Couverture de ARSS_136

Article de revue

Mission impossible

Ethnographie d'un club de jeunes

Pages 62 à 69

Notes

  • [1]
    M. Bozon, « Les loisirs forment la jeunesse », Données sociales, INSEE, 1990.
  • [2]
    S. Beaud, « Le temps élastique. Étudiants de “cité” et examens universitaires », Terrain, 29, 1997.
  • [3]
    J.-C. Chamboredon, « Classes scolaires, classes d’âge, classes sociales : les fonctions de scansion temporelle du système de formation », Enquête, 6, juin 1991.
  • [4]
    G. Mauger, « La reproduction des milieux populaires “en crise” », Ville-École-Intégration, 113, 1998.
  • [5]
    G. Mauger, « Espaces des styles de vie déviants des jeunes de milieux populaires », C. Baudelot et G. Mauger (sous la dir. de), Jeunesses populaires : les générations de la crise, Paris, L’Harmattan, 1994.
  • [6]
    G. Mauger, « La reproduction des milieux populaires “en crise” », art. cit., 1998.
  • [7]
    Dans le vocabulaire indigène, « un shiteux » est un jeune sans avenir qui « oublie » son présent par une consommation quotidienne de drogue.
  • [8]
    Sur les échanges linguistiques entre les adolescents, outre l’article cité de B. Laks, voir D. Lepoutre, Cœur de banlieue, Paris, Odile Jacob, 1997.
  • [9]
    P. Willis, « L’école des ouvriers », Actes de la recherche en sciences sociales, 24, 1978.
  • [10]
    G. Mauger et C. Fossé-Poliak, « Les loubards », Actes de la recherche en sciences sociales, 50, 1983.
  • [11]
    Deux d’entre elles ne viendront au club que par intermittence, profitant d’un relâchement dans la direction de l’institution, mais aussi parce qu’elles s’y sentent complètement inutiles.

1Le club est géré et animé depuis 1982 par des lycéens et des étudiants originaires des familles immigrées maghrébines de la cité. Ils préparent des « bacs pro », des bacs technologiques, des BTS ; deux d’entre eux ont préparé une école d’ingénieurs, le président de l’association est maître auxiliaire de technologie. Les animateurs sont recrutés par cooptation en fonction de leurs ressources scolaires, perçues comme des garanties de « bonne réputation ». Le public du club compte environ deux cent soixante-dix adhérents qui sont, eux aussi, originaires de familles immigrées maghrébines. Ils habitent tous dans quelques immeubles de la cité et souvent dans les mêmes halls. Plus précisément encore, seize familles fournissaient la moitié des cent vingt inscrits aux activités organisées durant le mois de juillet. L’appartenance aux mêmes secteurs stigmatisés du quartier et aux mêmes cercles de voisinage prédétermine la fréquentation du club. Les animateurs jouent également un rôle important d’« attracteurs » : les adhérents habitent le plus souvent à proximité des animateurs d’aujourd’hui et d’hier. Le club est à leurs yeux « un guichet » ouvrant à des distractions : les jeunes de la cité peuvent ainsi partir faire du ski pendant un week-end pour 300 francs ; ils peuvent aller au cinéma, à la piscine, au bowling, en payant entre 5 et 15 francs ; ils peuvent également voyager ou bénéficier de séjours sportifs à des prix réduits. Leur participation financière ne pouvant être que modique, les subventions allouées au club couvrent les frais. Elles sont versées par la municipalité et surtout par le Fonds d’action sociale (FAS), le Conseil général et le ministère de la Jeunesse et des Sports dans le cadre de « la lutte contre l’exclusion » et des dispositifs visant « l’intégration des jeunes d’origine immigrée ».

2Parce que « les contraintes économiques qui pèsent sur les jeunes appartenant aux familles ouvrières entravent leurs activités de loisirs et réduisent leur sociabilité » [1], on pourrait supposer que le club, qui ouvre à ses adhérents issus des familles les plus démunies l’accès à tout un répertoire de distractions, attire un grand nombre d’adolescents et en particulier de jeunes de 17-18 ans et plus. Or ils sont les moins nombreux à en bénéficier : si, initialement, c’étaient les 16-20 ans qui l’utilisaient, les 10-15 ans représentent à présent plus de la moitié des adhérents, les 16-20 ans n’en formant plus que le quart. S’il en est ainsi, c’est à la fois parce qu’ils sont les moins liés aux animateurs qui médiatisent l’accès au club, mais aussi et peut-être surtout parce que la pratique des loisirs suppose un temps libéré des contraintes scolaires ou professionnelles.

3Les animateurs introduisent des adolescents du même âge (entre 17 et 19 ans), ou un peu plus jeunes qu’eux, qu’ils côtoient ou qui appartiennent au cercle de leurs connaissances. Mais, d’une part, ils sont moins nombreux que les enfants et les adolescents de moins de 15 ans s’associant spontanément dans leur aire « naturelle » de jeux et de rencontres : les abords des halls des immeubles. D’autre part, si l’arrivée de nouveaux animateurs contribue à renouveler les effectifs, ceux qui sont en place au moment de l’enquête y sont présents depuis trois à quatre ans en moyenne. Or l’importance de l’âge dans la formation des amitiés fait qu’ils n’entretiennent que peu de rapports avec les adolescents plus jeunes. L’évolution observée dans la pyramide des âges apparaît donc comme l’une des conséquences de l’ancienneté des animateurs. Pour que les 17-20 ans viennent au club et y restent, il faudrait en effet qu’ils produisent eux-mêmes en permanence leurs propres « attracteurs ». Or les postes à occuper et les candidats ne sont pas si nombreux. Mais, par ailleurs, la présence désormais massive des enfants et des moins de 16 ans contribue à éloigner les plus âgés. Redéfinissant le profil de l’institution, leur seule présence renforce les hésitations des adolescents plus âgés à s’inscrire dans un club qui leur apparaît destiné aux « petits » : l’écart d’âge se manifeste à présent par la distance prise à l’égard du club.

4La baisse de l’effectif des plus de 16 ans s’explique également par l’auto-exclusion des jeunes les moins « insérés » scolairement et professionnellement. Parmi les adhérents du club, les premiers à le déserter sont paradoxalement les jeunes les moins « pris » par l’école ou le travail : plus ils sont « en galère » et moins ils éprouvent l’envie de le fréquenter. Tout se passe, en effet, comme si l’inactivité scolaire ou professionnelle entraînait une sorte de vacuité temporelle qui contribue à leur retrait [2]. Les jeunes au chômage n’aspirent plus à se mêler aux autres : ils n’ont plus de bourse, ils n’ont pas d’argent pour « sortir », ils se sentent aussi trop « démoralisés » pour pouvoir participer avec plaisir à des activités de loisirs. Un jeune de 21 ans, intérimaire, sans emploi depuis plus de cinq mois, dit ainsi « ne plus rien faire avec le club » parce qu’il « n’a plus la tête à ça » : trop de soucis, d’angoisse à l’idée de ne plus pouvoir travailler. La honte d’être rivé à l’inactivité, privé de tout statut, redouble le dénuement économique et inhibe son désir de « s’éclater » avec les autres. Passé l’âge de 16-17 ans, ce sont les jeunes encore scolarisés qui forment le public du club, encadrés par un emploi du temps réglé qui leur délivre l’autorisation de « faire », de « sortir » ou de « bouger ».

Les cercles d’amis choisis

5Les plus nombreux à « faire des activités » sont ceux qui préparent un baccalauréat (technique, général ou professionnel) et qui, détenant davantage de capital scolaire, peuvent plus facilement s’inscrire dans « la culture adolescente » [3]. Les adolescents scolarisés dans les LEP sont les plus éloignés des pratiques culturelles ou sportives comme le cinéma, les concerts, le bowling, la piscine, qui constituent l’offre « ordinaire » du club. De sorte que les adolescents se divisent en fonction de leurs usages du club : les uns bénéficient de l’aide financière qui leur permet de « vivre leur jeunesse », les autres l’utilisent comme un abri, un local où regarder la télévision et, comme ils disent, « casser le temps », le soir en particulier, quand les autres adolescents l’ont déjà quitté.

6Mais ces usages différenciés varient également avec les loisirs proposés. Certaines offres connaissent un franc succès auprès de tous les adolescents : un week-end de ski ou une sortie à Aquaboulevard sont susceptibles d’attirer les adolescents les plus démunis scolairement. Mais parce que la participation individuelle est toujours subordonnée à l’appartenance à un cercle d’égaux qui partagent les mêmes affinités et/ou les mêmes propriétés sociales, ils sont les moins susceptibles de s’en saisir : la clôture des amitiés joue le plus souvent en leur défaveur.

7Certains voudraient pratiquer plus d’activités, mais à la différence des lycéens ou des étudiants, qui sont, sinon plus étroitement liés aux animateurs, du moins à l’unisson linguistique, culturel, corporel, les adolescents les plus démunis scolairement font moins souvent appel à eux pour se rendre au cinéma, au bowling, pour partir en séjour et bénéficier ainsi de l’aide financière du club. Par ailleurs, les animateurs ne font pas beaucoup d’efforts pour les inciter à « bouger » avec eux. En fait, ils ne tiennent pas vraiment à « s’encombrer » de ces adolescents particulièrement difficiles à « encadrer ». Certains, d’ailleurs, se prémunissent d’éventuelles sollicitations en constituant leur propre clientèle. Ainsi tel animateur se réjouit de « s’être taillé une bonne liste » de cinq adolescents pour un séjour sportif. Cinq adolescents qui, dit-il, ne sont pas des « têtes brûlées » et ne lui « casseront pas la tête » (tous sont lycéens).

8Mais les adolescents plus âgés préfèrent le plus souvent se passer des services des animateurs avec lesquels ils n’entretiennent pas forcément de bonnes relations. Là encore, ce sont les jeunes les moins bien scolarisés qui sont le moins susceptibles de le faire : les jeunes qui bénéficient d’une « aide au projet » leur permettant de partir sans l’assistance des animateurs sont, le plus souvent, des lycéens ou des étudiants qui disposent des ressources scolaires nécessaires à l’élaboration de leur projet (i.e. choisir une destination et prévoir le déroulement de leur séjour). Leur cohésion est également plus grande : ils se connaissent bien, leurs rapports sont moins soumis aux fluctuations des ententes interindividuelles, aux « prises de tête », aux défiances soudaines, aux risques de dérives, de bagarres, de « galères ». Les groupes d’adolescents les plus démunis scolairement sont plus fragiles : outre qu’ils renoncent rapidement, ils ne « tiennent » jamais assez longtemps et éprouvent de grandes difficultés pour amasser le pécule de base indispensable. Les « petits boulots » sont moins accessibles pour eux ; quand ils en occupent un, ce n’est jamais en même temps, et l’argent est trop rare pour qu’ils ne le dépensent pas aussitôt gagné. Moins disciplinés économiquement, moins capables de prévoir, ils s’avèrent incapables de le « mettre de côté ». Le décalage entre leurs aspirations à « vivre leur jeunesse » et la faiblesse des ressources qu’ils détiennent est « au principe de cette sorte d’« onirisme social » qui porte à désirer l’improbable, sinon l’impossible ; onirisme qui a pour corollaires la perte du sens des limites, la cécité volontaire, l’affranchissement des principes de réalité, la propension à « se raconter des histoires » » [4] : les destinations qu’ils convoitent se situent toujours au bout du monde (les Bahamas, la Thaïlande, l’Australie…).

9Durant l’enquête, quatre groupes ont pu bénéficier d’une aide au départ qui leur a permis d’entreprendre « un raid au Maroc » (quatre lycéens), de séjourner à Port-Barcarès (quatre lycéens et un étudiant), à Saint-Jean-de-Luz (quatre lycéens). Le seul groupe qui n’était pas composé de lycéens est parti en Thaïlande (six jeunes dont trois en LEP, un en classe de première, deux chômeurs de 19 ans). L’exception s’explique par le rôle central joué par l’un d’eux : titulaire d’un BEP, il a été animateur au club et ailleurs ; débordant d’énergie, il est la cheville ouvrière de son cercle d’amis.

10L’accès des adolescents les plus démunis scolairement aux avantages du club semble subordonné à leur capital social. Il suppose d’avoir une relation « dans la place » ou d’être lié à un autre jeune qui, par sa maîtrise du langage de l’institution, peut plus facilement y accéder. Relais d’autant plus précieux qu’ils sont rares : le profil scolaire déterminant, dans une large mesure, les affinités électives. Les différentes catégories d’adolescents peuvent néanmoins se rassembler en certaines occasions : devant un match de football regardé à la télévision, autour de la table de ping-pong ou du baby-foot, lors des matchs de boxe disputés par l’un d’entre eux (en particulier quand ils se déroulent dans le gymnase du quartier : le club vend les billets à moitié prix). Autant d’occasions où les écarts liés aux scolarités jouent moins et s’effacent au bénéfice de l’appartenance au même bâtiment et au même quartier. Mais dès lors que les activités sont de plus longue durée, se déroulent à l’extérieur de la cité ou engagent toute « la personne sociale », ces différences deviennent nettement plus visibles. L’orientation vers les bacs dévalués ou les sections dévalorisées des lycées d’enseignement professionnel se traduit par la segmentation des sociabilités, comme le montre la composition de deux groupes d’adolescents partis « avec le club ». Le premier réunit cinq adolescents entre 15 et 19 ans dont aucun ne prépare le bac. Le plus jeune est en troisième technologique. Trois poursuivent leur scolarité dans un lycée professionnel (sections technologies industrielles) ; le plus âgé en est sorti depuis deux ans sans diplôme. L’autre groupe de six adolescents se compose exclusivement de lycéens dont deux filles « françaises de souche » qui, de surcroît, n’habitent pas la cité (le passage au lycée d’enseignement général favorisant de nouveaux rapprochements sur une base autre que micro-territoriale). Signe d’une plus grande « ouverture » aux yeux de l’un de ses membres, leur présence ne rend pourtant pas le groupe moins étanche. La résidence dans les mêmes bâtiments détermine plus durablement le regroupement des adolescents scolarisés dans les sections scolaires dévalorisées (les membres du premier groupe habitent le même bâtiment et quatre d’entre eux la même cage d’escalier).

11La répartition des adolescents en petits groupes de camarades « choisis » reflète donc les affinités engendrées par les scolarités et l’ensemble des différences initiales qui en décident [5]. On comprend ainsi que la constitution des listes d’inscrits à tel séjour ou à telle activité ne soit jamais une tâche facile. Les animateurs se plaignent des adolescents qui s’inscrivent à la dernière minute, peuvent se désinscrire quelques instants avant le départ, leur « prennent la tête » pour ajouter sur une liste déjà complète le nom d’un de leurs copains… Partir, c’est surtout ne pas se désunir. Les collégiens examinent attentivement la composition du groupe dans lequel ils sont inscrits précisément parce que leur affiliation est toujours étroitement dépendante de la présence de leurs alliés. Mais tous n’y accordent pas le même intérêt : ce sont les plus vulnérables scolairement qui manifestent le plus d’anxiété à l’idée de partir sans leurs copains.

12Majid, âgé de 13 ans, fait partie de ces adolescents qui scrutent attentivement les listes de départ. Repéré au collège comme « mauvais élève », c’est un enfant meurtri par le divorce de ses parents, l’alcoolisme de son père que l’on voit parfois titubant dans le quartier. Il est toujours entouré de quatre autres jeunes qui, comme lui, sont sur la défensive. À l’occasion de chaque sortie, il est le premier à « râler », à ralentir les départs. Sa présence étant subordonnée à celle de ses copains, il se décide toujours au dernier moment en fonction de leur choix, de leurs possibilités, de leur humeur.

13Ceux qui s’inscrivent pour partir quelques jours en vacances ou sortir de la cité le font toujours « en bloc ». Il s’agit de petits groupes clos pré-constitués qui sollicitent tel ou tel animateur : leurs membres se sont préalablement choisis en fonction de leurs affinités et de l’effectif requis par l’institution (au moins cinq ou six adolescents) « forçant » ainsi parfois un peu les rapprochements.

14Avant de s’inscrire au séjour, les jeunes de LEP du premier groupe ont passé beaucoup de temps à se convaincre d’en être. Au départ, ils n’étaient que trois. Contactant Mohamed, l’animateur dont ils sont le plus proches (il habite leur hall), ils ne veulent partir qu’avec lui. L’objet de ce séjour (un stage de tennis organisé près de Rouen) les intéresse moins que la possibilité qui leur est offerte de partir ensemble pour « s’éclater ». À la demande du responsable, ils partent à la recherche d’autres adolescents pour former un groupe plus nombreux, déclinant toutes les propositions que je leur soumets : soit ils ne connaissent pas les jeunes en question (« c’est qui, tes noms ? »), soit ils n’entrevoient pas de complicité possible (ce sont des adolescents trop « petits » ou bien trop « bidons »). À l’évocation du nom d’un lycéen, de première E, les trois éclatent de rire en disant qu’il va « souffrir ». Ils le voient au club, le saluent, mais de là à partir avec lui, il y a un fossé qu’ils refusent de franchir : d’allure très modeste et presque timide, il est à leurs yeux un « mec trop gentil ». Comme j’insiste, ils s’énervent : ils ne veulent pas partir pour se retrouver coincés dans une situation où la communication serait difficile. Ils se décident donc à trouver les trois noms manquants pour compléter leur groupe. Quatre jours plus tard, ils les ont. Mais l’un d’eux retire son inscription la veille du départ : ma présence le dissuade d’en être. Pendant la réunion préparatoire où l’éducatrice spécialisée rappelle quelques « consignes » (« respecter le matériel de camping », « bien se tenir », etc.), il affiche sa distance. Au moment où elle évoque « le problème de la drogue » (« je vous rappelle qu’il est interdit de fumer »), il plaisante : « Moi, j’vends du shit mais j’en fume pas. » Et il s’en va, l’air dégoûté – « c’est un séjour pour les petits, c’est quoi cet animateur bidon… » –, manifestant sa rancœur de ne pas pouvoir partir en compagnie des seuls jeunes de son bâtiment et son refus de se soumettre aux règles collectives.

Des vacances un peu ratées

15Les étudiants ou les lycéens des établissements d’enseignement général sont sensibles à l’intérêt « culturel » du séjour : ils partent pour « voir du pays », « rencontrer des gens », « faire des photos », qu’ils exposent comme autant de trophées de la conquête d’un « ailleurs » géographique, social, culturel. Les adolescents des sections dominées du système scolaire insistent au contraire sur « la fête », leur « envie de s’éclater » et sur leurs espoirs de rencontrer des filles. Des espoirs en vérité partagés par tous les adolescents, mais qui nourrissent plus fortement l’imaginaire des jeunes les plus démunis scolairement et leur envie de « sortir ». La gamme des intérêts liés au départ en vacances s’élargit avec le capital scolaire détenu. Mais si la sexualité borne les attentes des adolescents les plus déshérités, c’est également parce que leurs chances sur le marché des amours adolescentes sont les plus faibles. Relégués scolairement, ils sont aussi les plus marginalisés au sein de leur classe d’âge et ceux dont les occasions de rencontres sont les plus limitées. Leur libido est d’autant plus « à vif » que « la scolarisation prolongée des jeunes femmes de milieu populaire […] les rend plus sensibles à la séduction qu’exerce la détention du capital culturel et/ou du capital économique et les détourne des charmes “naturels” de la force physique et des valeurs de virilité » [6].

16Pour les cinq adolescents inscrits à un stage de tennis, l’espoir de « conquêtes faciles » est en tout cas le mobile principal de leur participation à ce séjour. Dans le minibus qui nous conduit à la base de loisirs près de Rouen, ils ne cessent d’en parler, d’en rire. Pleins d’entrain à l’idée de « sortir en boîte » et d’y faire d’heureuses rencontres, ils s’échauffent dans une surenchère de gaudrioles (lorsque je leur rappelle qu’ils vont également devoir s’entraîner au tennis, ils répondent du tac au tac qu’ils sont déjà équipés des « balles » et du « manche »). La suite du voyage sera pourtant une succession de désenchantements. Cumulant les handicaps, subissant un racisme latent sur les différents marchés des loisirs, les vacances deviennent vite pour eux une épreuve qui les fragilise.

17L’installation dans le camping tempère tout de suite leur enthousiasme. L’employée nous apprend que nous ne pouvons pas nous installer parmi les autres campeurs (il s’agit essentiellement de familles françaises logeant dans de grandes tentes et des caravanes), mais à l’endroit conçu pour les « collectifs ». Il s’agit d’un petit pré sans autre équipement que le coin douche-WC-vaisselle, qui, d’entrée de jeu, « casse le moral » des adolescents : ils sont « dégoûtés » d’être ainsi éloignés du « vrai » camping, des infrastructures de meilleure qualité, du bar et des jeux électroniques, du minigolf, des filles et des « vrais vacanciers ». « Ils nous casent là pour pas qu’on foute la zone », proteste Omar. Avec nous, ce pré accueille, en effet, un autre groupe d’adolescents encadrés par des éducateurs de la prévention judiciaire de la jeunesse.

18Du fait qu’ils sont peu ou pas du tout habitués à faire du camping, le montage des tentes s’avère de surcroît être une épreuve pour eux. Ils les installent si près les unes des autres qu’ils ne peuvent pas tendre les cordes qui les fixent au sol. Contraints par Mohamed (l’autre animateur) à recommencer, ils râlent et ils rient : dissimulant ainsi leur manque de savoir-faire, faute de pratique, mais aussi faute de savoir s’approprier l’espace et prendre le temps de repérer les endroits du sol les moins caillouteux. C’est le fait même de « s’établir » qui semble trop éloigné de leurs préoccupations. Pendant les repas, ils restent debout, chahutent, font tomber de la nourriture. « On mange comme des chiens », lâche Kamel en voyant les adolescents de l’autre groupe, plus disciplinés, se servir de leurs couverts, assis sur leur tapis de sol, plus confortablement installés. Surexcités, les adolescents de notre groupe ne cessent pas de bouger, de se bousculer. Ils semblent ne pas savoir quoi faire de leur corps. Pour un rien le climat se tend : ils semblent brûler en chamailleries l’énergie qu’ils ont à revendre. Aucun bien sûr ne veut « se coller » à la vaisselle et Mohamed prévient toute dispute en imposant que chacun lave son assiette. Mais c’est ensemble qu’ils le font, redoutant constamment d’être les « dindons de la farce », « l’esclave de quelqu’un ».

19En balade un soir dans les rues de Rouen, la rencontre avec d’autres jeunes accentue leur profonde insécurité. « Collés » les uns aux autres, ils ne cessent de « se balancer des vannes », comme s’il fallait à tout prix charger l’un d’eux de leur sentiment d’indignité. Ils se reprochent d’être mal habillés, « de puer », d’avoir « des pompes de zonards », de « pourrir le paysage ». À plusieurs reprises, deux des adolescents sont au bord des coups. Les tensions sont beaucoup plus vives que dans le camping qui deviendra vite leur base de repli. Mais elles sont aussi provoquées par l’attente de l’heure d’aller en boîte ou, plus précisément, par leur certitude qu’ils ne pourront pas y mettre les pieds. Tous se sont faits beaux pour l’occasion : ils se sont coiffés, parfumés, ont mis des pantalons à pinces et une sur-chemise à carreaux. Seul Brice, le plus jeune d’entre eux, ne s’est pas changé faute de pouvoir le faire (d’origine ivoirienne, il vit seul avec son père et, livré à lui-même, ne dispose pas de linge de rechange). Il augmente leur angoisse de n’être pas considérés comme des « jeunes normaux ». Leurs habits de sortie ne les rendent pas moins vulnérables aux regards des autres : l’un d’entre eux est persuadé que « les bourgeois le matent et ne peuvent pas supporter la présence d’un Arabe ».

20Devant la boîte, la peur du verdict les paralyse : personne ne veut aller sonner. L’un d’entre eux se décide, appuie sur l’interrupteur et rejoint aussitôt les autres partis se cacher à l’angle de la rue. Un adolescent me lance sa veste de survêtement après que les autres le lui ont ordonné comme s’ils craignaient qu’elle ne les déclasse et ne soit cause d’un refus : « Lâche ta veste, y’vont t’prendre pour un basketteur. Hé ! Bidon ! Y vont jamais t’laisser entrer. » La boîte ouvre à 23 h 30, me précise le videur. Il reste trois heures à tuer.

21Ne sachant pas quoi faire, mal à leur aise dans les rues bourgeoises du centre-ville peuplées de familles en visite et de jeunes « comme il faut » assis aux terrasses des cafés, ils proposent d’aller au McDonald’s prendre un milk-shake ou un Sunday et de rejoindre ainsi un territoire connu. Mais ils sont tendus, dès que l’un d’entre eux parle, les autres l’interrompent (« Parle pas, va, dis rien, on va tout de suite voir d’où tu viens, tu vas nous griller » (en verlan) – « Bidon ! c’est toi qu’as une bouche de chiotte », etc.). Retour devant la boîte : ils me confient la mission de parlementer avec le videur. Français, blond, aux yeux bleus, j’ai, à leurs yeux, toutes les qualités requises. Prétexte à un refus ? Le videur dit qu’il s’agit d’une soirée privée. Au coin de la rue où ils sont de nouveau allés se cacher, ils expriment leur colère, ne croyant pas un mot du « prétexte » du videur. Ils l’insultent, s’insultent eux-mêmes, Brice en prend pour son grade. Mohamed tente alors de leur « sauver la face » en mettant sur le compte de leur jeune âge l’interdiction qui leur est faite. Ils envisagent de se passer de Brice avant de tenter un nouvel essai. Mais rapidement ils abandonnent l’idée : au fond, ils craignent que cette solution ne se retourne contre eux, dans le cas – probable – d’un nouvel échec.

22Tout au long de la journée, Mohamed n’avait pas cessé de les prévenir : « Vous viendrez pas vous plaindre si le bonhomme, il vous refuse. » Mais ils n’entendaient rien. Ils s’accrochaient à leur désir de rentrer en boîte pour y rencontrer des filles (« pécho de la meufe »). Les cinq adolescents sont réellement abattus, vraiment tristes. Mais ils « rebondissent » assez vite : en ce soir de 14 Juillet, il reste le bal des pompiers auquel ils veulent aller : pompiers, feu, « chattes en feu », ils se remettent à rire. La plaisanterie est leur véritable ressource morale. Leur « gouaille » les protège des affronts. Au moins tant qu’ils sont mobilisés. Car deux heures plus tard, nous les retrouvons assis sur un banc, l’air plus que renfrogné. Tout leur déplaît : les gens, la musique, les filles. Ils n’ont pas réussi à s’infiltrer parmi les autres jeunes, ni même tenté de le faire.

23Nous passons les trois autres jours sur la base de loisirs, les adolescents n’ont plus vraiment envie de sortir. Le climat de leurs relations semble à présent pacifié : leurs espoirs de rencontrer des filles sont retombés, mais c’est aussi la crainte d’échouer qui s’est dissipée. Ils sont aussi moins regroupés : les complicités nouées dans la cité reprennent le dessus. Les trois adolescents qui avaient conçu ce projet de séjour passent plus de temps ensemble, ils sont moins liés aux deux autres et ne cherchent pas à les connaître davantage. On mange mieux aussi. Ils ont tous souhaité faire des courses afin que l’on achète ce qu’ils aiment et qu’ils ne consomment pas en temps ordinaire : corn-flakes spéciaux, gâteaux, chocolat. Ils provoquent gentiment les autres clients, avouent « n’avoir rien volé » et se réjouissent de leur butin de sucreries.

24Rapidement, l’emploi du temps journalier est redevenu habituel. Le matin ils dorment et jouent un peu au ballon. L’après-midi, ils s’entraînent deux heures au tennis et passent pas mal de temps à se raconter des histoires. Il s’agit presque toujours d’« histoires de cul », souvent drôles, en tout cas faites pour l’être. Ils me racontent aussi « les pires trucs de la cité » : une fille connue pour son appétit sexuel ; un « çaifran » du Gérard-Philipe qui cogne sa femme aux yeux du voisinage ; le jour où « les flics » ont reçu des couches pleines de merde du haut d’un étage ; les profs qu’ils « retournent », etc., surenchères hautes en couleur face à un « étranger ». Le soir, nous sentons les joints qu’ils fument discrètement. Mais Mohamed ne dit rien. « Ils sont comme ça, on peut pas les changer », se croit-il obligé de préciser [7].

La rigolade

25Parmi les loisirs pratiqués dans l’enceinte du club, le ping-pong et le baby-foot sont les activités privilégiées des plus jeunes (entre 10 et 15 ans). Désormais plus nombreux que les adolescents de plus de 16 ans, ils occupent au sein du club la position statutaire des « plus grands », laissant aux « plus petits » les jeux qui les renverraient eux-mêmes à leur enfance (jeux de cartes, Puissance 4, mallette de jeux). L’appropriation du ping-pong et du baby-foot manifeste leur identification aux jeunes des classes d’âge supérieures et les initie aux pratiques et aux postures d’une identité masculine en construction. Pénétrant dans le club, ils s’installent presque toujours autour de l’un de ces jeux en déclarant : « J’prends l’gagnant. » Les plus patients attendent parfois leur tour pendant une bonne heure, vautrés sur les chaises, enquiquinant les plus jeunes, discutant, « se charriant » le plus souvent : défis symboliques où se construisent l’estime de soi et la résistance aux blessures narcissiques [8]. S’entraînant à répliquer, à ne jamais « fermer leur gueule », ils s’habituent ainsi à faire face, à ne pas faillir. S’ils ne pratiquent pas (ou plus) les autres jeux, c’est aussi parce que les postures valorisées à l’école et dans la famille, comme l’attention et la discipline, sont ici systématiquement dévalorisées comme autant de postures propres aux « petits » et autres « fayots ». Au club, la rigolade l’emporte sur toute forme de participation qui exige plus de concentration. Les parties de ping-pong s’y déroulent plus souvent sous la forme de « tournantes » que sous la forme de matchs pleinement disputés, confrontant deux individus dans la tension d’un face-à-face. Le manque de place restreint nécessairement les gestes, le nombre d’adolescents voulant tenir la raquette limite de surcroît la durée des échanges autour de la seule table dont le club est équipé. Mais s’il en est ainsi, c’est aussi parce que la rigolade interdit de « s’y croire », de manifester trop de sérieux, de se différencier des autres. La « tournante » réunit parfois près de vingt adolescents (entre 13 et 16 ans) qui tournent autour de la table afin de relancer la balle. Elle limite donc l’attente pour prendre place autour de la table. Mais son succès est surtout lié au fait qu’elle est éminemment ludique et qu’elle répond complètement à « l’exigence d’égalité » contenue dans la rigolade, qui limite l’expression des qualités individuelles acquises à force d’entraînement ou par la pratique d’autres activités sportives favorisant la mobilité du corps. Ceux qui veulent s’illustrer au ping-pong le font donc quand le club est désert, au moment où la concurrence autour de la table et surtout la pression du groupe sont les moins fortes. Il n’est pas nécessaire d’être un bon joueur pour gagner à la tournante. Ce que les jeunes nomment « le vice » s’avère bien plus efficace qu’une bonne maîtrise du jeu : placer des « petits coups mortels » pour l’adversaire, la balle au ras du filet, à un coin insaisissable de la table, etc. Cette pratique collective du jeu s’impose donc le plus souvent car elle est accessible à tous et valorise « la chance », c’est-à-dire ce dont rien ni personne ne peut décider.

26Le local du club est une scène particulière dans l’espace de socialisation des adolescents, et en particulier des plus jeunes d’entre eux. Échappant au regard de la famille et de l’école, elle est dotée d’une relative autonomie : ils y « reprennent du poil de la bête » et manifestent leur cohésion en tant que membres d’une classe d’âge. Se retrouvant ensemble, ils se laissent aller, chahutent, à distance de l’ordre familial et de l’ordre scolaire. Ils ne sont pas tous les plus mal jugés par l’institution scolaire, mais ils ne figurent pas non plus parmi « les meilleurs », les « doués », ceux qui bénéficient des bons points et des encouragements. S’ils ne sont pas de « mauvais élèves », ils ne « cartonnent pas » non plus. Attentifs à ne pas « chuter » scolairement, souvent aidés ou incités par leurs aînés à « s’accrocher » à l’école, ils endurent le rythme scolaire, les devoirs, l’angoisse des mauvaises notes et des « sales jugements ». Au club, il n’est donc jamais question de l’école, du collège, des notes, des enseignants : autant de sujets bannis dans un lieu où ils viennent d’abord pour se défouler, « bien se marrer », se valoriser collectivement en devenant « les maîtres des jeux ». La « rigolade » revêt ainsi certains des aspects de la « culture anti-école » qui valorise « la virilité » [9]. Mais il s’agit ici d’une culture que la plupart développent « à temps partiel » pourrait-on dire, dans le laps de temps « libéré » passé au club, où ils se retrouvent et se réassurent (peut-être d’abord dans leur identité sexuelle). Ils ne viennent donc pas au club pour que des animateurs leur « prennent la tête » et les soumettent à une discipline ou à des exigences qu’ils éprouvent, et parfois réprouvent, à la maison et à l’école. La bande donne « le ton », impose les manières de s’y tenir et les pratiques possibles autant qu’elle compense les effets fragilisants de la prolongation des scolarités.

Les conditions de l’équilibre des tensions

27Les animateurs issus de la cité connaissent parfaitement la gamme des loisirs possibles et s’y tiennent donc rigoureusement, évitant toute proposition susceptible de transformer « le chahut ordinaire » en « chahut anomique ». Leur attitude est guidée par le souci de ne pas se distinguer des adolescents. Généralement, ils se glissent parmi les joueurs de tournante ou de baby-foot ou ceux qui regardent la télévision, sans chercher à imposer des activités d’avance vouées à l’échec ou, pire, à « déclencher le bordel ». Les laissant occuper le local comme ils le souhaitent, ils interviennent donc peu, toute intervention de leur part étant susceptible de déclencher des tensions, des conflits, des « prises de tête ». Demander à un adolescent d’enlever ses pieds de la chaise, faire baisser le son de la télévision, empêcher un autre de frapper la table de ping-pong avec la raquette, réduire les cris des adolescents qui disputent une partie de baby-foot, réclamer une baisse générale du niveau sonore : il y a là autant d’occasions de conflits qu’ils tentent d’éviter. Issus de la même cité et des mêmes familles que les adhérents du club, ils en sont trop proches pour ne pas connaître les limites de leurs interventions. La concordance des habitus préserve ainsi les animateurs et les adolescents d’une ambiance permanente de guérilla : un climat pacifié au sein du club repose avant tout sur l’intériorisation d’un niveau de tolérance élevé au bruit, aux gestes brusques, aux insultes, etc. Placés de l’autre côté de la barrière, ils sont néanmoins prédisposés à endurer le chahut ordinaire des adolescents.

28Mais leur proximité sociale ne les dispense pas d’un apprentissage des manières d’obtenir le calme ou de maîtriser les plus turbulents. Ils apprennent ainsi à détourner le regard d’un adolescent qui les provoque ou manifeste son mépris des règles minimales de bienséance ordinairement acceptées par les jeunes du club (ne pas cracher, se battre, détruire le matériel). Ils apprennent à jauger le type d’adolescent auquel ils ont affaire, à évaluer jusqu’où la simple injonction de retirer les pieds de la chaise ou de cesser les insultes peut aller. Ils savent qu’il vaut mieux laisser faire que perdre toute autorité face à une « tête brûlée » et apprennent peu à peu à s’imposer en prenant les adolescents « à la rigolade », en intervenant sans être blessants, en épargnant leur susceptibilité à fleur de peau, évitant ainsi que les conflits dégénèrent.

29Ces techniques de « maintien de l’ordre » dans le club réduisent la distance entre les animateurs et les adolescents. Elles leur permettent de « faire leur boulot » sans « faire les animateurs », donc sans donner prise à « l’humeur anti-animateurs » des adolescents, qui n’est jamais aussi intense que dans le cadre du club. Parce qu’ils ne peuvent pas accepter d’être « maqués », de « recevoir des ordres », d’avoir à se soumettre à des normes de comportement qui ne sont pas les leurs et dont ils récusent la légitimité, aucun des animateurs ne cherche à rectifier leurs manières de parler ou à corriger leur hexis corporelle.

30Prendre les transports en commun, louer les Rosalies, faire la queue devant tel ou tel stand sont autant de situations où les animateurs doivent « tenir » les adolescents et où ils se montrent le plus « intenables ». Quittant rarement la cité, ils éprouvent « à l’extérieur » le sentiment de n’être pas à leur place, s’appropriant par la véhémence de leurs gestes et le volume de leurs voix le « territoire des autres » [10]. Ils sont particulièrement agités, tendus, énervés, prompts à répliquer ou à provoquer. Ils se précipitent et doublent les clients, s’approprient de force les vélos, motos, Rosalies qui leur paraissent les mieux. Particulièrement bruyants, ils crient et chahutent dans les bus et le métro où ils se tiennent serrés les uns contre les autres. Pour les calmer, il faut user des mêmes armes qu’eux, être capable de les « charrier » pour leur intimer l’ordre de se ranger sans prendre le risque de perdre la face. C’est pourquoi les sorties ne sont pas très fréquentes. Et si les dirigeants du club louent les services d’une compagnie de cars, c’est parce qu’il s’agit du moyen le plus commode pour éviter les tensions liées au déplacement (géographique et social) des adolescents.

31Le travail d’animateur est, pour les étudiants qui le font, un « petit boulot » temporaire qui augmente légèrement le montant de leur bourse d’études. C’est aussi pourquoi ils limitent les occasions de conflits et se tiennent le plus souvent en retrait. Ne se destinant pas à devenir travailleurs sociaux, ils ne sont pas portés à vouloir « faire leurs preuves » ou à faire du zèle dans leur action de « normalisation » sociale. La plupart du temps, ils esquivent les problèmes (dans les cas de vols en particulier) afin de s’éviter des ennuis. S’ils déplorent la disparition des ballons de football, des raquettes de ping-pong, des balles en mousse, ils n’en font jamais vraiment cas. Ils sont tenus à une sorte de silence parce que ces vols sont considérés comme anodins et parce que toute forme de sanction serait perçue comme excessive par rapport aux larcins. Les problèmes auxquels les familles sont confrontées (chômage des jeunes, toxicomanie, maladie des parents) plaident en faveur d’une sorte d’indulgence permanente.

32Mais faute de pouvoir s’appuyer sur l’institution pour régler ces problèmes et plus généralement pour imposer leur autorité, ils ne peuvent compter que sur leurs ressources personnelles pour régler les situations difficiles (ou « merdiques », comme ils disent) en faisant appel au respect qui leur est dû en tant que « pair », aîné, frère d’Untel, membre de la communauté de voisinage. Ressources fragiles, qui ne valent qu’auprès des adolescents les plus proches. De ce fait, ils n’interviennent qu’auprès de ceux dont ils peuvent attendre le respect. « L’assurance » indispensable explique aussi qu’ils construisent leur « clientèle » pour telle ou telle sortie ou qu’ils évitent les « jeunes à risques » (qui sont aussi les plus démunis). L’ensemble des précautions qu’ils prennent pour les éviter fait que les problèmes sont rares et que les animateurs sont presque toujours épargnés par les adolescents, leurs vannes ou leurs « mauvais coups ». Ils bénéficient en outre d’une sorte de préjugé favorable : issus des mêmes familles, des mêmes bâtiments, ils ne suscitent aucune forme d’appréhension ou de méfiance auprès d’adolescents qui peuvent les considérer comme leurs égaux ou leurs alliés. De fait, il est plus facile pour eux de devenir animateur au club que pour des étudiants étrangers à la cité.

33Les nouveaux animateurs embauchés à l’occasion du mois de juillet éprouvent beaucoup plus de difficultés à trouver leur place parmi les adolescents : en particulier les trois filles et moi-même qui ne savons tout simplement pas où nous mettre, au moins pendant les premiers jours. Les filles ne savent pas jouer au ping-pong et au baby-foot. Pour ma part, j’hésite à m’immiscer parmi les jeunes adolescents tant le niveau sonore, leur gestuelle, leurs « vannes » m’inhibent. Dans le club, c’est donc essentiellement auprès des enfants que nous nous replions : public acquis dont nous pouvons plus facilement nous occuper et qui justifie notre présence au sein de l’institution. À l’évidence, les adolescents nous font un peu peur. Les filles sont issues de familles immigrées maghrébines et deux d’entre elles sont issues de la cité (deux préparent « un bac pro », la troisième vient d’obtenir un bac « tertiaire »), mais elles ne sont pas plus à l’aise que je ne le suis. Elles restent ensemble près des enfants qui sont particulièrement nombreux pendant le mois de juillet. Elles ont une conscience très nette des limites de leur rôle, s’interdisant toute forme de rappel à l’ordre des adolescents et toute proposition d’animation. Cherchant à se faire « petites », voire invisibles [11], elles savent qu’elles ont beaucoup moins d’autorité sur les adolescents que les animateurs issus de la cité.

34Dans le langage des adolescents, « ils ne les calculent » pas plus qu’ils ne me calculent. Ils nous tiennent à l’écart en évitant de nous adresser la parole, de nous interroger sur les raisons de notre présence parmi eux, ne nous regardant pas, nous évitant, éliminant toute occasion de coopération ou d’échanges. La différence sociale ou sexuelle accroît la visibilité de la relation nécessairement inégale entre animateurs et adolescents. Notre présence « objective » le contrôle social qui pèse sur eux comme leur présence dans le club « objective » leur dénuement économique.

35Mais les adolescents « captifs » de l’institution peuvent difficilement nous éviter. Cinq d’entre eux (âgés de 13-14 ans) appartiennent à la minorité des « jeunes durs » qui fréquentent le club, « mômes pénibles » que les animateurs issus de la cité redoutent également. Ils comptent parmi les plus vulnérables et les plus démunis et expriment ouvertement « l’humeur anti-animateurs » ambiante. À l’occasion d’une sortie dans un parc de loisirs, ils se montrent orduriers, physiquement menaçants, rabaissent le dominant que je suis à leurs yeux, le seul Français « de souche », extérieur à la cité, en lui faisant perdre ses moyens, le dénigrant, etc. Ma seule présence accroît en effet leur malaise : d’une certaine manière, ils me font « payer » mon salaire d’animateur. Prenant visiblement plaisir à cette ostentation de virilité, un sixième adolescent qui vit dans une famille algérienne qui appartient aux couches supérieures de la cité (deux revenus, des enfants scolarisés, une relative confiance dans l’avenir) est venu s’excuser à la fin de la sortie, marquant ainsi la distance qui le sépare de « la culture des rues » incarnée par les cinq autres. Ma présence ne le menace pas moins que les autres : ne pouvant pas échapper à l’ordre du groupe, il doit choisir ses alliances. Faisant dériver « la rigolade » vers plus d’agressivité, la présence d’animateurs étrangers à la cité contribue autant à accroître les tensions avec les adolescents les plus démunis qu’à fragiliser l’agrégation provisoire des groupes de pairs qui forment le public de l’institution.


Date de mise en ligne : 01/12/2010

https://doi.org/10.3917/arss.136.0062

Notes

  • [1]
    M. Bozon, « Les loisirs forment la jeunesse », Données sociales, INSEE, 1990.
  • [2]
    S. Beaud, « Le temps élastique. Étudiants de “cité” et examens universitaires », Terrain, 29, 1997.
  • [3]
    J.-C. Chamboredon, « Classes scolaires, classes d’âge, classes sociales : les fonctions de scansion temporelle du système de formation », Enquête, 6, juin 1991.
  • [4]
    G. Mauger, « La reproduction des milieux populaires “en crise” », Ville-École-Intégration, 113, 1998.
  • [5]
    G. Mauger, « Espaces des styles de vie déviants des jeunes de milieux populaires », C. Baudelot et G. Mauger (sous la dir. de), Jeunesses populaires : les générations de la crise, Paris, L’Harmattan, 1994.
  • [6]
    G. Mauger, « La reproduction des milieux populaires “en crise” », art. cit., 1998.
  • [7]
    Dans le vocabulaire indigène, « un shiteux » est un jeune sans avenir qui « oublie » son présent par une consommation quotidienne de drogue.
  • [8]
    Sur les échanges linguistiques entre les adolescents, outre l’article cité de B. Laks, voir D. Lepoutre, Cœur de banlieue, Paris, Odile Jacob, 1997.
  • [9]
    P. Willis, « L’école des ouvriers », Actes de la recherche en sciences sociales, 24, 1978.
  • [10]
    G. Mauger et C. Fossé-Poliak, « Les loubards », Actes de la recherche en sciences sociales, 50, 1983.
  • [11]
    Deux d’entre elles ne viendront au club que par intermittence, profitant d’un relâchement dans la direction de l’institution, mais aussi parce qu’elles s’y sentent complètement inutiles.

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