Notes
-
[1]
J.-J. Aulas, L’Homéopathie : état actuel de l’évaluation clinique, Paris, 1991.
-
[2]
R. Darnton, La Fin des Lumières : le mesmérisme et la Révolution, Paris, 1984.
-
[3]
Marquis de Puységur, Un somnambule désordonné (texte présenté par Jean-Pierre Peter), Paris, 1999.
-
[4]
M. Renneville, La Médecine du crime : essai sur l’émergence d’un regard médical sur la criminalité en France (1785-1885), Lille, 1997.
-
[5]
J. Baur, Homéopathie, médecine de l’individu, Paris, 1998.
-
[6]
Discours prononcé à l’ouverture de la session de la Société homéopathique gallicane le 15 septembre 1835, Genève, 1835.
-
[7]
N. M. Chauvet, L’Avenir de l’homéopathie : lettres au docteur Bretonneau, Tours, 1859.
-
[8]
M. Gijsswif-Hofstra, « Conversions to Homeopathy in the 19th Century », M. Gijswijf-Hofstra, Marland, De Waardt, Illness and Healing Alternatives in Western Europe, Londres, 1997.
-
[9]
H. d’Allemagne, Les Saint-Simoniens (1824-1837), Paris, 1930.
-
[10]
P. Boutry, Histoire de la France religieuse, t. III, Paris, 1991.
-
[11]
C. Langlois et F. Laplanche, La Science catholique : l’encyclopédie théologique de Migne (1844-1873) : entre apologétique et vulgarisation, Paris, 1992.
-
[12]
A. Imbert-Gourbeyre, Lectures publiques sur l’homéopathie faites au palais des facultés de Clermont-Ferrand, Paris, 1865.
-
[13]
Citations de Saint-Simon par S. Charlety, Histoire du saint-simonisme, Paris, 1931.
-
[14]
Cité par M. Renneville, La Médecine du crime, op. cit.
-
[15]
M. Garden, « L’histoire de l’homéopathie en France 1830-1940 », O. Faure (sous la dir. de), Praticiens, patients et militants de l’homéopathie, en France et en Allemagne, Lyon, 1992.
-
[16]
O. Faure, « Eine zweite Heimat für die Homöpathie, Frankreich », M. Dinges (sous la dir. de), Weltgeschichte der Homöpathie, Munich, 1996.
-
[17]
Sur le rôle du médicament au xixe siècle, voir O. Faure, Les Français et leur médecine au xixe siècle, Paris, 1993.
-
[18]
L. Simon, Conférences sur l’homéopathie (6), Paris, 1869.
-
[19]
A. Milcent, Jean-Paul Tessier ; esquisse de sa vie, de son enseignement, de sa doctrine, Paris, 1863.
-
[20]
L. Lasveaux, Traitements homéopathiques du choléra dans la France du xixe siècle, Lyon, 1988.
-
[21]
O. Faure, « Eine zweite Heimat », art. cit.
-
[22]
– « Aperçus historiques sur l’hôpital Saint-Jacques jusqu’en 1914 », sl, nd, 11 p., dactyl. (archives Boiron).
-
[23]
Comptes rendus réguliers dans la revue Bibliothèque homéopathique.
-
[24]
Sur l’histoire des conflits internes, voir C. Janot, Histoire de l’homéopathie française, Fontenay-aux-Roses, 1936.
-
[25]
J. Baur, Homéopathie, médecine de l’individu, op. cit.
-
[26]
O. Faure, « La clientèle d’un homéopathe parisien au xxe siècle : recherches sur la clientèle de Léon Vannier (1928-1948) », O. Faure, Praticiens, op. cit.
-
[27]
D’après les procès-verbaux des conseils d’administration et assemblées générales de LHF, détenues par les Laboratoires Boiron (cotes 4-B, 1-1 à 4-B, 5-1).
-
[28]
D’après les archives de Boiron, « Histoire des Laboratoires Boiron (1932-1968) », 18 p. dactyl, sd. et la synthèse de J. Rémy « La route Boiron-LHF : 1926-1988 : convergences et ambitions pour l‘homéopathie », 44 p., dactyl., sd.
-
[29]
Remarquable analyse rétrospective et prospective dans « Rapport d’activité des Laboratoires homéopathiques modernes », 30 p., dactyl., sd. (1945).
-
[30]
I. Ambrosin, « Le statut juridique du médicament homéopathique », mémoire de DEA, université Lyon-III, 1998.
-
[31]
M. Schiff, Un cas de censure dans la science : l’affaire de la mémoire de l’eau, Paris, 1994 ; M. de Pracontal, Les Mystères de la mémoire de l’eau, Paris, 1990.
-
[32]
Sur l’enseignement, la recherche et leurs structures dans l’entre-deux-guerres, voir M. Vallée, L’Organisation actuelle de l’homéopathie en France, Lyon, 1936.
-
[33]
R. Allendy, « L’évolution de l’homéopathie », Revue française d’homéopathie, n° 3, 1934, p. 167-187.
1De toutes les médecines alternatives qui font actuellement florès, l’homéopathie est indéniablement la plus ancienne, la plus répandue dans le public et la mieux acceptée par le monde médical et pharmaceutique officiel. Outre les homéopathes convaincus, une forte minorité de médecins la prescrivent aux côtés des autres médicaments et elle fait jeu égal avec l’allopathie dans les vitrines des officines. Pourtant les principes de l’homéopathie restent contestés et beaucoup de scientifiques dénient tout fondement scientifique à son principe de similitude et toute efficacité à ses traitements à dose infinitésimale, les deux piliers de la méthode. Malgré ces attaques, l’homéopathie, née à la charnière des xviiie et xixe siècles sous l’impulsion du médecin allemand Christian Friedrich Samuel Hahnemann (1755-1843), n’a jamais disparu, contrairement à de nombreuses doctrines de ce temps. Ce constat amène à déplacer les interrogations. Au lieu d’examiner l’histoire de l’homéopathie au seul prisme de l’histoire des sciences et des concepts, réduite à l’interminable et insoluble débat sur la scientificité et l’efficacité de l’homéopathie [1], on propose ici d’aborder les aspects culturels, idéologiques et économiques qui semblent mieux à même de rendre compte de l’existence de l’homéopathie depuis deux siècles. En effet, malgré les apparences, il n’y a pas une, mais des homéopathies. On sait les divisions permanentes de cette école, la variété infinie des pratiques individuelles qu’abrite ce nom générique. L’essentiel ne nous paraît pas là, mais dans la capacité de ceux qui se sont dits homéopathes à s’adapter aux tendances de leur temps, jouant habilement et parallèlement sur les registres de la contestation et de l’intégration.
Séductions et pièges de la contestation
2Au cours d’une période qui couvre les deux premiers tiers du xixe siècle, l’homéopathie tente de donner un sens, grâce à la découverte d’une loi naturelle, aux multiples observations glanées au xviiie siècle. Elle propose plus largement de réconcilier l’esprit des Lumières et le renouveau catholique et mystique qui s’amorce après la Révolution française. Fortement marquée par la certitude d’avoir révélé une loi de la nature, l’homéopathie se structure en une sorte d’Église, vite divisée en chapelles et en sectes pratiquant l’exclusion et l’excommunication mutuelle.
3La première proposition s’enracine pleinement dans la médecine du temps. Les observations multipliées ont amené, à la fin du xviie siècle, plus d’interrogations que de réponses. L’étiologie des maladies se voit écartelée entre les facteurs environnementaux, les comportements individuels, les conditions de travail. Pire encore, les statistiques et les observations cliniques ont jeté un doute total sur la polypharmacie, discrédité les hôpitaux, accusés de multiplier les maladies. Tout en restant fidèles à l’observation, beaucoup de médecins ne se résignent pas à ce champ de ruines. Ils gardent la nostalgie des systèmes explicatifs globaux fort en vogue jusque-là. Beaucoup sont peu satisfaits d’une médecine qui prescrit d’abord l’abstention du médecin. Ce mécontentement offre un terrain favorable aux théories explicatives qui proposent des traitements. À la fin de l’Ancien Régime, le médecin viennois Franz Mesmer (1734-1815) prône avec succès l’idée que l’existence et le déplacement des fluides animaux expliquent la maladie et la guérison [2]. Sous le nom de magnétisme, cette théorie reprend vigueur à partir du premier Empire, autour de Puységur (1751-1825), puis ne cesse de se répandre, en particulier dans les salons. Elle séduit aussi des médecins reconnus, comme Frappart, Foissac, Cabarrus. Des hommes politiques comme Emmanuel de Las Cases y ont recours [3]. Plus tard vient la doctrine de Broussais, qui voit dans l’irritation de la muqueuse intestinale l’origine de toute maladie et prescrit systématiquement l’application des sangsues. Peu de temps avant l’homéopathie, la phrénologie, elle aussi venue de Vienne et importée par Gall (1758-1828), s’organise autour de la Société de phrénologie de Paris. On y retrouve pêle-mêle beaucoup d’intellectuels, de libéraux membres ou non de la Charbonnerie, des médecins, bien sûr, comme Imbert, Bottex, les Broussais père et fils, et à nouveau Frappart. Les ambitions de ce mouvement sont immenses. Selon le deuxième président de la Société, Emmanuel de Las Cases, le mouvement ambitionne de tirer de l’étude des crânes « une science propre à nous apprendre pourquoi l’homme agit sur ce qui l’entoure et comment on peut agir sur lui » [4].
4D’abord plus modeste, Hahnemann s’achemine lui aussi vers une contestation radicale de la médecine en vigueur. Pendant des années, il accumule les observations des symptômes produits sur l’homme sain par l’ingestion d’un produit médicamenteux. Il en déduit, fidèlement à un aphorisme d’Hippocrate qu’il généralise, que les semblables guérissent les semblables, à condition, ajoute-t-il, qu’ils soient donnés à dose très faible. Reprenant des données bien admises (il n’y a pas de frontière entre le poison et le médicament sinon par le dosage), il n’effraie pas et suscite un intérêt dans la mesure où il offre à ses confrères une méthode rationnelle et invariable pour prescrire les traitements [5].
5Ce n’est pourtant pas cet argument scientifique bien réel qui attire les ralliements les plus spectaculaires. De nombreux témoignages attestent des adhésions qui relèvent beaucoup plus de la conversion religieuse que de l’aboutissement d’un raisonnement scientifique. Hahnemann lui-même, jouant sur les quolibets et les persécutions qu’il subit ou prétend subir, adopte volontiers le rôle du martyr, voire du Messie. Recevant un médecin genevois, il le prend dans ses bras, l’appelle « mon fils » et lui dit : « Restez près de moi, je vous regarderai comme mon fils et vous donnerai tous mes secrets. » Arrivant à Paris en 1835, il n’hésite pas à parler d’art divin aux membres de la Société homéopathique et à user du style de l’Évangile : « Et vous, studieuse jeunesse qui ne cherchez que la vérité, venez à moi car je vous l’apporte, cette vérité, cette révélation divine d’un principe de la nature éternelle. Vous bénirez la Providence de l’immense bienfait qu’elle a fait descendre sur terre par mon humble entremise car je n’ai été qu’un modeste instrument de sa puissance devant laquelle tout doit s’humilier » [6]. Au-delà de cette modestie feinte, Hahnemann fait preuve d’un indéniable charisme qui transforme en apparitions les premières rencontres de ses disciples avec lui. La fascination s’exerce aussi par le biais de la lecture de son grand ouvrage, L’Organon de la médecine rationnelle (puis Organon de l’art de guérir dans les éditions ultérieures) qui tient dans l’homéopathie le rôle de l’Évangile dans le christianisme. Aussi n’est-il pas étonnant de voir nombre de catholiques séduits par la doctrine et son prophète. Médecins comme les Lyonnais Rapou, père et fils, le Clermontois Imbert-Gourbeyre et beaucoup d’autres, trappistes comme le père Debreyne et le frère Espanet, laïcs comme le comte de Bonneval et Ludovic de Parseval. Le catholicisme devient l’une des plaques tournantes du mouvement homéopathique français. Les homéopathes desservent volontiers couvents et maisons religieuses. L’un d’eux réussit même à former des religieuses gardes-malades homéopathes dans le département de l’Allier [7].
6La scène de la guérison miraculeuse, bien présente dans les récits de conversion, ne séduit pas seulement les catholiques et les mystiques. Le récit en est invariable. Gravement atteint, le héros a tout tenté pour guérir, lui ou son conjoint. Par la lecture ou le conseil d’amis, il prend connaissance de l’homéopathie, n’hésite pas à parcourir l’Europe entière pour se rendre auprès du maître ou de l’un de ses premiers disciples. Presque aussitôt guéri, et comme ébloui, il décide de vouer le reste de son existence au triomphe de l’homéopathie [8]. Tel est le cas du comte Des Guidi (1769-1863), noble d’origine napolitaine qui devient le principal introducteur de l’homéopathie en France (1830) à la suite de la guérison « miraculeuse » de sa femme deux ans auparavant. À côté de ce premier aristocrate, à la fois scientifique et révolutionnaire, un autre comte, Emmanuel de Las Cases, fils de l’auteur du Mémorial de Sainte-Hélène, député du « Mouvement » au début de la monarchie de Juillet, président de la Société de phrénologie et adepte du magnétisme, devient le chef d’orchestre de la doctrine d’Hahnemann en France. Un autre comte, le Russe Korsakov, un autodidacte, met au point son propre système de dilutions (dites « korsakoviennes »), beaucoup plus poussées que celles d’Hahnemann. On retrouve ici ces scientifiques amateurs des xviie et xviiie siècles tout à fait capables de s’imposer comme les égaux des médecins.
7D’autres convertis viennent d’un horizon idéologique et social encore plus éloigné de l’aristocratie catholique. Particulièrement en France, qui en est la patrie, le socialisme utopique est fortement corrélé avec l’homéopathie. Le premier séduit des médecins, la seconde des saint-simoniens ou des fouriéristes. Dès juillet 1831, un enseignement spécial de saint-simonisme est mis en place salle de l’Athénée pour les médecins et les étudiants en médecine [9]. Que le socialisme utopique attire particulièrement des médecins ne peut étonner. Au moment où naissent l’hygiène publique et la médecine légale, une partie des médecins estiment que la profession doit jouer, en vertu du principe de correspondance entre le corps humain et le corps social, un rôle politique et social éminent. Ce projet leur est tout autant inspiré par leurs ambitions sociales que par leur connaissance réelle des climats, des cultures et des hommes. Enfin, ce glissement du médical vers le social est aussi le fruit inattendu de l’incapacité à guérir les maladies dont on connaît mieux les causes. Parmi tous ces médecins, la figure emblématique est celle de Léon Simon (1798-1867). Médecin converti en 1830 à la doctrine de Saint-Simon, son engagement va si loin qu’il devient l’un des principaux membres de la communauté de Ménilmontant. Il joue aussi un rôle primordial dans l’enseignement et fait partie de « la Chambre des pairs » de Prosper Enfantin. Celui-ci en fait son conseiller lorsqu’il rêve d’une ville idéale fondée sur l’analogie avec l’anatomie du corps. Malgré le départ de Léon Simon du premier cercle saint-simonien en novembre 1832, les ponts entre les deux hommes et les deux doctrines sont loin d’être rompus. Affirmant son besoin de renouer avec ses confrères, il écrit au « père » que sa mission est « de leur apprendre votre nom qu’ils ignorent afin qu’un jour ils ajoutent à l’autorité de leur science la parole d’affranchissement que vous avez prononcée ». Joignant le geste au mot, Léon Simon part en mission tout comme d’autres homéopathes et/ou saint-simoniens. Ce phénomène de la mission, commun aux chrétiens et aux saint-simoniens, apparaît dès 1829 dans le sud-ouest de la France, mais la plus célèbre est menée par les médecins alsaciens Curie (grand-père du « célèbre » Curie), Jaenger et Simon en 1832. Les liens entre l’homéopathie, le saint-simonisme et les formes religieuses sont donc très forts. Par le biais du saint-simonisme, l’homéopathie gagne aussi des hommes d’affaires, des industriels. On comprend mieux, dans ces conditions, le relatif crédit dont jouit l’homéopathie auprès des autorités du second Empire peuplées d’anciens saint-simoniens.
8Loin d’être une coalition hétéroclite de doux rêveurs, d’aristocrates déclassés et de médecins en veine de clientèle, l’homéopathie est au cœur d’une nébuleuse porteuse d’un projet relativement cohérent de transformation sociale et spirituelle dans laquelle la médecine est partie prenante.
9Les influences réciproques du catholicisme militant et des clercs de l’homéopathie ne se limitent pas à des emprunts réciproques en matière de rites. Les connivences sont beaucoup plus profondes, même s’il n’y a pas un total recoupement. Au moment où naît l’homéopathie, l’Église catholique accentue sa méfiance pour la science dans ce que certains ont appelé la première réaction « intégraliste » [10] qui dénonce le trop grand esprit de curiosité, la trop grande confiance dans la raison, l’excès de science. Dans le développement de la physiologie, les autorités catholiques voient le spectre du matérialisme. La réponse la plus élaborée vient de Lamennais qui propose de fonder une science catholique. Cette entreprise, qu’il appelle de ses vœux dès 1831 et que l’encyclopédie théologique de l’abbé Migne essaie de réaliser dans la décennie suivante, tente de réaliser la réconciliation entre la science et la foi, au plus grand profit de l’Église et du catholicisme. Selon Maret, « la théologie seule peut aujourd’hui restaurer l’esprit humain et lui faire trouver, dans l’accord de la science et de la foi, les deux forces du monde moral dont la funeste division vous a plongée dans une profonde anarchie intellectuelle ». Si l’encyclopédie de Migne récuse l’homéopathie [11], nombre d’arguments amènent homéopathes et catholiques à se rapprocher. Outre la revendication commune de la liberté de l’enseignement supérieur, la doctrine d’Hahnemann peut servir de colonne vertébrale à la médecine catholique. Imbert-Gourbeyre, éminent représentant de la médecine catholique et professeur à la faculté de médecine de Clermont-Ferrand, représente bien toutes les parentés et les différences entre homéopathie et médecine catholique. Pour lui, l’homéopathie n’est pas toute la thérapeutique et encore moins le dernier mot de la science. Il n’hésite pas à critiquer vertement ce qu’il appelle les divagations d’Hahnemann. Il manifeste par ailleurs sa communion avec la majorité sur la chimie, la physique et l’histoire naturelle, sur la physiologie, la pathologie et même la thérapeutique générale. En revanche, le ton est tout autre lorsqu’il aborde la loi des semblables : « Elle touche, écrit-il, non seulement au monde physique, mais encore au monde moral et même au monde mystique. Elle me paraît être une de ces grandes lois harmoniques auxquelles Dieu a subordonné la Création tout entière. Cette loi, il faut que les médecins s’inclinent devant elle, remerciant Dieu de la leur avoir donnée comme un rayon lumineux qui leur sert de guide au milieu des difficultés et des ténèbres de l’art de guérir » [12]. D’autres médecins catholiques posent le problème en des termes plus philosophiques. Pour rendre chrétienne la médecine, il faut lui fournir un point d’appui philosophique qui la relie avec la théologie. Cet appui philosophique ne peut être que le spiritualisme chrétien qui permet de repousser à la fois le matérialisme organiciste et le dualisme vitaliste qui oppose l’âme et le corps. Dans le spiritualisme, la force vitale n’est plus que l’âme dirigeant les fonctions physiologiques. Sur un plan plus pratique, le médecin chrétien doit rassembler des données expérimentales, raisonner pour aboutir à des lois qui mettront fin à la confusion, appuyer ensuite ses conclusions sur les vérités révélées par Dieu. Dans le cadre de cet « éclectisme chrétien » qui hiérarchise, la force vitale est pour l’organisme ce que la Providence est pour l’univers, une force soumise à Dieu. Les catholiques qui s’intègrent à l’homéopathie en deviennent les piliers du courant éclectique qui refuse de rompre tout lien avec le reste de la médecine. S’ils sont à l’origine de cette scission, ils donnent à la partie la plus dynamique du mouvement une assise spirituelle idéologique et sociale qui permet à l’homéopathie dans son entier de survivre dans les périodes difficiles du matérialisme triomphant.
10Les socialistes utopistes investissent l’homéopathie avec le même souci que les spiritualistes chrétiens : donner du sens à l’accumulation d’observations glanées au petit bonheur au cours du siècle précédent. Sous une autre forme que les catholiques, ils ont aussi la volonté de réconcilier la science et la foi, d’abolir la séparation entre le temporel et le spirituel que l’Église a édifiée. La mission du nouveau christianisme de Saint-Simon viendra, à la manière de l’ancien, couronner et justifier une organisation sociale nouvelle assurant le travail à tous les prolétaires et l’instruction à tous les membres de la société. Pour Saint-Simon, la vertu de toute société, la base immuable et nécessaire du bonheur, c’est la foi, la disposition à croire sans démonstration aux dogmes proclamés par une autorité compétente. Cette foi s’applique « aux opinions scientifiques arrêtées par l’école, qui devront être revêtues des formes sacrées pour être enseignées aux enfants de toutes les classes et aux ignorants de tous les âges » [13]. Le raisonnement est ici parallèle à celui des catholiques éclectiques. L’avenir de l’humanité sera religieux et la religion sera la synthèse des conceptions de l’humanité. Là aussi sans qu’il y ait coïncidence parfaite entre les saint-simoniens et les homéopathes, la doctrine d’Hahnemann est la plus à même de permettre la synthèse entre les aspirations scientifiques et religieuses. Néanmoins la fréquence des saint-simoniens homéopathes montre combien la doctrine séduit ces idéalistes rêvant de fonder une religion scientifique.
11Ce même souci de réconcilier science et foi, raison et spiritualité se retrouve aussi dans le magnétisme et ses succédanés somnambulistes et spiritistes, qui ne sont pas les seules tentations d’individus dérangés. Dénoncée comme une expression du matérialisme, la phrénologie (ou étude des crânes) se retrouve dans cette mouvance et s’attache à poursuivre l’œuvre des Idéologues qui veulent relier le moral et le physique de l’homme. Comme les autres doctrines, elle accentue son orientation spiritualiste. En 1838, le dictionnaire de phrénologie assure que « Dieu est tout et que tout est en Dieu ». Il ajoute que « l’anthropologie doit absorber la dualité du corps et de l’âme dans l’unité » et conclut que « la phrénologie est l’annonce de cette anthropologie panthéistique » [14]. Aussi, n’est-il pas étonnant de retrouver les mêmes hommes séduits en même temps par toutes ces théories. On ne peut ici parler de courants constitués qui s’influenceraient les uns les autres, mais bien d’une nébuleuse d’hommes qui font naître et évoluer ces courants de pensée qui ont tous pour but de fonder une science religieuse ou une religion de la science. Bref, ce ne sont pas les courants qui structurent les individus, mais bien l’inverse.
12Lors de son premier développement, l’homéopathie appartient à une ambiance intellectuelle et idéologique qui conteste le matérialisme médical et la société en train de se constituer. Dans cette nébuleuse, l’homéopathie garde son originalité. Technique autant que doctrine, essentiellement professée par des médecins, l’homéopathie ne nécessite pas l’adhésion à une philosophie particulière, même si elle favorise les prolongements idéologiques. Aussi est-elle un lieu relativement neutre dans lequel se rencontrent ceux qui élaborent les utopies du premier xixe siècle. L’homéopathie souffre de l’échec de la révolution de 1848, de la disparition ou du retrait de la génération postrévolutionnaire la plus marquée par cette ambiance. Beaucoup moins en prise avec l’air du temps, l’homéopathie connaît désormais un repli qui accentue ses divisions internes.
Du repli à l’intégration
13Contrairement à ce qu’affirme la littérature homéopathique dès 1830, le succès très mitigé de l’homéopathie n’est pas essentiellement le résultat d’un complot ourdi par le corps médical avec la complicité des pouvoirs publics. Contrairement à ce que disent ou ont dit les médecins historiens et les historiens de la médecine, l’homéopathie ne fluctue pas en fonction des avancées et des reculs de la médecine officielle, comme une sorte de bouée de sauvetage qui se gonflerait et se dégonflerait au gré des fluctuations de la confiance accordée au reste de la médecine. S’il semble y avoir coïncidence entre un certain recul de l’homéopathie et le développement de la médecine pastorienne, le regain de l’homéopathie commence dans les années 1930 et culmine à partir des années 1970, années peu réputées pour la stagnation de la science médicale et la réduction de sa diffusion. À nouveau, les facteurs des fluctuations de l’homéopathie sont plus internes qu’externes, plus culturels et sociaux que scientifiques. La nouveauté primordiale par rapport à la période précédente réside dans la capacité des leaders de l’homéopathie d’intégrer les données de l’industrie et du commerce dans leurs stratégies.
14Au demeurant, le recul de l’homéopathie entre 1860 et 1920 doit être relativisé. Malgré sa capacité à attirer l’attention, l’homéopathie du deuxième tiers du xixe siècle n’attire que des minorités, tout comme la nébuleuse à laquelle elle se rattache. D’après les homéopathes eux-mêmes, le nombre des médecins adhérents à la doctrine d’Hahnemann ne dépasse jamais 5 % du corps des docteurs en médecine. Par ailleurs, ces homéopathes sont parisiens dans la proportion de un sur quatre et la très grande majorité dans les chefs-lieux de département [15]. Cette faiblesse numérique est masquée pendant un certain temps par l’activisme de ces militants. À l’image de ce qui se fait en Allemagne et ailleurs, les homéopathes fondent des sociétés dont la première est la « Société homéopathique gallicane » (1832). La présence des revues est encore plus spectaculaire. Trente paraissent en France entre 1830 et 1870. Leur situation est difficile et leur existence temporaire. Plus de la moitié meurent avant leur cinquième anniversaire et trois seulement dépassent les vingt ans de parution. Le nombre des brochures et ouvrages publiés dans les mêmes années est impressionnant : six cents en un tiers de siècle. Outre des opuscules polémiques et de propagande, on trouve des traductions d’Hahnemann, des formulaires, des guides à l’usage des médecins, des vade-mecum à destination des familles, mais on ignore presque tout du tirage réel de ses travaux et de son lectorat. Il est clair aussi que, sans doute pour des raisons financières et de moindre diffusion, le flux régresse à partir des années 1860 [16].
15La stagnation de l’homéopathie à partir des années 1860 ne manque pas de raisons internes et externes. Si les homéopathes sont parfois exclus des sociétés médicales, si leur doctrine est condamnée par l’Académie de médecine en 1835, aucun gouvernement ne met en cause la loi de 1803, qui accorde à tout médecin légalement reçu la totale liberté d’exercice. Parfois poursuivis pour exercice illégal de la pharmacie, les homéopathes sont rarement condamnés par les tribunaux, toujours très prudents en la matière. De plus, ces attaques permettent aux homéopathes de réoccuper le devant de la scène et d’y jouer le rôle plutôt valorisant de la victime injustement poursuivie.
16Beaucoup plus grave est l’accès à la formation et à la clientèle. La diffusion du médicament est l’un des talons d’Achille de l’homéopathie. Les dilutions, triturations, macérations, succussions n’attirent guère les pharmaciens, contraints, dans une situation de forte concurrence, à augmenter leur chiffre d’affaires et tentés par la vente des remèdes secrets tout préparés. De plus, formés à la chimie et la physique, ils doutent de l’efficacité de ces granules dans lesquels les substances actives ne peuvent être pesées ou mesurées. Seuls quelques pharmaciens acceptent de se spécialiser dans la fabrication des médicaments homéopathiques. Lors du premier apogée du mouvement, on recense onze pharmacies homéopathiques dont quatre à Paris, les autres à Lyon, Bordeaux, Marseille et Avignon. Quelques officines deviennent des pharmacies mixtes qui n’attirent pas toujours la confiance des médecins homéopathes. Ceux-ci sont donc contraints de faire venir de loin leurs médicaments ou de les préparer eux-mêmes. Dans tous les cas de figure, la qualité du médicament (toujours préparé manuellement) et les conditions juridiques de son existence sont douteuses. Au moment où le médicament est déjà au centre de la relation thérapeutique, la pénurie est un obstacle essentiel au succès de l’homéopathie. Ce handicap s’accentue dans la mesure où le médicament homéopathique est loin de correspondre au médicament actif, voire drastique, qui est le plus apprécié par le public [17].
17D’abord transmise d’individu à individu, selon la relation maître élève ou maître apprenti, l’homéopathie tente d’organiser son enseignement. À cause du monopole d’État sur l’Université, les homéopathes français doivent se contenter de cours informels. Le docteur Léon Simon (père) demande au Conseil royal de l’Instruction publique l’autorisation de professer un cours régulier qu’il assure de 1836 à 1848, d’abord dans les locaux de l’Athénée royal, puis dans un amphithéâtre (privé) de la rue de la Sorbonne. Interrompu par la révolution de 1848, le cours ne reprend qu’en 1865, dans le cadre des cours libres de la Sorbonne instaurés par Victor Duruy. À lire les conférences publiées de l’année 1869, il s’agit d’un cours très général et théorique, plutôt destiné au public cultivé qu’aux praticiens [18]. Un cycle de conférences du même genre a aussi lieu dans les mêmes années à Clermont-Ferrand.
18Déjà fragiles, ces enseignements ne peuvent obtenir ni succès ni reconnaissance dans la mesure où ils ne sont pas complétés par une formation clinique dispensée dans les hôpitaux. Le caractère fondamental de la formation hospitalière est pourtant une préoccupation des homéopathes, fidèles à la médecine clinique. Les hôpitaux privés étant rarissimes en France, c’est vers les grands hôpitaux publics que les homéopathes dirigent leurs espoirs. Le cas le plus marquant est celui du docteur Teissier. Nommé médecin des hôpitaux de Paris au concours de 1840, il se convertit à l’homéopathie huit ans plus tard. Soumis comme tous ses confrères à une carrière tournante, il va donc pratiquer l’homéopathie à Sainte-Marguerite, puis à l’hôpital Beaujon et enfin à l’hôpital des Enfants entre 1848 et 1864 [19]. Ailleurs, la présence de médecins homéopathes est très temporaire et liée le plus souvent aux épidémies de choléra, comme à Marseille, en 1854, avec le docteur Chargé et à Bordeaux avec le docteur Mabit en 1848 [20]. L’homéopathie n’est pas tout à fait absente des petits hôpitaux, mais sa présence est toujours liée au hasard de la présence d’un médecin qui se convertit à l’homéopathie en cours de charge. Une fois le médecin parti, l’expérience ne survit pas et c’est un abus de langage que de parler d’hôpitaux homéopathiques à propos des hôpitaux de Thoissey (Ain), Bourgueil (Indre-et-Loire), Carentan (Manche) et Roubaix (Nord). Bref, l’homéopathie est quasiment absente de la scène hospitalière où se joue de plus en plus le destin de la médecine. Plus encore que l’opposition médicale (surtout sensible lors des expérimentations homéopathiques ponctuelles en temps de choléra), c’est la faiblesse des effectifs homéopathiques qui explique cette absence sur un terrain essentiel [21]. La création d’hôpitaux privés est plus difficile en France que dans les pays voisins. L’aventure de l’hôpital parisien Saint-Jacques illustre bien la multiplicité des obstacles. Envisagé dès 1835, l’hôpital n’est ouvert qu’en 1869 dans un local loué à proximité de la Sorbonne. Grâce au produit d’une souscription modeste (5 000 francs), cet établissement de fortune vivote avec 150 à 200 entrées par an jusqu’à ce qu’un don providentiel de 30 000 francs lui permette d’envisager son transfert dans un local plus adapté construit à cet effet. Obtenue en 1878, la déclaration d’utilité publique attire de nouveaux dons dont ceux des banquiers Rothschild et Vernes. Le nouvel hôpital organise des leçons de clinique à partir de 1886. Il faudra près de cinquante ans à l’homéopathie pour disposer d’un enseignement clinique hospitalier. Encore ne sait-on rien de l’ampleur, de la durée et de la régularité de cette formation [22]. C’est aussi le legs important d’un M. Legras, qui permet aux docteurs Émery et Gallavardin d’ouvrir, à Lyon en 1870, l’hôpital homéopathique Saint-Luc. L’hôpital Hahnemann est créé à Paris en 1870 par Léon Simon (fils) [23] pour concurrencer l’hôpital Saint-Jacques, aux mains des éclectiques. L’organisation de dispensaires ne comble guère ces lacunes hospitalières. Organisés soit dans le cadre de secours paroissiaux (dispensaire Saint-Laurent à Paris) ou en association entre un pharmacien et un médecin (Pétroz et Léon Simon à Paris), les dispensaires ne sont eux aussi qu’une poignée dans les très grandes villes et ont des durées de vie éphémères, même s’ils réussissent à aligner, certaines années, des chiffres impressionnants mais invérifiables.
19Les difficultés de la formation, et notamment le faible accès à la formation clinique, sont l’une des causes de l’affaiblissement des effectifs homéopathiques à partir des années 1860. En outre, les querelles internes à l’homéopathie ont sans doute été également un élément de découragement [24]. Elles apparaissent très vite, du vivant même d’Hahnemann et en grande partie à cause de lui. La première scission intervient à la suite de la publication par Hahnemann de son Traité des maladies chroniques (1828). Dans cet ouvrage, écrit à la suite d’échecs dans le traitement des maladies chroniques, il émet l’idée que celles-ci s’enracinent sur des terrains syphilitiques, vénériens (la sycose) ou psoriques (maladies de peau). Il accorde à la psore un rôle prédominant et en déduit qu’avant de soigner les symptômes, il faut assainir le terrain en apaisant la psore. En conséquence, la plupart des traitements commencent par la prescription systématique de soufre (sulphur) [25]. Cette orientation nouvelle qu’il présente comme la seule homéopathie véritable choque nombre de ses partisans qu’il qualifie de demi-homéopathes, de dissidents qu’il faut excommunier. L’introduction dans sa pratique de la dynamisation à base de succussions, le recours à des dilutions de plus en plus élevées, la pratique par certains de la méthode korsakovienne achèvent de balkaniser le paysage de l’homéopathie. Désormais faite de sociétés hostiles possédant chacune leur revue, l’homéopathie est livrée à un processus de sectarisation, qui voit s’opposer les éclectiques autour de la Société médicale homéopathique de Paris et de la revue L’Art médical, dirigée par Teissier, et les hahnemanniens stricts, emmenés par Léon Simon dans la Société hahnemannienne qui publie la revue l’Hahnemannisme. Si l’on ajoute à cela le prestige renforcé du reste de la médecine, galvanisée par les découvertes de Pasteur et de Koch, on comprend mieux le déclin numérique de l’homéopathie, réduite, au début du xxe siècle, à une centaine de médecins divisés en deux écoles. Le plus étonnant est néanmoins que l’homéopathie résiste et garde des possibilités de développement. Elle les trouve dans ses liens avec l’immatériel qui fascine aussi quelques grands noms de la médecine comme Charcot et Richet, mais aussi dans l’incapacité globale de la médecine pastorienne à guérir les maladies dont elle connaît désormais l’origine. C’est à nouveau sur ce fondement, à la fois mystique, contestataire et pratique que l’homéopathie rebondit en France aux lendemains de la Première Guerre mondiale.
20Le retour en force de l’homéopathie, dans les années 1970, n’a rien d’un coup de tonnerre dans un ciel serein. Pour pousser le raisonnement jusqu’au bout, on pourrait même prétendre que tous les rouages de ce succès sont déjà en place dans l’immédiate après-Seconde Guerre mondiale et qu’ils sont le fruit d’efforts effectués dans l’entre-deux-guerres. À l’origine de ce renouveau, il y a un homme, une sorte de deuxième Hahnemann, Vannier (1880-1963), tout aussi entreprenant et contesté que son célèbre devancier. À vrai dire, l’homme n’est pas tout à fait seul. Formé par l’homéopathe lausannois Nebel (1870-1954), cet Angevin est entouré d’une poignée de condisciples au premier rang desquels le pharmacien René Baudry. Si l’existence d’une homéopathie largement organisée autour des laboratoires Schwabe de Leipzig s’observe déjà en Allemagne, l’épisode reste en partie novateur. La biographie de Vannier se déroule comme si le personnage connaissait d’avance son destin. Après des études de médecine à Angers, la montée à Paris où Vannier ouvre, dans un quartier chic, un cabinet très vite prospère et célèbre grâce à une clientèle huppée et à la mode [26]. Sur ce socle, Vannier décide, comme beaucoup de ses prédécesseurs, de créer un dispensaire, doublé d’un enseignement, d’une revue, L’Homéopathie française, d’une pharmacie-laboratoire confiée à son condisciple Baudry. Une brouille avec celui-ci, la première d’une longue série, le conflit mondial ruinent ce premier dispositif. Tout semble renaître en 1924 avec la reparution de la revue et la réouverture d’un cycle de conférences. Comme les précédentes, la construction est financièrement fragile ; toutefois Vannier s’en rend compte et sait y parer. Le coup de génie consiste à créer un vrai laboratoire industriel qui met fin à la pénurie chronique de médicaments et permet de financer l’enseignement et la propagande. Grâce à son entregent et à sa clientèle, Vannier rassemble 34 actionnaires qui se répartissent les 400 000 francs du capital des Laboratoires homéopathiques de France (LHF) dont les statuts sont déposés en 1926. Le plus grand nombre de participants est constitué d’hommes de banque et d’agents de change (14), d’industriels et d’hommes d’affaires (5), d’ingénieurs et d’hommes de loi (5), presque tous parisiens. L’année suivante, Vannier profite d’une augmentation de capital pour devenir l’actionnaire principal avec plus de 25 % d’un capital porté à 1 million de francs. À sa suite, les médecins investissent l’entreprise et possèdent, en 1931, près de 60 % d’un capital porté à 1,5 million de francs. L’opération connaît un franc succès puisque, cette année-là, le chiffre d’affaires des LHF, établis à Asnières, atteint les 2 millions et les bénéfices dépassent 300 000 francs [27].
21Cette initiative n’est pas unique. Abandonnant sa pharmacie parisienne restée homéopathique, Baudry ouvre à Annonay (Ardèche) le Laboratoire central homéopathique dont les bénéfices contribuent à relancer la revue Le Propagateur de l’homéopathie et la Société rhodanienne d’homéopathie (1927). Celle-ci demande à Baudry d’ouvrir à Lyon un Laboratoire général homéopathique rhodanien. Ce deuxième pôle est fortement lié à un troisième, né d’une dissidence au sein de la mouvance de Léon Vannier. Le caractère impérieux de celui-ci, une triste affaire de plagiat, l’attrait de Vannier pour des méthodes diagnostiques contestées débouchent sur une crise. Sentant eux aussi une conjoncture favorable à l’homéopathie, les dissidents, menés par Fortier-Bernoville, créent, en 1932, le Laboratoire central homéopathique de France sous la signature sociale de Boiron et Cie. En effet, la direction et le capital sont confiés à deux jeunes pharmaciens jumeaux, Henri et Jean Boiron (nés en 1906), mais le véritable financier est le publicitaire Lucien Lévy, guéri peu de temps avant par l’homéopathe André Rouy, disciple de Nebel et propagateur de la notion de drainage des toxines par des complexes homéopathiques (médicaments à plusieurs substances) avant le traitement de la maladie elle-même. À la fois proches de la pratique hahnemanienne (traitement préalable de la psore) et éloignés de la tradition homéopathique (usage d’une seule substance), les homéodraineurs ont un intérêt commercial que saisit très vite Lucien Lévy. Ces produits sont le « leading sector » des Laboratoires homéopathiques modernes (LHM), fondés en 1933 et établis à Courbevoie. Confiés à René Baudry et à Henri Boiron, ils doivent reverser des redevances à l’Office parisien des marques (OPM), propriétaire des marques de fabrique de certaines spécialités et propriété de Lucien Lévy. Quant à Jean Boiron, il est « envoyé en mission » à Lyon, où il reprend le Laboratoire central transformé en Pharmacie homéopathique rhodanienne (PHR) [28].
22Au-delà de ces concurrences, de ces complémentarités et de ces dépendances, les buts, les politiques et les analyses de ces trois laboratoires sont les mêmes. Le premier but est naturellement de rendre le médicament homéopathique disponible, sûr, fiable et constant. Au lieu d’être dilués, dynamisés, triturés et imbibés de façon manuelle, les médicaments homéopathiques sont désormais soumis à des machines de plus en plus sophistiquées fournissant des produits standardisés aux propriétés constantes. Les prospectus des laboratoires pharmaceutiques font une grande place à la représentation de ces machines qui sont destinées à lutter contre l’image d’une homéopathie folklorique. Les produits qui sortent des laboratoires ressemblent de plus en plus aux autres produits pharmaceutiques. Les complexes (plusieurs composants) l’emportent sur les unitaires (un seul principe actif), les spécialités (protégées par le dépôt des marques de fabrique) sur les préparations dès 1938 à LHM. Quant aux spécialités nouvelles (Homéovox, Homéodent), elles constituent le tiers des ventes de 1945. Fabriqué industriellement, le médicament homéopathique est aussi présenté sous une forme attrayante et fait l’objet d’une publicité intense. Si la réclame faite dans la grande presse des années 1930 en faveur des homéodraineurs choque des homéopathes qui y voient « des comportements d’épiciers, elle crée dans le public un mouvement de curiosité vers l’homéopathie et ainsi est développée une clientèle nouvelle aux médecins homéopathes [29] ».
23Intégrée de facto au monde de la pharmacie moderne, l’homéopathie l’est bientôt de jure. Fabricants de médicaments différents mais industriels, les responsables des laboratoires homéopathiques entrent dans le milieu de l’industrie pharmaceutique et participent de ce fait à l’édification de la réglementation. Présidents du Syndicat de la pharmacie et des laboratoires homéopathiques spéciaux, Maurice Delpech et Henri Boiron jouent un rôle essentiel. De son côté, par ses relations, Léon Vannier n’est sans doute pas étranger au mouvement qui s’amorce pour reconnaître officiellement l’homéopathie [30]. L’arrêté du 24 février 1939 définit, et donc reconnaît, les préparations homéopathiques en les divisant entre unitaires et complexes, ce qui revient à entériner la pratique des laboratoires. La loi de 1941 soumet ces produits au seul enregistrement (produits sous cachet). En revanche, si les spécialités homéopathiques existantes sont reconnues au bénéfice de leur innocuité, aucune nouvelle ne peut recevoir le visa prescrit par la loi pour toutes les spécialités. Après 1945, des représentants de l’homéopathie sont introduits dans les commissions du formulaire et de la pharmacopée. Moyennant des concessions, dont l’exclusion des dilutions korsakoviennes et des hautes dilutions hahnemanniennes, les médicaments homéopathiques sont reconnus par l’arrêté du 21 décembre 1948, qui codifie leur préparation. Quant aux préparations unitaires et complexes, elles sont menacées par la disparition des produits sous cachet (loi de 1954), mais réhabilitées en 1965 par leur introduction dans la pharmacopée. C’est bien grâce au choix de la logique industrielle et commerciale que l’homéopathie obtient droit de cité. La suite est plus connue. À l’abri de ce statut, les sociétés prospèrent avant de fusionner (création du groupe Boiron : PHR, LHM, Henri Boiron en 1966, fusion avec LHF en 1988).
24Cette même année paraît dans la prestigieuse revue scientifique anglo-saxonne Nature un article émanant d’un laboratoire de l’INSERM tendant à prouver, selon les méthodes reconnues par la communauté scientifique, l’action d’un médicament homéopathique (Apis mellifica) dans la dégranulation des basophiles. Avant que ne se déclenche la polémique, souvent appelée « affaire Benvéniste » [31] (du nom du responsable de l’équipe de l’INSERM) ou « de la mémoire de l’eau », l’homéopathie semble sur le point de se voir reconnaître scientifiquement au moment où elle l’est déjà par les autorités et le public. Ce résultat est le fruit d’une longue démarche, parallèle et liée à celle de l’industrialisation. Dès les années 1930, Vannier, ses concurrents comme ses amis, en développent l’enseignement et la recherche tout en prônant leur volonté d’intégrer les acquis de la médecine classique [32]. La profession de foi de « l’Homéopathie moderne » fait référence à quatre maîtres : Hahnemann pour la thérapeutique, Laennec et Trousseau pour la clinique, Claude Bernard pour la médecine expérimentale. La revue demande à ses lecteurs d’être médecins avant d’être homéopathes, cliniciens et chercheurs avant d’être thérapeutes. La formation dispensée par le Centre homéopathique de France prend soin de ne pas concurrencer ni combattre l’enseignement de la Faculté. Elle se borne à proposer aux seuls médecins diplômés un enseignement complémentaire sérieux sans prétendre transformer tous les assistants (trois cents en 1938) en homéopathes fervents. Stimulés par la concurrence, le Centre homéopathique de France et l’Homéopathie moderne adoptent les mêmes stratégies. Ils multiplient les dispensaires, centres de soins d’enseignement et d’études. Les laboratoires se dotent de conseils scientifiques et médicaux, se livrent à de nombreuses études, se tiennent au courant des recherches extérieures. Cette orientation offre nombre d’avantages. Si elle permet de recruter quelques médecins (une vingtaine par an) et infirmières (cinq à douze par an dans l’entre-deux-guerres) qualifiés en homéopathie, elle a surtout le mérite de sensibiliser d’autres médecins à l’homéopathie. C’est ainsi que naît l’une des forces de l’homéopathie française contemporaine : être prescrite par nombre de médecins qui ne s’affichent pas homéopathes, mais ont été sensibilisés à la doctrine. Le bénéfice symbolique n’est pas le moindre. Le Centre homéopathique de France est reconnu d’utilité publique, un ministre de l’Hygiène publique inaugure l’un de ses dispensaires, un autre préside un centre régional. Les notabilités se précipitent dans l’Association philanthropique pour le développement de l’homéopathie, qui finance le CHF. Honorable, l’homéopathie a donc désormais pignon sur rue et ne l’abandonnera pas.
25Pourtant, les mêmes homéopathes gardent un aspect sulfureux capable d’attirer les contestataires en même temps que les conformistes. Il ne s’agit bien sûr pas là d’un calcul cynique, mais d’une composante essentielle de l’homéopathie, toujours ouverte aux synthèses les plus hardies. Médecin réputé, notable reconnu, Vannier est aussi attiré par des techniques plus marginales et suspectées comme l’iridologie, la chiroscopie, la morphologie, peut-être même l’astrologie. Pour lui, toutes les techniques capables d’affiner le diagnostic peuvent être utilisées. Membre du groupe de l’Homéopathie française dont on a dit le caractère pragmatique, le docteur Allendy est aussi capable de déclarer la faillite du pastorisme [33]. Il ne cache pas son admiration pour l’homéopathe anglais Kent, qui porte à l’extrême le niveau des dilutions et l’espacement des prises, affirme son intérêt pour la réflexologie et la radiesthésie. On retrouve bien, dans la deuxième moitié du xxe siècle, cette volonté de synthèse décelée un siècle et demi auparavant entre l’esprit et la matière.
26Ainsi, l’homéopathie en France est à la fois unique et multiple et c’est bien ce qui explique sa vitalité fluctuante. Associant toujours technique et spiritualité, elle se trouve à l’intersection de deux domaines toujours liés dans notre société. À ce socle invariable, les homéopathes ajoutent une capacité très forte, sans doute accrue par leur position minoritaire, à intégrer les éléments porteurs de chaque époque : la revendication libérale révolutionnaire et utopique au début du xixe siècle ; le refus du matérialisme dans la seconde moitié du même siècle ; l’utilisation des logiques industrielles et publicitaires au début du xxe siècle ; le compromis entre les utopies écologistes et les logiques capitalistes dans la deuxième moitié du siècle dernier (le xxe). L’indéniable succès actuel de l’homéopathie n’est certes pas celui qu’espérait son fondateur. Portée par le courant de contestation de la médecine « dure », l’homéopathie s’intègre dans l’immense panoplie des moyens mis en œuvre pour acquérir plus de santé et de bien-être plutôt qu’elle ne la transforme. Cette victoire de l’homéopathie n’est pas acquise contre, mais avec la médecine classique. Longtemps ennemies, les deux médecines triomphent ensemble par la volonté d’une société assoiffée de mieux-être. Reste à savoir si elle ne risque pas d’y perdre sa spécificité originelle d’associer le corps et l’âme.
Notes
-
[1]
J.-J. Aulas, L’Homéopathie : état actuel de l’évaluation clinique, Paris, 1991.
-
[2]
R. Darnton, La Fin des Lumières : le mesmérisme et la Révolution, Paris, 1984.
-
[3]
Marquis de Puységur, Un somnambule désordonné (texte présenté par Jean-Pierre Peter), Paris, 1999.
-
[4]
M. Renneville, La Médecine du crime : essai sur l’émergence d’un regard médical sur la criminalité en France (1785-1885), Lille, 1997.
-
[5]
J. Baur, Homéopathie, médecine de l’individu, Paris, 1998.
-
[6]
Discours prononcé à l’ouverture de la session de la Société homéopathique gallicane le 15 septembre 1835, Genève, 1835.
-
[7]
N. M. Chauvet, L’Avenir de l’homéopathie : lettres au docteur Bretonneau, Tours, 1859.
-
[8]
M. Gijsswif-Hofstra, « Conversions to Homeopathy in the 19th Century », M. Gijswijf-Hofstra, Marland, De Waardt, Illness and Healing Alternatives in Western Europe, Londres, 1997.
-
[9]
H. d’Allemagne, Les Saint-Simoniens (1824-1837), Paris, 1930.
-
[10]
P. Boutry, Histoire de la France religieuse, t. III, Paris, 1991.
-
[11]
C. Langlois et F. Laplanche, La Science catholique : l’encyclopédie théologique de Migne (1844-1873) : entre apologétique et vulgarisation, Paris, 1992.
-
[12]
A. Imbert-Gourbeyre, Lectures publiques sur l’homéopathie faites au palais des facultés de Clermont-Ferrand, Paris, 1865.
-
[13]
Citations de Saint-Simon par S. Charlety, Histoire du saint-simonisme, Paris, 1931.
-
[14]
Cité par M. Renneville, La Médecine du crime, op. cit.
-
[15]
M. Garden, « L’histoire de l’homéopathie en France 1830-1940 », O. Faure (sous la dir. de), Praticiens, patients et militants de l’homéopathie, en France et en Allemagne, Lyon, 1992.
-
[16]
O. Faure, « Eine zweite Heimat für die Homöpathie, Frankreich », M. Dinges (sous la dir. de), Weltgeschichte der Homöpathie, Munich, 1996.
-
[17]
Sur le rôle du médicament au xixe siècle, voir O. Faure, Les Français et leur médecine au xixe siècle, Paris, 1993.
-
[18]
L. Simon, Conférences sur l’homéopathie (6), Paris, 1869.
-
[19]
A. Milcent, Jean-Paul Tessier ; esquisse de sa vie, de son enseignement, de sa doctrine, Paris, 1863.
-
[20]
L. Lasveaux, Traitements homéopathiques du choléra dans la France du xixe siècle, Lyon, 1988.
-
[21]
O. Faure, « Eine zweite Heimat », art. cit.
-
[22]
– « Aperçus historiques sur l’hôpital Saint-Jacques jusqu’en 1914 », sl, nd, 11 p., dactyl. (archives Boiron).
-
[23]
Comptes rendus réguliers dans la revue Bibliothèque homéopathique.
-
[24]
Sur l’histoire des conflits internes, voir C. Janot, Histoire de l’homéopathie française, Fontenay-aux-Roses, 1936.
-
[25]
J. Baur, Homéopathie, médecine de l’individu, op. cit.
-
[26]
O. Faure, « La clientèle d’un homéopathe parisien au xxe siècle : recherches sur la clientèle de Léon Vannier (1928-1948) », O. Faure, Praticiens, op. cit.
-
[27]
D’après les procès-verbaux des conseils d’administration et assemblées générales de LHF, détenues par les Laboratoires Boiron (cotes 4-B, 1-1 à 4-B, 5-1).
-
[28]
D’après les archives de Boiron, « Histoire des Laboratoires Boiron (1932-1968) », 18 p. dactyl, sd. et la synthèse de J. Rémy « La route Boiron-LHF : 1926-1988 : convergences et ambitions pour l‘homéopathie », 44 p., dactyl., sd.
-
[29]
Remarquable analyse rétrospective et prospective dans « Rapport d’activité des Laboratoires homéopathiques modernes », 30 p., dactyl., sd. (1945).
-
[30]
I. Ambrosin, « Le statut juridique du médicament homéopathique », mémoire de DEA, université Lyon-III, 1998.
-
[31]
M. Schiff, Un cas de censure dans la science : l’affaire de la mémoire de l’eau, Paris, 1994 ; M. de Pracontal, Les Mystères de la mémoire de l’eau, Paris, 1990.
-
[32]
Sur l’enseignement, la recherche et leurs structures dans l’entre-deux-guerres, voir M. Vallée, L’Organisation actuelle de l’homéopathie en France, Lyon, 1936.
-
[33]
R. Allendy, « L’évolution de l’homéopathie », Revue française d’homéopathie, n° 3, 1934, p. 167-187.