennes permet en effet de hausser les langues germaniques au même rang d’ancienneté et de noblesse que le latin et le grec, en mettant les langues germaniques en bonne place dans la famille indo-européenne et en décrétant la supériorité des langues indo-européennes sur les autres. Du même coup, la linguistique fait accéder la langue allemande à une extraordinaire ancienneté, donc à une nouvelle « littérarité » qui l’élève – dans le système de la légitimité définie par l’ancienneté linguistico-littéraire – au niveau du latin.
19On comprend mieux, dans cette logique, l’apparition des théories, centrales dans la pensée romantique, de la traduction : comme pour compléter un travail collectif d’apport de capital littéraire à la nation allemande, il fallait aussi déclarer périmées les traductions en français de ces mêmes textes latins et grecs, et, pour cela, théoriser ce que devait être la « véritable » traduction. La théorie allemande de la traduction, et la pratique qui en découle, sont fondées en réalité sur une opposition terme à terme avec la tradition française en ce domaine. En France, à la même époque, on traduit en effet sans le moindre souci de fidélité : la position dominante de la littérature et de la langue françaises incite les traducteurs à annexer les textes en les adaptant à leur propre esthétique ou à leurs catégories de pensée. « Qui prétendra affirmer qu’on ait jamais traduit en français quoi que ce soit des langues antiques et des langues germaniques ? » [20] lance Schleiermacher. « C’est comme s’ils [les Français] désiraient, ajoute Schlegel, que chaque étranger, chez eux, dût se conduire et s’habiller d’après leurs mœurs, ce qui entraîne qu’ils ne connaissent à proprement parler jamais d’étrangers » [21]. « Pour les sentiments, les pensées et même les objets, le français procède comme pour les mots étrangers qu’il adapte à son parler : pour chaque fruit étranger, il exige un succédané qui ait poussé sur son propre sol » [22].
20En Allemagne, pour s’opposer à cette tradition, on théorisera donc le principe de la « fidélité » : « Si la traduction devait permettre à la langue et à l’esprit de la nation de s’approprier ce qu’elle ne possède pas […] la première exigence est alors une pure et simple fidélité » [23], affirme Humboldt. Contre la « francisation » des textes, autrement dit leur réduction à des catégories esthétiques qui se prétendent universelles, les Allemands prônent la « fidélité », c’est-à-dire la vérité objective, la référence fiable à l’original. En d’autres termes, ils garantissent la conformité du texte d’arrivée au texte de départ, contribuant ainsi à faire de l’allemand la seule langue de référence, c’est-à-dire, après le français du xviiie siècle, le nouveau « latin des modernes ». La langue allemande est donc, au moment où son immense programme de traduction est en œuvre, prétendante au titre de nouvelle langue universelle.
Un cas de traduction-consécration : l’Ulysse de Joyce (La Maison des Amis du livre, 1929), repris aux Éditions Gallimard en 1948.
Un cas de traduction-consécration : l’Ulysse de Joyce (La Maison des Amis du livre, 1929), repris aux Éditions Gallimard en 1948.
21Et c’est ainsi que se développe, parmi les intellectuels allemands, l’idée d’une accumulation réelle et objective de capital littéraire et de capital linguistico-littéraire. Goethe écrit ainsi : « Tout à fait indépendamment de nos propres productions, nous avons déjà atteint, grâce à la pleine appropriation de ce qui nous est étranger, un degré de culture très élevé » [24]. Walter Benjamin lui-même, dans Der Begriff der Kunstkritik in der deutschen Romantik, écrit a posteriori, comme s’il s’agissait d’une évidence : « L’œuvre romantique durable des romantiques consiste à avoir annexé à la littérature allemande des formes artistiques romanes. Leur effort était dirigé en pleine conscience, vers l’appropriation, le développement et la purification de ces formes » [25].
22À cette opération de simple accumulation de capital dans les périodes de fondation nationale et politique, il faut ajouter une opération d’« accélération temporelle » dans de nombreux espaces dominés qui, plus anciennement constitués, sont, de ce fait, bipolarisés. Dans ces champs, souvent européens (c’est-à-dire dominés parmi les dominants), les traductions sont les instruments de lutte privilégiés des écrivains les plus autonomes, et elles permettent l’importation des normes centrales qui décrètent et certifient la modernité. Les traducteurs sont eux-mêmes, le plus souvent, écrivains et polyglottes [26] et peuvent donc être situés, selon la grande dichotomie qui structure les champs nationaux, parmi les écrivains internationaux : voulant rompre avec les normes de leur espace littéraire, ils cherchent à y introduire les œuvres de la modernité définie dans les centres. Ainsi, le poète Daigaku Horiguchi a importé : Verlaine, Apollinaire, Jammes, Cocteau et Morand dans le Japon des années 1920, contribuant par là à bouleverser en profondeur toutes les normes esthétiques de l’espace littéraire japonais alors en émergence [27] ; l’écrivain hongrois Dezsö Kostolanyi [28] (1885-1936) a traduit Shakespeare, Byron, Wilde, Baudelaire et Verlaine ; Borges a proposé une version espagnole de Crane, Cummings, Faulkner, Warren ; Vladimir Nabokov a traduit Lewis Carroll en russe ; Danilo Kisv, écrivain yougoslave d’origine juive, né en 1935 à la frontière yougo-hongroise et qui est considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands écrivains de ce pays, a traduit en serbo-croate les poètes hongrois Petöfi, Ady, Radnotti, Atilla József, russes Mandelstam, Essenine, Marina Tsvetaïeva ainsi que les Français Corneille, Baudelaire, Lautréamont, Verlaine, Prévert, Queneau, etc.
23Ces médiateurs jouent, en quelque sorte, un rôle inverse de celui des internationaux des grandes capitales : ils n’introduisent pas la périphérie au centre pour la consacrer, ils importent la modernité décrétée au méridien de Greenwich littéraire, et ils la font connaître dans leur champ national. C’est pourquoi ils jouent un rôle essentiel dans le processus d’unification du champ littéraire mondial : on pourrait ainsi imaginer une carte du monde littéraire qui serait dessinée à partir des dates de traduction des grands textes hérétiques, c’est-à-dire les textes fondateurs de la modernité. Cette géographie littéraire permettrait du même coup de mesurer la distance esthétique objective des différents espaces littéraires au centre législateur.
Le cas du champ littéraire chinois est éloquent à cet égard : dans un univers fermé à (presque) toute importation littéraire depuis 1949, le dramaturge Gao Xingjian (prix Nobel de littérature 2000) a publié en 1981 un texte intitulé « Premier essai sur l’art du roman moderne » [29], dans lequel il présentait les innovations techniques et stylistiques d’auteurs et de mouvements littéraires « modernes » aussi différents que : Beckett, le surréalisme, Aragon, Éluard, Prévert, Robbe-Grillet, le dadaïsme et Perec. Tous ces écrivains, qui sont considérés dans les régions unifiées du champ littéraire mondial comme des « classiques de la modernité », étaient présentés pour la première fois en Chine. Aucun écrivain chinois avant Gao, qui était devenu traducteur du français et avait pu lire clandestinement de nombreux ouvrages, n’avait jamais eu accès à ces textes, ni n’avait eu même l’idée de la série de novations stylistiques, formelles, rhétoriques, esthétiques qui ont bouleversé la littérature depuis la fin du xixe siècle, époque à laquelle le champ littéraire chinois s’est « arrêté » [30]. Le livre fut un événement considérable et, par la polémique qu’il provoqua, marqua une date dans l’univers littéraire chinois. La redistribution des positions qu’il produisit contribua à faire entrer le champ chinois dans le champ littéraire mondial, malgré sa très grande dépendance à l’égard des instances politiques [31].
25Le cas chinois illustre très précisément les conséquences mesurables du décalage temporel (il s’agit ici aussi du temps littéraire) qui existe entre des champs littéraires nationaux entrés dans la concurrence internationale à des dates différentes [32]. Dans ces situations de « retard » spécifique, la traduction est le seul moyen de « rattraper » du temps littéraire. En d’autres termes, elle est un instrument d’« accélération temporelle » : elle permet à l’ensemble d’un champ national très éloigné temporellement des centres d’entrer dans la concurrence littéraire mondiale en lui donnant à connaître l’état des luttes (esthétiques) au méridien littéraire. Elle est alors une arme spécifique d’une très grande efficacité dans la concurrence mondiale : elle peut permettre à tout un champ littéraire de changer sa position dans l’espace international et, à travers le pôle le plus autonome, de déplacer l’ensemble de l’univers.
26On remarquera qu’on a inclus ici, au titre de « traduction », un texte qui n’est pas une transformation linguistique à proprement parler. Mais ce texte de présentation et d’analyse d’œuvres étrangères de Gao est aussi une forme d’« introduction » qui, du fait de son action de profonde transformation esthético-temporelle d’un champ littéraire national, joue exactement le même rôle. On verra plus loin que nous proposons d’élargir la notion de traduction à de nombreuses « opérations » qui ne sont pas d’ordinaire subsumées sous le terme de traduction.
La traduction comme consécration
27On a décrit plus haut l’homologie de structure entre chaque champ national et le champ international. Mais il ne s’agit pas d’une simple analogie. C’est en réalité en s’appuyant sur le pôle autonome du champ mondial et en s’y référant que chaque espace national parvient d’abord à émerger, puis à s’autonomiser. L’homologie de structure est le produit de la forme même du champ mondial, mais aussi du processus de son unification : chaque champ national apparaît et s’unifie sur le modèle et grâce aux instances de consécration spécifiques qui permettent aux écrivains internationaux de légitimer leur position au plan international. Ainsi, non seulement chaque champ se constitue à partir du modèle et grâce aux instances consacrantes autonomes, mais encore le champ mondial lui-même tend à s’autonomiser à travers la constitution de pôles autonomes dans chaque espace national. Autrement dit, les écrivains qui revendiquent une position (plus) autonome sont ceux qui connaissent la loi du champ littéraire mondial et qui s’en servent pour lutter à l’intérieur de leur champ national et subvertir les normes dominantes. Le pôle autonome mondial est donc essentiel à la constitution du champ tout entier, à sa « littérarisation » et à sa « dénationalisation » progressive : il sert de recours réel non seulement par les modèles théoriques et esthétiques qu’il peut fournir aux écrivains du monde entier, mais aussi par ses structures éditoriales et critiques qui soutiennent la fabrique réelle de la littérature universelle. Il n’y a pas de « miracle » de l’autonomie : chaque œuvre venue d’un espace national peu doté, qui prétend au titre de littérature, n’existe qu’en relation avec les réseaux et la puissance consacrante des lieux les plus autonomes. Les créateurs les plus consacrés, les grands héros de la littérature ne surgissent qu’en liaison avec la puissance spécifique du capital littéraire autonome et international. Le cas de Joyce rejeté à Dublin, ignoré à Londres, interdit à New York et consacré à Paris, en est sans doute le meilleur exemple.
28Les luttes unificatrices de l’espace international se livrent principalement sous la forme de rivalités dans les champs nationaux. Elles opposent, au sein d’un même espace national, les écrivains nationaux – ceux qui se réfèrent à la définition nationale de la littérature – aux écrivains internationaux – ceux qui ont recours au modèle autonome de la littérature. C’est pourquoi la traduction des textes en langue dominée vers une langue centrale est l’une des voies de l’autonomisation du champ mondial : elle permet l’apparition et le renforcement de pôles autonomes dans les champs nationaux dominés. Dans les espaces dominés, lutter pour l’accès à la traduction est donc lutter pour la constitution d’un pôle autonome, c’est-à-dire pour la reconnaissance, au pôle autonome mondial, d’œuvres conformes aux critères définis au méridien de Greenwich littéraire.
29Aussi bien, ce sont les mêmes protagonistes internationaux dans chaque champ national qui usent de toutes les ressources de l’import-export littéraire pour faire exister ou pour renforcer leur position. Dans le cas de figure que nous avons décrit précédemment, ils sont importateurs, autrement dit eux-mêmes traducteurs ; ils importent des œuvres internationales et légitimes au pôle autonome pour détourner des ressources littéraires et contribuer ainsi au processus d’autonomisation de leur champ national ; ils peuvent aussi, exactement dans le même mouvement, être « exportateurs » et lutter pour que leurs propres textes soient traduits, c’est-à-dire légitimés et consacrés dans les centres.
30L’inégalité linguistico-littéraire implique que la valeur littéraire d’un texte – sa valeur sur le marché des biens littéraires – dépende, au moins en partie, de la langue dans laquelle il est rédigé. Cette inégalité a des effets si puissants qu’elle peut empêcher objectivement (ou au moins rendre difficile) la reconnaissance ou la consécration d’écrivains pratiquant des langues dominées. Le romancier danois Henrik Stangerup parle ainsi de sa langue maternelle comme d’une « langue miniature », et la figure du poète danois du xixe siècle Oehlenschläger est pour lui le symbole de cette marginalité linguistique : « Ce Napoléon des poètes, aussi titanesque dans sa productivité qu’un Hugo ou qu’un Balzac, [était] digne, s’il avait seulement écrit dans une langue internationale, de conspirer à leurs côtés contre la stupidité qui ignore les frontières nationales » [33]. De la même façon, la critique brésilienne souligne que deux des plus grands romanciers naturalistes de langue portugaise, le Portugais Eça de Queirós et le Brésilien Machado de Assis, sont restés pratiquement inconnus dans l’univers littéraire international : « À leur gloire nationale presque hypertrophiée correspondit une décourageante obscurité internationale », note Antonio Candido [34].
31La hiérarchie linguistico-littéraire est si implacable que la métaphore de la « cage » est l’une de celles qui reviennent le plus sous la plume des écrivains dominés. Ainsi Gomez Carillo, alors qu’il était devenu un auteur célèbre et que, selon les termes de Max Daireaux, il avait « conquis le maximum de célébrité auquel un auteur latino-américain puisse prétendre [dans les années 1920] » [35] pouvait dire en 1930 : « Pour un écrivain dont l’esprit est tant soit peu universel, la langue espagnole est une prison. Nous pouvons entasser les volumes, trouver même des lecteurs, c’est exactement comme si nous n’avions rien écrit : notre voix ne passe pas les barreaux de notre cage ! » [36]. De la même façon, plus de trente ans plus tard, la traduction du Polonais Witold Gombrowicz en français lui permet, selon ses propres termes, de « démolir [sa] cage argentine » [37].
32C’est pourquoi, dans l’univers littéraire mondial, la traduction est à la fois l’une des armes principales dans la lutte pour la légitimité littéraire et la grande instance de consécration spécifique. Pour un écrivain dominé, lutter pour l’accès à la traduction, c’est en effet lutter pour son existence même en tant que membre légitime de la république mondiale des lettres, pour l’accès aux centres, aux instances critiques et consécratrices, pour être lu par ceux qui décrètent que ce qu’ils lisent vaut d’être lu, etc. Salman Rushdie, romancier pakistanais de langue anglaise, pour qui, par conséquent, le problème de la traduction ne devrait pas se poser, désigne pourtant les écrivains immigrés comme des « hommes traduits » [38], façon d’exprimer le fait que la traduction est constitutive de la dépendance littéraire, qu’elle appartient au geste même de l’écriture dominée. Autrement dit, elle est, dans les régions dominées de l’espace littéraire, le seul moyen spécifique d’accéder à la perception, à la visibilité, c’est-à-dire à l’existence. Loin de se réduire à une simple « naturalisation » (au sens de changement de nationalité), elle est, beaucoup plus, l’obtention d’un certificat de « littérarité », au sens de Roman Jakobson – « ce qui fait d’une œuvre donnée, une œuvre littéraire » [39] : être traduit dans l’une des grandes langues littéraires, c’est d’emblée devenir littéraire, autrement dit devenir légitime. Fonctionnant alors comme une sorte de droit à l’existence internationale, elle permet à l’écrivain non seulement d’être reconnu littérairement hors des seules frontières nationales, mais, bien plus encore, de faire exister, au sein même de son univers national, une position internationale, c’est-à-dire autonome [40]. Du même coup, l’ensemble des textes traduits matérialise les frontières des territoires les plus autonomes du champ littéraire mondial : ils désignent par eux-mêmes ce qui est littéraire (soit ce qui est universel) et ce qui ne l’est pas.
33On sait que la traduction anglaise (en 1859) du poète persan Omar Khayyam (v. 1050-1123) en fit un « classique » de langue anglaise ; c’est l’autotraduction du poète indien Rabindranath Tagore du bengali vers l’anglais, avant la guerre de 1914, qui lui valut le prix Nobel ; la traduction en français du roman de l’écrivain iranien Sadegh Hedayat, La Chouette aveugle [41], en 1953, qui lui donna une existence à la fois à Paris et à Téhéran ; la traduction française qui a permis aux écrivains du boom latino-américain d’obtenir une reconnaissance universelle [42] ; l’autotraduction de Milan Kundera du tchèque en français dans les années 1970, qui fit de lui l’un des écrivains les plus consacrés internationalement ces dernières années, comme la traduction française des romans du Portugais Antonio Lobo Antunes ; la traduction des pièces de théâtre de Gao Xingjian en suédois qui lui ont valu le prix Nobel en 2000, etc.
34La signification de la traduction ne dépend pas seulement, on l’a dit, de la position des langues de départ et d’arrivée, elle dépend aussi de la position des auteurs traduits, à la fois dans leur champ national et selon la place que ce champ occupe dans l’espace mondial. C’est la seule façon de rendre compte du fait qu’elle est une consécration pour tous les auteurs dominés, c’est-à-dire aussi bien pour les scripteurs de langues dominées qui viennent d’être évoqués, pour les scripteurs de langues dominantes issus de champs littéraires nationaux dominés (position du champ national dans le champ international), que pour les écrivains occupant des positions dominées au sein de champs littéraires dominants (position au sein du champ national).
35Ainsi, la consécration internationale de l’Irlandais James Joyce – la traduction d’Ulysse, supervisée par Valery Larbaud et publiée à Paris par Adrienne Monnier en 1929, qui lui a permis d’échapper aux diverses censures et poursuites morales dont il était l’objet dans presque toutes les capitales de l’aire linguistique anglaise et de devenir l’un des grands écrivains de la modernité –, a constitué une consécration par elle-même ; du Pragois Franz Kafka lui-même, complètement inconnu à la fin des années 1920, dont la traduction française (et notamment celle de La Métamorphose en 1928 dans la NRF) a constitué la première étape d’un processus d’universalisation et de canonisation posthume ; du Nigérian Amos Tutuola (traduit du « pidgin english » par Raymond Queneau) [43] ; du Mexicain Juan Rulfo ; de l’Autrichien Thomas Bernhard ; du Yougoslave Danilo Kisv, etc., tous écrivains issus de champs littéraires dominés, est le produit immédiat et direct de leur traduction dans l’une des grandes langues littéraires. De même la reconnaissance des Américains Henry Miller, John Hawkes ou Paul Auster, ou de l’Anglais Malcolm Lowry [44], notamment, écrivains dominés dans des champs dominants littérairement, est directement liée à leur traduction-consécration parisienne.
36Définir la traduction des auteurs dominés comme une consécration spécifique permet de résoudre toute une série de problèmes engendrés par la croyance dans la symétrie entre les opérations de traduction. Si la traduction peut être décrite comme une opération par laquelle un texte venu d’une contrée démunie littérairement parvient à s’imposer comme littéraire auprès des instances légitimes, on peut alors intégrer à la catégorie « traduction » toute la série des stratégies visant à faciliter le passage de la frontière littéraire : autotraduction, transcription, écriture directe dans la langue dominante, transformations lexicales de la langue dominante, double traduction symétrique, etc. La translation linguistique ne serait plus alors que l’une des « traductions » possibles, c’est-à-dire l’une des stratégies linguistico-littéraires développées par les dominés dans leur lutte pour la légitimité.
37Ces divers modes d’accès à la reconnaissance littéraire, sorte de continuum de solutions permettant d’échapper au dénuement et à l’invisibilité littéraires, sont indissociables les uns des autres, aucune frontière ne les sépare véritablement, un même écrivain pouvant les emprunter à des moments différents du processus de sa consécration. Il est ainsi possible de repérer dans l’itinéraire de nombreux écrivains, à toutes les étapes de leur consécration progressive, tous les degrés et tous les possibles de la transformation des textes.
38On peut aussi comprendre toutes ces solutions à la dépendance, qui mettent le traducteur en concurrence avec l’auteur ou peuvent même permettre de l’annuler, comme une série de stratégies des auteurs pour ne pas dépendre complètement de l’arbitraire, des préjugés, de l’ethnocentrisme, de l’ignorance ou de l’hypothétique savoir-faire des médiateurs et traducteurs et pour conserver ainsi, quand et autant qu’ils le peuvent, la maîtrise sur les transformations de leurs textes.
39Dans chaque cas de figure qui ne sera ici qu’évoqué [45], il faudra distinguer entre la position de chaque écrivain et celle de sa langue nationale ou maternelle. On ne peut évidemment confondre les écrivains scripteurs de langues dominées parmi les dominantes (langues européennes dans la majorité des cas et décrites plus haut) : ceux-là sont dominés littérairement. Et ceux qui, dominés politiques et issus du processus de décolonisation, entretiennent avec la langue dominante un rapport de domination inséparablement politique et littéraire : ceux-là sont doublement dominés, politiquement et littérairement.
40Du point de vue de l’écrivain, l’un des moyens les plus efficaces pour assurer de façon autonome le passage de la frontière littéraire et supprimer totalement la dépendance à l’égard d’un traducteur est l’autotraduction.
Ainsi, le dramaturge suédois August Strindberg ayant décidé, dans les années 1890, de travailler à sa propre reconnaissance internationale, décida d’abord de retraduire, c’est-à-dire de réécrire, certains de ses textes en français, mécontent qu’il était des services de son traducteur et de l’accueil qui était fait à ses pièces à Paris.
Nabokov, qui avait entamé une première carrière de romancier en langue russe à Berlin dans les années 1920 avant de « devenir » romancier américain, commença par se traduire du russe en anglais après la lecture de ce qu’il avait considéré comme une très mauvaise traduction anglaise de son roman, Kamera obscura (Chambre obscure). Il écrivit, au moment où il découvrit ce texte (en 1935) – et ses propos sont assez révélateurs du rapport conflictuel qui lie l’auteur et le traducteur : « [cette traduction] est approximative, informe, bâclée, pleine de bourdes et de lacunes ; elle manque de vigueur et de ressort, et se vautre dans un anglais si terne, si plat, que je n’ai pu la lire jusqu’au bout. Tout cela est passablement accablant pour un auteur qui vise dans son travail à la précision absolue, fait les plus grands efforts pour y parvenir, et voit ensuite le traducteur démolir tranquillement chaque fichue phrase » [46].
Le Polonais Witold Gombrowicz, exilé en Argentine, a traduit lui-même son roman Ferdydurke en espagnol dans les années 1950, pour tenter une première sortie de sa « cage » argentino-polonaise. On sait que Joyce participa lui-même de très près à la traduction d’Ulysse et qu’il refusa de s’en remettre totalement à Valery Larbaud. Les différents auteurs de ce travail durent tous se soumettre à la relecture de l’auteur. La page de titre de l’édition française du livre spécifie, instaurant du même coup une hiérarchie subtile entre les différents protagonistes, et laissant à l’auteur un rôle majeur : « Traduction française intégrale de M. Auguste Morel, assisté de M. Stuart Gilbert, entièrement revue par Valery Larbaud et l’auteur » [47].
42Cette stratégie (provisoire ou constitutive) suppose un bilinguisme – autre indice de la dépendance littéraire – qui caractérise, parmi d’autres, les écrivains venus des pays anciennement colonisés. Ainsi Rachid Boudjedra, romancier algérien, se traduit-il, depuis les années 1970, de l’arabe en français et inversement, ce qui lui permet d’occuper une double position d’auteur algérien en France écrivant en français et d’auteur national en Algérie écrivant en arabe [48]. De même, le poète zoulou d’Afrique du Sud Mazizi Kunene produit une œuvre qui demeure dans l’aller-retour entre les deux langues : il compose en zoulou des épopées qui retracent l’histoire de son peuple, puis il se traduit et publie ses textes en Angleterre [49].
43Lorsque l’autotraduction se révèle trop artificielle ou qu’elle oblige à (re)doubler systématiquement le travail d’écriture, il peut se révéler plus efficace pour l’écrivain de rédiger ses textes directement dans la langue de traduction. L’adoption de la langue littéraire dominante – qui est toujours une décision douloureuse – est souvent une solution provisoire destinée à accélérer le processus de consécration.
On sait ainsi qu’à la fin du xixe siècle, du fait de la croyance dans le prestige littéraire du français, des poètes et des romanciers latino-américains (et notamment des Brésiliens) se sont mis à écrire en français. Strindberg est devenu écrivain français pendant quelques années : abandonnant la traduction de ses propres textes, il a écrit directement en français, entre 1887 et 1899, des textes inédits en suédois (qu’il a retraduits par la suite) : Plaidoyer d’un fou, ainsi que le célèbre Inferno qui ont été publiés à Paris [50]. Le poète équatorien Alfredo Gangotena choisit d’écrire en français dans les années 1920. Nabokov s’embarque pour les États-Unis pendant la guerre et devient romancier américain. E. M. Cioran adopte le français comme langue d’écriture, ayant compris, après s’être exilé à Paris, que la rédaction de ses textes en roumain l’aurait condamné de facto à l’exclusion éditoriale.
Kundera, écrivain tchèque exilé en France depuis 1975, a abandonné l’écriture en tchèque pour rédiger ses livres en français depuis quelques années. Bien plus, il a décidé depuis 1985, après avoir contrôlé et corrigé lui-même la totalité des traductions françaises de ses romans tchèques, de faire de la version française de son œuvre la seule entièrement autorisée. Par un procédé qui inverse le processus ordinaire de la traduction (et qui prouve, une fois encore, qu’il s’agit moins d’un changement de langue que de « nature »), le texte français de ses romans devient la version originale. « Depuis lors, écrit Kundera, je considère le texte français comme le mien et je laisse traduire mes romans aussi bien du tchèque que du français. J’ai même une légère préférence pour la seconde solution » [51].
Beckett, en un sens, n’a cessé de pratiquer les deux stratégies, puisque, à travers l’élaboration de son œuvre bilingue, il a pratiqué toute sa vie à la fois l’autotraduction et le passage à une langue étrangère, évitant par là et l’intrusion d’un traducteur et le choix d’une langue nationalo-littéraire, c’est-à-dire une naturalisation politico-nationale.
Les dominés politiques et linguistiques dont la langue maternelle ou nationale est trop démunie – tel Nuruddin Farah de langue somalie, Njabulo Ndebele de langue zouloue – n’ont d’autre choix que de se convertir littérairement à la langue de la colonisation.
45L’« importation » d’une langue dans une autre, dernière des solutions à la dépendance linguistico-littéraire qu’on peut extraire de ce continuum, est un autre compromis opéré par de nombreux auteurs qui produisent alors une œuvre « digraphique » – pour reprendre le terme proposé par Alain Ricard [52] –, c’est-à-dire des textes écrits à la fois dans la langue dominée et la langue dominante, dans la langue maternelle et dans la langue de la colonisation. Ces auteurs ont mis au point une solution qui leur permet à la fois d’échapper au filtre et aux déformations de la traduction sans trahir leur origine linguistique et/ou nationale.
Ainsi le Malgache Jean-Joseph Rabearivelo (v. 1903-1937) qui parvint, dans un texte intitulé justement Traduit de la nuit [53], à injecter la syntaxe et le vocabulaire du malgache en français ; ainsi l’Ivoirien Ahmadou Kourouma, qui a revendiqué, au moins dans ses premiers romans, une « malinkisation » du français, etc.
Le même mécanisme d’importation et de mélange linguistiques est au principe du « gallicisme mental » créé et théorisé par le poète nicaraguayen Rubén Darío à la fin du xixe siècle. Afin de lutter contre le conservatisme et le conformisme de la poésie espagnole, Darío a cherché à importer la langue française, c’est-à-dire le vocabulaire, la syntaxe, les tournures du français, dans la langue castillane même. Le « gallicisme mental », qui est une sorte de « francisation » de la langue poétique castillane, a été l’une des sources du renouvellement de la poésie espagnole, qui s’est imposé sous le nom de « modernisme ».
On peut comprendre dans la même logique l’entreprise de Joyce dans Finnegans Wake : cherchant à échapper à l’anglais qui était, pour lui, à la fois la langue de l’écriture et la langue de la domination coloniale, il proposa un texte proprement intraduisible, soit un roman qui ne dépende, pour exister littérairement, ni de la traduction ni des traducteurs.
La position des consacrants
47Le traducteur est la dernière instance à situer dans l’espace littéraire mondial pour achever cette tentative de modélisation. De sa position dépendra en effet, une fois l’opération de traduction effectuée, la position du texte (ou de l’auteur) traduit, c’est-à-dire, notamment, son degré de légitimité. Du fait que la traduction est l’une des formes de transfert de capital littéraire, la valeur de la traduction et son degré de légitimité dépendent du capital du traducteur-consacrant lui-même, et du capital linguistico-littéraire de la langue d’arrivée (auxquels il faudrait ajouter aussi celui de l’éditeur, le prestige de la collection ou de la revue dans laquelle le texte paraît, etc.). Autrement dit, on peut déduire de la position du médiateur dans son champ national, de la position de la langue cible, et, secondairement, de la position de l’éditeur du livre traduit, le degré de légitimité du livre traduit. Plus le prestige du médiateur est grand, plus la traduction est noble, plus elle consacre [54].
48Comprendre véritablement le rôle du traducteur suppose de le réinsérer au sein d’un ensemble, d’un continuum de fonctions et d’agents : il n’est pas un découvreur ou un consacrant unique, il entre dans une chaîne très complexe de médiateurs, qui comprend lecteurs bilingues, voyageurs, agents de renseignements spécifiques, éditeurs, critiques, agents littéraires, etc.
49À l’un des extrêmes de ce continuum on trouve les « médiateurs ordinaires ». Ce sont des protagonistes presque « invisibles » de l’univers littéraire, quasi oubliés de l’histoire littéraire, et sans pouvoir de consécration par eux-mêmes. Ils sont traducteurs et/ou « agents de renseignement » de tout l’espace littéraire qu’ils alimentent en informations sur les novations littéraires des pays qu’ils visitent ou qu’ils connaissent. Ils sont en quelque sorte des points de repère pour qui cherche à reconstituer la totalité des réseaux et des circuits par lesquels transite et se transmue la littérature. On pourrait, en étudiant leur parcours, faire une sorte de coupe transversale de l’espace littéraire à un moment donné du temps. Henri Hoppenot est l’un de ces médiateurs essentiels et invisibles, dans le Paris de l’entre-deux-guerres ; il a été notamment l’un des informateurs de Larbaud pour l’Amérique latine : le « médiateur ordinaire » ne tient son existence que de l’exercice de la médiation elle-même.
Le consacré et le consacrant : Joseph Conrad, Agnès Tobin, André Gide et Mme Conrad dans le Kent. Photo au recto d’une carte postale de Valery Larbaud à Gaston Gallimard (juillet 1911). © Éditions Gallimard.
Le consacré et le consacrant : Joseph Conrad, Agnès Tobin, André Gide et Mme Conrad dans le Kent. Photo au recto d’une carte postale de Valery Larbaud à Gaston Gallimard (juillet 1911). © Éditions Gallimard.
50À l’autre extrême on observe les « consacrants consacrés », ou les consacrants dont le pouvoir de consécration dépend du degré de leur propre consécration. Ces consacrants, qu’on pourrait aussi nommer « consacrants charismatiques », consacrent à titre personnel, par opposition aux « consacrants institutionnels », qui sont en quelque sorte le troisième pôle de cet espace. Les consacrants institutionnels sont ceux qui appartiennent à l’institution académique ou scolaire, notamment les traducteurs universitaires.
51Dans le cas d’un consacrant lui-même très consacré traduisant un texte – par exemple André Gide traduisant Typhon de Joseph Conrad [55] ou L’Offrande lyrique de Rabindranath Tagore [56] –, la traduction est à elle seule une consécration efficace qui n’a pas besoin d’être redoublée ou renforcée par des commentaires, analyses, comptes rendus, prix, etc. Le traducteur désigne, par son geste même, un texte qu’il vaut ensuite de lire, puis de commenter et de tenter de comprendre. Dans ce cas des consacrants charismatiques – écrivains, intellectuels et traducteurs – qui peuvent consacrer à titre personnel, on pourrait parler d’une sorte d’interconsécration ou d’échange de capital.
La traduction d’Ulysse de Joyce, supervisée par Larbaud, fut à elle seule une immense consécration. Bien mieux : le nom et le prestige de Valery Larbaud comme découvreur-consécrateur-traducteur étaient si grands que sa seule proposition (en 1921) de mener à bien, puis de superviser une traduction d’Ulysse, lorsqu’il découvre, enthousiasmé, les premiers épisodes du livre publiés dans The Little Review, provoque d’une part la décision de Sylvia Beach de transformer Shakespeare and Company en maison d’édition à seule fin de publier Ulysses en version originale et d’autre part la décision d’Adrienne Monnier d’en éditer la traduction française. Bien que la renommée de Joyce fût déjà grande dans les milieux littéraires anglo-saxons – notamment parmi les exilés américains de Paris –, il était, au début des années 1920, dans l’impossibilité de publier son roman : ses textes étaient considérés comme scandaleux et édités par de petites maisons d’édition qui se heurtaient à la censure britannique et américaine. Les numéros de The Little Review, où Ulysses paraissait en épisodes, étaient régulièrement saisis et brûlés pour obscénité, jusqu’à ce que le secrétaire de la New York Society for the Prevention of Vice obtienne que la publication en soit définitivement interdite [57]. La seule désignation d’un texte par un grand consacrant comme « devant être traduit » suffit à le consacrer comme un grand texte littéraire.
53C’est pourquoi il peut arriver aussi que, lorsque le traducteur est lui-même très consacré, la consécration d’un auteur soit si efficace qu’elle permette la reconnaissance élargie de tout un champ littéraire et, par conséquent, le déplacement de l’ensemble d’un champ national dans la structure mondiale. Au moment de sa découverte d’Ulysse de Joyce, et avant même l’étape de la traduction, Valery Larbaud écrit par exemple : « Son œuvre fait pour l’Irlande ce que l’œuvre d’Ibsen a fait en son temps pour la Norvège, celle de Strindberg pour la Suède, celle de Nietzsche pour l’Allemagne du xixe siècle […] Bref, on peut dire qu’avec l’œuvre de James Joyce, et en particulier cette œuvre qui va bientôt paraître à Paris [58], l’Irlande fait une rentrée sensationnelle dans la haute littérature européenne » [59].
54À l’inverse lorsque le traducteur est peu doté ou dépourvu de capital spécifique, c’est-à-dire doté de peu de puissance de consécration, l’opération d’échange capital est transférée à d’autres médiateurs plus dotés (préfacier, analyste, critique prestigieux, etc). Comme la traduction ne représente plus, dans ce cas, que l’accumulation initiale du capital nécessaire, le traducteur doit être relayé par d’autres protagonistes de l’espace littéraire dont la série et l’enchaînement dépendent d’une part de la position du traducteur, du degré de légitimité initial conféré par la traduction elle-même d’autre part, et enfin de son lieu de publication.
Le cas de Kafka est exemplaire à cet égard : alors qu’il était inconnu à Paris, La Métamorphose est traduite dans la NRF en 1928. Le traducteur, Alexandre Vialatte, est alors, lui aussi, pratiquement inconnu. Bernard Groethuysen, professeur de philosophie à l’Université de Berlin qui avait quitté l’Allemagne et s’était fait naturaliser français en 1932, prend le relais cinq ans plus tard, en 1933, en publiant dans la NRF, une longue étude phénoménologique de l’expérience kafkaïenne qui servira de préface à la traduction du Procès – traduction signée par le même Vialatte – qui sort la même année chez Gallimard. André Breton, consacrant consacré exemplaire enfin, le consacre définitivement, en 1937 dans Le Minotaure et en 1940 dans L’Anthologie de l’humour noir.
56Dans la même logique, le processus de consécration de Gombrowicz, amorcé lors de sa traduction en français par Constantin Jelenski, est renforcé par le prestige consécutif à la publication de son roman Ferdydurke par l’éditeur Maurice Nadeau [60], puis par les commentaires et analyses de l’écrivain Dominique de Roux qui dirige la publication de Cahier Gombrowicz aux Éditions de L’Herne en 1971. On remarque que, dans ce cas de figure, lorsque l’écrivain a été canonisé et est devenu un « classique », le processus s’inverse et c’est l’écrivain qui consacre le traducteur : ainsi de Maurice-Edgar Coindreau, traducteur de Faulkner, ou de Vialatte.
57Pour les consacrants-créateurs, la traduction n’est pas la seule voie consécrative. La préface est une forme de consécration en acte à la fois plus prisée et plus efficace : la préface de Gide au roman de l’Égyptien Taha Hussein, Le Livre des jours [61] (Paris, Gallimard, 1947) ; celle de Sartre à l’Anthologie de la poésie nègre, de Léopold Sédar Senghor [62] (Paris, PUF, 1969) ; celle de Marguerite Yourcenar à l’œuvre du romancier japonais Yukio Mishima [63] (Paris, Gallimard, 1981) en sont des exemples paradigmatiques. L’article ou l’essai court est une autre stratégie possible : c’est un article de Sartre dans La NRF en 1939 [64], qui a, par exemple, consacré Faulkner comme l’un des plus grands écrivains américains, alors même qu’il était complètement inconnu aux États-Unis. Du fait qu’ils sont eux-mêmes des auteurs consacrés, ces grands consacrants « recréent » l’œuvre et deviennent souvent, du même coup, les commentateurs privilégiés des œuvres qu’ils traduisent et/ou consacrent.
58Si la traduction est un enjeu essentiel des luttes pour la légitimité littéraire et l’une des voies principales de consécration des auteurs et des textes, elle n’en demeure pas moins, en elle-même, une opération ambiguë. Les traducteurs-médiateurs, experts spécifiques chargés à la fois de trier (donc de déterminer où doit passer la frontière entre la littérature et la non-littérature, entre ce qui est « devant être traduit » et ce qui ne l’est pas, entre l’international et le national, entre l’universel et le particulier, la modernité et l’archaïsme, etc.) et de donner une valeur aux textes qu’ils importent sont, de ce fait, des sortes d’agents de change, de cambistes spécifiques qui déterminent et fixent la valeur des textes importés : par eux passe tout « l’or spirituel du monde », pour reprendre les termes de Valery Larbaud.
59Mais la domination qu’ils exercent leur impose, « noblesse oblige », de « découvrir » des écrivains non indigènes et conformes à leurs catégories littéraires. C’est pourquoi la traduction est aussi une annexion, donc une sorte d’universalisation par déni de différence qui permet de détourner des œuvres au profit des ressources centrales. C’est ainsi que, comme le dit Paul Valéry, « le capital universel s’accroît ». Les médiateurs centraux réduisent en fait à leurs propres catégories de perception, constituées en normes universelles, des œuvres littéraires venues d’ailleurs, oubliant tout du contexte – historique, culturel, politique et surtout littéraire – qui permettrait de les comprendre sans les réduire. Parce que les grandes nations littéraires font ainsi payer l’octroi d’un permis de circulation universelle, l’histoire des célébrations littéraires est aussi une longue suite de malentendus et de méconnaissances qui trouvent leurs racines dans l’ethnocentrisme des grands intermédiaires littéraires (notamment des Parisiens) et dans le mécanisme d’annexion qui s’accomplit dans l’acte même de reconnaissance littéraire.
Notes
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[1]
Ceci est l’état provisoire d’un travail en cours : je cherche ici seulement à mettre l’accent sur une fonction très particulière de la traduction, en prenant en compte la différence entre le capital linguistique et le capital proprement littéraire, et la spécificité des transferts de celui-ci.
-
[2]
Voir James Holmes, José Lambert, Raymond Van den Broeck (sous la dir. de), Literature and Translation, New Perspectives in Literary Studies, Louvain, Belgique, Acco, 1978 ; Henri Meschonnic, Pour la poétique, t. II, Poétique de la traduction, Paris, Gallimard, 1973 ; Poétique du traduire, Lagrasse-Verdier, 1999 ; Jean-René Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, Paris, Payot, 1979.
-
[3]
Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, t. III, Le Temps du monde, Paris, Armand Colin, 1979, p. 9.
-
[4]
Voir notamment, Abram de Swaan, « The Emergent World Language System », International Political Science Review, vol.14, n° 3, juillet 1993. Voir aussi, du même auteur, Words of the World : The Global Language System, Cambridge, Polity Press, 2001.
-
[5]
Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Le Seuil, 1999.
-
[6]
Abram de Swaan, op. cit.
-
[7]
Voir Valérie Ganne et Marc Minon, « Géographie de la traduction », Traduire l’Europe, F. Barret-Ducrocq (sous la dir. de), Paris, Payot, 1992, p. 55-95. Ils distinguent l’« intraduction », l’importation de textes littéraires étrangers dans la langue nationale, de l’« extraduction », l’exportation de textes littéraires nationaux.
-
[8]
Il s’agit en fait d’un continuum qui permet d’observer, dans leur continuité, toute la série des possibles et des positions.
-
[9]
En France, le nombre de traducteurs de l’anglais d’une part et du coréen ou du catalan d’autre part, par exemple, est un indice assez précis du volume de capital littéraire de ces langues.
-
[10]
Ou dont l’écriture est en cours de standardisation.
-
[11]
Qui commencent eux aussi, grâce à l’action des écrivains, à conquérir un statut littéraire et une écriture codifiée.
-
[12]
Voir Antoine Berman, L’Épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1984, p. 29.
-
[13]
Il faut comprendre dans la même logique les traductions africaines de Shakespeare, notamment celles qui ont été proposées en swahili par Julius Nyerere, ex-président de la république de Tanzanie (Julius Caesar [1963] et Le Marchand de Venise [1969]). Voir Pius Ngandu Nkashama, Littératures et écritures en langues africaines, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 339-350.
-
[14]
Friedrich Schleiermacher, Über die verschiedenen Methoden des Übersetzens – Des différentes méthodes du traduire, Paris, Le Seuil, 1999, p. 91 (trad. par A. Berman). Je souligne.
-
[15]
Wilhelm von Humboldt, Sur la traduction. Partie centrale de l’Introduction à l’Agamemnon d’Eschyle, Paris, Le Seuil, 2000 (trad. par D. Thouard).
-
[16]
Johann Heinrich Voss est l’auteur de traductions d’Homère en allemand (L’Odyssée en 1781 et L’Iliade en 1793), qui sont devenues de véritables « classiques » de la langue allemande.
-
[17]
Wilhelm von Humboldt, Sur la traduction…, op. cit., p. 37-39.
-
[18]
Cité par F. Strich, Goethe und die Weltliteratur, Berne, Francke Verlag, 1946, p. 47.
-
[19]
Friedrich Schleiermacher, Des différentes méthodes du traduire, op. cit., p. 91.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
A. W. Schlegel, Geschichte der klassischen Literatur, Stuttgart, Kohlhammer, 1964, p. 17.
-
[22]
Johann Wolfgang von Goethe, « Übersetzungen », Noten und Abhandlungen zu besserem Verständnis des West-östlichen Divans, Goethe Werke, Hamburger Ausgabe, t.2, p. 255-256.
-
[23]
Wilhelm von Humboldt, Sur la traduction…, op. cit., p. 39.
-
[24]
Cité par Antoine Berman, L’Épreuve de l’étranger, op. cit., p. 26. Je souligne.
-
[25]
Walter Benjamin, Werke, I, 1, Francfort, Suhrkamp, 1974, p. 76. Je souligne.
-
[26]
Dans le champ allemand de la fin du xviiie siècle, A. W. Schlegel maîtrise parfaitement les principales langues européennes modernes, le grec, le latin, le français médiéval, le vieil-allemand, les langues d’oc ainsi que le sanskrit. Il a traduit Shakespeare, Dante, Pétrarque, Boccace, Calderón, l’Arioste ainsi que de nombreux poètes italiens, espagnols et portugais moins reconnus.
-
[27]
Voir Hidehiro Tachibana, « Les Chants de Maldoror et le modernisme japonais – autour de Daigaku Horiguchi », Lautréamont au Japon ou Les Chants de Maldoror et la culture d’après-guerre, Cahiers Lautréamont, livraison LII et LIII (1er semestre 2000), p. 18-42, AAPPFID. La traduction d’Ouvert la nuit, de Paul Morand, par Daigaku Horiguchi est publiée en 1924. Puis son grand recueil de poésie française, Figures au clair de lune, qui contenait trois cent quarante poèmes de soixante-six poètes, paraît en 1925. On y relève, entre autres, les noms de Valéry, Mallarmé, Verlaine, Gourmont, Régnier, Laforgue, Apollinaire, Claudel, Fort, Moréas, Louÿs, Max Jacob, Cocteau, Reverdy, Soupault, Picabia, Éluard, etc.
-
[28]
Dezsö Kostolanyi est d’ailleurs l’auteur d’une très ironique nouvelle intitulée Le Traducteur cleptomane, Paris, Viviane Hamy, 1994.
-
[29]
Xiandai xiaoshuo jiqiao chutan, Canton, Huacheng chubanshe, 1981.
-
[30]
Certaines avaient cependant été traduites et avaient circulé clandestinement puisque l’écrivain Beidao qualifiait la traduction littéraire en Chine, longtemps marginalisée, de « révolution silencieuse ». Voir Beidao, « La traduction, une révolution silencieuse », Littératures d’Extrême-Orient au xxe siècle, Paris, Picquier, 1993, p. 125-131.
-
[31]
Voir Noël Dutrait, « L’irrésistible poids du réel dans la fiction chinoise contemporaine », Littérature chinoise – Le passé et l’écriture contemporaine, Annie Curien et Jin Siyan (sous la dir. de), Maison des
sciences de l’homme, Paris, 2001, p. 35-44. Voir aussi Annie Curien, « Regards d’écrivains chinois contemporains sur la littérature française du xxe siècle », France-Asie – Un siècle d’échanges littéraires, Muriel Détrie (sous la dir. de), You Feng, Paris, 2001, p. 275-284. -
[32]
Voir Pierre Bourdieu « […] dans l’espace du champ artistique comme dans l’espace social, les distances entre les styles ou les styles de vie ne se mesurent jamais mieux qu’en termes de temps », Les Règles de l’art, Paris, Le Seuil, 1992, p. 226.
-
[33]
Henrik Stangerup, Le Séducteur, Paris, Mazarine, 1987 (trad. par E. Eydoux).
-
[34]
Antonio Candido, Littérature et sous-développement. L’endroit et l’envers, Paris, Anne-Marie Métailié-Unesco, 1995, p. 236.
-
[35]
Max Daireaux, Littérature hispano-américaine, Paris, Kra, coll. « Panorama des littératures contemporaines », 1930, p. 32.
-
[36]
Ibid.
-
[37]
Witold Gombrowicz, Journal Paris-Berlin – 1963-1964, t. III bis, Paris, Christian Bourgois, 1968, p. 55-56 (trad. par A. Kosko).
-
[38]
Salman Rushdie, Patries imaginaires – Essais et critiques, Paris, Christian Bourgois, 1993, p. 28 (trad. par A. Chatelin).
-
[39]
Voir Roman Jakobson, La Poésie moderne russe, esquisse 1, Prague, 1921, p. 11 : « L’objet de la science littéraire n’est pas la littérature, mais la “littérarité” (literaturnost), c’est-à-dire ce qui fait d’une œuvre donnée une œuvre littéraire. » Voir B. Eikhenbaum, « La théorie de la “méthode formelle” », Théorie de la littérature – Textes des formalistes russes réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov, Paris, Le Seuil, 1965.
-
[40]
Et par là de renforcer le pôle autonome du champ mondial.
-
[41]
Sadegh Hedayat, La Chouette aveugle, Paris, José Corti, 1953 (trad. par R. Lescot).
-
[42]
Voir par exemple Maarten Steenmeijer, De Spaanse en Spaans-Amerikaanse Literatuur in Nederland, 1946-1985, Muiderberg, Coutinho, 1989 qui montre (notamment note 16, p. 91) que la traduction française des auteurs latino-américains en français a joué un rôle prédominant pour leur reconnaissance en Allemagne, en Italie, aux États-Unis et aux Pays-Bas (référence aimablement fournie par J. Heilbron).
-
[43]
Amos Tutuola, L’Ivrogne dans la brousse, Paris, Gallimard, 1953 (trad. par R. Queneau).
-
[44]
Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan, Paris, Le Club français du livre-Le Chemin de la vie, 1959. Le livre avait rencontré un certain succès aux États-Unis, succès de malentendu puisqu’il s’était vendu non pas à titre littéraire, mais comme « histoire d’un alcoolique », en même temps qu’un autre roman, The Lost Week-End, véritable confession d’un alcoolique, celui-là. C’est donc la traduction française qui le désigne comme un grand texte littéraire.
-
[45]
De ce qu’il faut se représenter comme un continuum de stratégies très raffinées, je n’extrais ici que quelques positions et quelques solutions parmi les plus représentatives.
-
[46]
Vladimir Nabokov, lettre à Hutchinson & Co., 22 mai 1935, cité par Brian Boyd, Vladimir Nabokov, t.1, Les Années russes, Paris, Gallimard, 1992, p. 427 (trad. par P. Delamare).
-
[47]
Paris, Adrienne Monnier, 1929.
-
[48]
L’autotraduction n’a évidemment pas le même sens lorsqu’elle est pratiquée par un écrivain dominé, scripteur dans une langue dominée parmi les dominantes, et par un écrivain issu d’un empire colonial : le type de domination qu’il suppose n’est pas le même, mais la stratégie reste la même.
-
[49]
Zulu Poems, Londres, 1970 ; The Ancestors and the Sacred Mountains, Londres, 1982.
-
[50]
Inferno a été publié au Mercure de France en 1898.
-
[51]
Milan Kundera, « La parole de Kundera », Le Monde, 24 septembre 1993, p. 44.
-
[52]
Alain Ricard, Littératures d’Afrique noire. Des langues aux livres, Paris, CNRS-Kartala, 1995, notamment p. 151-172.
-
[53]
Les Cahiers de barbarie, 1935.
-
[54]
À l’inverse dans le cas de la traduction d’un livre commercial – d’un best-seller international par exemple –, on voit que la position du traducteur, le champ d’origine de l’auteur, la relation entre les deux langues et le lieu de publication de la traduction suffisent à déterminer la position du texte au pôle hétéronome du champ littéraire.
-
[55]
Joseph Conrad, Typhon, Paris, NRF, 1918.
-
[56]
Rabindranath Tagore, L’Offrande lyrique, Paris, NRF, 1914.
-
[57]
Voir « Ulysse : note sur l’histoire du texte », James Joyce, Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, p. 1030-1033.
-
[58]
Il fait ici allusion à l’édition d’Ulysse en langue anglaise, qui sort alors à Paris chez Sylvia Beach.
-
[59]
Valery Larbaud, Ce vice impuni, la lecture. Domaine anglais, Paris, Gallimard, 1936, p. 233-234.
-
[60]
Paris, Julliard, coll. « Les Lettres nouvelles », 1958.
-
[61]
Paris, Gallimard, 1947.
-
[62]
Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Paris, PUF, 1969.
-
[63]
Marguerite Yourcenar, Mishima ou la vision du vide, Paris, Gallimard, 1981.
-
[64]
La NRF, juillet 1939, repris in Situations, t. I, Paris, Gallimard, 1947, p. 65-75.