Notes
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[1]
Le "mouvement d'enclosure", à l'origine, désigne la transformation dans l'affectation des terres qui a eu lieu en Grande-Bretagne au xve siècle: des terrains jusque-là biens communaux furent divisés en enclos privés pour l'élevage des moutons.
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[2]
E. Digby Baltzell, Philadelphia Gentlemen: The Making of a National Upper Class, Chicago, Quadrangle Books, 1958, p. 306.
1Faire ses études dans un internat privé aux États-Unis est depuis toujours un excellent moyen d'accéder aux postes de décision. Bien qu'elles accueillent moins de 1 % des lycéens, ces institutions forment un nombre disproportionnellement élevé de personnalités marquantes dans le monde des affaires, de la politique et de la culture. Traditionnels et conservateurs, les lycées privés constituent une institution typiquement américaine qui n'a pas d'équivalent, en partie puritaine, en partie anglaise, en partie "Wall Street". Leurs premiers mécènes furent des patrons fortunés tels que Mellon, Du Pont et Morgan. Depuis leurs origines, les internats ont recruté parmi les classes qui jouissent depuis longtemps ou nouvellement d'une grande aisance financière, et les ont fondues en ce que le sociologue E. Digby Baltzell appelle une classe dominante nationale. Aujourd'hui encore, malgré la "co-éducation" et des règles d'admission plus souples, ils demeurent des lieux d'exclusivité et de privilège. Comme le dit William G. Saltonstall, ancien recteur d'Exeter, "pour la plupart nous sommes des banlieusards provinciaux de la bonne bourgeoisie, genre actions en Bourse, fermette style Tudor et sorties style country-club".
2La création de pensionnats aux États-Unis fit partie d'un "mouvement d'enclosure" de la classe dominante qui se produisit vers la fin du xixe siècle [1]. Afin de pouvoir s'isoler, elle se réserva ses propres quartiers, ses églises, ses lieux de loisir à la campagne et en banlieue, et créa un certain nombre de clubs sociaux et sportifs. C'est à cette époque que le Registre social (Social Register) fut publié pour la première fois et que, dans un arrogant étalage de consommation, la saison sociale fut marquée par des bals pour débutantes et des galas de bienfaisance. L'individualisme acharné des barons-bandits (robber barons) s'était civilisé; gagner ne suffisait plus, dorénavant il fallait apporter des références en bonne et due forme, identifier et protéger les lignées familiales. En s'isolant ainsi, les classes dominantes pouvaient poursuivre la création d'une aristocratie américaine loin des regards inquisiteurs.
Les seize écoles d'élite les plus prestigieuses
Établissement | Lieu | Date de création |
---|---|---|
1. Phillips Academy | Andover, Massachusetts | 1778 |
2. Phillips Exeter Academy | Exeter, New Hampshire | 1783 |
3. Episcopal High School | Alexandrie, Virginie | 1839 |
4. Hill School | Pottstown, Pennsylvanie | 1851 |
5. St. Paul's School | Concord, New Hampshire | 1856 |
6. St. Mark's School | Southborough, Massachusetts | 1865 |
7. Lawrenceville School | Lawrenceville, New Jersey | 1883 |
8. Groton School | Groton, Massachusetts | 1884 |
9. Woodbury Forest School | Woodbury Forest, Va. | 1889 |
10. Taft School | Watertown, Connecticut | 1890 |
11. Hotchkiss School | Lakeville, Connecticut | 1892 |
12. Choate School | Wallingford, Connecticut | 1896 |
13. St. George's School | Newport, Rhode Island | 1896 |
14. Middlesex School | Concord, Massachusetts | 1901 |
15. Deerfield Academy | Deerfield, Massachusetts | 1903 |
16. Kent School | Kent, Connecticut | 1906 |
Les seize écoles d'élite les plus prestigieuses
IMMIGRATION AUX ÉTATS-UNIS ET CRÉATION D'ÉCOLES D'ÉLITES
IMMIGRATION AUX ÉTATS-UNIS ET CRÉATION D'ÉCOLES D'ÉLITES
3D'après Baltzell [2] (1958) le lycée privé d'élite a joué un rôle important dans la formation et le maintien d'une classe dominante américaine, en admettant à la fois des patriciens et des parvenus de la côte Est, permettant ainsi aux détenteurs de sang noble ou d'argent de reconnaître leurs intérêts communs, et d'agir de concert. Le fait de partager la rude épreuve du "rite de passage" créait des liens de loyauté que même des différences d'origine sociale ne pourraient défaire. L'identité collective forgée dans les lycées privés devint donc la base d'une solidarité et d'une conscience aristocratiques.
Une éducation totale
4Éloignés de leurs parents, les pensionnaires n'ont d'autre choix que de forger de nouvelles alliances pour survivre. La vulnérabilité est accentuée par l'atteinte faite à la vie privée dans l'institution totale; l'intimité sociale obligatoire imposée aux élèves y est, vue de l'extérieur, absolument incroyable. Tout comme des soldats dans les campements, les élèves, dans ce genre de lycée, doivent s'habituer à manger, dormir, étudier et jouer ensemble. Un élève écrit: "L'art de vivre dans la proximité d'autres personnes fait partie de l'éducation. Non seulement on apprend à côtoyer dix personnes dans la douche le matin, mais aussi on découvre dans les moindres détails le caractère de ses amis."
L'enquête
Dans un échantillon représentatif de 20 écoles, nous avons distribué des questionnaires anonymes à 2 475 élèves de première et de dernière année, questionnaires qui portaient sur leur milieu familial, leurs opinions sur le climat académique de l'école, ce qu'ils ont préféré et aimé le moins dans le lycée privé, pourquoi ils l'ont choisi, si oui ou non ils trouvaient que l'expérience les avait changés, et si oui, de quelle façon, de même que sur leurs objectifs en matière d'enseignement et de profession future, ainsi que sur leurs buts dans la vie. Et enfin, nous avons organisé un sondage auprès de 382 professeurs dans 20 écoles.
5Du point de vue de l'élève, le bâtiment le plus intéressant sur un campus privé ne sera pas la chapelle, la salle de classe ou la bibliothèque, mais le dortoir. Les événements réellement importants se passent dans les dortoirs, où les élèves doivent apprendre à s'intégrer au groupe s'ils veulent survivre. Les écoles varient quant à la façon dont elles logent leurs élèves. Les grands dortoirs en brique, qui sont d'usage dans beaucoup de lycées de l'Est, par exemple, font plus penser à un bloc de cellules qu'à un foyer loin de la maison familiale. La plupart des chambres donnent sur un couloir central avec une salle de bains commune au bout de chaque couloir. Toutes les chambres sont semblables, y compris les lits, les chaises et les tables fournis par l'institution. Les dortoirs de filles ont tendance à être moins sévères que ceux des garçons et, dans certains cas, les filles sont logées dans des maisons reconverties plutôt que dans des dortoirs. À la suite de concessions que les écoles ont dû faire à la culture des jeunes depuis les années 1960, les dortoirs modernes comprennent en général des salons, des espaces libres, des salles de jeux, des laveries, et parfois même des coins-cuisine.
6La plupart du temps ces chambres, salons et espaces libres, deviennent ce qu'on pourrait appeler des "espaces de résistance". C'est dans ces endroits que les élèves rejettent les facteurs socialisants officiels de l'institution en créant leur propre culture, une culture qui souvent semble être en contradiction avec la culture officielle de l'école. Ces espaces de résistance forment un territoire disputé. Le personnel du pensionnat se voit souvent obligé de les envahir; il enlève alors posters, tapisseries et autres décorations murales, limite le type de musique que les élèves sont autorisés à écouter et fait des descentes dans les chambres à la recherche de drogue, d'alcool et d'autres produits clandestins.
7Quand les élèves sont admis dans une école d'élite, ils passent par ce qu'on pourrait appeler un double rite de passage. En effet, ils subissent le traitement d'"intervention" officiel de l'école, ainsi qu'un processus officieux plus intense de socialisation, qui s'effectue parmi eux. Les élèves se trouvent donc placés dans une situation paradoxale. D'une part, on les encourage à subir un rite de passage conçu par les proviseurs comme une éducation morale. Dans l'éthique du lycée privé, la formation du caractère est une composante importante de l'expérience de l'internat. D'autre part, ils doivent aussi passer par ce qu'on pourrait appeler une carrière "immorale". En effet, la culture estudiantine fait pression sur les élèves pour qu'ils contreviennent aux règles de l'école et qu'ils exercent une espèce de subversion discrète, mais constante, du programme officiel. Ceci peut entraîner une confusion et une aliénation importantes. Une jeune fille écrit que l'internat "lui a appris ce que c'est qu'être malheureuse, ôté la liberté qui lui était si chère, et lui a fait haïr les gens". Un autre élève écrit que l'internat "lui a fait comprendre que les riches WASPS [protestants blancs anglo-saxons] sont des salauds stupides et ignorants". Dans l'environnement de l'internat, le soi est exposé aux yeux du public à un point tel que les adolescents se sentent extrêmement vulnérables. Une partie du prix à payer pour le privilège retiré est (ironiquement) une perte de la vie privée. La personnalité au lycée privé est donc formée par les opinions collectives des autres membres de l'institution totale; et dans cette mesure, il s'agit bien d'une personnalité à constitution fondamentalement sociale. Les exigences qui incombent aux élèves pour équilibrer ce double rite de passage sont extrêmement éprouvantes. Beaucoup de ces adolescents deviennent apathiques, cyniques ou autodestructeurs. Un élève de dernière année écrit: "J'ai vieilli avant l'âge." Dans un autre commentaire, il est dit que l'internat "a sûrement contribué au cynisme des teenagers".
8Pour ces adolescents, le désir d'individualité est continuellement en conflit avec les pressions subies pour se joindre à la collectivité. Certains élèves se retirent. L'un confie: "Je préfère de plus en plus rester seul." D'autres sont plus explicites, l'un disant que l'internat l'a "transformé en quelqu'un d'égoïste et d'introverti qui ne veut rencontrer personne" et un autre qu'il est devenu "un ermite". Un autre va même jusqu'à avouer: "J'ai dû me créer une autre personnalité" alors qu'un élève de dernière année affirme que l'internat lui a "fait haïr la vie en institution".
9La violence des réactions de ces élèves à l'institution, cependant, a probablement moins à voir avec la vie de dortoir qu'avec toute la structure de vie dans l'institution totale. La perte de soi et l'obligation d'une intimité partagée ne constituent, dans un sens, que le commencement du contrôle social que les écoles essaient d'imposer à leurs élèves. Les institutions d'éducation totales sont conçues pour s'immiscer sous la surface du comportement et réglementer la vie intime des élèves.
L'importance du rituel et du symbolique
10Pierre Bourdieu a décrit les processus d'investiture par lesquels des différences entre individus sont légitimées au travers de rites d'institution. La fonction sociale du rituel est de créer une séparation entre ceux qui ont et ceux qui n'ont pas subi un certain rite de passage. Manifestement, le rite de passage ici sert à séparer les étudiants de l'internat des autres étudiants. Les diplômés d'une école d'élite doivent faire preuve de caractère, de sens de l'honneur, de persévérance, de discrétion et surtout de loyauté envers leur classe sociale. La fonction sociale du rituel et du symbole est donc de représenter les valeurs du groupe afin que les frontières sociales créées soient intériorisées comme étant naturelles et légitimes. D'une certaine façon, pratiquement tous les aspects de la vie d'internat sont ritualisés et même mis en scène. La cohésion de groupe, par exemple, est renforcée par des règlements vestimentaires qui obligent les élèves à porter soit l'uniforme de l'école, soit des types de vêtements particuliers. Les élèves apprennent souvent à montrer un respect symbolique pour la culture de l'école en devant s'adresser aux professeurs et aux aînés avec déférence. Très souvent, les élèves doivent passer une série de cérémonies d'initiation telles que celle qui consiste à porter des vêtements bizarres pour indiquer leur désir de se soumettre au groupe. Dans beaucoup d'écoles les noms des élèves sont gravés dans des plaques de bois après leur diplôme pour symboliser que, bien qu'ils aient quitté l'école physiquement, leur vie est liée à l'institution à tout jamais.
11La situation géographique et l'environnement de la plupart des lycées privés jouent aussi un rôle dans la formation de la personnalité de l'élève typique. Contrairement à la majorité des établissements publics américains, qui sont souvent des bâtiments utilitaires ressemblant à des usines ou à des bureaux, les lycées privés se situent presque toujours dans un cadre rural, donc idyllique et isolé. Les campus de ces écoles englobent parfois champs, montagnes, rivières, lacs, déserts, marais et vallées. Deux écoles possèdent à elles seules un terrain équivalant à 5 % de l'État de Rhode Island. En fait, l'ensemble des biens fonciers des internats américains représente tout un "parc national privé". Les équipements de ces écoles sont en général splendides. Globalement, les gymnases, dortoirs, bibliothèques, théâtres et bâtiments scientifiques ont des installations supérieures à celles de bien des universités. Bien que nous ignorions encore la relation précise qui existe entre la conscience et l'esthétique, on peut supposer que beaucoup d'étudiants, à force de vivre dans cet environnement, finissent par penser qu'ils ont naturellement droit à ce qu'il y a de meilleur. "Cette école exige que je fournisse un travail de qualité parce que j'ai des vitraux aux fenêtres de ma chambre", dit un élève. Une autre élève écrit que ce qu'elle préférait dans l'internat était "le design de l'école; c'est un endroit magnifique pour travailler. Je ne crois pas que j'aurais la même attitude si elle était construite et conçue autrement".
12La fréquentation de la chapelle fait aussi partie des rituels communs. Récemment encore la chapelle constituait un mode de vie de beaucoup d'internats, surtout de ceux qui étaient d'obédience épiscopale ou catholique. Le service se tient quotidiennement et deux fois le dimanche. Dans beaucoup d'écoles épiscopales et catholiques, la présence à l'office est encore exigée, et presque tous les lycées privés ont une messe le dimanche. Dans les écoles sans affiliation religieuse officielle, le service peut être relativement simple et neutre; mais dans les écoles traditionnellement religieuses, il peut encore être hautement ritualisé. Tout comme lors des services anglicans, on dit aux élèves comment entrer et sortir, quand se lever, quand s'agenouiller, quand rester silencieux, quand prier, quand chanter et quand écouter. Les recteurs des écoles religieuses ont souvent un diplôme de théologie et servent de modèles en matière de dévotion. Le service peut aussi accentuer les niveaux hiérarchiques dans l'école. Ainsi le pouvoir peut être associé à l'autorité religieuse dans l'esprit de certains élèves et leur procurer un soutien moral dans la chasse aux positions sociales.
13À cause sans doute de leurs traditions aristocratiques et militaires, les Anglais sont davantage attachés à la pompe que les Américains, dont l'attitude est plus marquée de puritanisme ou de souci commercial. Les rituels sociaux sont donc moins élaborés que dans certaines écoles anglaises. Ils peuvent prendre la forme de jeux collectifs, comme la rivalité scolaire entre équipes pendant toute l'année. Dans plusieurs internats de filles, par exemple, les élèves sont divisées en équipes à l'échelle de toute l'école, surnommées selon le cas les Renards et les Chiens, les Lutins et les Araignées ou les Rouges et les Blancs. Une coutume fréquente dans les écoles de filles est ce qu'une école a surnommé le "Sing-Sing": deux équipes avancent l'une vers l'autre dans une vaste prairie et chacune essaie de chanter plus fort que l'autre. Il existe aussi des rituels fort élaborés "anciennes nouvelles": les nouvelles ne sont pas autorisées à utiliser certains sentiers et doivent mémoriser des éléments importants du folklore de l'école, comme des chansons.
Régulation au niveau de la structure profonde
14Les éducateurs d'internat, cependant, n'utilisent pas seulement les rituels et les symboles comme méthode de contrôle du comportement estudiantin. Des modifications de comportement plus permanentes exigent un contrôle des étudiants à un niveau plus profond. Par définition, les écoles d'externes sont limitées dans leur capacité à réguler les habitudes corporelles, tandis qu'une institution totale offre l'organisation idéale pour la "régulation de la structure profonde".
15Contrôler le corps d'un individu signifie disposer sur lui d'un pouvoir important. Les perspectives de socialisation sont nettement augmentées quand le sujet dépend de son "entraîneur" pour sa subsistance. Quelle meilleure façon de forger une identité collective qu'en obligeant des individus à dormir et à manger sur un mode uniformisé? Comment une école peut-elle s'infiltrer plus profondément dans la psyché des élèves qu'en réglementant leur vie sexuelle? Dans un certain sens, la domination sociale commence avec la répression du moi, et où pourrait-on mieux assimiler les tactiques de l'abnégation que dans un contexte sans issue où la tentation est supprimée et le plaisir puni. Il fut un temps où cette forme extrême de contrôle social était acceptée par la majorité des élèves; cela faisait partie de l'apprentissage. Aujourd'hui, en revanche, la culture "jeune" est presque radicalement opposée à la culture de répression. En prenant en compte les réalités contemporaines, les écoles ont dû partiellement renoncer à leur emprise sur les personnes physiques des étudiants et, par là même, l'uniformisation devient une entreprise moins aisée. Les règles concernant la nourriture et la vie sexuelle, par exemple, ont été considérablement assouplies au cours des vingt dernières années.
16Un des chocs les plus durs qu'éprouvent les nouveaux est sans aucun doute la perte du réfrigérateur bien rempli qu'ils avaient chez eux. La plupart des jeunes ont été gâtés par leur mère ou par le cuisinier, qui leur préparaient jusqu'alors leurs plats préférés en abondance. Le lien inconscient entre la nourriture et l'éducation - une partie considérable de la notion de foyer - est rompu dès l'entrée au pensionnat. À sa place arrive la "bouffe" de collectivité, comme certains élèves l'appellent, où, au lieu d'avoir libre accès au réfrigérateur, les élèves doivent faire la queue, prendre ce qui est disponible et manger en compagnie d'inconnus. Dans la plupart des écoles d'élite, la nourriture est abondante, mais dans certains pensionnats moins favorisés, elle peut être frugale, voire même insuffisante. 37 % des élèves déclarent que la nourriture est l'aspect du pensionnat qu'ils aiment le moins. Dans l'une des écoles, on apprend aux élèves à éviter le gaspillage en les obligeant, pendant la pause de 10 h, à finir les restes du jour précédent. Les écoles accordent beaucoup d'importance aux aspects socialisants des repas. Dans un grand nombre d'écoles primaires et dans les écoles les plus traditionnelles, on prend encore deux ou trois repas par jour. Ces derniers peuvent être de véritables cérémonies, où les places sont assignées, marquées par des initiales et où l'on se doit de respecter scrupuleusement les règles de l'étiquette. La nourriture est servie et consommée en un temps donné. Très souvent, le directeur prend part au repas, à la table principale, et les repas débutent par un bénédicité suivi d'annonces diverses. L'hypothèse implicite derrière ces repas hautement ritualisés est que les gens qui mangent la même chose agissent de la même façon et peut-être même pensent de manière identique.
17Même quand la nourriture officielle de l'école suffit amplement, les élèves conservent pratiquement toujours une réserve de nourriture "privée", provenant généralement soit de leur famille, soit de la ville. Naturellement, le marché noir de la nourriture prospère; en fait, la nourriture peut devenir une monnaie d'échange: pour consolider des amitiés ou pour se procurer des extras tels que des chips, des petits gâteaux ou des sucreries. Parfois les élèves essaient de réchauffer de la nourriture en introduisant clandestinement des assiettes chauffantes dans les dortoirs. Dans une de ces écoles, la recommandation "les chambres ne sont pas des cuisines" figure au règlement.
La gestion de l'éros
18La mixité a beaucoup atténué la pudibonderie qui caractérisait l'éthique des lycées privés. Mais, aujourd'hui encore, les élèves devraient être des saints pour vivre en accord avec les normes imposées par les écoles les plus traditionnelles. Il est certain qu'un des buts principaux d'un établissement scolaire non mixte est de décourager l'activité sexuelle chez les adolescents, et, il n'y a pas si longtemps, beaucoup d'écoles mixtes faisaient encore régner la politique du "regarder, mais pas toucher". La prise en compte des besoins sexuels chez la plupart des adolescents est une des raisons pour lesquelles le sport, les douches froides et une activité incessante firent partie intégrante de la vie du pensionnat. Les directeurs d'antan considéraient les garçons comme étant particulièrement sensuels. Malheureusement, l'idée selon laquelle la suppression du stimulus (les filles) diminuerait leur intérêt pour le sexe s'est avérée naïve. Les épouses des professeurs, en particulier, pouvaient donner lieu à des fantasmes sans bornes. Beaucoup de garçons plus âgés se plaignaient d'être "en manque" et se sont fait un plaisir de nous dire que la chose qui leur manquait le plus, c'était les filles. Les jeunes filles avaient, en général, plus de réticence à discuter ouvertement de leurs désirs sexuels, mais si les posters à demi érotiques de stars du rock et d'athlètes qui ornaient les chambres de certaines d'entre elles reflètent, quelque part, leurs sentiments, on peut dire à coup sûr que leurs fantasmes étaient aussi développés que ceux des garçons.
DISTINCTIONS ENTRE HOMMES ET FEMMES
C'est dans les années 1970 que la plupart des lycées privés américains ont introduit la mixité. Il ne subsiste d'ailleurs aujourd'hui que très peu d'écoles traditionnelles non mixtes. Ce changement reflète un abandon similaire de l'enseignement supérieur exclusivement réservé aux garçons. Des universités telles que Yale, Princeton et Dartmouth sont aussi devenues mixtes ces vingt-cinq dernières années. Ce changement représente une atténuation importante des distinctions sexuelles. Si hommes et femmes n'ont plus besoin d'une éducation séparée, c'est qu'au fond ils ne doivent pas être aussi différents qu'on le croyait à l'origine. Il est cependant à noter que la plupart des lycées privés (sauf quelques écoles quaker) n'ont pas atteint un rapport hommes-femmes 50-50. Il s'agirait plutôt de 60-40.
Une fois au lycée, les jeunes gens et jeunes femmes étudient les mêmes matières, participent à des activités similaires (sauf pour certains sports tels que le football américain et la lutte), ont des performances académiques équivalentes et ont un nombre égal de chances de poursuivre leurs études dans les universités réputées [1]. Ils ont de plus en plus tendance à s'habiller et à se comporter de façon similaire pendant leurs années d'études. Les jeunes femmes portent de larges chemises d'homme (dont même des chemises de smoking), des vestes de costume ou de smoking ou des blazers, des manteaux de tweed, des jeans ou des pantalons et des baskets ou des bottes. Beaucoup évitent les sacs à main. Elles se maquillent peu (à part peut-être un trait de rouge à lèvres) et ne se parfument pas. De leur côté, les hommes arborent des couleurs éclatantes comme le vert "Kelly" et des vestes ou pantalons rayés. Leur "look" semble d'une certaine façon moins "masculin", alors que celui des filles est moins traditionnellement "féminin".
Dans le passé, les jeunes gens et les jeunes femmes n'étaient en général pas éduqués ensemble, et leurs vies prenaient des tournures différentes, bien que complémentaires. On peut remarquer cela dans les études des anciens de pensionnats. Nous nous sommes procuré une étude, par Eckland et Peterson, datant de 1969, d'anciens d'un pensionnat de garçons, ainsi qu'un sondage fait en 1981 de la classe de 1956 d'un pensionnat de filles assez en vue. Pratiquement tous les hommes et 78 % des femmes avaient une vie active, mais les genres d'occupation étaient nettement différents. Environ 25 % des hommes étaient des cadres supérieurs, 10 % étaient à la tête d'une entreprise, 10 % travaillaient dans les banques ou la finance, 10 % étaient avocats ou notaires, 7 % docteurs, 6 % professeurs d'université et 6 % occupaient d'autres professions.
La vie professionnelle des femmes offrait un profil bien différent, même si le sondage avait eu lieu treize ans plus tard. Trois femmes étaient agents immobiliers, trois étaient représentantes commerciales, deux étaient convoyeuses de fonds professionnelles, deux étaient professeurs, quatre écrivains, deux secrétaires, une marionnettiste, une aide-familiale, une infirmière, une avocate, une sociologue, une historienne de l'art, une investisseuse, une océanographe, une bibliothécaire, une bénévole, une directrice de programme de botanique, une artiste sur fibres, une environnementaliste, une administratrice de personnel et une cuisinière. En 1981, deux seulement gagnaient plus de 30 000 dollars par an. Au moins 63 % des femmes faisaient du travail de bénévoles. Elles avaient aussi gardé de l'intérêt pour le sport; 78 % ont mentionné qu'elles faisaient "beaucoup" de sport, vingt-cinq ans après avoir réussi leur diplôme de lycée. Elles pratiquaient des sports tels que le tennis, la course, la natation, le ski, le squash, la voile, l'équitation, la chasse au renard, les rencontres équestres, et le golf.
Pour cette génération, les résumés biographiques de ces femmes soulignent l'importance d'élever deux à cinq enfants, la présence en général de plusieurs animaux domestiques, le fait de s'occuper de un ou de plusieurs ménages, de s'occuper de l'entreprise familiale de temps en temps et de faire beaucoup de travail bénévole. Nous supposons qu'à l'avenir il restera encore quelque divergence entre la vie adulte des hommes et des femmes, mais qu'elle ne sera pas aussi prononcée que dans le passé.
19Il a fallu attendre la fin des années 1960 pour qu'un certain nombre de lycées privés décident qu'il était normal qu'un adolescent éprouve le besoin de fréquenter des personnes du sexe opposé. La mixité a entraîné de nouvelles perspectives, mais aussi de nouveaux problèmes. Il est évident que la mixité assouplit certains des aspects les plus rudes, voire même les plus brutaux, de la vie d'un lycée pour garçons. D'un autre côté, de nouveaux problèmes surviennent, dont la plupart sont évidents - y compris des grossesses occasionnelles. Une ancienne étudiante nous raconte l'histoire d'une fille qui avait accouché dans un pensionnat. Les grossesses seraient moins fréquentes aujourd'hui, si l'on en croit un ancien élève, sorti récemment: "Il n'y avait pas beaucoup de grossesses parce que l'école adoptait, avec raison, une politique libérale en matière de contraception. La contraception ou l'avortement étaient les seuls choix possibles."
20De nos jours, beaucoup de lycées privés mixtes ont une conception plus libérale de la sexualité, ce qui veut dire, en fait, que s'ils ne ferment pas les yeux sur les relations sexuelles des élèves, ils ne les condamnent pas pour autant. L'essentiel est de faire preuve de goût et de discrétion. La norme qui prévaut semble être que les activités sexuelles doivent être pratiquées hors horaire, en privé et sans trop de "démonstrations d'affection publiques". Comparés aux campus des lycées publics, les campus des lycées privés paraissent en général presque asexués. En Nouvelle-Angleterre, même lors de la première belle journée de printemps, on n'a pas aperçu de couples adolescents enlacés sous les arbres. La discrétion est une des caractéristiques principales qui les distinguent des membres des autres classes sociales, et cette distinction est bien observée. Les vastes domaines dans lesquels sont situés pratiquement tous les pensionnats d'élite constituent une protection contre le monde extérieur ainsi qu'un refuge contre le regard des autres. On apprend beaucoup plus facilement la discrétion quand on bénéficie du support de l'espace et de l'intimité que la richesse peut offrir, et c'est aussi une des grandes leçons de l'apprentissage de la vie adulte.
21La vie sexuelle dans les pensionnats est impossible à mesurer quantitativement. Les anciens élèves ont tendance à se diviser en deux camps dès que le sujet est évoqué, l'un prétendant que presque personne n'y prend part, l'autre, en revanche, que tout le monde est concerné. Il est probable que le comportement sexuel varie selon l'école, la classe ou la bande auxquelles on appartient. Certaines écoles peuvent être plus libérales, certaines classes peuvent être plus "branchées" que d'autres, et, si certaines bandes sont préoccupées par le sexe, d'autres sont plus prudes. Pour certains, le sexe constitue l'expérience la plus importante de la vie au pensionnat. Dans les écoles mixtes, en particulier, un grand nombre d'étudiants se sentent obligés de passer beaucoup de temps avec des membres du sexe opposé. Plusieurs anciens élèves ont indiqué que "les filles au pensionnat devenaient trop vite adultes". En conséquence, certains de ces diplômés ont décidé de ne pas y envoyer leurs filles.
22La frustration sexuelle est chose commune chez les adolescents, mais, au pensionnat, de telles frustrations peuvent être utilisées pour forger des identités collectives. La masturbation, par exemple, semble être la solution privée archétypique à un problème universel, mais, dans les pensionnats, même cette activité solitaire peut devenir une pratique de groupe. Le manque d'intimité, combiné au désir sexuel, fait que la masturbation mutuelle n'est pas inconnue dans les écoles d'élite - la "masturbation en cercle" était autrefois une tradition dans un certain nombre d'écoles pour garçons. Ce genre de partage crée sans aucun doute une forme de loyauté plus profonde que ce que les seuls serments de solidarité peuvent engendrer. Dans les lycées privés, on distingue cette forme d'homosexualité "légitime" d'une homosexualité plus dérangeante, lorsqu'elle est choisie par un individu à partir de préférences sexuelles personnelles.
23Un certain nombre d'anciennes élèves nous ont déclaré que personne ne parlait jamais d'homosexualité, à moins d'être considéré comme suspect par ses pairs, mais que certaines enseignantes lesbiennes avaient été renvoyées de leur école. Des anciens élèves nous ont déclaré que des enseignants homosexuels avaient été renvoyés du temps où eux étaient encore étudiants. À l'époque, cela avait fait toute une histoire. À l'évidence, il nous faut remarquer que l'homosexualité en tant que mode de vie en soi est moins répandue dans les écoles américaines que dans les pensionnats britanniques, et, même dans ces derniers, il se peut qu'elle soit en régression.
24Comme dans beaucoup d'autres domaines de la vie au pensionnat, ce n'est pas tellement ce que vous faites qui importe, mais bien avec qui vous le faites. Pour beaucoup de parents, que leur fils ou leur fille sorte avec un autre élève d'un milieu similaire au leur est plus important que la question de savoir s'ils couchent ensemble ou non. Du point de vue des parents, les expériences des enfants au pensionnat leur assurent que, s'ils risquent de perdre leur virginité, du moins ne perdront-ils pas leur vie en se précipitant à un rendez-vous à l'extérieur en voiture. La promiscuité sexuelle est rare dans les pensionnats - on n'a tout simplement pas le temps ni l'énergie requise pour mener une vie sexuelle très remplie. D'un autre côté, on n'est jamais vraiment protégé du sexe dans la plupart des écoles, parce que tout le monde en parle.
L'épreuve du lycée privé
25L'idéologie officielle des écoles ne tient pas compte de l'évidence: les élèves d'un lycée privé évoluent dans un environnement extrêmement compétitif. Ce que les parents attendent de leurs enfants, c'est, en général, le succès, pas l'épanouissement. Dans beaucoup d'écoles, les cultures étudiantes reflètent les valeurs parentales, pas celles des écoles: l'argent, le succès et le pouvoir sont des objectifs vitaux, pas l'accomplissement à long terme ni la contemplation esthétique. Ce qui importe dans le système de valeurs de l'élève, c'est ce que vous possédez, où vous partez en vacances, quelles sont vos relations.
26Les élèves doivent essayer de se conformer aux exigences de deux cultures qui ont très peu de choses en commun. Non seulement on attend d'eux qu'ils deviennent de bons élèves, mais ils sont aussi censés boire, se faire des amis, parler et s'habiller en répondant aux attentes de la société dans laquelle ils vivent. La pression causée par cette double contrainte ne peut que donner lieu à un stress psychique intense.
27Par conséquent, pour entrer dans le cercle fermé du système de prestige des lycées privés, il faut que les étudiants respectent des impératifs contradictoires, tout en restant "cool". L'idéalisme et le cynisme, la générosité et l'intérêt personnel, le renoncement et le narcissisme doivent être tenus en équilibre si l'on veut obtenir sa carte de membre permanent.
28La conséquence psychique la plus importante de l'épreuve du lycée privé est la perte de l'innocence; la prise de conscience que la bonté sans le pouvoir n'est d'aucun usage dans la course aux privilèges. La grandeur exige le sacrifice de l'innocence; le coût du pouvoir, c'est qu'on doit accepter le monde tel qu'il est, pas tel qu'il devrait être. Cela n'est pas facile à accepter pour des jeunes. L'un d'eux nous écrit: "Parfois, je me demande si l'éducation mène vraiment au bonheur et si l'université me rendra plus ou moins heureux qu'avant - une chose est sûre, depuis que j'ai perdu toutes mes valeurs et mes convictions, je suis malheureux. Derrière les murs bon chic bon genre des lycées d'élite, il y a des moments de tristesse, de désespoir, et même de tragédie." Un élève nous a écrit que le pensionnat avait créé en lui "une forte propension au cynisme qui finira par le faire culbuter vers le côté obscur de la vie". Beaucoup d'élèves de lycées privés tentent d'échapper au stress par l'alcool et par la drogue.
29La conséquence sociale la plus importante du rite de passage du lycée privé, c'est le sens de la collectivité qui se crée parmi les diplômés. Ils sont unis, et cela leur permet de travailler ensemble sur le marché économique et culturel et de se grouper en une force politique et économique importante si les conditions exigent une action concertée. 88 % des élèves plus âgés que nous avons interrogés ont déclaré que l'expérience du lycée privé les avait changés. Pour ce qui est de transformer les gens, les écoles d'élite sont très efficaces.
L'acquisition du capital culturel
30Plus les valeurs culturelles sont profondément ancrées, plus elles ont de chance d'être perçues comme indéniables et universelles. C'est ainsi que le programme d'études devient la pépinière de la culture et que le programme d'études classique devient le berceau de la haute culture. La définition d'un programme d'études classique a évolué, bien sûr, depuis le xixe siècle. Le grec et le latin ne sont plus des sujets obligatoires dans la plupart des écoles - les cours facultatifs, eux, abondent. Mais former des esprits disciplinés et compétents reste l'objectif majeur du programme d'études dans les pensionnats.
Le programme d'études Groton repose sur la conviction que certaines qualités de l'esprit sont d'importance majeure: la capacité à communiquer de manière précise et articulée; l'aptitude à calculer de façon précise et à raisonner quantitativement; la maîtrise de la méthode scientifique pour aborder les problèmes; la compréhension du fonds culturel, social, scientifique et politique de la civilisation occidentale; et l'aptitude à raisonner rigoureusement et logiquement et à faire preuve d'imagination et de perspicacité. Par conséquent, l'école met particulièrement l'accent sur le langage, les mathématiques, les sciences, l'histoire et les arts.
32Les programmes des pensionnats sont, en général, groupés par sujets et, dans les écoles les plus importantes, la liste et la description des cours peuvent couvrir plusieurs dizaines de pages. Loin d'être monotones, les cours décrits dans la plupart des catalogues ont pour but d'aiguiser la curiosité intellectuelle. Les cours à option, en particulier, ont des titres fascinants tels que: "Hemingway: l'homme et l'œuvre", "les formes de l'expérience poétique", "opérer un changement politique", "rendez-vous avec l'Armaggedon", et, pour ceux qui ont un penchant pour les sciences, "zoologie des vertébrés" ou "anatomie et physiologie des mammifères". On encourage les étudiants à lire beaucoup tout en approfondissant. Un cours de littérature américaine moderne peut inclure pas moins de dix auteurs, de William Faulkner à Jack Kerouac. Presque toutes les écoles proposent un cours sur Shakespeare dont on lira six ou sept pièces.
33Une classe d'anglais avancé utilisera une collection des Contes de Cantorbéry de Geoffrey Chaucer, qui inclura le texte original sur la page de gauche et une traduction en anglais moderne sur la page de droite. Un cours de français de troisième année inclura trois ou quatre romans, ainsi que deux livres de grammaire et de lecture. Même les cours de sciences sociales exigent la lecture d'un nombre important d'ouvrages. Dans le cadre d'un cours intitulé "introduction au comportement humain", les élèves doivent lire onze textes, parmi lesquels des œuvres de Burrhus F. Skinner, Sigmund Freud, Erich Fromm, Jean Piaget et Rollo Moy. En histoire, on préfère généralement les textes originaux aux extraits de manuels. Dans l'une des écoles, un cours sur l'histoire de la présidence comprend les lectures obligatoires suivantes: "La présidence américaine", "La tradition politique américaine", "Le pouvoir présidentiel", "Les mille jours", "Lyndon Johnson et le rêve américain" et "Déloyauté". On utilise souvent un texte de référence de niveau universitaire comme "La nation américaine" ou "Histoire du monde moderne". On enseigne aussi l'histoire économique. Dans une autre école, nous avons assisté à une discussion sur les relations entre la politique et la récession de 1837, où l'on soulignait la multiplicité de perspectives dans le domaine de l'histoire. Il n'est pas étonnant que beaucoup de diplômés de lycées privés considèrent leur première année d'université comme relativement aisée.
34Les cours obligatoires comprennent d'habitude quatre ans d'anglais, trois ans de mathématiques, trois ans d'une langue étrangère et un an de lettres. Un grand nombre d'écoles exigent également un an de philosophie ou de religion et proposent aussi des cours obligatoires "hors programme" tels que quatre ans d'éducation physique, une introduction à l'informatique et un séminaire d'éducation sexuelle.
35Cependant, le capital culturel n'est pas nécessairement la connaissance en soi; il peut aussi comprendre des techniques de création de nouvelles connaissances ou une aptitude à réactualiser la connaissance. Pierre Bourdieu explique comment l'écriture permit à certains groupes sociaux de pratiquer "une accumulation primitive de capital culturel". Cette forme primitive d'accumulation s'effectue, suggère-t-il, "en monopolisant les moyens par lesquels on peut s'approprier ces ressources (l'écriture, la lecture et d'autres techniques de décodage) qui sont, dès lors, préservées non pas dans des mémoires mais dans des textes". Il est évident qu'une des ressources intellectuelles clés du présent et du futur est l'ordinateur, outil qui permet aux utilisateurs à la fois de créer de nouvelles connaissances et de contrôler les connaissances existantes. Bien qu'aujourd'hui les écoles d'élite américaines n'aient pas le monopole des ordinateurs, il est probable qu'elles en possèdent plus que les écoles publiques. Symboliquement, on peut prendre possession d'un tel capital en le possédant, en l'exposant ou en étant inscrit dans une école qui, de toute évidence, le possède sans nécessairement savoir l'utiliser. La possession symbolique peut être considérée comme une manière d'accumuler une réserve de moyens culturels.
36Les récompenses, les honneurs et les prix remis aux étudiants ou aux équipes les plus méritants à la fin de l'année sont des exemples typiques de recherche de l'excellence athlétique, culturelle et académique. Les trophées sportifs se présentent souvent sous la forme de grandes coupes en argent portant, gravés sur chacun de leurs côtés, les noms des champions de l'année. Dans certaines écoles, les récompenses sont suffisamment fréquentes pour justifier l'existence de bâtiments entiers abritant plusieurs centaines de mètres d'étalage de butin des vainqueurs: des dizaines de médailles, de trophées et d'autres souvenirs.
37Les prix académiques ont tendance à être plus discrets, mais ils n'en sont pas moins importants pour la cause. Les directeurs et directrices d'école américains sont convaincus qu'il faut récompenser l'excellence, et c'est ainsi que la plupart des écoles remettent un certain nombre de prix culturels et académiques, ainsi que des prix récompensant le dévouement de certains élèves, à la fin de l'année. Il y a, en général, au moins un prix pour chaque discipline académique et des prix récompensant des performances ou des efforts d'ensemble. Il y a également des prix pour les volontaires les plus dévoués sans oublier des prix d'éloquence et de créativité. Presque toutes les écoles ont des cum laude et des associations d'étudiants ayant obtenu un grade académique.
38Assister du début à la fin à une remise des diplômes dans un pensionnat peut s'avérer un véritable test d'endurance - certaines écoles remettent tellement de prix qu'on aurait le temps de faire un aller-retour New York-Boston en avion entre la remise des prix pour les classiques et celle du meilleur projet d'ébénisterie ou de tissage.
Les paradoxes des privilèges
39Le rite de passage du lycée privé doit être enduré par la plupart des étudiants parce que, comme nous l'a expliqué l'un d'eux, "la souffrance présente est un gain à venir". Un autre nous a déclaré: "J'ai acquis plus de confiance en moi et en mon avenir que ceux qui, parmi mes amis, n'ont pas été en internat." En réalité, les élèves des lycées privés en viennent à croire qu'ils ont droit à certains privilèges parce qu'ils sont de vrais aristocrates. Comme nous l'a expliqué, de manière candide, un élève: "Le pensionnat m'a rendu vraiment arrogant. Je ne peux plus me persuader que je ne suis pas meilleur que les autres."
Au sommet
Le sentier qui monte sur la butte est étroit et rocailleux. Alors que nous peinons lentement, Chip vole devant nous - et nous attend patiemment au sommet.
"Est-ce que la vue n'est pas incroyable?", dit-il, balayant l'horizon avec les bras. La vue est en effet magnifique. Les montagnes verdoyantes descendent vers l'eau bleue pendant des kilomètres et des kilomètres le long de la côte atlantique. Des bateaux à voile, avec leurs spinnakers de toutes les couleurs en plein vent, s'élancent parmi les flots. Chip se tait soudain, son visage moins assuré et plus innocent. Ses yeux suivent les bateaux pendant quelques secondes. "Et ça, dit-il simplement, c'est l'endroit où je viens pleurer. Tout le monde doit avoir son endroit pour pleurer."
40La mission de service à l'école, chère à des générations de directeurs et d'enseignants, ne réussit pas à transformer tous les élèves. Comme nous l'a confié un directeur: "Mon objectif est que les élèves acquièrent un sens des valeurs, afin de mener leur vie de manière constructive et de savoir ce qu'est l'entraide." En effet, la morale officielle des écoles semble avoir peu d'impact sur la conscience sociale des élèves: 17 % des élèves de troisième et 17 % des élèves plus âgés croient qu'il est "très important" d'assumer des responsabilités sociales; 25 % des élèves de troisième et 25 % des élèves plus âgés pensent qu'il est très important de corriger les inégalités.
41La vie à l'internat, et la culture estudiantine en particulier, sont loin d'être idéales; certains aspects en sont sordides. L'impression d'être parmi les meilleurs est en fait une illusion créée au niveau social et culturel, un privilège nécessairement acquis. Les dessous de la vie aristocratique sont terriblement contraignants, voire suffocants. La conviction arrogante d'être le meilleur peut amener à déformer, et même à pervertir la perception. Comme une ancienne élève nous l'a expliqué, il lui a semblé, à l'obtention de son diplôme, qu'elle connaissait désormais tous les gens qu'elle avait besoin de connaître, soit par sa famille soit par les relations qu'elle s'était faites à l'internat, un sentiment qui ne l'a pas encouragée à aller à la rencontre d'autres personnes.
42La structure, presque pénitentiaire, de la vie à l'internat rend certains élèves prisonniers de leur propre classe. Après le lycée privé, ils iront étudier à la bonne université, épouseront l'homme ou la femme qu'il faudra épouser, obtiendront la situation idéale, s'inscriront aux bons clubs, voyageront dans les pays où il faudra voyager, et, quand la lassitude viendra, ils en adopteront le style adéquat. C'est ainsi que le cycle de socialisation recréera des générations d'individus dont les possibilités seront souvent plutôt atrophiées que libérées par leurs privilèges.
43Traduit de l'anglais par Christine Pagnoulle
Notes
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[1]
Le "mouvement d'enclosure", à l'origine, désigne la transformation dans l'affectation des terres qui a eu lieu en Grande-Bretagne au xve siècle: des terrains jusque-là biens communaux furent divisés en enclos privés pour l'élevage des moutons.
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[2]
E. Digby Baltzell, Philadelphia Gentlemen: The Making of a National Upper Class, Chicago, Quadrangle Books, 1958, p. 306.