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Cet entretien a été animé par Edoardo Ferlazzo, chef du département Gestion publique comparée du Bureau de la recherche de l’IGPDE. Il a été enregistré le 18 octobre 2023.
1 Retrouvez cet entretien en vidéo sur le site de la revue www.economie.gouv.fr/igpde-editions-publications/action-publique-recherche-pratiques [1]
2 La revue de dépenses a-t-elle été un instrument fréquemment utilisé dans l’histoire de la réforme de l’État français depuis le début du xxe siècle ?
3 Florence Descamps : Peut-être, en petit préambule, faut-il dire que dans la majeure partie du xxe siècle on n’utilise pas le terme « revue de dépenses », qui est un terme évidemment très moderne. On parle, à l’époque, d’économies budgétaires ou de réforme administrative et cela, au moins jusqu’à la fin des années 1980. Cet outil – je vais reprendre le terme de « revue de dépenses » ou de « dispositif d’économies budgétaires » – a été largement inventé entre les deux guerres, notamment après la Grande Guerre en raison du contexte de crise des finances publiques, à savoir principalement le déficit budgétaire, la question de la dette, toutes les questions de finances publiques qui se posent au lendemain de la Grande Guerre. Il a été expérimenté entre les deux guerres et il resurgit après la Seconde Guerre mondiale pour les mêmes causes, à savoir à la fois l’expansion de l’État, les désordres des finances publiques, et à nouveau le déficit budgétaire. Il y a donc une deuxième séquence très dense entre 1945 et 1950, puis une éclipse sous la IVe République avec une sorte de chant du cygne, lors de la grande commission nationale d’économies en 1950. Ensuite, le dispositif des commissions d’économies disparaît pendant près de 30 ans, puisque de 1959 à 1986, aucun grand dispositif d’économies budgétaires n’est véritablement affiché. 1986-1988, c’est l’expérience Chirac-Balladur, et de nouveau resurgit un organe d’économies budgétaires. Pour la période plus récente, je vais laisser mon interlocuteur établir la chronologie de la réapparition des revues de dépenses. En tout cas, jusqu’en 1988, on n’utilise pas le terme « revue de dépenses ».
4 Emmanuel Giannesini : Le début des années 90 est presque le moment où nous, nous enchaînons. Le terme « revue de dépenses » apparaît au début des années 90 dans le cadre de la « rationalisation des choix budgétaires » (RCB), la pensée managériale appliquée au secteur public. Il y a un certain nombre de phénomènes qui font émerger ce terme. Pour dire les choses de façon assez simple et crue, je crois que c’est une sorte de version plus qualitative d’« économies budgétaires », c’est-à-dire qu’en réalité, les revues de dépenses consistent à avoir une approche peut-être mieux outillée, plus méthodologique, en regardant davantage les résultats, peut-être en prenant davantage de soin des éléments de concertation. Toutes choses sur lesquelles je reviendrai, parce que je crois qu’elles sont au cœur de la revue de dépenses présente. Mais l’idée est quand même incontestablement de produire de la connaissance sur la dépense et, in fine, sa maîtrise… ou des économies budgétaires. La France a réalisé assez peu d’économies budgétaires dans son histoire. Par contre, elle s’est quand même souciée au cours des dernières années de la maîtrise de la dépense.
5 Le soutien politique à ces dispositifs a-t-il toujours été aussi fort au cours de l’Histoire ?
6 Florence Descamps : Pour notre période historique, il faut être clair. Ce sont principalement des gouvernements de droite ou de centre-droit qui manient cet exercice – notamment sous la IIIe République et la IVe République ; et aussi Michel Debré pour la Ve République, qui n’est pas connu pour être un homme de gauche… puis Balladur. Donc ce sont des gouvernements plutôt marqués à droite, prônant un État plus léger, moins nombreux, plus agile, plus économe, plus efficient, plus efficace, qui ont porté cette politique d’économies budgétaires. Mais, en fond de carte, il faut quand même dire que le contexte joue un rôle considérable dans la création de ces commissions d’économies. La crise des finances publiques après les deux guerres mondiales ou après la crise de 1929 incite à des politiques d’économies budgétaires massives, c’est vraiment important de le dire. Au cours des différentes séquences de cette politique de compression budgétaire, il y a des ministres des Finances et des gouvernements qui, sous la IIIe République, par exemple, tombent sur l’annonce d’un plan d’économies ; c’est le cas en 1924, par exemple, sous Poincaré et Lasteyrie, donc ce n’est pas du tout une petite affaire. C’est même l’exercice de tous les dangers. Sous la IVe République, on ne tombe plus réellement sur un plan d’économies budgétaires, comme sous la IIIe au bout de trois mois d’exercice. Mais ce qui est intéressant et que je voudrais mettre en valeur pour la IVe République, c’est l’oscillation qu’il n’y a pas sous la IIIe République – parce que la présidence du Conseil n’est pas assez forte pour porter de façon autonome une politique d’économies budgétaires – c’est l’oscillation du portage de ces politiques d’économies entre deux pôles d’impulsion, le ministre des Finances qui, évidemment, s’investit très fortement, et la présidence du Conseil qui, je le rappelle, après 1945, va essayer de créer des outils pour la politique de la fonction publique, notamment avec la création de la Direction générale de l’Administration et de la Fonction publique. Elle essaie de trouver des alternatives aux économies budgétaires, qui, il faut le dire aussi, portent principalement sur la réduction des effectifs de fonctionnaires, parce qu’à l’époque, la recherche d’économies porte essentiellement sur le budget de fonctionnement, les gouvernements s’attachant en effet à ne pas trop couper dans les dépenses d’investissement. Il y a donc une politique de réduction des effectifs de fonctionnaires qui obsède, à l’époque, les dirigeants budgétaires et politiques. Sous la Ve République, entre 1958 et 1962, il y a un portage très important de la réforme administrative par le Premier ministre, Michel Debré (cf. la commission de l’article 76). Ce dernier va certes en confier la mission à son secrétaire d’État aux Finances, qui est Valéry Giscard d’Estaing en 1959-1962, mais cette question de la réforme administrative fait bien partie des prérogatives de Matignon en ces débuts de la « première Ve République ». Si je prends la dernière séquence, 1986-1988, on a un gouvernement Chirac qui est en totale opposition avec la politique menée par les gouvernements socialistes précédents, et là, il y a un portage politique qui est à lui tout seul concentré au ministère des Finances, dans les mains d’Édouard Balladur.
7 Voyez-vous des analogies avec la période actuelle ?
8 Emmanuel Giannesini : Je vois quelques analogies, et aussi quelques ruptures. Ce sont des ruptures institutionnelles de la façon dont se déplace le pouvoir budgétaire, pour employer un terme générique, de plus en plus vers le Gouvernement, et plutôt moins vers le Parlement. Lorsqu’on évoque le terme de « soutien politique », dans nos travaux à la Cour des comptes, ce que nous distinguons, ce n’est évidemment pas une identité politique. Il ne m’appartient pas du tout de dire si les revues de dépenses sont de droite ou de gauche. Ce que nous observons, c’est qu’il existe des revues de dépenses mises en œuvre par la plupart des gouvernements. Elles le sont avec plus ou moins d’intensité et là, évidemment, cela peut renvoyer au programme politique, au programme de la législature. La question de l’identité politique de revues de dépenses, qui ne sont qu’une forme d’outillage, en réalité, importe assez peu, et je ne suis pas convaincu que le mot lui-même renvoie à un certain imaginaire idéologique ou politique. En revanche, ce que nous constatons, c’est que l’initiative politique et le soutien politique à l’exercice lui-même sont sa condition d’effectivité ou sa condition de réussite. D’abord, dans la période récente, de quoi parle-t-on en termes de revues de dépenses ? Nous avons identifié quelques grands mouvements. Au début des années 2000 : 2003-2006, c’est ce qu’on appelait les « audits Copé ». C’est une démarche qui consiste à faire auditer un certain nombre de dépenses, de postes, plutôt par des structures extérieures à l’administration. La deuxième expérience, dans la période 2007-2012, c’est une des plus connues : la Révision générale des politiques publiques (RGPP), qui a laissé beaucoup de souvenirs. La RGPP est sans doute celle qui a bénéficié du plus grand soutien politique. C’est d’ailleurs peut-être pour cette raison qu’elle a plus marqué les esprits que les autres. Les audits Copé, je ne sais pas si beaucoup de monde s’en souvient en dehors de la sphère des initiés… La troisième expérience, 2012-2016 à peu près, c’est ce qu’on a appelé la Modernisation de l’action publique (MAP). Là, effectivement, il y a un effet de contraste qu’on peut interpréter comme un manque de soutien politique. Une initiative qui part sur un volet réforme de l’État et qui, finalement, ne produit pas assez d’études ni assez d’évaluations, ne réunit pas des outils assez puissants pour déboucher sur des résultats. D’ailleurs, je signale que c’est la modernisation de l’action publique, la MAP, qui a le plus utilisé le terme-même de « revue de dépenses », c’est-à-dire qu’elle s’est vraiment approprié ce terme. La quatrième expérience, c’est ce qui s’est appelé « Action publique 2022 », qui occupe les années 2018 jusqu’au Covid. Les revues de dépenses actuelles sont la cinquième génération que nous avons regardée, et c’est très clairement une génération post-Covid, dans le contexte de finances publiques extrêmement dégradées. Elles l’étaient déjà en 2019, mais depuis 2019, on parle de 675 milliards d’euros de dette supplémentaire, de 111 % du PIB de dette publique. C’est ce contexte-là qui, manifestement, explique le retour des revues de dépenses.
9 Ce travail d’analyse des dépenses publiques a-t-il été conduit, sans être aussi médiatisé, en période d’accalmie budgétaire ?
10 Florence Descamps : Je dirais que dans la période historique antérieure à celle d’aujourd’hui, on n’en est pas encore à analyser, on en est à collecter l’information pour savoir où se passe et comment se passe la dépense publique, notamment celle qui a trait aux services administratifs. De ce point de vue, c’est assez bien marqué : sous la IIIe République, nous sommes dans un régime parlementaire, ce qui signifie que le Parlement se préoccupe énormément du vote des budgets de fonctionnement des ministères et se mêle également des économies budgétaires. Mais comment faire ? Le Parlement n’a pas les personnels pour faire ce genre de choses. Dans l’entre-deux-guerres, on observe donc la création de commissions extra-parlementaires, une surabondance de commissions, des comités d’économies…, mais pourquoi ? Parce qu’il n’existe pas de services permanents, tout simplement. On sollicite donc les grands corps de l’État. Alors évidemment, la Cour des comptes va sortir en tête, en allant au-delà de son rôle de vérification des comptes du passé. À partir de l’entre-deux-guerres, il y a tellement de travail en termes d’analyse, justement, et de collecte de l’information, qu’elle va sortir de sa mission traditionnelle pour investir tous ces comités qui sont très nombreux dans la période. Sous la IVe République, on commence à avoir des organismes permanents. De manière intéressante, la Cour des comptes qui est très investie dans un rôle constitutionnel d’aide à la revue de dépenses en 1945-1946 et qui voit son rôle – acquis dans l’entre-deux-guerres – reconnu officiellement, va, en quelque sorte, lâcher ce rôle à partir de 1948, d’abord parce qu’elle connaît elle-même en 1948 des réformes très importantes : la création de la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF), de la Commission de vérification des comptes des entreprises publiques (CVCEP) et de la chambre des Affaires sociales. De sorte qu’elle va laisser son métier, si je puis dire, des économies budgétaires, à un autre Comité qui est désormais permanent : le « Comité central d’enquête pour le coût et rendement des services publics ». C’est une émanation plus ou moins de la Cour des comptes, mais les membres de ce comité vont se spécialiser dans l’analyse des services administratifs, de la réforme administrative et des économies budgétaires. La Cour des comptes sort du jeu et ce Comité la relaie. Ce qui est central aussi, qui est un héritage de la IIIe République, c’est la montée en puissance dans les années 1930 de la direction du Budget, qui va avoir un rôle central au moment de ce qu’on appelle la déflation budgétaire sous les gouvernements Doumergue et Laval (1934-1935). C’est là que sont forgés des outils extrêmement mordants, que l’on n’a pas retrouvés par la suite de la même manière – sauf, peut-être, avec la RGPP. Néanmoins, la direction du Budget va devenir un outil essentiel après 1945 et jusque sous la Ve République, de rabotage des dépenses. On a donc des acteurs différents : la Cour des comptes, la direction du Budget, et la présidence du Conseil qui, de temps en temps, prend en charge une politique publique d’économies et tape un peu plus fort sur la table.
11 Retrouve-t-on les mêmes acteurs aujourd’hui ?
12 Emmanuel Giannesini : Je crois qu’on retrouve en grande partie les mêmes acteurs, avec une petite diversification du processus que vous illustrez. Je crois que ce que vous montrez, c’est globalement une forme d’internalisation de l’expertise, c’est-à-dire qu’on s’en remet un peu moins à des commissions extérieures, et qu’on fait appel à des personnalités pour proposer de la décision et produire de l’outillage. Et cette dimension d’outillage est de plus en plus internalisée au sein de l’administration. L’administration se connaît bien elle-même. Je ne crois pas qu’il existe une multinationale, pour faire une comparaison évidemment un peu facile, qui ait autant de corps d’inspection, de systèmes de contrôle, qui produise autant de connaissances sur elle-même. La revue de dépenses et notamment celle qui est engagée depuis cette année, depuis 2023, n’invente pas, tout à coup, l’évaluation des politiques publiques, l’approche par les résultats, l’approche par la performance. Tous ces concepts-là, évidemment, irriguent déjà l’action publique, l’action administrative. La revue de dépenses, c’est un moment et un peu une procédure dans laquelle on réunit la connaissance que l’on a déjà de la dépense publique, ou que l’on a pu produire sur la dépense publique. La revue de dépenses, c’est le moment où l’on demande aux inspections générales, à la Cour des comptes dans le cadre de son indépendance, des missions d’évaluation ad hoc, qui peuvent être des missions d’universitaires, des missions académiques, de produire des rapports, de produire de la connaissance, à partir des données dont on peut disposer. C’est aussi le moment où l’on va rassembler toutes ces données, et s’interroger pour savoir si telle politique publique touche bien son public, qui sont les bénéficiaires de telles aides, etc. C’est un moment – je crois qu’il faut vraiment le voir ainsi – où l’on rassemble cette connaissance, où l’on constate les faiblesses d’un certain nombre de dispositifs, et où l’on propose un certain nombre de mesures structurelles, d’ajustements, de réformes, d’économies, qui, bien sûr, sont arbitrés par le niveau politique. Je serais tenté de dire que ce n’est pas plus compliqué que ça. On comprend que derrière, en réalité, ce que j’ai évoqué en termes d’outillage de données, etc., prend un peu de temps, que proposer des réformes n’est pas si simple et que faire les arbitrages en termes d’économies l’est encore moins. Mais le schéma est celui-ci, et cette connaissance, j’insiste, existe déjà. Il y a des lacunes, mais je ne veux pas du tout tenir un propos pessimiste ou défaitiste. Depuis 20 ans, l’État produit de la connaissance sur sa propre dépense. Peut-être parlera-t-on d’évaluation des politiques publiques, qui est une des grandes nouveautés des 15 dernières années, ou évidemment d’approche par la performance qu’avait promue la LOLF, qui est jugée généralement comme un peu décevante. Cela a malgré tout produit beaucoup de résultats et de chiffres que l’on peut utiliser.
13 Les acteurs impliqués et les formes que prenaient ces comités ont-ils évolué dans le temps ?
14 Florence Descamps : Sous la IIIe République, les comités, ou les commissions d’économies, sont non-permanents, excepté le Comité de réformes administratives de Paul Reynaud, en 1938, qui était censé durer trois ans, mais que la guerre a interrompu. En fait, il n’y a pas une seule expérience entre les deux guerres qui dure plus de deux ans. Soit le gouvernement tombe, soit il y a des événements historiques, l’aléa politique ou la contrainte internationale qui deviennent prioritaires. Les commissions ne sont pas permanentes et c’est ce qui marque la IIIe République et la IVe République. On fait appel dans ces comités d’économies budgétaires aux grands corps de l’État, notamment la Cour des comptes et l’Inspection des Finances. Les corps techniques de l’État, c’est-à-dire les ingénieurs, ne sont pas encore très mobilisés dans l’entre-deux-guerres ; cela viendra plus tard. Ce qui va changer après 1945, c’est la création de services spécialisés dans la revue de dépenses, pour utiliser le terme moderne. On a, d’un côté, une direction du Budget qui devient très puissante, et, de l’autre côté, le Comité central d’enquête, des coûts et rendements des services public, qui se situe entre Finances et Cour des comptes, avec des missions d’enquête par ministère décidées selon un programme annuel. Il ne s’agit plus de traiter un coût, soit politique, soit budgétaire, pour résoudre une urgence. Désormais, on commence à « permaniser » les missions pour produire des connaissances sur les services publics, ce qui a pris beaucoup de temps. Au bout de 80 ans, on peut dire aujourd’hui qu’on a une connaissance sur l’État, mais cela a pris des décennies, en réalité. La Commission nationale d’économies (1950) puis la Commission d’économies de Michel Debré (1959) font toujours appel aux grands corps, parce que c’est, entre guillemets, une « main-d’œuvre disponible » et choisie pour son expertise du contrôle. De son côté, à partir de 1948, la direction du Budget continue d’être la grande artisane des revues de dépenses. Les commissions qui vont subsister, 1950, 1959, et après 1986-1988, celle qu’on appelle non pas une commission, mais une mission (la mission Belin-Gisserot), sont des missions temporaires où l’on recourt à nouveau aux grands corps, mais en fait, la seule organisation vraiment permanente dans cette période, pour les revues de dépenses, c’est la direction du Budget qui sert de secrétariat exécutoire à ces commissions.
15 Quelle était l’implication des ministères techniques ?
16 Florence Descamps : Les ministères techniques font l’objet de revues de dépenses, mais on voit arriver progressivement des acteurs un peu extérieurs aux grands corps dont j’ai parlé plus haut. D’abord, il va y avoir les administrateurs civils qui vont être intégrés dans les missions d’enquêtes. Puis, en 1950, on a une innovation intéressante qui annonce des phénomènes beaucoup plus récents : le recours aux « cabinets de conseil en organisation ». Le grand cabinet de conseil en organisation publique en 1950 – les interventions de consultants ou d’organisateurs ne sont pas une création des années 2000 ! –, c’est le cabinet de Paul Planus qui est associé à la Commission nationale d’économies de 1950. Paul Planus est ingénieur, il a travaillé dans l’entre-deux-guerres à la rationalisation des services publics, et après 1945, il va être associé à la réorganisation des administrations publiques, y compris celle de la direction du Budget. C’est une première, et c’est une des interventions les plus notables, officielle, d’un cabinet d’organisation en 1950. Cela ne se reproduira pas en 1959 parce que Michel Debré n’y est pas favorable.
17 Quelle est exactement la contribution de la Cour des comptes ?
18 Emmanuel Giannesini : La Cour des comptes est une institution indépendante. Cela signifie qu’elle décide elle-même de la programmation de ses travaux. C’est bien pour ça que, globalement, elle peut contribuer à des exercices sans y mettre derrière une orientation politique ou idéologique. Derrière cette idée d’indépendance, il y a quelques tempéraments qui ont été introduits par la loi organique : les assemblées, l’Assemblée nationale et le Sénat, peuvent demander à la Cour un certain nombre de rapports, et le Gouvernement, c’est plus rare, peut aussi le faire. C’est un choix très fort de la Cour, exprimé par le Premier président, de participer à cet exercice de revue de dépenses. Très classiquement, une revue de dépenses en mode Ve République, ce serait : « le Gouvernement demande aux inspections générales qui sont sous son autorité de produire des rapports ». C’est globalement comme cela qu’a fonctionné la RGPP. La RGPP est une initiative très portée politiquement, une initiative très gouvernementale, qui s’appuie pour l’essentiel sur des travaux des inspections générales ou des travaux internes à l’administration. La revue de dépenses de 2023 qui figure dans son principe dans la loi de finances initiale et qui, surtout, a été précisée en termes d’intention par le ministre en charge des Finances, Bruno Le Maire, lors de ses vœux à la presse au début du mois de janvier. C’est à ce moment-là que la Cour des comptes a dit : « Nous allons participer à cet exercice parce que nous pensons qu’il est extrêmement important ». Il rejoignait un message de la Cour qui avait été exprimé dans ses travaux sur ce que serait la stratégie macroéconomique et de finances publiques en sortie de crise : la ligne proposée par la Cour, était celle, évidemment, d’une consolidation des finances publiques au moyen d’une approche très qualitative. La Cour des comptes ne soutient plus, si on regarde ses rapports les plus récents, une sorte de stratégie de coupe très brutale, très rapide. À rebours des commissions de la Hache ou de l’appréciation de « rabotage », la Cour promeut une approche qui est beaucoup plus fondée sur l’analyse qualitative de la dépense, et c’est pour cette raison qu’elle est très en pointe pour développer l’évaluation des politiques publiques. Voici pour les éléments contextuels. Concernant sa contribution-même, elle a pris deux formes, très concrètement : neuf notes thématiques, c’est-à-dire neuf notes qui portent sur des secteurs particuliers de l’action publique et qui désignent les forces, les faiblesses de ces secteurs et les sujets qui pourraient donner lieu à des efforts d’économies ou des réformes structurelles. Parmi ces neuf notes, ont été notamment signalés l’organisation des forces de sécurité intérieures, le logement, la formation professionnelle, l’organisation des soins de ville, les dépenses fiscales… Ces neuf notes thématiques sont accompagnées par une contribution transversale de méthodologie, pourrait-on dire, consacrée à la qualité de la dépense publique. Je voulais insister sur ce point, qui a été promu de façon très volontariste par le Premier président, Pierre Moscovici : il faut d’abord regarder la qualité de la dépense et ses résultats. La cible d’économies ou les moyens de faire des économies, ce n’est pas du rabot. C’est de constater qu’un certain nombre de dépenses publiques, et elles sont nombreuses, ne font pas preuve d’efficacité, ne font pas preuve de qualité, parce qu’elles manquent leur cible, parce qu’elles ont des résultats insuffisants, parce qu’elles ont été mal calibrées en amont. Il y a des tas de raisons qui peuvent l’expliquer et c’est d’abord sur celles-ci qu’il faut se concentrer. La contribution de la Cour 2023, ça a été ses 10 rapports, 9 plus 1. Il ne m’appartient pas de me prononcer sur la programmation des travaux 2024 et la suite. Mais globalement, la Cour, je crois, entend continuer à participer à cet exercice qui correspond à des choses qu’elle a recommandées depuis plusieurs années et qui prend une forme qui correspond – je n’ose pas dire à sa « philosophie de la dépense publique », ce serait peut-être un petit peu pompeux – mais, en tout cas, en termes d’approche, qui correspond tout à fait à ce qu’elle souhaite promouvoir.
19 Quels étaient les savoirs utilisés pour analyser les dépenses publiques et identifier les sources de coupe ?
20 Florence Descamps : Je pense que, justement, il y a une forme de cécité, en tout cas entre les deux guerres, sur la façon dont fonctionnaient les services, les effectifs de fonctionnaires, les recrutements, ainsi que la circulation des personnels temporaires après la Grande Guerre, mais aussi après la Seconde Guerre mondiale, donc on a bien un problème de connaissances sur l’État. Si je prends le cas de la direction du Budget qui doit répondre à la crise des finances publiques qui démarre en 1932-33 et qui ne fait qu’aller crescendo, elle n’a pas pléthore d’outils, elle est aveugle d’une certaine manière, d’où le fait d’utiliser un moyen qui va progressivement disparaître après la Seconde Guerre mondiale et qui est ce qu’on appelle l’« abattement forfaitaire ». Comme on ne sait pas comment fonctionnent les services et qu’on n’a pas de données, pour faire des économies, les gouvernements vont décider un abattement de 3 %, de 5 %, ou de 10 % sur les crédits, sur les rémunérations, qui se traduisent dans certains cas par 25 % d’économie sur les effectifs de fonctionnaires. En plus, la direction du Budget de l’époque, dans les années 30, va forger une théorie selon laquelle, si on supprime des emplois, cela va obliger les services à se réformer. Il y a des éléments qu’on retrouvera dans la RGPP. En effet, si on supprime beaucoup d’emplois d’un seul coup ou si on ne renouvelle pas les fonctionnaires partis en retraite, les administrations sont obligées de se réformer. Après la Seconde Guerre mondiale, entre 1945, 1946, 1947, 1948, puis jusqu’en 1950, il y a l’idée d’adopter une approche plus qualitative et de descendre dans le détail de fonctionnement des services, mais à un niveau incroyablement bas, quasiment au niveau du bureau. C’est beaucoup plus fin. On est toujours à la recherche de la suppression d’emplois, mais à partir de 1950, la direction du Budget abandonne la technique de l’abattement forfaitaire et le critique en disant : « On touche les administrations efficaces comme les administrations inefficaces. » Justement, ce n’est pas assez qualitatif. Dans les années 1950, et cela va continuer dans les années 1960, l’idée est de chercher des outils, des connaissances pour essayer de mieux connaître les services, c’est-à-dire ceux qui ne fonctionnent pas, ceux qui dépensent trop, ceux qui ont un prix de revient trop élevé. Il faut ici introduire cette grande innovation des années 1950 qui consiste à forger un nouvel outil, le prix de revient des services publics. C’est une invention du Comité central des coûts et rendements des services publics (1946). Comment établir des ratios pour savoir combien un service dépense ? Quel est son coût ? Il s’agit de voir là où ce n’est pas efficient et là où ce n’est pas efficace. Les années 1960 vont progressivement laisser tomber cette idée. En revanche, on va inventer la rationalisation des choix budgétaires (RCB) qui est une autre façon qualitative d’évaluer l’action et l’efficacité d’un service public ou des grandes politiques publiques. La RCB démarre en 1966-67 et va durer jusque dans les années 80. Un des fruits de la RCB a été la politique d’évaluation des politiques publiques. On voit bien que, suivant les périodes, suivant l’aisance budgétaire, suivant l’organisme qui porte politiquement – c’est-à-dire en termes de pouvoir – la réforme, les outils varient dans le temps.
21 Comment la Cour des comptes évalue-t-elle la qualité des dépenses publiques ?
22 Emmanuel Giannesini : La Cour des comptes s’appuie globalement sur les outils qui sont disponibles au sein même de l’administration. Ce qui veut dire qu’on a les mêmes outils que l’administration, en grande partie. J’insisterai sur deux d’entre eux, qui sont les deux leviers privilégiés aujourd’hui pour les revues de dépenses. Le premier, on vient de l’évoquer, ce sont les évaluations de politique publique qui se développent en France. Néanmoins, elles ne sont pas encore totalement institutionnalisées dans le cœur même de l’action publique. Il y a un certain nombre d’organismes qui ont une mission constitutionnelle d’évaluation des politiques publiques, c’est le cas de la Cour des comptes et des assemblées. France Stratégie, par exemple, de par la loi, a une mission d’évaluation des politiques publiques. On tend de plus en plus, dans les nouvelles lois, notamment les lois qui émanent de Bercy, à intégrer dès leur conception un comité de suivi et d’évaluation. Il fait souvent plus de suivi que d’évaluation, mais c’est quand même un jalon qui a été franchi. L’évaluation des politiques publiques, c’est une longue histoire de mise en place qui, globalement, tend à se développer. L’évaluation, c’est une approche essentiellement par le résultat et par les causalités. Sans doute pourrait-on donner beaucoup d’autres nuances, mais ça consiste à regarder, dans le cas d’une dépense publique – sans faire une théorie générale de l’évaluation – si telle dépense atteint bien sa cible, et à regarder par quel mécanisme elle atteint ce résultat. La Cour, par exemple, avait fait l’évaluation du RSA. Elle avait pris les trois objectifs légaux du RSA : est-ce que les personnes sortent de la pauvreté ? Est-ce que les personnes sont accompagnées ? Est-ce que les personnes retrouvent un emploi ? Voici les trois questions auxquelles il s’agissait de répondre. Cette approche diffère de certains types de travaux traditionnels, comme les travaux de régularité qui empruntent beaucoup à des formes d’analyse juridique, de renvoi des responsabilités. On voit bien d’ailleurs que l’approche de la régularité ne permet pas de réduire les dépenses, mais simplement les irrégularités : ce n’est donc pas un facteur de maîtrise. L’évaluation diffère aussi de ce qu’on appelle les audits de performance, même si l’on peut faire des revues de dépenses avec les audits de performance. L’évaluation est quelque chose d’un peu plus raffiné, notamment du fait des phénomènes de causalité, du questionnement relatif aux mécanismes, alors que l’audit de performance s’avère généralement très axé sur les résultats bruts. L’évaluation des politiques publiques est l’outil par excellence que l’on peut et doit mobiliser pour les revues de dépenses. Il y a des recommandations de la Cour des comptes en ce sens et j’en glisse une. C’est qu’aujourd’hui, cette évaluation des politiques publiques émane encore un peu trop des institutions publiques elles-mêmes. La Cour des comptes fait donc cette recommandation d’essayer de susciter davantage d’évaluations par le monde académique. Il nous semble que l’administration, les ministères gagneraient à solliciter davantage le monde académique pour conduire des évaluations. Il y a une trentaine de laboratoires universitaires ou de recherche en France qui font très couramment de l’évaluation. Je crois que c’est eux qu’il faut mobiliser. Le deuxième pilier, ce sont les données. C’est une caractéristique de l’époque dans laquelle nous vivons et c’est une bonne chose. Nous vivons à l’ère de la donnée. L’administration produit énormément de données, d’abord sur la dépense elle-même, sur les résultats, bref, sur tout cet environnement des politiques publiques et de la dépense. Il y a encore des zones grises. Je prends un seul exemple : c’est la géolocalisation de la dépense. Il n’est pas si simple de dire combien d’euros sont dépensés par l’État dans la Creuse ou dans le Val-de-Marne. J’ai donné deux exemples tout à fait au hasard, mais on voit bien, derrière, le type de controverses ou le type de débats politiques qu’il peut y avoir. La géolocalisation de la dépense n’est pas quelque chose de très simple. Pour autant, depuis maintenant plusieurs années, l’action publique produit beaucoup de données. La Cour adopte, de ce point de vue-là, une position presque radicale : elle recommande que toutes ces données soient publiques, le plus possible, et qu’elles soient saisies par la société civile, les syndicats, les associations, les laboratoires, les organismes de recherche. Et, qu’au fond, on ait une sorte d’analyse de la dépense de l’action publique, des services publics par la société civile, mais sur la base d’un accès aux données. De ce point de vue-là, la Cour promeut une vision très ouverte, j’oserais dire très décentralisée de l’analyse que l’on peut faire. Ce sont les deux outils sur lesquels je souhaitais insister : évaluation des politiques publiques, données.
23 Florence Descamps : Pour rebondir très rapidement, néanmoins, sur ce qui vient d’être dit sur la démocratisation, il y a eu cette idée dans l’entre-deux-guerres… En fait, il y a eu beaucoup d’idées dans l’entre-deux-guerres, parce que comme l’État est très petit, il y a beaucoup d’effervescence. L’idée était, dans les années 1930, d’avoir ce qu’on appelait des commissions d’économies tripartites : administration, parlement, mais aussi usagers. Les représentants des usagers, c’était une idée neuve mais difficile à mettre en œuvre ; tripartites parce qu’il fallait que les syndicats des fonctionnaires participent et contribuent eux aussi aux commissions d’économies. Cela n’a pas duré très longtemps, il faut bien le dire. La IVe République n’a pas repris cette idée de commissions d’économies tripartites où il y aurait à la fois des représentants des agents, des usagers et des syndicats.
24 Le périmètre de la dépense publique était-il un enjeu au cours de l’Histoire ?
25 Florence Descamps : Pour ce qui concerne le périmètre, oui, les commissions d’économies de l’entre-deux-guerres, mais aussi celles de la IVe République (ce n’est pas le cas de la commission de Michel Debré, dite de l’article 76 en 1959), ont pris en compte l’échelle de ce qu’on appelle à l’époque les « services extérieurs de l’État », qu’on appelle aujourd’hui déconcentrés. Il y a notamment le Comité Marin, qui est un homme politique de la IIIe République de 1922-1923. Ce Comité Marin a « peigné » les dépenses des services préfectoraux, des services territoriaux, etc. Même chose à partir de 1949, la Commission nationale d’économies, les commissions départementales d’économies « peignent » les services départementaux, les préfectures notamment, pour essayer de réduire, là encore, le nombre de services, les effectifs de fonctionnaires, le nombre d’emplois budgétaires. Il y avait à la racine cette idée qu’il y avait eu sous Vichy une croissance des services locaux, d’autant plus que le régime de Vichy avait créé un échelon régional. Après la Seconde Guerre mondiale, il s’est agi de faire faire une cure d’amaigrissement à l’État. Par contre, il n’y avait pas de fonction publique hospitalière. Donc, les commissions d’économies ne prenaient pas en compte les hôpitaux.
26 La fragmentation des pouvoirs est-elle une limite à l’exercice des revues de dépenses ?
27 Emmanuel Giannesini : La fragmentation des dépenses publiques est une réalité propre à tous les pays. Elle n’est pas singulière à la France, de ce point de vue-là. Ce qui est plus singulier, c’est l’intrication du financement. Il peut, du coup, justifier un regard sur la dépense. Aujourd’hui, je ne sais pas encore si les revues de dépenses « nouvelle formule » porteront sur l’ensemble des administrations publiques. Je veux dire par là que les signaux qui ont été donnés continuent à porter essentiellement sur l’État, ce qui a été le cas de toutes les générations précédentes de revues de dépenses : les audits Copé, la RGPP. Une des grandes limites de la RGPP est qu’elle a porté quasi exclusivement sur l’État, et au sein même de l’État sur les dépenses de fonctionnement et sur les dépenses de personnel. Or, les deux postes que je viens de donner, évidemment, représentent un volume de dépenses important, mais qui reste minoritaire au regard de la dépense publique. Pour la Cour des comptes, les revues de dépenses doivent porter sur l’intégralité des administrations publiques : État, collectivités territoriales, protection sociale, et sur l’intégralité des secteurs. Il n’y a pas de secteur préservé en soi. Ni le social, ni l’investissement. Ce n’est pas du tout une lecture politique. C’est parce qu’objectivement, la dépense est présente dans tous ces secteurs et que la question de la qualité se pose dans tous ces secteurs. Je ne crois pas que la dépense hospitalière soit considérée en bloc comme étant de qualité. Il est possible qu’elle soit insuffisante. En tout cas, c’est le regard qu’on peut porter ou que certains portent dessus, ce qui ne veut pas dire que toutes les dépenses liées à l’hôpital sont de qualité. Par ailleurs, il y a une rupture historique, c’est la gouvernance européenne des finances publiques. Il faut être très clair : nous vivons dans ce qu’on appelle, en finances publiques, les indicateurs maastrichtiens. Ce sont les indicateurs « Toute administration publique », ce qui se comprend très bien : s’il suffisait, pour respecter nos ratios de finances publiques au regard de la gouvernance européenne, de décentraliser au profit des départements ou des collectivités territoriales quelles qu’elles soient, une dépense qui ne serait plus le fait de l’État, ce serait un peu trop simple. C’est la même chose pour le social. Il faut évidemment regarder l’ensemble des périmètres de dépenses. Je rappelle trois chiffres. La dépense publique en 2022, c’était 1 536 milliards d’euros. Vous aviez trois blocs, et les trois sont très significatifs. Le premier, c’est la protection sociale, 700 milliards. L’État et les organismes de l’administration centrale, c’est 540 milliards. Et les collectivités territoriales, au sens relativement large, c’est 295 milliards. C’est moins que les deux autres, mais vous pouvez difficilement faire l’impasse sur 295 milliards. Tous les niveaux d’administration devraient participer à cet exercice de revue de dépenses. C’est comme ça que ces dernières seraient les plus efficaces, et peut-être aussi les plus acceptables.
28 Par le passé, ces exercices de revue de dépenses ont finalement produit assez peu d’économies budgétaires. Quelles leçons tirer de ces échecs ?
29 Florence Descamps : Peut-être, là aussi, faut-il séquencer l’approche des résultats de ces politiques d’économies budgétaires. L’entre-deux-guerres a connu une certaine efficacité : il y a eu les commissions d’économies de sortie de guerre jusqu’à Poincaré. La réforme de l’État de Poincaré, en 1926, avait été précédée en 1922-1923 par des commissions d’économies. Poincaré va mener la réforme « administrative ». Et il va faire des économies. Après la grande crise, lors de la déflation budgétaire et la crise des finances publiques, il va y avoir des commissions d’économies. Et surtout, il y a les décrets-lois Laval, avec le maniement du fameux abattement forfaitaire de 10 %. C’est le seul moment où, en France, on fait des coupes budgétaires aussi brutales. Cela n’a pas duré puisque le Front populaire est arrivé pour éliminer tout ça. Il y a une sorte d’efficacité, mais aveugle. Après 1945, on n’a plus recours aux décrets-lois ; les commissions se contentent de faire des propositions. Le résultat des propositions fait l’objet de moqueries sous la IVe République. C’est pour ça que ces commissions seront abandonnées après 1950. En fait, on ne supprime que des emplois vacants. Il y a le grand débat sur les effectifs réels et les effectifs budgétaires. En fait, grosso modo, la résistance des administrations est telle qu’on supprime principalement des emplois vacants ou ce qu’on appelle à l’époque des « auxiliaires », qu’on appellerait peut-être aujourd’hui des « vacataires » ou encore des contractuels, c’est-à-dire toute la main-d’œuvre qu’utilisent les services administratifs à l’époque en appoint – mais c’est considérable, à tel point qu’il faudra une loi sur les auxiliaires (1950). C’est là où on a mis en cause l’efficacité de ces commissions. En conséquence, la direction du Budget s’est mise à pratiquer le rabot annuel, notamment dans le cadre des conférences budgétaires. À partir de 1950, il n’y a plus de grands exercices d’économies budgétaires. Les années 1960 vont essayer d’inventer autre chose, suite à la prise de conscience de la résistance des administrations. Ce fut la RCB pour essayer de réviser les « services votés »… L’expérience Balladur, par exemple, de 1986-88 va se solder, là aussi, par très peu de suppressions d’organismes, de services, parce qu’il y a une résistance énorme des services et qu’il faudrait en fait bénéficier de plus de deux exercices budgétaires, ce qui n’arrive jamais ou presque dans l’histoire du xxe siècle. Je ne crois pas qu’on ait dépassé deux ans. C’est aussi cela, l’inefficacité de ces commissions, c’est qu’il faudrait faire durer l’effort plus longtemps. La RGPP a été à cet égard un petit peu plus longue.
30 Emmanuel Giannesini : C’est l’exception, effectivement. Elle a duré à peu près cinq ans, mais pas toujours avec la même intensité… Mais cinq ans, c’est peu.
31 Florence Descamps : Oui, mais c’est aussi pour ça qu’elle a laissé un souvenir aussi cuisant.
32 Emmanuel Giannesini : C’est vrai.
33 Florence Descamps : Je pense que c’est une des expériences les plus longues qui ait jamais existé d’un effort continu de compression, de coupes budgétaires et de réorganisation.
34 Emmanuel Giannesini : L’exercice n’est pas spontanément consensuel. Je crois qu’on peut poser comme un fait relativement établi qu’en France, la dépense publique est très ancrée dans nos habitudes, dans nos attentes, dans le modèle français. Donc réduire la dépense publique n’est pas quelque chose de spontanément populaire. D’ailleurs, est-ce que le vrai sujet, c’est le niveau de la dépense publique ? De ce point de vue, la Cour des comptes, généralement, ne se prononce pas. Elle constate simplement que 58,2 % de dépenses publiques – c’est le niveau en proportion du PIB que l’on a atteint en 2022 – nous placent en tête de tous les autres pays. Mais ça peut être le reflet de choix. Ce n’est pas forcément ce chiffre-là qui est problématique. Ce qui est problématique, ce sont deux choses. L’une, évidemment, c’est le niveau d’endettement, qui coûte énormément. Ce sont les problématiques de soutenabilité. Mais dans le cadre qui nous intéresse ici, l’autre élément qui pose problème, au regard de ce niveau de dépense publique, c’est la satisfaction des gens, tout simplement. C’est-à-dire que nous constatons – et c’est ce qui ouvre en quelque sorte notre propos transversal sur la dépense publique – que la dépense publique augmente tendanciellement. Il n’y a absolument aucun doute sur le niveau de la courbe. Je donne un chiffre très simple, que je crois très parlant. Tout Français aujourd’hui, en 2023, reçoit en dépenses publiques 23 % de plus qu’un Français de 2000 en euros constants. Évidemment, je parle bien en euros constants, ce serait beaucoup plus en euros courants. C’est-à-dire que nous avons presque un quart de dépenses publiques par personne en plus qu’il y a 25 ans. Donc la dépense publique n’a jamais cessé d’augmenter. Je l’ai dit, pourquoi pas ? Le problème, c’est le niveau de satisfaction. Or, les indicateurs de satisfaction suggèrent a minima qu’ils ne progressent pas. Donc la dépense augmente, mais la satisfaction stagne, voire décroît légèrement. Que dire sur l’efficacité réelle ? Il est très difficile de mesurer ce qu’on pourrait appeler une efficacité objective. Prenez les enquêtes PISA sur l’éducation. Est-ce qu’elles produisent une forme d’objectivité ? Je ne m’aventurerai pas sur ce sujet. Vous pouvez regarder l’état des infrastructures. Est-ce que c’est une mesure objective ? Je ne sais pas. Nous n’avons pas non plus de certitude dans un certain nombre de secteurs qu’il y a objectivement des résultats croissants avec le niveau de la dépense publique. Nous ne pouvons pas en être certains. C’est ça le problème. Et la revue de dépenses, finalement, c’est une façon d’essayer de traiter ces deux sujets en même temps. C’est-à-dire de ne pas simplement considérer que la dépense publique est trop importante, ce qui nous renverrait effectivement à des mécanismes de coupe ou de rabot. Si on considérait que la dépense publique est trop élevée et qu’il s’agit juste de la couper, objectivement, d’un point de vue budgétaire, les mécanismes de rabot ont une forme d’efficacité. C’est un peu aveugle. C’était un peu ce que faisait la RGPP avec le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux. Je crois que c’est une des dernières fois où il y a eu une sorte de concept de rabot massif. Depuis, on essaie d’avoir des approches plus qualitatives, qui sont plus exigeantes, mais plus intelligentes. Cela consiste à maîtriser la dépense là où celle-ci n’est pas efficace et de qualité. C’est un propos relativement simple, mais qui demande tout ce qu’on a évoqué : un outillage, de la volonté politique, parce que même une dépense jugée peu efficace n’est pas simple pour autant à supprimer. Il y a forcément des bénéficiaires. Il y a forcément des intérêts constitués autour de cette dépense. Elle est donc difficile à supprimer.
35 Florence Descamps : Sous la IVe République, par exemple, le grand combat qui est mené en termes d’économies budgétaires consiste en la suppression de subventions économiques, notamment aux entreprises publiques. Quand la direction du Budget a vu qu’elle n’arrivait que moyennement, dans les années 1950, à obtenir ces fameuses économies budgétaires sur les services, elle a concentré son action de persuasion des dirigeants du ministère des Finances et de l’Économie sur les subventions. La question des effectifs de fonctionnaires est très présente sous la IIIe et la première moitié de la IVe République, puis elle est relayée par le sujet des subventions économiques. Les choses se déplacent. Sous la Ve République, cette question des subventions économiques reste prégnante, mais l’État recourt à de nouvelles modalités, à la contractualisation (contrat de plan) avec ces entreprises publiques. Mais dans le même temps, il y a cette recherche, en effet, de l’efficacité et de l’efficience. La RCB incarne cet énorme effort. On ne parle pas encore de performance, mais on se demande si l’on peut calculer des indicateurs de mesure des résultats pour vérifier si les objectifs qu’on s’était fixés ont été atteints. Ça sera beaucoup plus perfectionné dans le cadre de la LOLF, mais il y a déjà en germe dans ces années-là cette volonté de travailler sur la qualité et l’efficacité du service rendu. C’est extrêmement difficile, par exemple, de faire des choix sur l’école. Faut-il choisir des dispositifs d’accompagnement pour le tutorat, des groupes de niveau, la diminution du nombre d’élèves par classe ou le dédoublement ? Ce sont des choix très complexes à opérer. Et on est assez aveugles aussi sur les résultats. Il faut du temps pour savoir si le dédoublement, c’est efficace ou pas, pour connaître notamment son impact sur la scolarisation des enfants et l’amélioration du niveau scolaire. Combien de temps faut-il pour évaluer les résultats d’une politique ?
36 Emmanuel Giannesini : Cette question du temps est très importante. On aimerait développer, on le recommande d’ailleurs, l’expérimentation qui permet pendant deux ou trois ans de tester une réforme, un dispositif, une configuration, et de décider s’il faut généraliser ou pas. La difficulté est que le temps, on ne l’a jamais. Le calendrier politique est vécu comme une urgence permanente. Par ailleurs, si la dépense publique n’est pas irréversible, elle pose toutefois des difficultés de réversibilité. On le constate à chaque fois : même dans le cas d’une dépense jugée peu efficace, il est difficile de revenir en arrière. Cet effet de cliquet est propre à un très grand nombre de dispositifs, d’où les enjeux de l’évaluation préalable, sur laquelle nous formulons un certain nombre de recommandations. Comme il est toujours difficile de revenir en arrière, il faut bien se demander si on a pensé le bon mécanisme, si on a désigné la bonne cible, les bons bénéficiaires, et si on n’a pas créé une dépense qui en réalité ne servira pas à grand-chose.
37 Quelle rationalité politique le recours actuel aux revues de dépenses reflète-t-il ?
38 Emmanuel Giannesini : En sortie de crise sanitaire, la France se retrouve parmi les mauvais élèves de l’Union européenne, notamment de la zone euro, avec un niveau d’endettement qui pose des enjeux de soutenabilité très aigus pour sa dette. On ne s’en rend pas forcément compte, mais le coût de la dette a augmenté de façon considérable au cours des deux dernières années. Malheureusement, c’est une perspective qui est encore devant nous. Ce qui pouvait paraître relativement indolore, je le dis avec beaucoup de nuances, il y a encore une dizaine d’années, devient de plus en plus problématique. Le « macro-contexte » est celui-ci. De façon plus immédiate, le Gouvernement, en avril 2023, a notifié à la Commission européenne, dans le cadre des règles de la gouvernance européenne actuelle, un programme de stabilité qui prévoit de revenir sous les 3 % de déficit d’ici à 2027. C’est un effort considérable. Schématiquement, cela revient à faire à peu près entre 10 et 15 milliards d’euros d’économies chaque année, en plus du tendanciel. On pourrait penser que sur 1 536 milliards d’euros de dépenses publiques, réaliser 15 milliards d’économies est accessible, mais cela n’est pas du tout vrai. Ça fait 1 %, mais 1 % est très difficile à atteindre parce que le tendanciel, lui, évidemment, augmente. En réalité, c’est encore plus d’économies nettes qu’il faut faire. C’est pour cette raison que je crois que, en réalité, les revues de dépenses sont la forme que prend une initiative vis-à-vis de laquelle nous sommes tous collectivement obligés. Ce n’est pas uniquement à cause de la lettre du programme de stabilité. C’est que la situation des finances publiques appelle objectivement un regard plus exigeant sur la dépense publique. Elle appelle un effort de maîtrise et de soutenabilité. Il est plus intelligent de le faire par le biais de cet exercice, dont nous espérons qu’il va s’ancrer dans la pratique administrative, qu’il va s’institutionnaliser au sein du cycle budgétaire. Il faut lui donner une forme. Il faut lui donner une constance. Il faut lui donner une durée. Je crois que c’est l’outil privilégié qui permettra, le cas échéant, de tenir nos objectifs européens, mais surtout nos objectifs d’une meilleure soutenabilité de nos finances publiques.
39 Florence Descamps : Ce qui me frappe dans la perspective de long terme, c’est que, clairement, les crises des finances publiques structurelles sont liées à de grands aléas politiques, de grands événements politiques et sociaux – les deux guerres mondiales, par exemple. Finalement, c’est à la suite de ces deux séquences qu’on voit comment l’État a été obligé d’organiser ces revues de dépenses. Mais avant les revues de dépenses, il y a d’abord un problème de connaissance de la dépense publique. Ce sont les efforts du xxe siècle. La fin du xxe siècle a fait de grands progrès, le xxie aussi, dans la connaissance de l’État. Je suis frappée, dans vos propos, que la crise sanitaire nous ait fait passer un seuil en matière de finances publiques. L’État est donc désormais obligé de se ressaisir et de dire : « Maintenant, on fait comment ? » Les dispositifs qui ont été mis en place viennent après une grande crise. Pour les finances publiques, il y a comme une routine de la dépense ou, comme vous l’avez dit, comme une structuration peut-être culturelle en France où, en effet, on est favorable à la dépense publique. Les crises, par rapport à cette structure mentale collective, viennent rajouter une couche d’urgence ou de nécessité, celle de l’aléa historique, mais elles viennent se greffer sur un fond favorable à la dépense publique et au rôle de l’État. Il y a une demande d’État et de sécurité, qui est très forte au xxe siècle. On comprend pourquoi : deux guerres mondiales, la grande crise économique de 1929, et ainsi de suite. Comment l’État peut-il répondre à cette demande ? Peut-il l’endiguer ou la limiter ? Et faut-il le faire ? C’est un autre débat, vraiment politique pour le coup. En tout cas, pour respecter les standards internationaux, les règles et les traités par lesquels nous sommes liés ou contraints, la question centrale reste : comment faire ?
Date de mise en ligne : 24/01/2024
Notes
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[1]
Cet entretien a été animé par Edoardo Ferlazzo, chef du département Gestion publique comparée du Bureau de la recherche de l’IGPDE. Il a été enregistré le 18 octobre 2023.