Notes
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Le présent Bulletin, placé sous la responsabilité de Gilles Marmasse, a été préparé avec Victor Béguin (secrétaire) ainsi qu’Annette Sell et Luca Illetterati (correspondants étrangers). Ont également participé à la rédaction de la présente livraison : Emanuele Agazzani, Thomas Anderson, Raphaël Authier, Christophe Bouton, Jean-Michel Buée, Camilla Brenni, Guglielmo Califano, Antoine Cantin-Brault, Patrick Cerutti, Emmanuel Chaput, Emmanuelle de Champs, Élodie Djordjevic, Émeline Durand, Majk Feldmeier, Fausto Fraisopi, Holger Glinka, Bruno Haas, Giulia La Rocca, Silvia Locatelli, Chiara Magni, Armando Manchisi, Stany Mazurkiewicz, Alain Patrick Olivier, Lucas Pétuaud-Létang, Florian Rada, Remi Rizzo, Olivier Tinland, Sabina Tortorella, Alexey Weißmüller, Valentin Wey et David Wittmann.
Liminaire
1Le Bulletin de littérature hégélienne de 2021 comprend trente-cinq recensions d’ouvrages en langue allemande, anglaise, italienne et française. Plusieurs changements interviennent dans l’équipe qui l’anime, avec le départ de Francesca Menegoni, Jean-Michel Buée et David Wittmann, et l’arrivée de Luca Illetterati. Je remercie chaleureusement les trois premiers d’avoir œuvré avec dévouement et une remarquable efficacité à l’organisation du Bulletin pendant de longues années, en me réjouissant que Jean-Michel Buée et David Wittmann restent disponibles pour des travaux de recension et de traduction. Le Bulletin ne manquera pas de faire régulièrement appel à leur grand savoir ! Par ailleurs, Luca Illetterati, professeur à l’Université de Padoue, accepte de prendre en charge la responsabilité qui était celle de Francesca Menegoni, à savoir de nous donner des avis experts s’agissant de la production italienne. Je le salue et le remercie pour le travail utile qu’il a déjà effectué pour ce numéro.
2Deux mille vingt et un marque le bicentenaire officiel de la publication des Principes de la philosophie du droit (lequel ouvrage est paru en 1820, mais porte l’année 1821 sur sa page de garde). Les manifestations hégéliennes ont eu lieu pour la plupart « à distance », comme on dit désormais. Ces conditions souvent rocambolesques ont obligé les participants à faire la démonstration de leur patience et de leur humour. Parmi les colloques très réussis, je citerai celui organisé par Élodie Djordjevic et Denis Baranger, en juin 2021 dans le cadre de l’Université Paris-II Panthéon-Assas, sur les deux cents ans des Principes. Les interventions ont été enregistrées et sont accessibles sur le site de l’Institut Michel-Villey. Le colloque a fait intervenir de nombreux juristes, qui ont pu jeter un regard original sur l’œuvre. Il a été l’occasion d’examiner non seulement les concepts fondamentaux du droit public que la philosophie hégélienne construit (souveraineté, constitution, citoyenneté…), mais aussi la réception des Principes de la philosophie du droit chez les juristes de Weimar comme dans un certain nombre de développements récents du droit constitutionnel. Les différents participants ont également pu mettre en évidence quel genre de ressources l’œuvre hégélienne est susceptible de fournir à la pensée contemporaine de la reconnaissance, de la démocratie et du droit de la nature.
3Ce Bulletin a bénéficié de l’aide d’une trentaine de personnes. Nous les remercions de s’être pliées aux conditions sévères qui leur étaient imposées, notamment en termes de volume et de délai. Cette année encore, la version longue de certaines recensions du Bulletin sera disponible sur le site Web des Archives de philosophie.
4Gilles MARMASSE
Textes de Hegel
1. G. W. F. HEGEL, Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte II. Nachschriften zum Kolleg des Wintersemesters 1824/25 (Gesammelte Werke, Bd. 27,2), éd. Walter Jaeschke et Rebecca Paimann, Hamburg, Meiner, 2019, 319 p. ; Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte III. Nachschriften zum Kolleg des Wintersemesters 1826/27 (Gesammelte Werke, Bd. 27,3), éd. Walter Jaeschke en collaboration avec Christoph Johannes Bauer et Christiane Hackel, Hamburg, Meiner, 2019, 357 p. ; Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte IV. Nachschriften zum Kolleg des Wintersemesters 1830/31 (Gesammelte Werke, Bd. 27,4), éd. Walter Jaeschke en collaboration avec Christoph Johannes Bauer, Hamburg, Meiner, 2020, 421 p.
6Après avoir édité les œuvres de la main de Hegel, l’entreprise des Gesammelte Werke se consacre aux Nachschriften. Le tome 27 fournit ainsi plusieurs éditions critiques de Nachschriften sur la philosophie de l’histoire mondiale. Le premier volume 27,1, publié en 2015, était une nouvelle édition des Nachschriften du cours de 1822/23 (Griesheim, Hotho et Kehler), qui avaient déjà fait l’objet d’une édition critique de qualité en 1996 dans la série des Vorlesungen. Ausgewählte Nachschriften und Manuskripten (tome 12) parue aussi chez Meiner. Ces trois volumes (GW 27,2, 3 et 4) publient en revanche des Nachschriften inédits. On ne peut résumer ici tout le contenu, d’une richesse extrême, de ces cours, dont on ne donnera qu’un aperçu en privilégiant la question de la périodisation de l’histoire mondiale. Ces cours ne bouleversent pas ce qu’on sait déjà à ce sujet, mais ils révèlent une hésitation de Hegel concernant la division globale de l’histoire mondiale – trois ou quatre grandes époques ? – et dans le détail, des traitements inégaux de certaines périodes d’une année à l’autre. Le cours de GW 27,2 correspond au semestre d’hiver 1824/25 (Nachschriften Kehler, Dove et Pinder). Il comprend une introduction de 68 pages, et un développement qui obéit au plan suivant sur environ 250 pages : « monde oriental » (Chine, Inde, Perse, Égypte), « Grèce », « monde romain » et « règne germanique ». On notera que le « monde perse » est subdivisé lui-même en trois sous-sections qui étudient les Perses proprement dits, les Babyloniens et les Syriens, et le peuple juif. Le cours n’aborde que très peu la période moderne de la Réforme aux Lumières, expédiée en une dizaine de pages (comme souvent, l’enseignant n’a pas eu le temps d’aller jusqu’au bout de son programme). Hegel conclut par les motifs, entrelacés l’un à l’autre, de la théodicée et de la liberté. La philosophie de l’histoire « doit être une théodicée, elle doit montrer que l’acte de l’histoire mondiale est l’acte de l’esprit consistant à accéder à la conscience, à se produire lui-même et à produire sa liberté » (p. 785). Le cours de GW 27,3, élaboré à partir de trois Nachschriften de 1826/27 (Hube, Walter et Garczyński), réserve une surprise : l’histoire mondiale n’est plus divisée en quatre mais en trois grandes périodes : « le monde oriental » (« un seul est libre »), le « monde grec » (« quelques-uns sont libres ») et le « monde chrétien » (« l’homme est libre en tant qu’homme ») (p. 807). Cette division redevient quadripartite quelques pages plus loin, où Hegel distingue le monde oriental (« l’enfance » de l’esprit), le monde grec (« l’adolescence »), le monde romain (« l’âge adulte ») et l’époque germanique, qualifiée également de « monde chrétien », pour lequel la comparaison avec les âges de la vie – qui serait ici la vieillesse – n’est plus applicable, car « le parcours de l’esprit est différent de celui d’un individu naturel » (p. 818-819). À cette périodisation est superposée une autre division plus générale entre Afrique (I), monde oriental (II) et Europe (III), laquelle englobe les trois dernières époques grecque, romaine et germanique. On trouve dans ce cours de 1826/27 une source de cette thèse importante de Hegel, selon laquelle la philosophie doit se garder de prophétiser sur l’avenir (p. 821). La partie sur le monde germanique suit trois périodes : de la fin de l’Empire romain à Charlemagne, mort en 814, de Charlemagne à 1600, et de 1600 à l’époque de Hegel. Elle est un peu plus développée (61 pages contre 38 pour le cours de 1824/25). On constate qu’en cours, Hegel adopte un ton assez libre, par exemple quand il souligne « la nullité politique » du « caractère allemand » en matière de politique tant intérieure (l’Allemagne « n’est pas parvenue à s’élever à la hauteur d’un État ») qu’extérieure (p. 1 140). Ce jugement est fait par comparaison avec la France, dont la Révolution avait pour « principe » la liberté. Toutefois, Hegel affirme que seule la monarchie constitutionnelle incarne la « liberté rationnelle », et réitère à demi-mot sa condamnation de la Terreur, qui n’est que du « fanatisme » (p. 1 146). Le volume GW 27,4 est précieux car il offre une édition critique du dernier cours de Hegel sur l’histoire mondiale, celui du semestre d’hiver 1830/31. On disposait déjà d’une édition de ce cours (élaborée à partir de la Vorlesungsmitschrift Heimann), due à Klaus Vieweg (voir G. W. F. Hegel, Die Philosophie der Geschichte, München, Fink, 2005). GW 27,4 est basé sur un autre texte, de très bonne qualité, la Nachschrift du fils de Hegel, Karl Hegel, complétée par les Nachschriften de Ackersdijck, Heimann et Wichern. La quadripartition de l’histoire mondiale est articulée à des régimes politiques selon les équivalences suivantes : orient/despotisme (un seul est libre) ; monde grec/démocratie ; monde romain/aristocratie (quelques-uns sont libres) ; monde germanique/monarchie (tous les hommes sont libres) (p. 1 230-1 231). Cette quatrième époque est étudiée nettement plus longuement que dans les cours précédents, soit sur 119 pages. C’est à la fin de ce cours de 1830/31 qu’on trouve l’éloge célèbre de la Révolution française comparée à « un superbe lever de soleil » (p. 1 562).
7Dans ces trois volumes dirigés par Walter Jaeschke, dont la grande compétence en matière d’édition des textes de Hegel n’est plus à démontrer, on retrouve la rigueur des éditions critiques des GW, avec la pagination originale des manuscrits indiquée dans la marge et les variantes signalées en bas de pages (les notes et la présentation éditoriale seront publiées prochainement dans le vol. GW 27,5 qui est encore en cours de préparation). Ces documents constituent un matériau inestimable, de plus de 1 500 pages (en incluant GW 27,1), pour étudier la philosophie de l’histoire de Hegel dans son contenu et son évolution.
8Christophe BOUTON (Université Bordeaux Montaigne)
2. G. W. F. HEGEL, Vorlesungen über die Philosophie der Kunst III. Nachschriften zum Kolleg des Wintersemesters 1828/29 (Gesammelte Werke, Bd. 28,3), éd. Walter Jaeschke et Niklas Hebing, Hamburg, Meiner, 2020, VIII-259 p.
10La publication des cours d’esthétique se poursuit dans le cadre de l’édition des œuvres complètes de Hegel, avec un troisième volume contenant le cours du semestre d’hiver 1828-1829, c’est-à-dire le dernier des quatre cours d’esthétique de Berlin. Le texte suit le cahier de l’étudiant Adolf Heimann, déjà publié par A. Gethmann-Siefert et l’auteur de la présente recension, à la suite d’un travail entrepris dès 1995 (voir Vorlesungen zur Ästhetik. Vorlesungsmitschrift Adolf Heimann (1828/29), éd. A. P. Olivier et A. Gethmann-Siefert, Paderborn, Fink, 2017). Le manuscrit est extrêmement elliptique, composé uniquement d’abréviations, dont le sens est à extrapoler en permanence. Les éditeurs s’appuient ici sur leur propre transcription. Des divergences de lectures apparaissent ainsi entre les deux éditions. Elles ne modifient pas toujours le sens du texte, et permettent quelquefois de résoudre certaines difficultés. Mais nous n’approuvons pas pour autant l’ensemble des leçons. Par exemple, au début du cours, dans la définition même du mot « esthétique », les éditeurs lisent : « il est l’expression de la beauté et de l’art des Anciens » (Kunst der alten) alors que nous continuons de lire : « il est l’expression de la beauté et de l’art de celle-ci » (Kunst derselben), c’est-à-dire de l’art du beau. Définir l’esthétique comme la science du beau des Anciens renforce certes la thèse de H. Kuhn, mais contredit le reste du cours et n’est guère conforme au manuscrit. Les éditeurs ont choisi de conserver les bizarreries dans l’orthographe des noms propres, voire les erreurs, comme pour Battheux (Batteux), Neinhard (Meinhard) ou Tigal (Pigalle). Il ne faut pas exclure que Heimann, comme tout étudiant, ait pu commettre quelques erreurs en transcrivant le cours, ni que Hegel lui-même ait pu se tromper, ce qui arrive même aux professeurs, ou que l’on ne soit pas d’accord avec lui (par exemple dans sa présentation de Kant, malgré l’intéressant élargissement du concept de Zweckmässigkeit). Dans certains passages, le sens reste indécidable. Ce ne sera pas le moindre mérite de ces éditions que de faire appel au nécessaire sens critique du lecteur ou du chercheur. Le texte de Heimann, très riche et très complet, se trouve ici complété par des variantes empruntées aux cahiers de K. Libelt, H. Rolin et d’un « fragment anonyme ». La thèse du caractère passé de l’art se trouve renforcée par des formulations encore plus nettes dans Heimann, où il est même question d’anéantissement (Vernichtung) de l’art (mais cela fait partie des indications marginales supprimées dans le volume des GW). C’est surtout dans le détail que se révèle la richesse du document. La datation de chaque leçon nous permet de suivre au jour le jour l’enseignement de Hegel en lien avec les événements artistiques du moment. Jamais l’idée que la philosophie a pour fonction de penser son temps n’apparaît plus clairement. La densité conceptuelle du texte est telle que le propos demeure parfois énigmatique. Mais on est surpris et charmé à chaque lecture par des formulations qui nous invitent à mettre en question perpétuellement ce que nous tenons pour acquis concernant notre conception de l’art et de Hegel. Hotho dit avoir utilisé Heimann entre autres cahiers pour son édition posthume et l’on peut désormais observer de façon très précise comment il a redistribué, développé, complété, édulcoré ou corrigé ce matériau. Comme dans les deux volumes précédents des GW 28, on ne trouvera nulle introduction, nul avant-propos ni note. Le lecteur devra donc attendre et acquérir le quatrième volume pour accéder à l’apparat critique nécessaire à toute édition scientifique, qui lui permettra, comme au recenseur, de porter un jugement plus éclairé sur le document. Nous nous permettons de ce fait de renvoyer à l’édition Fink aussi pour ce qui est des informations relatives à la description du manuscrit, à l’histoire du texte, à la présentation de son contenu et aux éclaircissements. Signalons enfin qu’une traduction française de ce cahier est en cours (sous la direction de Mildred Galland-Szymkowiak et du recenseur).
11Alain Patrick OLIVIER (Université de Nantes)
3. G. W. F. HEGEL, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie II. Nachschriften zum Kolleg des Wintersemesters 1823/24 (Gesammelte Werke, Bd. 30,2), éd. Klaus Grotsch, Hamburg, Meiner, 2020, 328 p.
13Dans le cadre de la publication intégrale des Nachschriften des leçons hégéliennes qui vient couronner l’entreprise des GW, ce volume est le deuxième du tome dévolu aux Leçons sur l’histoire de la philosophie, placé sous la responsabilité de Klaus Grotsch. Un premier volume, compilant les sources relatives aux cours du semestre d’été 1819 (Nachschrift anonyme complétée à l’aide du résumé d’un cahier de Henning) et du semestre d’hiver 1820/21 (Nachschrift Häring), a déjà paru en 2016. Ce deuxième volume contient, quant à lui, la transcription complète de la Nachschrift Hotho du cours dispensé lors du semestre d’hiver 1823/24 ainsi que des annotations marginales (particulièrement fines et précieuses) ajoutées a posteriori à ce document par le même Hotho. Il fait figurer dans l’appareil critique en bas de page les variantes tirées de la Nachschrift Hube, conformément au principe adopté pour la publication des Nachschriften dans les GW. On trouve à la fin du volume une innovation bienvenue : une version préparatoire de la notice éditoriale à paraître dans le futur vol. 30,6, qui donne en quelques pages des indications permettant de mieux situer et utiliser les documents publiés. Espérons que cela devienne la norme dans les GW, car les volumes composant un tome donné sont souvent difficilement maniables tant que le volume d’Anhang, qui paraît en dernier, n’est pas disponible.
14Le matériau présenté dans ce nouveau volume est presque intégralement inédit. En effet, seule l’introduction de ce cours avait été éditée par Garniron et Jaeschke en 1994 dans le tome 6 de l’ancienne « série bleue » des Vorlesungen aux éditions Meiner. Pour le reste, la connaissance de ce que Hegel avait enseigné en matière d’histoire de la philosophie ne pouvait jusqu’à présent s’appuyer – sans compter bien sûr GW 30,1 – que sur l’édition Michelet, composée à partir de deux cahiers perdus (Michelet, 1823/24 et Kampe, 1829/30) et d’un cahier conservé (Griesheim, 1825/26), et sur l’édition préparatoire de Garniron et Jaeschke dans la « série bleue » (1986/96), qui, après avoir édité chaque version de l’introduction, ne proposait qu’une reconstitution intégrale du cours de 1825/26, le mieux documenté. Autant dire que ce volume représente un apport considérable à la connaissance de l’histoire hégélienne de la philosophie. Il réjouira également l’amateur de philologie hégélienne par ce qu’il nous apprend sur l’édition Michelet : on découvre en effet, p. 786 de la notice éditoriale, que de nombreuses leçons de la Nachschrift Hube figurant ici en variantes infrapaginales se retrouvent quasiment à l’identique dans l’édition Michelet. Considérant que ce dernier affirme s’être appuyé, pour le cours de 1823/24, sur ses propres notes, perdues depuis, on peut raisonnablement supposer que les leçons en question conservent d’infimes traces d’expressions réellement prononcées par Hegel…
15Dans l’ensemble, les grands équilibres correspondent à ceux de l’édition Michelet : écrasante domination de la philosophie antique (145 p., soit plus de la moitié du développement total), attention certaine à la philosophie moderne (92 p.), et philosophie médiévale réduite à la portion congrue (27 p.). Pour brèves qu’elles soient, ces 27 pages sont cependant précieuses, car elles donnent une excellente idée des principes expliquant la dévalorisation de la séquence médiévale (voir notamment, à la p. 663, cette note marginale limpide : la philosophie médiévale est « la philosophie comme aliénation [Entäußerung] d’elle[-même], ou au service de la religion »), et des conséquences de cette dévalorisation sur le traitement concret qu’en donne Hegel. Parmi les passages remarquables du texte édité, on peut également citer quelques belles pages sur Plotin, alors couramment taxé de Schwärmerei et auquel Hegel tient à rendre sa dignité de philo-sophe (p. 654-657), ou encore la tentative hardie de démontrer l’identité de résultat entre les philosophies de Jacobi et de Kant (p. 747 sq.). La satisfaction du chercheur face à ce volume est d’autant plus grande qu’il peut encore s’attendre à voir publier, dans les années à venir, des centaines de pages de matériau inédit, ce qui ne manquera pas de stimuler les travaux sur une partie encore trop souvent délaissée du système hégélien.
16Victor BEGUIN (Université de Poitiers)
Études d'ensemble
4. Klaus VIEWEG, Hegel : der Philosoph der Freiheit. Biographie, München, C. H. Beck, 2020, 824 p.
18Le livre ne peut que susciter l’admiration, tant par la précision de ses informations que par son souci constant d’articuler la particularité, voire la singularité d’une existence dénuée de toute monotonie – ne serait-ce que par la variété des lieux et des fonctions qui la caractérisent – avec les mondes historiques qui en constituent l’« arrière-fond » (cf. la remarque au § 449 de l’Encyclopédie citée p. 779). En évitant les deux dangers inverses que sont le récit hagiographique et la vision mesquine du valet de chambre de la moralité (p. 29), Klaus Vieweg restitue le plus « objectivement » possible l’ambiance et le climat qui entourent Hegel tant à Tübingen que durant ses années de préceptorat à Berne ou Francfort ; il décrit minutieusement ses premières activités d’enseignement à Iéna, son travail de journaliste de la période de Bamberg, celui de recteur au lycée de Nuremberg avant d’en venir aux fonctions proprement universitaires de Heidelberg et de Berlin. En chaque cas, la biographie évite l’anecdotique pour se concentrer sur les cercles d’amis, les relations sociales et culturelles ou les divergences, en particulier politiques, qui ont influé de façon notable sur la pensée hégélienne, en contribuant à en infléchir le contenu, l’orientation ou la forme ; par exemple, en amenant les préoccupations initiales, centrées sur la recherche d’une nouvelle religion populaire, adéquate au monde moderne, à se transformer pour déboucher à Francfort sur une première élaboration systématique, avant de susciter à Iéna des projets de système qui, en renonçant au primat du religieux, font déjà signe vers les œuvres de la maturité. K. Vieweg montre ainsi de façon convaincante que l’admirateur de la Révolution française qu’était l’étudiant de Tübingen est demeuré jusqu’au bout, quoique sous des formes différentes, le philosophe de la liberté et de la raison qui n’a eu de cesse de combattre tant le sentimentalisme (Jacobi, Schleiermacher) que l’apologie réactionnaire du passé féodal (Savigny, Hugo, Haller, Fries et les corporations étudiantes ultranationalistes, antifrançaises et souvent violemment antisémites). À cet égard, l’« accomplissement du scepticisme » dans le savoir absolu que mène à bien le « livre fondamental de la liberté » (p. 304) qu’est la Phénoménologie est à entendre comme le chemin par lequel l’esprit se libère des dualismes de la conscience pour atteindre la vraie liberté, celle de la pensée devenue consciente de son infinité qui se retrouve elle-même dans l’autre de soi. De même, en dépassant l’immédiateté de l’être et la médiation de l’essence, pour mettre l’accent sur l’autodétermination du concept, la Science de la logique constitue « le pilier d’une conception moderne de la liberté » (p. 396). Reste que c’est la Philosophie du droit, publiée à Berlin, alors même que les décrets de Carlsbad ont instauré une censure stricte des activités intellectuelles, qui pose de manière concrète la question de la liberté comme question sociale et politique. Il faut tenir compte de cette situation, dit l’auteur, et lire le texte en quelque sorte « entre les lignes », comme l’avait vu Jacques D’Hondt (p. 31), pour en découvrir la signification véritable. Il apparaît alors qu’au-delà de formules surtout destinées à égarer les censeurs, il plaide pour la mise en place d’une politique sociale, à même de réduire l’écart gigantesque entre richesse et pauvreté qu’engendre le mécanisme du marché laissé à lui-même, et pour un rôle plus important du pouvoir législatif, depuis le niveau des « corporations » particulières que sont les communes jusqu’aux décisions proprement gouvernementales. Sur ce point, qui peut étonner, Klaus Vieweg suit les analyses de Dieter Henrich et montre que Hegel s’est écarté délibérément de sa propre théorie logique du syllogisme, pour laisser entendre au lecteur averti que c’est l’universel, ou la volonté universelle, qui, en médiatisant les moments du particulier (le gouvernement) et du singulier (le monarque), confère à l’élément démocratique ou républicain un rôle central dans la conception de l’État. La fin du livre évoque, outre les trois éditions de l’Encyclopédie, la fonction de l’art dans le monde moderne : il est difficile d’attribuer à un homme, dont la participation à la vie culturelle et artistique berlinoise est notable (fréquentation assidue des théâtres, de l’opéra, relations personnelles nouées avec des acteurs, des musiciens, des cantatrices célèbres) la thèse d’une mort de l’art : la « fin de l’art » signifie que dans le monde moderne, celui-ci, libéré de toute tutelle religieuse et politique, peut se consacrer à la présentation de l’humain dans la multiplicité de ses formes. Soulignons, pour finir, que ces quelques remarques ne donnent qu’une idée vague et appauvrie d’un ouvrage que sa richesse et sa pertinence destinent à être l’une des références obligées pour tout chercheur qui traite de l’évolution de Hegel ou qui se soucie de replacer tel ou tel propos hégélien dans le contexte précis des controverses et des préoccupations de l’époque dans laquelle il est énoncé.
19Jean-Michel BUEE (Université de Lyon)
5. Klaus VIEWEG, The Idealism of Freedom. For a Hegelian Turn in Philosophy, Leiden, Brill, 2020, X-230 p.
21L’ouvrage de Klaus Vieweg regroupe seize articles indépendants, publiés sur une durée de plusieurs décennies. Très critique à l’égard des lectures contemporaines qui « hantent » le système hégélien, ainsi que des préjugés qu’on lui surimpose habituellement, l’interprétation avancée par Vieweg opère en deux temps : commençant par une lecture de la Logique sous le prisme de sa dimension proprement « libératrice », l’auteur s’engage, ensuite, dans une relecture des autres sphères de l’esprit – notamment de l’esprit objectif – à l’aune de ce soubassement logique.
22Dans une première partie en effet, il s’agit pour Vieweg d’étendre la question de la liberté au-delà du seul champ de la philosophie pratique et de la comprendre comme une dimension centrale du système hégélien, entendu comme véritable « idéalisme de la liberté ». Le passage de la conscience à la conscience de soi de la Phénoménologie est ainsi identifié comme mouvement libérateur d’un « scepticisme se perfectionnant lui-même » (ch. 3). Par ce progressif dépassement du scepticisme et de l’idéalisme dogmatique, la Phénoménologie préparerait alors une « troisième philosophie », dont la Science de la Logique retrace le déploiement sous forme d’idéalisme absolu. La logique hégélienne se voit alors requalifiée en « théorie logique de la liberté » (ch. 2).
23Ce faisant, K. Vieweg suit l’injonction méthodique, avancée par Hegel lui-même, d’après laquelle les différentes parties du système ne peuvent être comprises qu’à la lumière de leur structure logique sous-jacente. Partant de la relecture de la Logique et de la Phénoménologie, l’auteur consacre ainsi la deuxième partie de son ouvrage à une approche renouvelée de la philosophie pratique hégélienne, et en souligne les apports aux débats contemporains. La mise au jour de la structure logique des § 5 à 7 des Principes de la philosophie du droit révèle en effet la remarquable modernité de la théorie hégélienne de l’action : l’imputabilité de l’acte criminel ainsi que la punition ne prennent sens que par rapport au déploiement ultime du concept de personne dans une structure éthique (ch. 6 et 8). Mais l’analyse de ces mêmes paragraphes permet aussi à l’auteur de relever l’apport hégélien au débat sur la durabilité, tant écologique – l’appropriation du « naturel » dans l’objectivation du vouloir devant aller de pair avec une conservation de et un souci pour cette extériorité (ch. 7) – que sociale : l’idée d’un État-providence moderne et le principe d’une régulation publique du marché fournissent une alternative au néolibéralisme de notre époque (ch. 9).
24L’originalité d’une lecture croisée de l’esprit objectif et de l’esprit absolu apparaît encore plus clairement au ch. 10. Selon l’auteur, la description de l’État hégélien en tant que triple structure syllogistique entrerait en contradiction avec sa résolution ultime dans la monarchie constitutionnelle, exposée au § 275 des Principes. Or l’apparente incohérence interne doit être comprise, d’après Vieweg, comme une simple stratégie d’évitement de censure de la part de Hegel. Une relecture de la structure syllogistique des Principes à l’aune de la Science de la logique révèle alors Hegel comme héraut non pas du totalitarisme prussien, mais bien d’une république de constitution démocratique.
25Si l’assemblage d’articles autonomes entraîne un certain nombre de redites et fragilise quelque peu l’unité globale de l’ouvrage, l’originalité méthodique de Vieweg en assure la continuité. La lecture des différentes parties du système par renvoi à la Logique se révèle indispensable à leur compréhension, et se distingue largement des lectures contemporaines de Hegel. Ce n’est aussi qu’en parlant d’un idéalisme de la liberté en un sens d’abord logique, que Vieweg peut défendre un « tournant hégélien » dans les débats contemporains, tout en restant fidèle à l’exigence de systématicité de la pensée hégélienne.
26Valentin WEY (École normale supérieure de Lyon)
6. Marina F. BYKOVA & Kenneth R. WESTPHAL (dir.), The Palgrave Hegel Handbook, London, Palgrave Macmillan, 2020, 602 p.
28Les éditeurs de ce volumineux manuel – le septième à paraître dans la récente collection des Palgrave Handbooks in German Idealism – expliquent vouloir participer au « réveil » des études hégéliennes dans le monde anglophone, qui connaissent une croissance fulgurante depuis que l’ombre des premiers philosophes de la tradition analytique s’est dissipée autour de la figure de Hegel. Les différents contributeurs proposent en ce sens un total de 28 contributions, surtout destinées à un public déjà initié aux principaux enjeux de la Hegelforschung, et qui survolent la quasi-totalité du système depuis les écrits d’Iéna. Peut-être en raison du large spectre de sujets abordés au fil des chapitres, aucune unité interprétative claire ne se dégage qui rassemblerait les contributions autour d’une approche spécifique de la philosophie.
29On remarque tout de même certaines récurrences parmi les préoccupations des auteurs, notamment une attention répétée aux échos kantiens dans les multiples aspects du système de Hegel. Kenneth Westphal propose, par exemple, de retourner à Tetens et à Kant pour éclairer un enjeu épistémologique clé de l’hégélianisme : la réalisation du concept. L’auteur soutient que réaliser (realisieren) un concept, chez Hegel, signifie démontrer qu’il est possible de localiser et d’identifier au moins un objet particulier dont il serait l’instanciation. Un concept a priori réalisable serait donc l’équivalent de ce que Kant nommait un concept objectivement valide, c’est-à-dire un concept dont nous pouvons légitimement faire usage pour connaître des objets. Le lecteur se demandera toutefois si une telle reconduction du criticisme au cœur même du projet de Hegel ne nous fait pas retomber dans les apories décelées chez Kant par ses successeurs. Westphal ne reporte-t-il pas, en effet, le lieu de la validation du concept vers un objet qui demeure en définitive extérieur à ce dont il est l’instanciation ? Répondre à cette question engagerait toute une interprétation de l’idéalisme hégélien.
30Deux voies explorées dans le volume nous ont semblé prometteuses pour répondre à ce défi : 1. Angelica Nuzzo, à partir d’une lecture minutieuse des textes, pèse la nouveauté de la Science de la logique en la comparant avec la logique formelle et la logique transcendantale kantienne. Elle soutient que l’originalité de la logique hégélienne est moins à chercher dans son contenu (partagé avec la métaphysique classique et sa critique kantienne) que sa méthode et son mode de présentation, définies comme « dialectiques-spéculatives ». On regrette toutefois que, dans cette conjonction, la dimension spéculative de la « méthode » hégélienne – la plus essentielle, à nos yeux – soit pour ainsi dire assimilée à la dialectique et au mouvement du contenu logique. 2. Pirmin Stekeler-Weithofer déplie quant à lui l’aspect performatif de l’Idée hégélienne en insistant sur la participation du philosophe, par sa pratique même, à l’absoluité. S’il mobilise de manière intéressante aussi bien Fichte que le pragmatisme américain pour créer des ponts avec Hegel, il y aurait tout un travail à mener pour asseoir certaines des intuitions mise en avant dans sa contribution sur une exégèse plus détaillée.
31Saluons en terminant la belle part accordée dans l’ouvrage à la philosophie de la nature (Michael Wolff, Kenneth R. Westphal, Cinzia Ferrini) et à la philosophie de l’esprit subjectif (Italo Testa, Allegra de Laurentiis, Markus Gabriel). M. Gabriel y signe un chapitre qui mesure la contribution potentielle de la psychologie hégélienne au problème de la relation esprit-nature dans la configuration que lui donne la philosophy of mind contemporaine. Une tentative qui, abstraction faite de sa tendance déflationniste à l’égard du contenu de l’idéalisme absolu, achèvera de nous convaincre de l’importance décisive des sections sur la psychologie dans l’économie totale de l’Encyclopédie.
32Thomas ANDERSON (Université de Montréal/Université de Poitiers)
7. Slavoj ŽIŽEK, Hegel in a Wired Brain, London-New York, Bloomsbury, 2020, 208 p.
34Hegel in a Wired Brain (« Hegel dans un cerveau câblé ») est la contribution paradoxale de Slavoj Žižek au 250e anniversaire de Hegel. Il s’agit de mettre en valeur Hegel comme philosophe du XXIe siècle en confrontant sa pensée à des phénomènes historiquement et systématiquement post-hégéliens. Ce faisant, Žižek s’inscrit dans la continuité de ses interprétations antérieures de la philosophie de Hegel, à savoir une lecture matérialiste de l’idéalisme absolu inspirée de la psychanalyse de Lacan. La question centrale de l’ouvrage est la suivante : que peut nous apprendre la dialectique de Hegel sur le « cerveau câblé » ? Il y répond en sept essais et un « traité sur l’apocalypse numérique ».
35Slavoj Žižek utilise le terme de cerveau câblé pour désigner l’idée d’une « connexion directe entre nos processus mentaux et une machine numérique » (p. ١٣). La question est actuellement étudiée dans plusieurs projets scientifiques. À la suite du futurologue Raymond Kurzweil, l’ouvrage aborde la question de la « singularité » : un nouveau type de « royaume d’expérience mentale globale et partagée » (p. 13) émergera-t-il du cerveau câblé, et quelles en seront les conséquences possibles ? L’auteur présente ses différentes thèses de manière explicitement « paratactique », en juxtaposant différents contenus sur un mode non hiérarchisé. Allant à sauts et à gambades, il invoque Hegel, dont la Phénoménologie de l’esprit est pour lui l’œuvre paratactique par excellence (cf. p. 18). Il en résulte l’habituel mélange d’idéalisme allemand, de psychanalyse, de théologie, de pop culture, de littérature, de communisme et de critique du capitalisme. Mais on peut également trouver des lignes générales d’argumentation qui traversent les différents chapitres. Elles consistent souvent en une inversion paradoxale de la compréhension quotidienne ou d’autres positions discursives. Alors que Raymond Kurzweil, Elon Musk et d’autres interprètent la singularité comme une transition vers une trans- ou post-humanité, Slavoj Žižek affirme que, grâce à elle, nous verrons encore plus clairement la structure et les défauts de la condition humaine. Selon lui, c’est précisément notre inconscient qui échappe structurellement à la singularité. Il comprend l’inconscient, à la suite de Lacan, non pas comme un contenu préréflexif, mais comme une réflexivité inconsciente qui est structurellement analogue à la conscience de soi de Kant. Dans une variation matérialiste sur la pensée fichtéenne, il est même vrai de cet inconscient, selon Žižek, qu’il se pose lui-même : « L’inconscient existe comme la cause qui ne précède pas ses effets, mais n’est réalisée que dans ces effets et donc rétroactivement causée par eux » (p. 98). L’ouvrage appelle également cette constitution rétroactive la virtualité de l’inconscient et la comprend comme celle qui caractérise notre subjectivité en général. Cela se reflète aussi dans son traitement de la chute de l’homme vue par la Bible. Contre les interprétations qui supposent qu’un soi est perdu dans la chute, pour être retrouvé dans une rédemption, l’auteur soutient que « la chute est stricto sensu identique à la dimension dont nous tombons, c’est-à-dire que c’est précisément par le mouvement de la chute que ce qui s’y perd est d’abord produit ou ouvert » (p. 84). À cet égard, il conclut que la chute ne précède pas la rédemption, mais lui est identique. Plus généralement, cela signifie qu’il n’y a pas de soi de l’esprit qui précéderait son auto-aliénation, mais que seule l’aliénation produit un tel soi. Dans ce fait, le concept de réconciliation prend un sens nouveau. Il ne signifie plus le dépassement ou la « levée » d’un obstacle, mais sa reconnaissance, voire son approfondissement : « Dans la synthèse finale, l’antithèse est poussée à l’extrême et pleinement intériorisée comme constitutive de l’entité en question » (p. 178). Pour en revenir à la question de la singularité, cela signifie qu ’elle ne sera ni la « fin de l’humanité » ni le retour à une immédiateté non aliénée, mais conduira plutôt à une intensification productive de l’aliénation.
36L’ouvrage est habile à dévoiler ce qu’il y a d’excentrique chez les auteurs avec lesquels il dialogue. Mais, du fait de cette approche, nous en apprenons souvent moins sur eux que sur la pensée de Žižek.
37Alexey WEIßMÜLLER (Goethe Universität Frankfurt) [trad. G. Marmasse]
8. Will D. DESMOND, Hegel’s Antiquity, Oxford, Oxford University Press, 2020, 391 p.
39Comme l’indique son titre de manière transparente, ce livre concerne la complexe appropriation par Hegel de l’Antiquité, en particulier de l’Antiquité gréco-romaine. Le but que l’auteur s’est fixé est de « synthétiser, de manière aussi objective et complète que possible, les caractéristiques saillantes de la compréhension hégélienne de la plupart des figures et phénomènes antiques dont il avait connaissance » (p. 41). Ce faisant, il ne cherche pas à introduire une thèse nouvelle sur la nature de la philosophie hégélienne, mais plutôt à montrer dans quelle mesure les Grecs et les Romains « parlent » encore dans et à travers l’allemand de Hegel – pour reprendre les termes de la conclusion (p. 351). Autrement dit, l’auteur veut montrer qu’on ne peut situer Hegel uniquement par rapport à ses futurs disciples ou critiques, mais qu’il faut d’abord rapporter sa pensée au passé grec et romain. À cette fin, les quatre chapitres centraux suivent le fil des textes de la maturité qui sont pertinents, en les mettant en relation avec l’antiquité grecque et romaine ; c’est-à-dire : les Principes de la philosophie du droit (ch. 2), l’Esthétique (ch. 3), les Leçons sur la philosophie de la religion (ch. 4) et enfin les Leçons sur l’histoire de la philosophie (ch. 5). La Philosophie de l’histoire est constamment convoquée.
40Ce livre a de nombreux mérites. Il constitue d’abord une impressionnante synthèse sur le rapport de Hegel à l’Antiquité. L’originalité de l’ouvrage, comparé à d’autres portant sur le même thème, réside dans son caractère général et englobant, donc dans le refus de donner la priorité à tel ou tel thème déjà travaillé (l’Antigone de Sophocle, Platon, la dialectique, le scepticisme, etc.). Si cette perspective ambitieuse s’appuie sur une très bonne connaissance de Hegel, des textes antiques et de la littérature secondaire, on peut regretter que la bibliographie soit presque exclusivement anglophone. Synthétique, le texte ne craint pourtant pas d’entrer dans le détail de certaines questions, de la conception grecque du mariage (p. 67) à la philosophie pythagoricienne (p. 258 sq.) en passant par les gladiateurs romains (p. 219 sq.). Deuxièmement, Will Desmond ne se contente pas de suivre les interprétations proposées par Hegel : celles-ci sont régulièrement discutées, pour en souligner les limites ou pour reconnaître leur pertinence ; il insiste également sur les auteurs ignorés par Hegel, notamment Augustin (p. 229, 231-232). Troisièmement, les analyses de Hegel sont mises en relation avec celles de ses contemporains, ce qui permet d’apprécier leur originalité. Cette attention au contexte produit sans doute les pages les plus intéressantes du livre ; par exemple, celles où l’auteur relie la conception de la religion romaine comme « religion de l’utilité » à une controverse avec Bentham et Schleiermacher (p. 225-228).
41La nature synthétique de l’ouvrage explique en même temps ses défauts. Le principal est le traitement rapide de certains concepts ou auteurs. Seules une soixantaine de pages sont consacrées aux dimensions éthique, politique et historique de l’antiquité gréco-romaine (p. 43-104) ; concernant la philosophie, le scepticisme antique – dont Will Desmond reconnaît l’importance pour Hegel – est expédié en trois pages (p. 313-315). En outre, cette perspective synoptique rend parfois la position de l’auteur peu convaincante : ainsi se réfère-t-il à plusieurs reprises aux Principes de la philosophie du droit comme à une œuvre « utopique » (p. 45-46), nonobstant le rejet hégélien du terme, car elle considère le meilleur possible, le rationnel qui est effectif. Une désignation si étrange devrait appeler une justification plus consistante que celle qui a pu être donnée. Ces défauts ne doivent cependant pas masquer la grande utilité de cette contribution aux études hégéliennes.
42Lucas PETUAUD-LETANG (Université Bordeaux Montaigne)
Jeune Hegel et Phénoménologie de l’esprit
9. Gilbert GERARD, Hegel ou la quête de l’efficience de la pensée. Première partie. Les années de formation (1770-1807), Leuven, Peeters, 2020, 168 p.
44C’est un véritable tour de force de la part de Gilbert Gérard que de rendre aussi stimulant et agréable à lire un commentaire de ce qu’on a appelé les écrits théologiques de jeunesse de Hegel puis des écrits qui mènent à la Phénoménologie de l’esprit. Grâce à lui, nous pouvons suivre les premiers pas de la pensée dialectique et découvrir les prémisses d’une véritable philosophie de la différence dans des textes qui paraissaient plutôt rébarbatifs et vieillots. Ce que Gilbert Gérard nous fait découvrir dans les petits essais de Francfort et surtout d’Iéna, ce sont les prémisses d’une pensée vivante « qui mord sur le réel, qui a prise sur lui, qui le pénètre et le mobilise » (p. 69).
45Depuis que les travaux de Heinz Kimmerle ont rétabli la chronologie de ces textes, le cheminement qui a mené Hegel vers sa propre pensée est devenu plus clair (p. 96n). En faisant ressortir l’importance du fragment de 1803 « Das Wesen des Geistes » (p. 91), Gilbert Gérard, à son tour, nous aide à comprendre le retournement qui a conduit à l’idée qu’il n’y a d’absolu qu’à même la différence. À Francfort, une conception insuffisante de la différence empêchait de voir que c’est dans le fini que se trouve le véritable accès à l’absolu ou que la seule égalité à soi est celle qui réside dans l’inquiétude qui travaille le fini du dedans (p. 101). La différence n’est pas une simple modification de l’être vivant foncièrement un, ni un accident de la substance, mais il faut lui reconnaître un caractère qualitatif et absolu.
46De ce point de vue, les structures de base du système schellingien de l’identité, qui ne faisait de la différence qu’une détermination quantitative et inessentielle, ne préparaient pas l’émergence du système dialectique, mais lui faisaient obstacle. On ne saurait sous-estimer ce que Hegel dit lui-même : « la philosophie n’est pas un système de l’identité ; cela est non-philosophique » (p. 108). Dans la métaphysique substantialiste de Schelling, Hegel retrouve seulement une figure de pensée qu’il a déjà rencontrée chez Hölderlin (p. 78). Comme toujours dans les études hégéliennes, Schelling sert de repoussoir et, dès que son nom apparaît, on s’empresse de dire que Hegel a déjà marqué sa différence par rapport à lui, au point que l’on se demande s’il n’y a jamais eu entre les deux penseurs identité de vue. Il est vrai qu’ici, les textes où Hegel est le plus proche de Schelling, comme les Orbites des planètes, ne sont pas évoqués et que sa position philosophique est réduite à celle de la première exposition de son système, c’est-à-dire à un texte inachevé et décevant.
47C’est déjà son réalisme en tout cas qui poussait Hegel, dès ses premiers pas en philosophie, à prendre en considération la religion du monde présent et à en faire le complément réaliste de l’idéalisme philosophique. Ce réalisme le conduisait ainsi à rejeter l’élitisme des Discours sur la religion de Schleiermacher, qui réservaient l’intuition religieuse à quelques artistes géniaux : « l’essence de la religion, disait Hegel, consiste en ce que l’esprit n’ait honte d’aucun de ses individus, qu’il ne se refuse à apparaître à aucun et qu’à chacun revienne le pouvoir de l’invoquer » (p. 76). Gilbert Gérard a alors un grand nombre d’expressions très heureuses pour décrire le souci réaliste d’action efficiente sur le temps qui se manifeste tout au long de ces premiers écrits philosophiques.
48C’est encore ce « tempérament foncièrement réaliste » (p. 19) qui oriente Hegel vers une pensée de la limite qui cherche l’absolu dans la différence même. Cet « idéalisme résolument réaliste », cet « empirisme spéculatif dans lequel l’absolutisation de la différence signifie sa seule véritable suppression » (p. 98) s’imprègne alors d’Aristote pour réconcilier la pensée avec le monde et ressaisir l’Idée sous le mode de l’effectivité (p. 109).
49Nous ne voyons pas bien, à la fin de l’ouvrage, ce qui permet de dire que les premières pages de la Phénoménologie de l’esprit « font droit à l’essence pratique de la pensée » (p. 146 et 150). Mais nous ne doutons pas que le deuxième tome de ce beau travail nous aidera à le comprendre et à apercevoir que, jusque dans le chef-d’œuvre de Hegel, se manifeste le caractère foncièrement réaliste, c’est-à-dire pratique, de son système (p. 146).
50Patrick CERUTTI (Classes préparatoires aux grandes écoles, Reims)
10. Robert BRANDOM, A Spirit of Trust. A Reading of Hegel’s Phenomenology, Cambridge (Mass.)-London, Belknap Press, 2019, 836 p.
52En 2008, Robert Brandom, qui a contribué à renouveler en profondeur la pensée contemporaine dans le sens d’un néopragmatisme analytique, publiait une recension « inactuelle » de la Phénoménologie de l’esprit, dans laquelle Hegel était présenté comme un jeune philosophe contemporain, encore inconnu mais très prometteur. Le texte se concluait par l’aveu suivant : « J’aurais tellement aimé écrire ce livre. Peut-être qu’un jour, lorsque je serai suffisamment imprégné de cet Esprit à la fois inactuel et actuel, à l’instar du Pierre Ménard auteur du Quichotte de Borges, je le ferai. » On peut considérer A Spirit of Trust comme l’accomplissement de ce désir borgésien de réécrire la Phénoménologie de l’esprit. Mais, contrairement à l’entreprise de Pierre Ménard, la réécriture de Brandom conduit à un résultat totalement différent de l’original : en effet, il ne s’agit plus seulement de réécrire la Phénoménologie de l’esprit trois siècles plus tard, mais aussi de réécrire Rendre explicite vingt ans plus tard en fusionnant les deux projets.
53Bien que s’inscrivant dans la Hegel Renaissance des trente dernières années, l’ouvrage ne s’appuie guère sur les interprétations classiques de Hegel, ni sur la littérature secondaire récente, mais bien davantage sur les auteurs de chevet de R. Brandom : Kant, Frege, Wittgenstein, Sellars, Lewis, Davidson et McDowell. L’enjeu est moins de proposer une nouvelle interprétation de dicto du chef-d’œuvre de Hegel que de donner de plus vastes proportions à la lecture de re qu’il a esquissée dans ses travaux précédents, à partir de ses propres orientations philosophiques : l’articulation d’une sémantique non psychologique et inférentialiste (centrée sur l’idée de négation déterminée), d’une pragmatique normative (adossée à l’idée de reconnaissance mutuelle dans l’échange de raisons) et d’une reconstruction historique des formes de vie sociale qui sous-tendent les statuts normatifs (entée sur l’idée de processus expressif de récollection). Pour le dire sous la forme humoristique que lui donne l’auteur : l’ouvrage s’inscrit dans le « genre particulier de l’écriture créative, métaconceptuelle, herméneutique, systématique de non-fiction ». La stratégie de lecture de Robert Brandom consiste à isoler une « contribution philosophique centrale » du livre de Hegel, dont le thème principal serait « la nature de l’activité discursive et le type de teneur conceptuelle que manifestent les choses en vertu de leur implication dans ce genre d’activité » (p. 636).
54Les gigantesques proportions de l’ouvrage, découpé en trois parties, défient toute tentative de résumé. Dans l’introduction, l’auteur expose les grandes lignes de sa stratégie sémantique et pragmatiste de lecture, centrée sur la détermination inférentielle du contenu des concepts et les conditions langagières, sociales et historiques de leur usage. La première partie est consacrée à la section « Conscience » de la Phénoménologie de l’esprit : c’est l’occasion de relire les trois premiers chapitres de l’ouvrage d’un point de vue post-sellarsien, en explicitant les conditions sémantiques et inférentialistes de la connaissance et de la représentation du monde objectif. Dans la deuxième partie, l’analyse des chapitres IV et V permet de ressaisir les considérations sémantiques de la partie précédente sur le terrain d’une pragmatique normative centrée sur les relations de reconnaissance entre les consciences de soi, et plus précisément sur l’articulation des statuts normatifs (par quoi l’on est engagé envers quelque chose), qui renvoient à la « conscience », et des attitudes normatives (par quoi l’on se considère soi-même comme engagé envers quelque chose), qui renvoient à la « conscience de soi ». C’est l’occasion d’une intrépide lecture « allégorique », aux accents wittgensteiniens, du célèbre passage sur le rapport de maîtrise et de servitude. Pour finir, la troisième partie est sans doute la plus novatrice par rapport aux travaux précédents de R. Brandom : en se confrontant à l’historicité du Geist hégélien, celui-ci prend pour fil conducteur la notion de « confiance » (trust) qui donne son titre à l’ouvrage. Le passage de l’éthicité immédiate à des formes modernes de « structures normatives » est considéré comme une « révolution sans précédent des institutions et de la conscience humaines » (p. 470) qui permet d’atteindre « l’époque de la confiance » (p. 726). Cette époque est caractérisée par une articulation plus satisfaisante des statuts normatifs et des attitudes normatives, moyennant une reconnaissance authentique des sujets engagés dans la détermination du contenu conceptuel de leurs pratiques d’échange de raisons. Ainsi s’annonce une troisième forme, « post-moderne », de monde normatif, dont Hegel – une fois retraduit dans l’idiome pragmato-inférentialiste – serait le « prophète » (p. 584). Pour peu que l’on mette entre parenthèses l’avant-dernier chapitre sur la religion, c’est une forme humaine, pleinement immanente, de vie sociale rationnelle, fondée sur le pardon (non des fautes mais des erreurs) et la confiance (non dans la justice divine mais dans le progrès autocorrecteur de la socialité humaine moderne), débarrassée des explications naturalistes de la normativité, qui se dévoile sous nos yeux. Contrevenant à l’avertissement hégélien, Brandom assume ainsi une perspective ouvertement « édifiante » (p. 636), tournée vers le dépassement futur des formes aliénantes de la vie communautaire.
55Du point de vue de l’histoire de la philosophie, il y aurait beaucoup à dire sur la fidélité de Robert Brandom à la lettre du propos hégélien. Son interprétation très libre, délibérément audacieuse, requiert d’évacuer d’emblée cette question, au profit de celle de la fécondité proprement philosophique de cette reconstruction sélective et « créative » de la Phénoménologie de l’esprit. De ce point de vue, en dépit de nombreuses répétitions et d’inévitables réserves sur la conception brandomienne du Geist (dont on pourra estimer qu’elle est par trop dépouillée de l’épaisseur sociohistorique que lui donnait Hegel), on ne pourra qu’être admiratif à l’égard d’une œuvre colossale qui assume son immense partialité herméneutique pour mieux renouveler le débat sur les conditions sociales de la normativité humaine, tout en proposant un hégélianisme contemporain plausible, à défaut d’être toujours pleinement convaincant.
56Olivier TINLAND (Université Paul-Valéry – Montpellier 3)
Logique et métaphysique
11. Franco CHIEREGHIN, Relire la Science de la Logique de Hegel. Récursivité, rétroaction, hologrammes, trad. Charles Alunni, Paris, Hermann, 2020, 230 p.
58Le livre de Franco Chiereghin, publié d’abord en italien en 2011 et traduit en français par Charles Alunni, est remarquablement innovant pour au moins deux raisons. En premier lieu, il va résolument à contre-courant du mainstream des études hégéliennes imposé par les interprétations de l’École de Pittsburgh et par le rapprochement toujours plus insistant avec le pragmatisme américain. En second lieu, il envisage une lecture de la Science de la Logique en lien avec un programme de recherche bien assimilé par la plupart des sciences contemporaines mais qui demeure presque entièrement ignoré des études philosophiques : la théorie des systèmes complexes. Ce livre, qui maîtrise parfaitement Hegel d’un point de vue théorique et historique, a pour but de fournir une lecture de la Science de la Logique qui la mette en relation avec un certain nombre de concepts fondamentaux de la science contemporaine.
59Les concepts de la pensée complexe qui structurent ce travail sont énoncés dans le sous-titre. Il s’agit de la récursivité, des rétroactions (feedbacks) et des hologrammes. Ce triptyque met en relief une des caractéristiques principales du système spéculatif développé dans la Science de la Logique : appliquer des opérations selon un mouvement linéaire uniforme (la progressivité de la dialectique), réinformer les structures par rétroaction et répliquer, dans les composantes logiques particulières, la structure d’ensemble.
60Le livre présente tout d’abord l’œuvre maîtresse de Hegel comme une tentative pour concevoir la logique selon son unité et sa générativité. Puis le deuxième chapitre montre comment sa connectivité interne se structure selon une dynamique « complexe » qui s’organise autour des trois concepts cités en sous-titre. Les chapitres suivants (3 et 4) examinent le mouvement autogénératif de la logique de l’être et de l’essence pour le retrouver, « relevé », dans la logique du concept (ch. 6).
61L’ouvrage peut certainement représenter, comme l’affirme le préfacier et traducteur, « un tournant interprétatif tout à fait décisif » de l’œuvre hégélienne. Des perplexités demeurent toutefois. Est-il sûr qu’une telle lecture de la Science de la Logique puisse dégager une approche spéculative du « complexe » en tant que tel ? Car les trois concepts choisis comme clés de lecture, tout en étant certes fondamentaux pour la théorie des systèmes, ne couvrent qu’en partie la richesse d’une science du complexe qui admet d’autres concepts fondamentaux (comme ceux de bifurcation, de primat de la probabilité sur la nécessité, de système ouvert, etc.). Or ceux-ci ne trouvent ni ne peuvent trouver droit de cité dans l’onto-logique hégélienne. Pour conclure, ce très beau livre ouvre à une lecture « complexe » du spéculatif, tout en faisant un premier pas vers une lecture « spéculative » du complexe dont la pensée contemporaine a certainement besoin.
62Fausto FRAISOPI (Albert-Ludwigs-Universität Freiburg)
12. Augustin DUMONT, Le Néant et le pari du possible. Puissances de l’idéalisme allemand (Kant, Fichte, Hegel, Schelling, Hölderlin), Paris, Hermann, 2020, 368 p.
64Comment s’assurer de la possibilité de la liberté humaine et de son exercice comme libre philosophie ? Dans l’interprétation d’Augustin Dumont, aux yeux de Kant, Fichte, Hegel, Schelling et Hölderlin, la liberté repose sur un acte d’auto-institution qui a ceci de remarquable qu’il n’est pas fondé en raison mais, bien plutôt, fonde la raison. L’ouvrage développe une hypothèse à la fois complexe et puissante : chez l’ensemble des auteurs examinés, la liberté apparaît comme une possibilité pour laquelle on opte sans disposer de garantie. Elle est un « faire inquiet de ce qu’il peut ou ne peut pas rendre possible » (p. 54), elle ne repose sur aucune nécessité transcendante mais ne vit que de s’affirmer performativement. L’ouvrage prend pour point de départ une analyse étincelante consacrée au Faust, dans une démarche qui n’est pas sans rappeler l’usage des Ménines au début des Mots et les choses de Foucault. Dans le texte goethéen en effet, l’autonomie du personnage principal – objet de la controverse entre Dieu et le diable – n’est pas fondée de toute éternité dans l’essence humaine. Faust se rend libre en occupant l’espace des actions possibles que Dieu laisse à sa disposition. De manière analogue, soutient l’auteur, on peut considérer que les philosophes ici étudiés font de la liberté et de la raison l’objet d’une gageure sans justification a priori, et qui ne trouve sa légitimation que dans ses conséquences. En particulier, pour eux, à la base de tout libre philosopher, il y a un choix en faveur du sens et à l’encontre de l’absurde. Mais ce choix, soulignons-le, est largement contingent et repose sur l’imagination : « La pensée ne peut offrir de vérités novatrices, en aval, qu’après avoir assumé, en amont, le saut dans l’inconnu auquel elle invite tout d’abord. » (p. 85)
65Le texte développe, chapitre après chapitre, des études d’une grande minutie, qu’on ne pourra pas toutes présenter ici.
66S’agissant de Kant, par exemple, l’auteur prend à contre-pied la critique classique de Schulze selon laquelle la philosophie kantienne ne peut se justifier elle-même, en établissant que le transcendantal kantien est l’objet d’un pari conscient.
67S’agissant de Fichte, il rappelle que la croyance dans l’autonomie et la primauté du moi est logée au cœur du transcendantal.
68À propos de Hegel, l’auteur s’intéresse principalement à deux thèmes : la question de l’apparence dans la Doctrine de l’essence et le problème du commencement de la philosophie. Pour le premier point, A. Dumont propose d’identifier l’« apparent » au « fictif » – tout en reconnaissant, voire en soulignant, que cette interprétation n’est guère autorisée par les textes eux-mêmes. Il y a ici un bel exercice de probité philologique, mais peut-être aussi une mise en œuvre de la thèse principale, puisque l’analyse relève du pari interprétatif. On suggérerait à l’auteur de s’intéresser, dans la Doctrine de l’essence, à la section sur le phénomène, qui creuse encore plus l’écart entre la chose et sa manifestation. Toujours est-il que Hegel reconnaît incontestablement un statut au douteux, et partant une place au scepticisme dans le cheminement philosophique. Pour le second point, l’auteur insiste sur le fait que le logos hégélien « sourd d’un arbitraire créateur, d’une préférence irréductiblement singulière et contingente pour l’ordre sur le désordre » (p. 227). Cette seconde thèse apparaît tout à fait convaincante. Certes, l’arbitraire du commencement est relevé à la fin du processus encyclopédique, lorsque la philosophie en vient à se comprendre et à se justifier elle-même. Néanmoins, si elle parvient à se légitimer en sa forme et son contenu, l’acte même de philosopher, chez Hegel, qui répond à la tendance de l’esprit à l’auto-accomplissement, reste en tant que tel spontané et « indéductible ». On ne peut que saluer cet ouvrage important, qui défriche un nouveau chemin dans la philosophie classique allemande.
69Gilles MARMASSE (Université de Poitiers)
13. Elena FICARA, The Form of Truth. Hegel’s Philosophical Logic, Berlin, De Gruyter, 2021, IX-226 p.
72L’ouvrage propose un examen des principaux enjeux de la conception hégélienne de la logique. Plutôt que de se pencher sur la seule Logique, il s’agit ici de clarifier la manière dont Hegel pense la logique, et ainsi, de le situer dans une histoire dont les échos se retrouvent dans les discussions contemporaines. Cette réévaluation permet de faire ressortir des points déterminants dans la compréhension des concepts de forme, de vérité et de dialectique. L’originalité de l’approche de l’autrice tient au croisement de textes issus de l’ensemble du corpus (avec un intérêt particulier pour les Leçons sur l’histoire de la philosophie) et de perspectives tirées de l’histoire de la logique, qu’elle soit antérieure à Hegel (de Platon à Kant), postérieure (de Trendelenbrug à Russell) et même contemporaine (avec les logiques dialéthiques et paracohérentes de G. Priest et R. Routley).
73La première partie (p. 11-42) se concentre sur la définition de ce que Hegel entend par logique ainsi que sur la question de la coïncidence entre logique et métaphysique. Elle se conclut par une discussion du rapport entre la logique hégélienne et la logique philosophique de Russell. La seconde partie (p. 43-77) détaille de façon très claire le rapport de Hegel à la logique dite « formelle » pour montrer que, derrière l’hostilité souvent relevée, se trouve surtout une redéfinition particulièrement technique de la forme comme « forme absolue ». Le problème de la logique formelle se trouverait dans une présupposition métaphysique concernant le statut de la forme qui l’empêcherait de tenir compte de son propre développement logique. De ce point de vue, la logique philosophique aurait pour tâche de rendre adéquate la conception métaphysique de la forme avec l’explicitation logique de celle-ci. La troisième partie (p. 79-118) se consacre à l’étude du concept de vérité chez Hegel, en se penchant sur la question du porteur de vérité. Il s’agit ensuite de proposer une étude du sens du mot « vrai » en examinant les définitions cohérentiste et pragmatiste avant de soutenir la thèse d’un « correspondantisme » hégélien, qui serait à comprendre comme une adéquation à soi du contenu. Cette compréhension est l’occasion d’un commentaire du Doppelsatz (p. 101-106) qui permet de revenir, mais peut-être de manière trop rapide, sur le sens à donner à wirklich et sur l’interprétation « réaliste » de l’idéalisme hégélien. La quatrième partie (p. 119-168) porte sur la question de la validité, sur le statut de la démonstration et de la dialectique. Il s’agit de passer d’une compréhension « extérieure » de la dialectique (c’est-à-dire d’une compréhension sophistique) à une dialectique interne qui serait une dialectique du contenu. L’autrice offre ici une lecture de l’analyse que propose Hegel du concept, de Zénon jusqu’à Kant. Elle poursuit par une investigation très renseignée sur les définitions et les interprétations de la dialectique hégélienne (voir notamment les p. 148-150 et les notes). La discussion sur la consequentia mirabilis, particulièrement originale, permet d’aborder la transition vers la question de la contradiction, qui fait l’objet de la cinquième et dernière partie (p. 169-201). La spécificité de la contradiction hégélienne est comprise dans le cadre d’une réinterprétation de la conjonction des opposés comme relation biconditionnelle (A↔¬A). Cette reformulation permettrait de mieux comprendre l’unification (Vereinigung) des opposés dans la contradiction, et fournirait un critère efficace pour distinguer une contradiction qui déboucherait sur l’annulation du sens d’une contradiction qui fonctionnerait comme moteur de la dialectique. Curieusement, l’interprétation du rapport des opposés et celle de la contradiction mentionnent les passages qui y sont consacrés dans la Logique de l’essence sans pour autant les étudier, ce qui aurait pourtant permis une compréhension plus précise du rapport d’opposition et la difficulté de présenter les opposés comme « unis » (vereinigt) dans la contradiction. Cette partie est également l’occasion d’un examen des « principes » de la logique habituelle qui manque cependant de souligner que le défaut principal de ces principes, du point de vue hégélien, est précisément leur caractère désarticulé.
74Florian RADA (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)
14. Paolo GIUSPOLI, La logica del pensiero concettuale. Una rilettura della Scienza della logica di Hegel, Padova, Padova University Press, 2020, 208 p.
76Ce volume se propose de lire la Science de la logique en prenant pour fil conducteur la thèse selon laquelle elle constitue la réponse de Hegel à l’exigence historique et culturelle d’une refondation du savoir philosophique en tant que savoir autonome. La Science de la logique est donc comprise comme une opération de remédiation conceptuelle (p. 9), ou de reconstruction des processus rationnels en lesquels s’engendrent les déterminations de pensée et leurs relations mutuelles. Selon Hegel, la seule possibilité que possède la philosophie pour justifier son propre savoir, en effet, est de montrer comment se développent ses formes. Par conséquent, le problème d’un savoir « autofondé » ne se résout pas par la découverte d’un commencement absolu ou d’un fondement inébranlable sur la base duquel édifier la science, comme c’est le cas au contraire dans la philosophie moderne antérieure. C’est le problème d’une exposition qui, sur une base uniquement rationnelle, engendre toutes les déterminations logiques. La Science de la logique serait ainsi en premier lieu la présentation de l’activité en laquelle le savoir se comprend lui-même.
77Pour soutenir cette interprétation, l’auteur reparcourt tout le texte de la Science de la logique, en caractérisant les niveaux progressifs de médiation qu’elle reconstruit : la (supposée) immédiateté de l’être, en laquelle pour la première fois s’engendre la détermination du penser ; la réflexion de l’essence, dont les déterminations ont la forme de couples corrélatifs (le couple principal étant celui de l’essence et de l’apparence) ; le développement du concept qui se médiatise non pas avec un autre, mais avec lui-même et qui connaît ses déterminations comme son objectivité propre.
78Le présent volume présente l’intérêt particulier de faire précéder cette analyse de la Science de la logique d’une reconstruction des différentes phases dans lesquelles Hegel développe sa conception du rôle philosophique et de la structure de la logique. L’auteur propose ainsi un excursus qui va des premières années d’Iéna – dont nous restent les fragments des manuscrits préparatoires aux cours universitaires – aux années d’enseignement au lycée de Nuremberg – où l’exigence de rendre le matériau clair et assimilable par les étudiants conduit Hegel à repenser l’articulation de la logique. Plus généralement, on assiste au passage progressif d’une logique comprise comme introduction et propédeutique à la philosophie spéculative authentique (laquelle coïncide avec la métaphysique) à la conception de la logique comme science où le penser, s’exposant lui-même et engendrant ainsi ses propres structures, se fonde lui-même.
79Enfin, et sur la base de l’analyse qu’il développe, l’auteur se confronte au débat contemporain sur la relation entre logique et réalité chez Hegel. Il partage la perspective selon laquelle le projet hégélien de la logique part du tournant transcendantal et ne vise pas à proposer de nouveau une métaphysique prékantienne. Mais il réfute l’interprétation selon laquelle Hegel demeurerait lui-même au sein d’un horizon transcendantal qui viserait à expliciter les structures de l’accès cognitif à la réalité. L’ouvrage reconnaît en outre qu’il y a une affinité avec le réalisme, mais uniquement en ce qui concerne la thèse selon laquelle les structures de l’objectivité ne sont pas réductibles à des formes qui seraient propres au seul sujet connaissant. Aussi convient-il de rappeler fermement en quel sens la philosophie hégélienne est un idéalisme : pour Hegel, l’idéalité est la non-subsistance des déterminations finies, si elles sont considérées isolément et en faisant abstraction de leurs relations réciproques.
80Giulia La Rocca (Friedrich-Schiller-Universität Jena/Università degli studi di Padova) [trad. J.-M. Buée]
15. Gwendoline JARCZYK, La Contingence dans sa finitude fondatrice dans la Science de la logique de Hegel, Paris, Kimé, 2020, 124 p.
82Pour surprenant qu’il paraisse, le titre choisi par Gwendoline Jarczyk ne vise pas à affirmer que la contingence et la finitude seraient le fondement de la Science de la logique. Elle rappelle d’ailleurs, d’emblée, que l’immanence de son développement implique le refus de toute intervention étrangère, ou arbitraire, relevant d’une contingence extérieure. Mais cela implique-t-il qu’il ne soit jamais question de contingence au sein de ce développement ? Lorsqu’il écrit que le contingent a pour sens de tomber et de se sursumer en faisant retour dans ce qui le fonde, lorsqu’il précise que le « non-être du fini est l’être de l’absolu » (p. 25), Hegel n’indique-t-il pas le contraire ? Ne renvoie-t-il pas à un concept de la contingence, à une contingence proprement logique, qui joue un rôle majeur dans l’ensemble du texte ? Pour l’autrice, les analyses décisives sont ici celles que la logique objective consacre au « passage » de la nécessité à la liberté. Lorsqu’elle affirme que c’est la « nécessité elle-même qui se détermine comme contingence » (p. 43), la Science de la logique souligne en effet que « la nécessité absolue […], loin de correspondre à quelque sommet, aboutissement marqué de fixité, n’est telle, absolue, précisément, qu’en s’affirmant contingence » (p. 42), au sens où le savoir absolu de la fin de la Phénoménologie n’est, lui aussi, ce qu’il est qu’en produisant son autre radical. Autrement dit, l’advenir de la nécessité à la liberté du concept est tout autant un advenir de la contingence (p. 45), qui, dès lors, « ne saurait être pensée comme un élément épisodique propre à telle époque du développement de la science […]. Intérieure à ce même développement, elle en est constitutive » (p. 53). Le début de la doctrine du concept en offre la confirmation, en présentant les développements du jugement et du syllogisme selon une gradation qui part d’un rapport extérieur, où la contingence est seule à décider de l’attribution d’un prédicat à un sujet, pour aboutir à une tout autre organisation, par exemple dans le syllogisme catégorique, où la contingence est « tombée » puisque le moyen terme et les extrêmes ont cessé d’être des « qualités » ou des « propriétés » quelconques. Distance vis-à-vis de la contingence qui n’est pas à entendre cependant comme une disparition : ainsi le monde ne peut-il pas être reconnu comme concept tant que le sujet tient son objectivité pour un pur néant ; encore une fois, c’est seulement en s’extériorisant dans la forme de « l’événement contingent libre » que l’esprit se sachant lui-même, à la fin du parcours phénoménologique, parvient véritablement à lui-même (p. 62). Il est clair que, dans ce parcours où l’homme ne se libère de la contingence que pour s’y confronter toujours de nouveau, la négation de la contingence ne peut consister à s’en détourner : c’est au contraire par un acquiescement, ou une sorte d’apprivoisement du donné immédiat, qui s’efforce de lui ôter son étrangeté que l’être fini peut, « en prenant vraiment en charge le monde tel qu’il est » y discerner le possible pour le rendre réel (p. 89) et y inscrire concrètement sa liberté, dans la conscience d’une « dépendance par rapport à la fragilité de ce qui est et pourrait ne pas être », et moyennant un « dessaisissement aux multiples visages qui, dans la contingence, habite toute vie en voie d’humanisation » (p. 95). C’est au fond cette reconnaissance de la finitude que vise Hegel en insistant sur le nécessaire « sacrifice » du savoir absolu, ou sur la « déprise de soi » de l’Idée absolue, qui se libère de son enfermement dans l’unilatéralité subjective pour s’extérioriser comme nature. De ce point de vue, G. Jarczyk peut comparer le statut de la contingence logique à celui de la vie, dont Hegel précise qu’en tant que vie logique, elle n’est ni vie naturelle, ni vie spirituelle (p. 112). Ce qui rappelle que, telle l’idée immédiate qu’est la vie, la logique existe d’abord sur un mode naturel dans la langue, c’est-à-dire dans la contingence des lieux, des temps et des personnes (p. 113). C’est en se libérant de cette contingence, dans la contingence même de la nature et de l’histoire, que l’esprit absolu peut être autre chose que « ce qui est solitaire dépourvu de vie » (p. 117), et se montrer en son infinité à l’être fini et contingent qu’est tout homme singulier.
83Jean-Michel BUÉE (Lyon)
16. Gregory S. MOSS, Hegel’s Foundation Free Metaphysics: the Logic of Singularity, New York-Abingdon, Routledge, 2020, 524 p.
85Ce livre constitue une défense du concept hégélien comme façon de traiter inconditionnellement de l’absolu en son savoir et en son être. Fortement influencé par les travaux de Graham Priest, l’auteur veut montrer que le dialethéisme, c’est-à-dire la position selon laquelle il doit y avoir des contradictions vraies, est nécessaire pour penser le concept et qu’il se trouve déjà chez Hegel, contrairement à ce qu’en pensent, entre autres, Robert Brandom et Guido Kreis. De leur côté, les positions fortement ancrées dans l’inviolabilité du principe de non-contradiction tombent dans plus d’une aporie que seule l’infinité du concept peut surmonter.
86La première partie du livre consiste justement à présenter les six principaux paradoxes qu’engendrent les pensées de l’absolu s’étant tenues en deçà du concept dialethéique de Hegel. La vérité exige traditionnellement un ou plusieurs principes pour se conformer au principe de non-contradiction. Elle peut donc, d’une part, trouver son origine dans le seul principe d’identité, comme chez Fichte. Mais, selon les mots de Jacobi, l’absolu fichtéen débouche sur le 1. nihilisme : n’ayant pu déduire de son identité la différence, le Moi n’a que le rien devant lui et se nie lui-même comme absolu. L’auteur montrera ensuite que ce problème, tout simplement le problème de l’origine de la négation, n’est pas nouveau et grevait déjà la pensée néoplatonicienne de l’émanation par laquelle l’Un est censé s’écouler dans la totalité des êtres. D’autre part, si l’absolu n’est pas seulement Un mais bien « Un et Tout » (Έν καì Πãν), une autre solution est de poser deux ou plusieurs principes de la vérité comme c’est le cas chez Aristote et Kant, de manière à rendre compte de la différenciation du concept, plus spécifiquement de la différenciation de l’universel qui se pose comme particularité. Mais alors d’autres apories surgissent : 2. le problème de l’instanciation, 3. de la différence manquante, 4. de l’empirisme absolu, 5. de l’onto-théologie et 6. de la régression du troisième homme. Le problème de l’onto-théologie a pour spécificité de montrer que la séparation de l’identité et de la différence conduit à la disparition de l’absolu : l’universel (l’Être), ne devant pas devenir un particulier (un être), n’est rien, résultat auquel arrivait également la position insistant sur le seul principe d’identité. Contre toute finitude du concept, l’auteur conclut : pour empêcher l’absolu de disparaître, et avec lui la vérité, il faut concevoir un dialethéisme absolu, obligeant à repenser la conceptualité même du concept.
87La deuxième partie se veut donc une réflexion sur l’infinité du concept hégélien qui passe par la particularisation de soi-même, c’est-à-dire par le rapport négatif à soi-même (repris du palintropos héraclitéen), mais fonctionnant à la manière de la prédication de soi-même et impliquant le rapport à l’existence. Il est démontré que la particularisation de soi du concept est la solution aux six apories soulevées en première partie, en plus d’être une réponse notamment à l’argument de l’inexistence du monde (Markus Garbiel) et de fonctionner métaphysiquement comme preuve ontologique de Dieu, minant ainsi une lecture trop kantienne de Hegel telle qu’on peut la trouver chez Robert B. Pippin. Le chapitre 13 est alors l’occasion d’un commentaire serré du premier chapitre (« Le Concept ») de la première section de la Doctrine du concept, pour montrer comment Hegel arrive à développer une logique de la singularité qui abolit toute présupposition de principe, à partir de la différenciation de soi dialethéique de l’universel conduisant à la particularité comme sa déterminité, puis à la singularité comme sa déterminité absolue. Le chapitre 14 est l’occasion d’une dernière mise au point sur les positions qui ont tendance à relativiser le concept hégélien en insistant sur le particulier au détriment de son unité singulière avec l’universel, positions qui soumettent à nouveau l’absolu au principe de non-contradiction, et qui rendent incompréhensible l’autonomie de la Logique par rapport à, aussi bien que son rapport avec, la Realphilosophie.
88Tous les chapitres n’ont pas la même pertinence dans le cours de l’argumentation, et l’auteur emprunte certainement quelques raccourcis (par exemple à l’égard de Heidegger, de Quentin Meillassoux ou de Nishida Kitarô), mais le livre est une démonstration solide et rigoureuse de ce que l’auteur lui-même présente comme le véritable sens de l’idéalisme : « reconnaître que l’universel est une puissance » (p. 322), une puissance absolue capable de se créer et le monde avec lui. Cherchant à démolir toute forme de mysticisme, G. S. Moss dresse le tableau le plus complet à ce jour concernant le dialethéisme hégélien et contribuera certainement aux débats autour de sens de la Doctrine du concept.
89Antoine CANTIN-BRAULT (Université de Saint-Boniface, Winnipeg)
17. Michael QUANTE & Nadine MOOREN (dir.), Kommentar zu Hegels Wissenschaft der Logik (Hegel-Studien, Beiheft 67), Meiner, 2018, 805 p.
91Offrir un commentaire collectif de la logique de Hegel qui poursuive une exégèse s’exprimant, pour ainsi dire, d’une seule voix n’est plus guère une entreprise envisageable à l’époque qui est la nôtre ; c’est la raison pour laquelle, comme l’explique fort bien Nadine Mooren dans son avant-propos, ce volume s’expose délibérément à la pluralité des interprétations, pour peu que ces dernières explicitent clairement le point de vue qu’elles défendent et tentent de montrer la pertinence actuelle des arguments avancés par notre philosophe. Autant le dire tout de suite, ce qui pouvait apparaître comme une gageure, nous semble une réussite à la lecture de ce volume. D’une part, toutes les parties principales de la Science de la logique y sont traitées par des spécialistes avérés, ce qui permet d’avoir un commentaire synoptique de l’ouvrage ; d’autre part, la pluralité des points de vue dédogmatise le grand œuvre et lui redonne vie à travers la multiplicité irréductible des interprétations qui cherchent à l’élucider. Certes, on pourra critiquer précisément l’absence d’une vision d’ensemble interrogeant le sens et l’objet spécifique du projet hégélien, mais l’unanimité n’étant guère de mise dans la Hegel-Forschung, l’ouvrage ne fait que refléter, en ce sens, l’état actuel de la recherche.
92L’explication de la doctrine de l’être débute par une contribution de Brady Bowman qui revient sur la question classique des rapports entre la Logique et la Phénoménologie en cherchant à montrer que si la première présuppose bien la seconde, cela ne contrevient nullement à son absence de présuppositions. Fort d’études antérieures bien connues, Anton Friedrich Koch propose un commentaire d’ensemble de la section dédiée à la qualité, tandis que Stephen Houlgate s’attache à la quantité et nous offre, notamment, un résumé limpide du rapport de Hegel au calcul différentiel (p. 201 sq.). Enfin, Pirmin Stekeler-Weithofer, dont on sait qu’il défend une lecture de la logique comme théorie critique de la signification, cherche à éclairer dans cette perspective la difficile théorie de la mesure ; on regrettera à cet égard que l’exégèse proposée de la « mesure réelle » ne s’appuie pas plus explicitement sur les nombreuses recherches relatives au rapport de Hegel à la chimie de son temps. La première section de la doctrine de l’essence a été confiée à Michael Quante qui interprète le dessein poursuivi par Hegel dans ce deuxième livre de la logique comme celui d’une « ontologie de la conscience de soi comprise au sens d’une grammaire de l’autodétermination » (p. 283). Dietmar H. Heidemann livre quant à lui une analyse fort méticuleuse de la section consacrée au phénomène, travail dont on retiendra les pages lumineuses consacrées au rapport à Kant et à la chose en soi (p. 346 sq.). La célèbre section relative à l’effectivité fait l’objet d’une contribution très originale de Dina Emundts, dont il est très difficile de restituer la richesse ; l’autrice lit la section effectivité à travers le fil conducteur des différentes conceptions de l’unité de l’être et de l’essence, la structure de cette unité devant ultimement impliquer la possibilité d’un authentique rapport à soi (p. 449). Friedrike Schick, dans un volumineux article des plus stimulants et des plus utiles, prend au sérieux la question de la dimension proprement logique de l’entreprise spéculative et procède à une analyse de la première section de la logique du concept sous l’angle de la volonté, explicitement formulée par Hegel, de redonner vie à la matière ossifiée qui nous a été transmise par la tradition, à savoir celle que constituent les syllogismes et autres outils de la pensée logique dite formelle (p. 459). Convaincu que Hegel défend une conception inférentielle de l’objectivité (p. 560), Dean Moyar s’attache principalement au rapport entre mécanisme et téléologie, au sein de la section « objectivité », en rapport avec la théorie hégélienne du syllogisme (p. 623). On soulignera tout particulièrement, dans sa contribution, l’intérêt de l’analyse du syllogisme téléologique compris comme la présentation d’une quatrième forme de syllogisme (p. 629 par exemple). L’ouvrage se clôt avec un monumental essai de Ludwig Siep sur l’Idée qui, à lui seul, traduit tout l’intérêt que peut revêtir un tel ouvrage. L’auteur commence par brosser à grands traits les problèmes qui se posent à l’exégète du chapitre : rapports de l’Idée à la métaphysique et à la théologie, relation entre la logique et la nature. Il s’engage ensuite dans un commentaire de détail impressionnant (plus de 150 pages) qui restitue admirablement l’argumentation du texte hégélien. Il revient pour finir (p. 734 sq.) sur la question brûlante du caractère théologique ou post-métaphysique de l’Idée absolue, introduisant au passage le lecteur à la multiplicité des problèmes et des questions que doit affronter une interprétation globale du projet logique hégélien.
93Ce commentaire collectif constitue, à nos yeux, un outil des plus précieux, que l’on soit néophyte ou lecteur confirmé, pour lire la Science de la logique mais aussi et surtout pour ne cesser de la relire autrement en empêchant que le « bien connu » finisse par nous rendre aveugles à la richesse d’un texte qui n’a décidément pas fini de nous surprendre.
94David WITTMANN (UMR 5317-INSA de Lyon)
18. Pirmin STEKELER-WEITHOFER, Hegels Wissenschaft der Logik. Ein dialogischer Kommentar, vol. 1 Die objektive Logik. Die Lehre vom Sein: Qualitative Kontraste, Mengen und Maße, Hamburg, Meiner, 2020, 1296 p.
96On ne peut que saluer la parution de ce volume depuis longtemps attendu, rédigé par l’auteur de Hegels Theorie der Bedeutung. Il s’agit d’un commentaire complet du premier volume de la grande logique de Hegel, assorti d’introductions à chaque section, ainsi que d’index (noms propres et concepts, ce dernier fort bien fait). Ce commentaire se distingue par une grande clarté et un effort continu pour reformuler les philosophèmes hégéliens dans une terminologie principalement empruntée à la philosophie analytique. La démarche permet d’une part de démystifier le jargon hégélianisant, d’autre part de critiquer certains philosophèmes « analytiques ». Grâce à sa profonde connaissance de la logique moderne et des mathématiques, outre sa longue pratique des textes hégéliens, l’auteur a pu produire un commentaire complet d’un intérêt exceptionnel notamment des sections sur la quantité et la mesure, et d’un intérêt proprement scientifique dans la mesure où il parvient à établir de très nombreux rapports entre le détail du texte hégélien et des problèmes scientifiques dont il situe souvent l’apparition dans l’histoire des sciences. Dans l’avant-propos, l’auteur parvient à formuler en peu de mots un trait essentiel de la logique hégélienne par lequel celle-ci apparaît comme une approche originale et identifiable qui néanmoins se laisse inscrire dans des horizons philosophiques plus récents : « Nous ne devrions commencer nos réflexions sur le sens ni par la dénomination d’objets, ni par des énoncés sous la forme de propositions, mais par un travail de distinction qualitative au sein de l’Être et du Devenir en tant qu’il est la totalité de l’être-dans-le-Monde. Dans toute distinction, il y a, pour parler métaphoriquement, un dedans et un dehors. Un jugement est vrai, lorsqu’on peut convenir que ce à quoi on se réfère se trouve pour ainsi dire à l’intérieur du corrélat de la référence, lequel, comme le dira Hegel lui-même, est intériorité par le fait d’être répulsion de ce qui lui est extérieur. Corrélativement, Hegel appellera attraction la cohésion interne d’une qualité, d’un être-pour-soi, usant d’une expression, certes, inhabituelle. » (p. 13.)
97On reconnaît facilement une attitude voisine à celle élaborée parallèlement par Brandom dans Making it explicit, hostile à toute construction logique qui s’appuie sur des données logiques élémentaires (remarques critiques sur Frege, Russell et Carnap, souvent très éclairantes), et favorable en revanche à une optique où le corrélat de la proposition apparaît lui-même non pas tout simplement comme espace « non-logique », mais comme un moment de l’espace logique aux caractéristiques particulières, inéluctablement objet d’une théorie de la constitution, en dernière conséquence de provenance kantienne. C’est cette corrélation entre le champ proprement dit du discours et celui de ses référents possibles qui détermine la nature du holisme hégélien (p. 366). La théorie du nombre permet d’illustrer ce point d’une façon qui démontre en même temps l’actualité et la limpidité du propos. Dans quelle mesure Hegel peut-il apostropher le nombre comme aufgehobenes Fürsichsein (p. 754, aussi p. 707) ? Toute numération présuppose des unités à dénombrer, c’est-à-dire un ensemble d’objets distincts, ne fût-ce que des lettres ou les noms des nombres eux-mêmes (l’arithmétique apparaît ainsi irréductiblement comme un système de signes, basé sur une logique de la nomination, voir aussi p. 767). Une théorie de l’arithmétique doit éclaircir la possibilité d’une corrélation entre le pur nombre naturel et quelques ensembles d’objets donnés, identifiables grâce à une définition générique (p. 745). Les objets de la numération se comportent comme des « êtres-pour-soi » (comparaison), mais leur nombre se constitue dans la ibid. avec d’autres nombres, si bien qu’il consiste dans l’abstraction de ce même être-pour-soi que néanmoins il présuppose. Présupposé et pourtant nié par abstraction, il est aufgehobenes Fürsichsein. Le nombre pur est donc une unbenannte Größe (p. 688), c’est-à-dire une quantité qui ne dénomme aucun objet. Comme il naît dans la comparaison, il est essentiellement proportion (p. 693), autrement dit, même les nombres naturels sont déjà des proportions, selon la forme « x/y », à savoir numérateur d’un dénominateur (l’unité). Ce rapport essentiel à la numération permet de différencier entre les nombres et leurs représentants dans l’axiomatique logique du type « {Ø}, {{Ø}}, {{{Ø}}}, … » (p. 681, note 73), autrement dit de reconnaître dans la réduction logique de l’arithmétique un modèle qui est interprétable comme représentation du nombre, mais qui n’est pas la même chose que le nombre défini, lui, par la fonction référentielle de la numération. L’apport hégélien à la logique de la quantité se situe précisément sur ce plan, il traite des conditions générales d’une « définition et d’une application de la notion d’ensemble et de la comparaison entre grandeurs » (p. 706). C’est dire qu’il prépare une théorie des quantités réelles que semblent être l’espace, le temps et la masse.
98Le commentaire poursuit avec une reconstruction de la logique du continu et de ses implications pour la théorie des ensembles et notamment les infinis indénombrables, de la logique du calcul infinitésimal et de ses paradoxes (p. 894 sq.), pour enfin aborder la logique de la mesure (p. 1080 sq.) qui permet de reconnaître dans la masse le corrélat d’une combinaison de mesures. La théorie des Knotenlinien, selon l’auteur, compte parmi les contributions les plus profondes de la logique hégélienne (p. 1099) à la théorie des constantes « naturelles ». Par le fait d’avoir établi des rapports précis avec des problèmes théoriques d’un degré élevé de technicité tout au long de l’ouvrage, le présent commentaire s’impose comme une référence fondamentale qui remplacera la plupart des tentatives plus anciennes.
99Bruno HAAS (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)
Vie et individualité
19. Karen NG, Hegel’s Concept of Life. Self-Consciousness, Freedom, Logic, New York, Oxford University Press, 2020, XIV-319 p.
101Karen Ng livre ici une reconstruction impressionnante et ambitieuse des évolutions et de la centralité du concept de « vie » dans la philosophie hégélienne. Si l’ouvrage se positionne dans les débats contemporains, et notamment vis-à-vis des lectures pragmatistes, il suit son propre fil et prolonge à sa manière – en opposition à Pippin et Brandom, et en discussion avec les travaux de Terry Pinkard, James Kreines et Thomas Khurana – une interprétation de la philosophie de Hegel dans le sillage de Kant. À l’encontre du privilège accordé par certains aux notions d’« aperception transcendantale » ou d’« entendement intuitif », l’autrice fait valoir la pertinence des thèmes kantiens de la finalité et du jugement téléologique pour comprendre la spécificité de l’idéalisme hégélien. Elle cherche ainsi à éclaircir la notion d’idée, qui représente pour elle la clé du système tout entier. L’ouvrage soutient que la contribution la plus significative et originale de Hegel, dans le contexte postkantien d’une recherche des conditions de possibilité de l’expérience et de l’action, consiste à souligner que le projet idéaliste ne peut être articulé de manière cohérente et complète sans l’intégration et le développement systématique du rôle constitutif et essentiel de la vie – saisie d’abord et avant tout comme concept logique – dans les processus et activités du savoir absolu.
102Dans son ouvrage, Karen Ng défend trois thèses complémentaires. 1. L’idée kantienne de finalité interne constitue l’ancêtre et le modèle principal de l’activité et de la forme du concept hégélien dans les derniers paragraphes de la Logique : la finalité est une condition de possibilité du jugement et fonde son pouvoir et ses potentialités. 2. La reconstruction à partir des écrits de Hegel de la thèse de l’« identité spéculative » de la conscience de soi et de la vie, identité processuelle qui est le processus même de la connaissance réinterprété comme méthode absolue, est une condition sine qua non pour comprendre la méthode du système hégélien dans son ensemble. 3. La logique subjective peut être interprétée comme la version hégélienne de la « critique du jugement » kantienne en tant que les activités du jugement présupposent et sont fondées dans l’unité et l’activité de la vie.
103La méthode de Karen Ng est remarquable en ceci qu’elle est rigoureusement historique sans être historicisante. Si les influences de Kant, Schelling et Hölderlin sont essentielles, il s’agit avant tout d’expliquer précisément les diverses occurrences théoriques du concept de vie jusqu’à la section « Vie » de la Logique subjective . L’autrice expose les enjeux et les prises positions de Hegel dans le contexte de l’idéalisme allemand avec une très grande clarté, de manière méticuleuse et au plus près des textes. Dans la première partie de l’ouvrage et après un premier chapitre introductif, le ch. 2 souligne la manière dont Hegel se nourrit des problématiques de la troisième Critique de Kant. Hegel est ici dépeint avant tout (et de manière peut-être excessive) comme un héritier plutôt qu’un critique de Kant. Le ch. 3 montre les étapes décisives que représentent à la fois la critique hégélienne de Fichte dans la Differenzschrift, inspirée de Hölderlin et Schelling, mais aussi les écrits de jeunesse de Schelling et enfin les développements de la thèse de l’identité spéculative entre vie et conscience de soi dans la Phénoménologie de l’esprit. La seconde partie de l’ouvrage montre, en assumant une interprétation continuiste, comment l’intérêt hégélien pour la vie esquissé dans les écrits de jeunesse informe et détermine la logique, dont l’autrice étudie trois moments essentiels. Dans le ch. 4, elle s’intéresse à la section sur l’effectivité. Ensuite, les ch. 5 et 6 se focalisent respectivement sur les notions de subjectivité et d’objectivité. Enfin, dans les ch. 7 et 8, il est question de la section « Idée » et donc plus directement de la vie.
104Au-delà des étiquettes reçues (s’agit-il d’une lecture pragmatiste, analytique ou vitaliste de Hegel ?), l’ouvrage de Ng est surtout une réussite tant du point de vue de sa systématicité que de la puissance de ses analyses. Les lecteurs à la recherche de commentaires précis, érudits et maîtrisés de la logique du concept trouveront des clarifications précieuses dans la seconde partie du livre. Le livre intéressera aussi les philosophes avides de nouvelles perspectives permettant de penser un « naturalisme » proprement hégélien.
105Camilla BRENNI (Université de Strasbourg)
20. Stefania ACHELLA, Pensare la vita. Saggio su Hegel, Bologna, Il Mulino, 2020, 320 p.
107Le livre de Stefania Achella vise à présenter une relecture du travail de Hegel à l’aune du concept de vie, et, plus précisément, à l’aune du modèle de l’organisme vivant que nous offrent les sciences biologiques. Lire Hegel à la lumière de ce concept permet de considérer son système en mettant l’accent sur la vitalité du penser spéculatif.
108En premier lieu, la tentative de saisir conceptuellement la vie incite à la recherche d’un modèle adéquat. En effet, la réflexion hégélienne se situe dans un contexte scientifique et philosophique qui n’est pas encore assez mûr pour penser ce phénomène de façon rigoureuse : d’un côté, les études liées à la biologie commencent à montrer l’insuffisance de la physique mécanique pour décrire le processus vital ; de l’autre, la philosophie kantienne présente la vie comme un mystère qui ne peut être connu scientifiquement au moyen du paradigme de la causalité efficiente.
109Hegel, pressentant que le phénomène vital exhibe de lui-même le paradigme cognitif adéquat à sa compréhension, parvient à résoudre ce problème en fournissant « un nouveau modèle de la raison » (p. 157), le penser spéculatif, formé sur le modèle du phénomène vital que nous fournit la biologie. On parvient ainsi à la coïncidence des lois du penser et des lois de la vie, de l’organisme. Selon S. Achella, les caractéristiques qui font du modèle organique une référence adéquate pour la rationalité du penser spéculatif sont diverses : l’aptitude à la connexion concrète de l’universel et du particulier, le rapport constitutif à la finitude, la mort, la négation, considérées comme les moteurs du processus vital et de la raison spéculative ; le développement à travers un mouvement autorégulé et autodéterminé.
110D’après l’autrice, l’analyse du processus vital ne représente pas pour Hegel un projet exclusivement épistémologique, mais aussi ontologique. En effet, le penser spéculatif partage avec la réalité la même structure vitale, dynamique, organiquement structurée. Autrement dit, il est fondamental de montrer le développement dialectique de la réalité, dans la mesure où « la vie n’est pas seulement un exemple du développement du penser, mais est elle-même un penser vivant » (p. 206). Ainsi, l’ontologie hégélienne se structure comme une « ontologie vivante » (p. 182), qui trouve ses dynamiques propres dans l’épistémologie du penser spéculatif.
111Silvia Locatelli (Università degli Studi di Padova) [trad. J.-M. Buée]
21. Ettore BARBAGALLO, Leiblichkeit und Andersheit in Hegels Philosophie des Organischen, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2019, 331 p.
113Cette remarquable monographie est le résultat d’une thèse de doctorat soutenue en 2012 sous la co-direction de Wolfgang Neuser et de Riccardo Pozzo. Ettore Barbagallo se propose d’y étudier le statut philosophique de l’organisme animal chez Hegel. Il cible en particulier le rôle que l’altérité, en l’occurrence le corps vécu (Leib), revêt dans le cadre de la constitution de la subjectivité (l’âme). Cependant, l’auteur ne se limite pas à ce moment conclusif de la Philosophie de la nature. Il démontre que seule une approche conceptuelle du vivant est légitime et que les divers points de vue d’entendement – notamment les paradigmes causalistes et empirico-réductionnistes – sont dialectiquement dépassés par la spéculation hégélienne. Un tel dépassement est à l’œuvre tant au niveau de la nature (passage du chimisme à la physique organique) que dans l’Idée logique (la vie survient dans la logique du concept) ainsi que dans la Phénoménologie de l’esprit (la vie est constitutive de la conscience de soi, laquelle équivaut, selon Ettore Barbagallo, au mouvement du concept).
114Délibérément, l’auteur n’offre aucune introduction à son propos si bien qu’il est de prime abord difficile de cerner ses objectifs, voire sa problématique. Il souhaite nous faire entrer directement au cœur de la Chose, d’où une longue mais fine analyse de la vie dans la Phénoménologie de l’esprit comme moment structurel de la constitution de la conscience de soi. Car, avant toute tentative de théorisation de la vie, la question première qui doit se poser est la suivante : Comment la vie se rend-elle accessible ? Hegel, en 1807, dessine le chemin de l’expérience de la conscience qui, dans sa rencontre avec le vivant, parvient à s’élever à la conscience d’elle-même. La vie immédiate et singulière du vivant fait donc l’objet d’une reprise à un niveau supérieur où elle se redouble, mais de la sorte se transforme : elle est une vie sue.
115Ettore Barbagallo examine ensuite la relation entre l’âme et le corps au niveau de l’organisme animal. Comment penser cette relation à l’aune du concept et non selon les catégories d’entendement (en particulier celles de la logique de l’essence) ? L’organisme animal renvoie à une subjectivité où se trame la co-constitution génétique (en un sens non empirique) du corps et de l’âme à partir du procès de l’externalisation et du retour à soi à travers l’être-autre. Le Leib forme dès lors une altérité primordiale dans laquelle le Soi animal se réalise et se reflète, pour retourner en lui-même et s’intérioriser comme psyché. Ce mouvement de rétro-détermination (de « rétroflexion », précise l’auteur) rend originairement possible une subjectivité au sens où l’altérité n’est rien d’absolument étranger mais ce en vertu de quoi le sujet est chez lui dans et avec sa différence. L’ipséité animale épouse la forme du Selbst-Selbst, du Soi qui est pour le Soi, non pas abstraitement mais concrètement moyennant la prise en charge de l’être-autre corporel. On reconnaît le développement du concept qui, de fait, trouve d’abord à exister comme vie du vivant.
116L’organisme animal, incarnant le mouvement du concept dans la réalité, s’annonce ainsi, en regard de la réalisation de la nature, comme ce qui est absolument premier. L’inorganique n’acquiert un sens qu’à la faveur de la rétroflexion par laquelle les sphères antérieures sont rétrogradées au rang de moment au sein du niveau le plus élevé de la nature. C’est par la relation spéculative de l’âme et du Leib que s’accomplit le dépassement du chimico-mécanisme. Et pour conclure, puisque l’esprit est la vérité de la nature, la philosophie de la nature ne constitue pas stricto sensu une généalogie de la vie mais bien de l’esprit lui-même. Cet ouvrage, à n’en pas douter, comptera comme un incontournable pour quiconque s’intéresse à la valeur centrale de la vie et du corps dans le système hégélien.
117Remy RIZZO (Université de Liège)
22. Jacques MARTIN, L’individu chez Hegel, éd. Jean-Baptiste Vuillerod, préface d’Étienne Balibar, Lyon, ENS Éditions, 2020, 178 p.
119Le travail d’édition réalisé par Jean-Baptiste Vuillerod sur le mémoire de fin d’études supérieures de Jacques Martin intitulé L’Individu chez Hegel mérite d’être salué. De l’introduction rédigée par l’éditeur du texte, on lira en particulier avec grand profit les pages 24 à 32, concernant le concept de problématique, l’idée d’un transcendantal historique dans le contexte de la philosophie française de la seconde moitié du XXe siècle et la différence entre la perspective de Martin et celle d’Althusser.
120Précisons surtout que ce mémoire soutenu sous la direction de Gaston Bachelard en 1947, longtemps resté inédit, est bien plus ambitieux que son titre ne le suggère : Jacques Martin y esquisse une interprétation d’ensemble de Hegel orientée « par référence » (p. 41) à la critique de Hegel par Marx, c’est-à-dire « vers l’effort de Marx pour définir ce que l’on pourrait appeler un individualisme concret » (p. 84). Le chapitre II, consacré aux textes de jeunesse et en particulier à L’Esprit du christianisme et son destin, porte sur le statut de l’individu, mais la réflexion menée par l’auteur est bien plus vaste, aussi bien relativement à la méthode par laquelle nous interprétons les textes de Hegel (introduction et chapitre I,) que relativement au sens de l’idéalisme hégélien (chapitre III). Que cet ouvrage voie bien au-delà de la notion d’individu, l’auteur le dit d’ailleurs explicitement : « le problème philosophique de l’individu saisi dans Hegel nous offre une occasion d’individualiser le problème de la philosophie », c’est-à-dire d’examiner « l’émergence toujours incertaine chez Hegel de l’essence de la philosophie elle-même » (p. 42). Les lecteurs et les commentateurs de Hegel y trouveront ample matière à réflexion.
121Un point nous semble symptomatique. La méthode de lecture déployée par l’auteur le conduit à souligner ce qu’une vision du « système hégélien comme le développement d’une intuition qui suffit à lui conférer son sens » (p. 56) aurait de réducteur. Il renvoie ainsi dos à dos l’idée selon laquelle l’« “intuition” du penseur […] “cause” le sens du système », et l’idée selon laquelle « elle le fonde » (p. 63). Cette perspective l’amène à repérer quelque chose comme une « aliénation radicale de l’individu dans l’univers hégélien » (p. 85). Une difficulté significative se pose néanmoins : car tout en remettant en question le rôle interprétatif de cette « intuition », tout en expliquant que les textes de Hegel ont une richesse qui n’est pas épuisée par cette intuition, Jacques Martin continue d’affirmer qu’il y a bien quelque chose comme une « intuition hégélienne » (qu’il rapproche d’ailleurs parfois d’une « intuition mystique », p. 58 et p. 77-78). C’est celle-ci que J. Martin tente de caractériser dans les pages 69 à 76, tout à fait décisives pour l’hypothèse interprétative qu’il met en place.
122Mais est-on sûr du point de départ, c’est-à-dire de l’intuition originelle ici prêtée à Hegel ? Ne faudrait-il pas plutôt remettre en cause la réductibilité de la pensée hégélienne à une « intuition » (de quelque ordre qu’elle soit), et même admettre que le modèle bergsonien d’une « intuition fondamentale » ne s’applique qu’assez mal à Hegel ? Le geste paradoxal accompli par l’auteur, qui consiste en même temps à faire jouer à cette intuition un rôle pour le penseur et à refuser qu’elle contraigne notre lecture, est sans doute le signe d’une difficulté que beaucoup de lecteurs de Hegel, en particulier à l’époque de l’auteur du mémoire, ont éprouvée, parce qu’ils se voulaient hégéliens sans vouloir l’être à la manière de Hegel lui-même.
123Sur le plan de l’érudition, on regrettera que l’éditeur, dans son introduction pourtant très riche, attribue à l’auteur de L’Individu chez Hegel la paternité des traductions du Misse Sine Nomine d’Ernst Wiechert, du Jeu des perles de verre de Hermann Hesse en même temps que celle de L’Esprit du christianisme et son destin de Hegel (p. 15). S’il est exact que le Jacques Martin, dont le texte vient d’être édité, fut aussi le traducteur de Hegel, c’est un autre Jacques Martin qui fut le traducteur de Wiechert et de Hesse. Il y eut, on le sait, d’innombrables Jacques Martin, parmi lesquels au moins deux sont en effet susceptibles de nous intéresser : le philosophe donc, né à Paris en 1922, élève de Jean Hyppolite en khâgne (comme Foucault), condisciple d’Althusser à la rue d’Ulm, mort par suicide en 1963, et un germaniste, né à Chartres en 1912, auteur de nombreux manuels ainsi que des traductions mentionnées ci-dessus, mort en 1995, bien plus tard que son homonyme. Parmi les Jacques Martin de cette même génération, les amateurs de bande dessinée reconnaîtront aussi l’auteur de la série Alix (1921-2010).
124Mais à la décharge de l’éditeur du texte, l’erreur se trouvait déjà dans la biographie d’Althusser par Yann Moulier-Boutang, et de nombreuses confusions entourent encore ces deux homonymes : non seulement sur les pages Wikipédia en français et en allemand qui leur sont consacrées, mais aussi (et c’est plus surprenant) dans certains catalogues. Celui de la Bibliothèque nationale de France, notamment, attribue à tort la traduction de Hegel au Jacques Martin germaniste (1912-1995). Ceux de la Bibliothèque de la Sorbonne et de l’École normale supérieure, eux, ne s’y trompent pas, et l’attribuent au philosophe (1922-1963). Un élément aurait néanmoins pu nous mettre la puce l’oreille : comment le Jacques Martin philosophe, dont Jean-Baptiste Vuillerod dit qu’il était « révuls[é] » par les « interprétations religieuses, romantiques, tragiques, panthéistes » des écrits de jeunesse de Hegel, aurait-il pu signer la traduction et la préface du Glasperlenspiel de Hesse ?
125Raphaël AUTHIER (Sorbonne Université)
Éthique et politique
23. Michael J. THOMPSON (dir.), Hegel’s Metaphysics and the Philosophy of Politics, New York-Abingdon, Routledge, 2018, 333 p.
127Après son occultation dont l’empreinte russellienne a été l’une des causes, c’est au prix d’une séparation d’avec sa métaphysique que la philosophie pratique de Hegel a, ces dernières décennies, connu un regain d’intérêt dans la philosophie anglophone. Or, comme le souligne Michael J. Thompson dans son énergique introduction au volume, cette mise à l’écart des thèses métaphysiques de Hegel, dont le tournant pragmatiste est l’une des dernières modalités, conduit non seulement à une mécompréhension des affirmations précises de cette pensée, mais, en réduisant la conception hégélienne du monde objectif à un « espace de raisons » partagé de manière intersubjective, elle neutralise ce qui fait l’un des grands intérêts de celle-ci pour nos temps de crise, à savoir sa dimension critique. C’est selon cette double perspective que les contributions du volume œuvrent à une réhabilitation de l’importance de la métaphysique de Hegel pour la saisie de sa philosophie pratique.
128Les deux premières contributions de la première partie soulignent le caractère décisif de l’intelligence du concept de Geist pour la compréhension de certaines des thèses centrales de la philosophie politique de Hegel, qu’il s’agisse de l’État (Peter J. Steinberger) ou encore de l’action et, plus largement, de la vie éthique (Andrew Buchwalter). Par une attention particulière portée au concept de Fortgang et une confrontation de la pensée hégélienne à celles de Thucydide et d’Antonio Gramsci, Angelica Nuzzo montre quant à elle la ressource politique que constitue en temps de crise la philosophie pratique de Hegel pour autant qu’on la considère solidairement avec la logique dialectique et spéculative qui la soutient. Enfin, Eric Goodfield étudie les malentendus générés, dès l’origine, par la jeune science politique, montrant combien les postulats positivistes de celle-ci font obstacle à la compréhension de la théorie politique hégélienne. La deuxième partie examine la structure métaphysique à l’œuvre dans la pensée politique et sociale de Hegel, à partir de laquelle peut seulement être saisi le sens de l’agentivité rationnelle qu’elle élabore (Sebastian Stein), comme la dimension proprement critique de la raison pratique qu’elle met en jeu (M. J. Thompson). Contre les interprétations trop fortement marquées par Wilfrid Sellars, Michael Morris s’attelle à minorer la pertinence des lectures post-kantiennes à la faveur d’une perspective proto-marxienne se plaçant sous le parrainage de György Lukács et Frederick C. Beiser. Kevin Thompson, pour sa part, propose l’intelligence du concept hégélien d’esprit objectif et de la hiérarchie des normes qu’il permet à partir de l’ontologie sociale normative que Hegel élabore, et dont l’entente est proscrite par une approche strictement représentationnelle. Enfin, la troisième partie rassemble des contributions soulignant la place qu’il faut accorder à la pensée hégélienne de l’histoire pour l’intelligence de thèses relevant de la première section de la Sittlichkeit – ainsi des textes de Christopher Yeomans sur la famille et de Joshua D. Goldstein sur le mariage –, de la conception hégélienne du marché dans son rapport à la nature (David Kolb), comme de celle de l’État dans son rapport à sa saisie marxienne (Matthew Smetona).
129Près de dix ans après la parution de Hegel au présent. Une relève de la métaphysique ? , l’ouvrage manifeste ainsi que la réception anglophone de la philosophie hégélienne s’émancipe de l’injonction à la post-métaphysique et de la proscription d’une prise en compte des thèses ontologiques de Hegel pour l’entente de sa philosophie pratique, et porte désormais attention au caractère problématique de leur évacuation. Mais si ce collectif témoigne de ce renouvellement, il se signale aussi par la qualité des contributions qu’il rassemble et la fécondité des questions qu’elles affrontent, selon une perspective précisément nourrie de la confrontation aux obstacles élevés contre le fait même qu’elles aient pu se poser.
130Élodie DJORDJEVIC (Université Paris-II Panthéon-Assas)
24. Giulia BATTISTONI, Azione e imputazione in G.W.F. Hegel alla luce dell’interpretazione di K.L. Michelet, Napoli, Instituto Italiano per gli Studi Filosofici Press, 2020, 240 p.
132L’ouvrage de Giulia Battistoni entend contribuer à la définition de la théorie hégélienne de l’action et de l’imputation à travers l’analyse de la section « Moralité » des Principes de la philosophie du droit, dans la conviction que c’est précisément dans cette section, souvent sous-estimée par rapport au droit abstrait et à l’éthicité, que réside la fondation d’une telle théorie. Cette contribution s’enrichit d’une deuxième analyse, centrée sur la pensée et l’œuvre de l’élève de Hegel, Karl Ludwig Michelet, grâce à laquelle les aspects principaux de la théorie hégélienne de l’action gagnent, outre leur signification morale, une importance particulière pour le droit.
133Le volume est articulé en trois parties :
134I. Dans la première partie, G. Battistoni thématise l’unité du savoir et de la volonté qui imprègne toute la philosophie pratique de Hegel et émerge notamment dans l’explication des « moments » et des « formes » du concept de volonté libre. Une telle prémisse est essentielle pour parcourir l’analyse des catégories fondamentales qui concourent à définir l’action humaine, ainsi que son imputabilité : Schuld (faute/responsabilité) et Zurechnung (imputation), et les couples conceptuels de fait et d’action (Tat/Handlung) ainsi que de propos et d’intention (Vorsatz/Absicht).
135II. Dans la deuxième partie, l’autrice se propose de montrer comment Michelet, dès sa dissertation doctorale de 1824, lie ces concepts hégéliens avec des catégories aristotéliciennes. Giulia Battistoni, en effet, met en évidence la manière dont Michelet récupère les notions de volontaire et d’involontaire thématisées par Aristote pour les adapter à la conceptualité allemande du droit et fonder une théorie de l’imputation qui tienne compte non seulement de ce que le sujet reconnaît comme son action, mais tout aussi bien de ce qu’il aurait pu et dû prévoir. À cet égard, l’étude de Giulia Battistoni constitue également un travail historico-critique important pour définir le débat juridique dans la première partie du XIXe siècle au sujet de l’imputation et des concepts de dolus et culpa, ainsi que de leurs déterminations spécifiques (dolus, dolus indirectus, culpa dolo determinata, négligence, hasard).
136III. Dans la troisième et dernière partie du volume, l’autrice revient à Hegel et à la section « Moralité », pour montrer comment les instruments philosophiques et juridiques développés par Michelet peuvent éclairer le texte hégélien soit en un sens herméneutique, par rapport à des passages difficiles à comprendre, soit en tant que dispositifs théoriques aptes à expliciter les implications juridiques de la théorie hégélienne de l’action. À chaque niveau de l’action (propos, intention, intellection du Bien), correspondent, selon Giulia Battistoni, trois types d’imputabilité, qui se définissent par une dialectique – différente à chaque degré – entre droit du sujet et droit de l’objectivité.
137Les analyses menées dans cette étude sont caractérisées par des références précises à la littérature scientifique actuelle et trouvent une exposition synthétique et fructueuse au sein d’un volume qui se propose, de façon originale, de relire et réinterpréter la philosophie pratique hégélienne, en la situant dans les débats juridiques du XIXe siècle.
138Chiara MAGNI (Università degli Studi Roma Tre) [trad. J.-M. Buée]
25. Thomas MEYER, Verantwortung und Verursachung. Eine moral- und rechtsphilosophische Studie zu Hegel (Hegel-Studien, Beiheft 69), Hamburg, Meiner, 2020, 317 p.
140L’ouvrage se présente comme une étude très rigoureuse et approfondie des notions de causalité et responsabilité, que Thomas Meyer aborde dans une perspective de philosophie normative contemporaine en en faisant ressortir les enjeux juridiques, avec une attention particulière portée à la question de l’imputation et à la justice pénale. Il passe au crible de l’analyse philosophique ces deux concepts en se penchant ainsi sur des problématiques qui se situent au croisement de la théorie de l’action et de la théorie de la peine. En mobilisant des thèmes classiques tels que le propos, la délibération ou les conséquences imprévisibles tout comme en questionnant la distinction entre un acte volontaire et prémédité, un acte non intentionnel et encore un autre accompli par négligence et ignorance, la question de fond que l’ouvrage se propose de clarifier concerne alors les conditions dans lesquelles il est possible de tenir un sujet pour auteur et, partant, pour responsable d’une action.
141Dans ce cadre, l’auteur soutient la thèse selon laquelle les Principes de la philosophie du droit nous livrent une théorie des rapports entre responsabilité et causalité tout à fait originale, au point que l’analyse hégélienne s’avère être une source toujours précieuse à notre époque. À l’encontre des approches qui s’appuient sur le droit abstrait pour mettre en relief la pertinence de la pensée hégélienne à l’égard de la justice pénale, l’intérêt de l’ouvrage tient au fait que, d’après l’auteur, c’est plutôt le chapitre consacré à la moralité qui peut être lu en tant que fondement philosophique de la partie générale du droit pénal et dont il convient de mettre en relief les aspects proprement juridiques. De même, la spécificité du volume a trait à sa capacité à lire la philosophie hégélienne au prisme des doctrines les plus récentes sur la théorie de la causalité et sur le débat sur la responsabilité ainsi qu’à l’aide de la littérature de droit pénal qui constitue l’arrière-plan de l’ouvrage : dans le sillage des travaux de Michael Quante, l’analyse du texte hégélien visant à offrir une interprétation de la responsabilité et de la causalité chez le philosophe allemand est propédeutique à la discussion des problèmes contemporains dans le but de mettre en relief l’actualité de la position de Hegel.
142Dans le premier chapitre, l’auteur s’attache à inscrire la question de la responsabilité au sein de la conception systématique de Hegel, en se concentrant sur les concepts de volonté libre et de droit tels qu’ils sont présentés dans l’introduction des Principes et en se penchant sur la notion de Handlung. C’est alors à partir du deuxième chapitre que T. Meyer s’intéresse de près à la causalité en tant que condition de la responsabilité : après avoir donné un aperçu du débat contemporain en philosophie normative, notamment à propos de ce qu’on identifie sous l’expression Kausalität im Recht, le chapitre présente la théorie de la causalité hégélienne en distinguant un concept étroit de causalité en tant qu’autodétermination absolue, issu de la logique de l’essence, et un concept de causalité défini comme « large » et décelé dans les Principes. À travers une comparaison avec la théorie de John Mackie, Thomas Meyer affirme que Hegel met au point un modèle de causalité selon lequel d’une part les droits individuels doivent pouvoir être conçus comme l’autoréalisation de la volonté libre, et d’autre part l’autoréalisation même peut être interprétée à la lumière d’un concept causal de telle sorte que la volonté libre qui veut la volonté libre serait ainsi une forme d’auto-causation.
143Au cœur du troisième chapitre se place l’analyse des paragraphes consacrés au propos et à la responsabilité morale. L’auteur met ici en relief le rôle accordé par Hegel aux circonstances et au droit du savoir du sujet agissant, afin de montrer que la causalité est une condition nécessaire mais non suffisante de la responsabilité. Dans ce cas, c’est au tour de la Searchlight View de George Sher et de sa conception épistémique de la responsabilité d’être confrontées avec la philosophie hégélienne, ce qui permet également de questionner la possibilité d’une lecture ascriptiviste de la théorie de Hegel. Tandis que le quatrième chapitre interroge la place du hasard et l’imputation objective en mettant en relation la position hégélienne avec les thèses connues sous l’expression moral luck de Thomas Nagel et Bernard Williams, le cinquième chapitre est dédié au problème de la justification et de l’évaluation de l’action. Au moyen d’un examen de certains articles du droit pénal allemand ainsi qu’à partir du débat autour du moral blame, ce chapitre porte sur la question du bien-être et de l’intérêt aussi bien que sur celle de l’omission et de la prudence en mettant l’accent sur les concepts de devoir et d’obligation. C’est en revanche le droit de la subjectivité qui constitue le thème principal du dernier chapitre, dans lequel l’auteur lit Hegel dans le sillage du débat contemporain sur les droits individuels : à l’aide de la classification mise au point par Wesley Newcomb Hohfeld selon laquelle l’expression « droit subjectif » recouvre en réalité plusieurs types de relations (droits opposables, libertés, pouvoirs, immunités), T. Meyer s’attelle à approfondir le statut des droits au sein des Principes, en donnant une attention particulière au rapport entre la morale et le droit positif.
144En conclusion, l’ouvrage offre une reconstruction très détaillée et convaincante de la moralité chez Hegel menée en même temps dans un dialogue constant avec des auteurs plus contemporains qui n’appartiennent pas à la tradition idéaliste. C’est pourquoi ce livre constitue une tentative riche et intéressante de démêler la question épineuse du rapport entre droits moraux et droits juridiques tout comme d’interroger la tension entre la causalité, la responsabilité morale et les conséquences pénales de nos actions.
145Sabina TORTORELLA (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)
26. Jean-Baptiste VUILLEROD, Hegel féministe. Les aventures d’Antigone, Paris, Vrin, 2020, 232 p.
147L’entreprise à laquelle s’attache l’auteur est d’emblée ambitieuse, il en a bien conscience. Il s’agit d’une part de relire « Hegel de manière féministe » pour montrer « que sa philosophie n’est pas aussi phallocentrique qu’on veut bien le croire, et qu’il est possible de l’actualiser à l’aune des enjeux du féminisme » (p. 9-10) et, d’autre part, de souligner l’importance d’une telle interprétation non seulement pour la pensée féministe, mais encore pour les études hégéliennes mêmes. La tâche sera d’autant plus ardue que Hegel a le plus souvent mauvaise presse dans les études féministes et que l’auteur aspire à montrer que ce n’est ni par la déconstruction, ni par une critique immanente que l’on parviendra à réhabiliter la pensée hégélienne dans une perspective féministe, mais à travers une « lecture en perspective » (p. 14-16) qui cherchera à accentuer les éléments critiques déjà à l’œuvre (quoique souvent négligés) dans la pensée de Hegel. Ainsi, tout en reconnaissant la légitimité de certaines critiques faites à Hegel, l’auteur tentera de montrer que l’on dispose déjà, chez Hegel, des éléments nécessaires pour fonder une posture féministe d’actualité.
148À cet égard, le commentaire du texte sur Antigone au chapitre VI A, a-b de la Phénoménologie de l’esprit qui constitue l’essentiel du chapitre 1 de l’ouvrage de J.-B. Vuillerod est impeccable. En soulignant, à travers la figure d’Antigone et de la féminité comme « éternelle ironie de la communauté », comment Hegel pense la division genrée de la société grecque comme la contradiction fondamentale devant la mener à sa propre dissolution, l’auteur montre tout le potentiel d’une interprétation féministe de Hegel qui aspire non seulement à faire une critique pertinente de la domination masculine, mais encore à enrichir notre compréhension du propos hégélien à travers une telle perspective. Les deux chapitres subséquents, respectivement consacrés à une lecture de la dialectique maître-esclave en termes de domination sexuelle et au statut de la femme dans les philosophies de la nature et de l’histoire de Hegel, pour intéressants qu’ils soient, apparaissent moins probants. Ils ont tout de même le mérite de poser les jalons qui permettront à l’auteur d’actualiser la pensée hégélienne et de la faire dialoguer avec les perspectives féministes contemporaines. C’est ce à quoi s’attache le chapitre 4 où l’auteur confronte l’approche hégélienne à différentes postures et problématiques du féminisme contemporain. C’est surtout à travers le paradigme hégélien de la reconnaissance (p. 173) et l’idée de féminité négative (p. 184) que J.-B. Vuillerod parvient, dans les faits, à montrer la pertinence éventuelle de la posture hégélienne à cet égard, notamment en ce qui a trait à la question de l’(anti-)essentialisme et de la « critique des structures institutionnelles des sociétés phallocratiques » (p. 182). Pour affirmer la pertinence de Hegel dans une perspective féministe d’actualité, il accorde une importance particulière au concept d’ironie qui recouvre selon Hegel le potentiel subversif de la révolte d’Antigone prise comme figure de la lutte contre la domination masculine. Ce concept d’ironie qui, comme le souligne l’auteur : « chez Hegel, renvoie à une négativité sans relève ni synthèse, à une négation qui détruit sans conserver » (p. 72), semble cependant délié de sa dimension proprement tragique qui détruit en quelque sorte autant celle qui la manie que l’objet de sa critique. C’est à se demander si l’on n’a pas affaire, avec le concept d’ironie comme instrument de la critique féministe, à une posture plus proche de la dialectique négative adornienne qu’à une posture hégélienne axée sur l’idée d’Aufhebung et de réconciliation. Quoi qu’il en soit, la qualité de ses analyses de la figure d’Antigone et sa discussion (que l’on aurait voulue par moments plus développée) des enjeux contemporains du féminisme à l’aune d’une perspective hégélienne demeurent stimulantes pour la pensée.
149Emmanuel CHAPUT (Université d’Ottawa)
Religion
27. Roberto GARAVENTA, La religione deve trovare rifugio nella filosofia? Saggi sulla filosofia della religione di Hegel, Napoli-Salerno, Orthotes, 2020, 162 p.
151Comme on le sait, la philosophie de la religion constitue l’un des aspects les plus problématiques de la pensée de Hegel. En effet, nombre de critiques y ont longtemps vu le témoignage le plus évident de la prétention hégélienne à rationaliser tout aspect de la réalité, y compris une expérience aussi complexe et insaisissable que l’expérience religieuse. Dans ce texte, Roberto Garaventa – l’un des responsables de l’édition italienne des Leçons sur la philosophie de la religion – fournit une bonne base pour affronter de façon équilibrée cette critique. Dans ce but, le volume reconstruit la réflexion du Hegel de la maturité sur la religion, en mettant en lumière tant les changements qui sont survenus entre ses diverses formulations que le contexte des études avec lesquelles elle dialogue. R. Garaventa parvient ainsi à présenter la conception hégélienne non comme un édifice théorique défini a priori et une fois pour toutes, mais comme un work in progress, qui subit des oscillations continues et des changements de perspective au fur et à mesure que Hegel approfondit ses (très vastes) études sur la religion.
152Le chapitre 1 fournit un panorama général de la structure et des thèmes des Leçons et réussit ainsi non seulement à éclairer la logique qui fonde leur tripartition (« Le concept de la religion », « La religion déterminée » et « La religion accomplie »), mais aussi à rendre compte des principales différences entre les diverses expositions recueillies dans l’édition critique ; le vaste espace consacré dans ces textes aux religions non chrétiennes et l’accent mis sur leur commune rationalité amène Roberto Garaventa à définir Hegel comme « un libéral du point de vue religieux, même si de prime abord il peut apparaître comme un chrétien inclusiviste » (p. 24). Le chapitre 2 se penche sur la Phénoménologie de l’esprit, interprétée comme l’accomplissement de quatre tendances fondamentales de la période d’Iéna : a) l’émancipation de la religion vis-à-vis de l’éthicité ; b) sa différenciation à l’égard de l’art et de la philosophie ; c) l’analyse de l’histoire des religions ; et d) la considération du christianisme comme point culminant de cette histoire. Le chapitre 3 revient sur les Leçons, en examinant les débats théologiques et politico-ecclésiastiques auxquels se confronte la réflexion hégélienne. R. Garaventa se penche notamment sur la dispute hégélienne avec la « religion de la dépendance » de Schleiermacher. Les chapitres 4 et 5 analysent le traitement de la « religion de la magie » dans les Leçons, que Hegel identifie surtout avec les religions orientales. Le chapitre 4 fournit une vue d’ensemble de ce traitement, en reparcourant l’argumentation hégélienne et en fournissant une reconstruction précieuse de ses sources. Le chapitre 5 examine plus en détail la confrontation avec la religion chinoise ; en ce cas aussi, l’auteur rend compte des diverses versions que ce traitement a reçues dans les cours universitaires professés par Hegel, lesquelles témoignent de son travail incessant d’étude et de mise à jour. Le volume s’achève par un chapitre consacré à l’interprétation de la philosophie de la religion hégélienne donnée par Alberto Caracciolo, qui, en suivant Kierkegaard, a insisté sur l’impossibilité de reconduire la transcendance divine à une conciliation avec le fini. Ces arguments radicalisent certaines des critiques que Garaventa (qui par ailleurs a été l’élève d’Alberto Caracciolo) avance dans son livre. Une importance particulière, ici, est à accorder à l’idée que, contrairement à ce que soutenait Hegel, la conscience religieuse actuelle se réfère, plus qu’à la Vorstellung, désormais perçue comme synonyme de dogme confessionnel, à des débats de type théologico-philosophique.
153Ce volume constitue un guide clair et précis de la réflexion hégélienne sur la religion. L’attention précise aux textes restitue un cadre théorique bien plus nuancé que celui que présente l’image traditionnelle du théologien féru de systématisation. Tout cela fait de ce livre une contribution importante aux études italiennes sur Hegel.
154Armando MANCHISI (Westfälische Wilhelms-Universität Münster/ Università degli studi di Padova) [trad. J.-M. Buée]
28. Hannes Gustav MELICHAR, Die Objektivität des Absoluten. Der ontologische Gottesbeweis in Hegels Wissenschaft der Logik im Spiegel der kantischen Kritik, Tübingen, Mohr Siebeck, 2020, X-593 p.
156Le but de l’ouvrage, issu d’une thèse, est d’éclairer le traitement par Hegel de la preuve ontologique de l’existence de Dieu, alors même que Hegel s’inscrit dans le contexte kantien d’exclusion de toute théologie philosophique. On note cependant qu’il laisse délibérément de côté la philosophie hégélienne de la religion – qui nous dit que la preuve ontologique se réalise dans le christianisme. Pour l’auteur, Hegel s’efforce avant tout de réfléchir aux présupposés de la preuve, ce en quoi il se rattache au kantisme. Par ailleurs, il la place au centre de sa propre philosophie, en lui faisant épouser la logique de la Doctrine du concept. La prétention de la preuve à la justification philosophique ultime est honorée par l’absence de présupposition propre à la Science de la logique. Le concept philosophique de Dieu chez Hegel – le « véritable infini » (p. 13) – constitue la base de son « inclusivisme critique », selon lequel toutes les religions se réfèrent à l’Absolu, et au christianisme de manière particulière. Hannes G. Melichar trouve chez Hegel « l’idéal d’une religion raisonnable qui ne doit se fermer ni aux Lumières ni aux croyances religieuses alternatives, mais qui, faisant confiance à la raison, est capable de s’engager avec optimisme dans la conversation entre les différentes religions et interprétations du monde » (p. 562). Il tente de compenser ce qui lui apparaît comme les faiblesses méthodologiques de Hegel en recourant à la théorie de la dialectique de Dieter Wandschneider. Le livre aurait pu, dans l’ensemble, être écrit de manière plus succincte.
157Holger GLINKA (Ruhr-Universität Bochum/Universität Erfurt) [trad. G. Marmasse]
Hegel en dialogue
29. Gianluca RICCADONNA, Dante “poeta transcendentale”. L’idealismo tedesco e la Commedia, Napoli, La scuola di Pitagora, 2021, 134 p.
159Dans cet essai court, mais bien informé, Gianluca Riccadonna parcourt les étapes de la réception de la Divine Comédie de Dante au sein de la culture allemande au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, depuis l’enthousiasme des premiers cercles romantiques jusqu’à la systématisation que propose l’Esthétique hégélienne. L’auteur oriente surtout son regard vers les questions théorico-spéculatives : quel est le contexte philosophique du regain d’attention pour le poète italien ? Quel est le rapport entre l’idéalisme allemand et la renaissance de l’intérêt pour la Divine Comédie ?
160Après avoir fourni des informations rapides sur une première « redécouverte » de Dante par l’érudit suisse Johann Jakob Bodmer, le livre se plonge dans le milieu d’où est né le dantisme romantique : la demeure d’Iéna des frères Schlegel, dans laquelle Schelling, Schleiermacher, Novalis et d’autres intellectuels se réunissaient pour lire en commun la Commedia.
161L’auteur, conformément à une perspective traditionnelle qui remonte au moins à Wilhelm Dilthey et à Benedetto Croce, souligne avant tout le contraste entre leur approche et une sensibilité classiciste répandue. Celle-ci, pour reprendre les termes de Goethe, tenait Dante pour « ennuyeux » et « rebutant ». Il trouve les motivations philosophico-esthétiques les plus caractéristiques des nouvelles lectures dans l’historicisation et la compréhension allégorique de Dante – citant à ce propos la contribution fondamentale qu’est l’Essai sur Dante d’August Wilhelm Schlegel.
162Dans ce cadre, l’accent est mis notamment sur la réflexion commune des jeunes romantiques sur l’écart entre modernité et pré-modernité. Celle-ci, aux yeux de l’auteur, semble constituer le filtre principal à travers lequel il est possible de comprendre l’intérêt pour la Commedia. En ce sens, une grande importance est attribuée au fragment sur « Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand » : la spécialisation des facultés, la fragmentation des communautés, les mécanismes impersonnels de la politique requièrent des philosophes la capacité de s’adresser au peuple à travers une nouvelle mythologie. Il conviendrait justement d’interpréter les nouvelles lectures de la Commedia à la lumière de ces exigences, alors que Dante, qui oscille constamment entre classique et romantique, entre passé et présent, représenterait en même temps un exemple de philosophe-mythologue – ou même, dans le cas de Friedrich Schlegel, le « père de la philosophie moderne » – et une source d’inspiration pour les contemporains.
163C’est donc surtout à partir de l’actualisation problématique mais nécessaire de la forme de la Commedia, capable de restituer la totalité de son propre temps, et des tensions entre poésie et philosophie, raison et mythe, que le livre, après avoir rendu compte dans le chapitre initial de la première « découverte » de Dante, reparcourt certains des moments fondamentaux de la culture du Goethezeit. Alors que le second chapitre fournit un aperçu de l’approche de la mythologie de Christian Gottlob Heyne à Herder, le troisième est consacré au « Plus ancien programme », le quatrième propose un parallèle entre les images de Spinoza et de Dante, le cinquième suit les traces réciproques de platonisme dans les lectures de la Commedia et de dantisme dans les réinterprétations de Platon. Enfin, les trois derniers chapitres se concentrent plus en détail sur les interprétations de Schelling et de Hegel : alors que le premier attribue à Dante un rôle de modèle paradigmatique de toute production littéraire, le second, d’un côté, en historicisant plus résolument la Commedia, et de l’autre en renforçant l’idée que ses personnages ont valeur de figures éternelles, invite à la lecture que produira Erich Auerbach au XXe siècle.
164Guglielmo CALIFANO (Università di Pisa) [trad. J.-M. Buée]
30. Marco DIAMANTI (dir.), La fortuna di Hegel in Italia nell’Ottocento, Napoli, Bibliopolis, 2020, 219 p.
166La réception d’un auteur, en l’occurrence d’un philosophe, ne dépend pas seulement de facteurs contingents et occasionnels. On ne peut prévoir ce qu’elle sera, mais elle dépend de la sensibilité des récepteurs, et elle est sous-tendue, au fond, par le mouvement de l’histoire des idées et des époques, qui vont elles-mêmes bien au-delà de ce que peut vouloir l’intelligence individuelle. L’historien qui voudrait reconstruire la réception d’un philosophe ne peut donc s’en tenir au lien factuel de l’influence ou de la pénétration d’un auteur au sein d’une culture donnée ou d’une époque plus ou moins distante dans l’espace et le temps. Une telle recherche, si elle veut aboutir à un travail historiographique sérieux, ne peut être menée qu’à travers deux lignes directrices. D’un côté, il convient d’opérer une analyse philologique rigoureuse qui se concrétise (si l’auteur est étranger) dans l’étude des traductions de ses textes et de la diffusion de son œuvre. De l’autre, il convient de mettre en jeu une analyse philosophique, dont le but est de reconnaître les nœuds conceptuels, les thèmes fondamentaux et l’héritage vivant de l’auteur étudié.
167On trouve tout cela dans le volume édité par Marco Diamanti, qui s’appuie sur un colloque organisé en 2019 par l’université de Rome La Sapienza. Sur cet objet déjà bien connu de l’historiographie philosophique qu’est la présence du philosophe allemand dans l’Italie du XIXe siècle, qui, dans le passé, fut déjà exploré avec des résultats remarquables (pensons aux travaux désormais classiques d’Eugenio Garin, de Guido Oldrini, Giuseppe Cacciatore et Sergio Landucci), la présente enquête porte un regard renouvelé et vivant à travers un ensemble d’articles qui réussissent en outre à éclairer, par contrecoup, ce que sera l’héritage italien de Hegel au XXe siècle, dans les courants du néo-idéalisme et du marxisme italiens.
168La réception spécifique de Hegel dans l’Italie du XIXe siècle ne pouvait que dépendre des exigences historiques, politiques et civiques d’un peuple qui se préparait à affirmer son indépendance nationale. En ce sens, la présence de Hegel en Italie n’eut rien d’un phénomène académique ou d’un exercice purement intellectuel. Au contraire, la philosophie hégélienne fut déterminante pour la formation d’une conscience nationale. Tel est le fil rouge qui relie les articles consacrés aux nombreux protagonistes de cette histoire (des premiers traducteurs de Hegel, Passerini et Turchiarulo, à Labriola en passant par Colecchi, Rosmini, Novelli, Vera, De Sanctis et Spaventa). Hegel (disons, pour être plus juste, un « certain » Hegel, le philosophe de la liberté et de l’histoire : ce ne fut certainement pas un hasard, en effet, si les premières œuvres hégéliennes traduites, durant la période qui précéda l’unité, furent la Philosophie de l’histoire et les Principes de la philosophie du droit) surgit en Italie sur le terrain vivant de son histoire, sous la forme d’un discours pratique plus que théorique, comme réponse à une exigence qui est d’abord civique. De cette façon, la philosophie de Hegel, dans ces fulgurances conceptuelles que sont la liberté et le progrès, devint, pour la culture italienne du XIXe siècle, un instrument idéal qui contribua à raviver une âme nationale unitaire, et qui allait ensuite se traduire en l’unité politique du pays.
169Emanuele AGAZZANI (Università degli studi di Roma “La Sapienza”) [trad. J.-M. Buée]
31. Guillaume LEJEUNE, De la relation au processus. L’idéalisme britannique et ses enjeux épistémiques, moraux et politiques, Münster, LIT Verlag, 2019, 246 p.
171L’idéalisme britannique fait l’objet d’un intérêt croissant : en témoigne en France la parution récente de la première traduction d’Apparence et réalité : essai de métaphysique, ouvrage fondateur de Francis Herbert Bradley, dans une traduction de Jean-Paul Rosaye (Hermann, 2020), ou encore l’ouvrage collectif L’Idéalisme britannique / British idealism sous la direction de J.-P. Rosaye et Catherine Marshall (éditions Matériologiques, 2018). En anglais, la publication récente de The Unknowable: A Study in Nineteenth-Century British Metaphysics par W. J. Mander (Oxford, 2020), propose une relecture stimulante des tensions qui traversent la métaphysique à l’époque victorienne.
172De la relation au processus peut être lu comme un complément à Apparence et réalité, dont Guillaume Lejeune a également rédigé la préface. Cette monographie consacrée aux écrits de F. H. Bradley (1846-1924) et de Bernard Bosanquet (1848-1923) les aborde dans une perspective nourrie de la lecture de Hegel et de Hume. Ainsi, son ouvrage constitue moins une introduction à l’idéalisme britannique en lui-même qu’un essai sur la place de ce courant dans l’histoire de la métaphysique britannique dans son rapport avec la philosophie allemande. « [L]’idéalisme anglais, écrit-il, se présente comme une déconstruction par les moyens de l’idéalisme allemand de l’ontologie relationnelle sous-tendant l’empirisme classique. » (p. 13) Sur les terres de l’empirisme, la réception des idées de Hegel prend donc une couleur spécifique. Guillaume Lejeune va plus loin en faisant de la critique de l’empirisme le sujet sur lequel se retrouvent des penseurs dont la lecture de Hegel diffère sensiblement. Ainsi, le détour par la pensée allemande permettrait la résolution d’un problème qui travaille la tradition philosophique britannique.
173Le premier chapitre s’attache ainsi à montrer ce qui constitue la spécificité britannique de la réception de Hegel au XIXe siècle, et que l’auteur identifie comme une attention particulière à la question de la relation. En effet, Bradley comme Bosanquet refusent les postulats individualistes et associationnistes qui triomphent chez leurs contemporains et cherchent à retrouver les moyens d’une pensée du commun, de ce qui relie les individus. Le chapitre II est consacré plus particulièrement à la façon dont Bradley s’approprie le concept d’idéalité afin de proposer une nouvelle analyse du sujet, du « moi » qui se détermine en trouvant des fins qui le dépassent (p. 86). Cette définition est mise au service d’une déconstruction de l’utilitarisme et de sa définition du bonheur et permet, comme l’a montré aussi Stefan Collini, d’alimenter une réflexion politique sur la nature et le rôle de l’État. L’argument de l’auteur, notamment dans le long détour sur Rousseau (p. 97-99) est parfois plus difficile à suivre et manque ponctuellement de références bibliographiques précises. Dans le chapitre III, Guillaume Lejeune s’attache à reconstruire la critique idéaliste de l’associationnisme, dans une analyse convaincante qui constitue le cœur de l’ouvrage. Les différences entre Bradley et Bosanquet, déjà abordées lorsqu’il s’agissait d’examiner leur rapport à Hegel, sont reprises à nouveaux frais dans le chapitre IV sous l’angle de la théorie du langage. C’est ce qui justifie l’étude de la sémantique idéaliste qui occupe le chapitre V et qui permet de cerner avec précision les contours du holisme défendu par Bradley et Bosanquet. Enfin, la conclusion montre comment Bertrand Russell, tout à sa polémique contre Bradley, a choisi d’ignorer les apports réels de ses ennemis à la métaphysique.
174Dépassant les jugements lapidaires de Russell, le travail de Guillaume Lejeune constitue une réhabilitation bienvenue de la richesse conceptuelle de la philosophie de deux idéalistes britanniques et s’appuie sur de nombreuses références à des textes encore indisponibles en français. Les traductions, lorsqu’elles sont de l’auteur, sont parfois un peu obscures, et Wallace n’a certainement pas voulu employer le terme « divulgâcheur » (p. 75, pour spoiler, le pilleur).
175Emmanuelle DE CHAMPS (CY Cergy Paris Université)
32. Hans JOAS, Im Bannkreis der Freiheit. Religionstheorie nach Hegel und Nietzsche, Berlin, Suhrkamp, 2020, 668 p.
177Les réflexions que Hans Joas a rassemblées sous le titre Im Bannkreis der Freiheit. Religionstheorie nach Hegel und Nietzsche se fondent sur la « thèse substantielle selon laquelle la religion et l’histoire des religions ne peuvent être discutées aujourd’hui autrement qu’en relation avec les exigences normatives et l’histoire de la liberté politique » (p. 15). Qu’il ne s’agisse pas là d’un conditionnel, voilà qui devrait être clair : nous n’avons pas affaire à un rapport de type « si…, alors… », mais il s’agit ici au contraire d’affirmer que l’on doit inévitablement parler de la religion, et en parler de cette manière – cette position de l’auteur devrait être familière aux lecteurs du présent ouvrage. En effet, H. Joas lui-même a toujours rejeté la thèse d’une sécularisation globale et a favorisé une prise de conscience renouvelée de la religion comme facteur encore décisif dans le processus d’auto-compréhension moderne, et pas seulement dans le domaine de la sociologie de la religion.
178Toutefois, même lorsqu’il est reconnu comme indispensable, ce lien discursif entre religion et liberté se révèle souvent défavorable à la religion ; plus précisément, il l’est partout où l’on tente d’éclairer la relation si essentielle entre la foi religieuse et la liberté politique en s’inscrivant dans une orientation philosophique hégélienne. Car la « synthèse de l’histoire de la religion et de la liberté » propre à Hegel représente déjà en soi, d’après Hans Joas, « une impasse pour la théorie de la religion » (p. 21). Et ce, à quatre titres : premièrement, il faut reprocher à Hegel une compréhension intellectualiste de la foi religieuse ; deuxièmement, il faut remettre en question les idées de Hegel sur le lien entre la religion et la liberté politique, principalement sur la base des expériences du XXe siècle ; troisièmement, il faut corriger, sur cette base, la conception hégélienne de la liberté, pour enfin et surtout, quatrièmement, surmonter son eurocentrisme et son christianocentrisme.
179Dans une succession de chapitres dont l’organisation même exprime les positions évoquées à l’instant, Hans Joas trace une série de portraits d’un total de seize penseurs dont la réflexion interdisciplinaire sur le thème de la religion laisse apparaître une « tradition propre », bien qu’une « tradition cachée » (p. 11). Selon la modeste prétention de ce volume, exhumer cette tradition ne représente rien de plus (mais aussi rien de moins) qu’un premier pas sur la voie conduisant à pouvoir offrir une alternative à Hegel – mais aussi à Nietzsche – afin de rendre davantage justice au phénomène de la religion et à son rôle dans la modernité.
180Faute de place, ces portraits ne peuvent ici être discutés en détail. Cependant, il convient de relever une idée qui traverse tout l’exposé. Dans la première partie, H. Joas présente trois penseurs (Ernst Troeltsch, Rudolf Otto, Max Scheler) qui, dans l’horizon de la psychologie de la religion de William James et du travail de Wilhelm Dilthey sur une herméneutique historique, insistent, contre la conception hégélienne d’une religion en fin de compte intellectualiste, qui n’atteint sa forme adéquate que dans le langage conceptuel de la philosophie spéculative, sur l’expérience de foi conceptuellement insaisissable de l’individu ainsi que sur son ancrage indispensable, mais toujours imparfait, non pas dans un processus historique objectif, mais dans une réalité intersubjective toujours déjà partagée. Pour E. Troeltsch, une telle insistance vise donc aussi et surtout « une critique de toute auto-compréhension triomphaliste d’une communauté religieuse ou d’un ordre politique. Ni le christianisme, ni aucune autre religion ou vision séculaire du monde ne prend jamais, à une époque donnée, une forme qui pourrait être appelée la réalisation définitive et complète de l’idéal ; et aucune incarnation future ne sera une telle réalisation. » (p. 69) Cet objectif politique confère à Troeltsch une « importance primordiale » (p. 66), non seulement pour cette première partie, mais tout au long de l’ouvrage. Car c’est surtout à partir de cette idée d’une nécessaire modestie du penseur religieux que s’ouvre un espace non seulement pour appréhender la diversité des religions, mais aussi pour poser la question « d’une généalogie historique globale de l’universalisme moral » (p. 44), que Joas déploie dans son dernier chapitre – ici aussi en contraste critique avec Nietzsche. Puisqu’il ne s’agit que d’une perspective possible, « l’absence de penseurs non occidentaux, chrétiens et autres » (p. 14) que Hans Joas lui-même déplore dans l’introduction, ne semble pas être un défaut. Et il est encore moins critiquable que les réflexions complexes de Hegel et Nietzsche ne soient pas présentées. Le présent volume, extrêmement réussi, invite plutôt à une relecture et à une réévaluation de Hegel et de Nietzsche.
181Majk FELDMEIER (Ruhr-Universität Bochum) [trad. Victor Béguin]
33. Alfredo FERRARIN, Dermot MORAN, Elisa MAGRÌ & Danilo MANCA (dir.), Hegel and Phenomenology, Cham, Springer, 2019, XIII-190 p.
183Ce volume rassemble les textes présentés lors d’un colloque organisé à Pise en 2014 et intitulé très précisément « Hegel and the Phenomenological Movement ». De fait, il n’est pas question dans cet ouvrage du rapport de Hegel à l’idée de phénoménologie, ou de la différence entre la « phénoménologie » telle que définie par Hegel et telle que définie par Husserl et ceux qui l’ont suivi, ou encore de la manière de concevoir la phénoménalité dans ces différents contextes. Son objet est plutôt la lecture de Hegel par des philosophes qui se rattachent, d’une manière ou d’une autre, à la phénoménologie. Autrement dit, il n’y est pas question de la phénoménologie comme concept ou comme doctrine, mais comme courant philosophique historiquement situé.
184Le point de départ de ces travaux réside dans le constat d’un dialogue manqué entre Hegel et Husserl, le second dernier ayant assez largement ignoré les textes du premier. Les éditeurs de ce volume ont fait le pari qu’une confrontation entre les deux corpus pouvait être fructueuse, non pour combler un simple manque historiographique, mais pour nourrir la réflexion phénoménologique actuelle par ce qu’ils appellent une « histoire imaginative de la philosophie » (p. VI), qui se distinguerait autant d’une pratique anhistorique de la philosophie que d’une « historiographie historiciste » (p. VI), sans pour autant se ranger du côté des lectures analytiques de Hegel aujourd’hui en vogue. L’introduction du volume développe ainsi quelques indications méthodologiques plus générales quant à la pratique de l’histoire de la philosophie.
185Quatre thèmes permettent d’esquisser un dialogue entre Hegel et la phénoménologie : la question de l’histoire ; le rapport de la philosophie aux sciences et à la métaphysique ; la subjectivité ; la dialectique. Husserl apparaît comme le principal interlocuteur, mais certaines contributions examinent le rôle de Hegel dans les textes de Heidegger, de Merleau-Ponty ou de Ricœur, ou encore la lecture critique de la phénoménologie proposée par Adorno à partir d’un point d’ancrage hégélien. Il pourra en résulter une meilleure compréhension du rôle de Hegel dans l’histoire de la phénoménologie (la contribution de Dermot Moran étant à cet égard éclairante), tout comme une réflexion philosophique suscitée par la comparaison de plusieurs auteurs (à l’instar de l’originale contribution d’Alfredo Ferrarin sur l’imagination).
186Les spécialistes seront sans doute surpris de constater que la plupart des références aux textes de Hegel renvoient à la vieille édition Moldenhauer-Michel plutôt qu’à celle, complète, publiée chez Meiner. Le dialogue entre Hegel et la phénoménologie, qui reste malaisé à mettre en place, aurait peut-être gagné à se fonder sur les éditions de référence, en particulier lorsque sont abordés des points qui ont donné lieu par le passé à de nombreux débats et à quelques malentendus (ainsi de la téléologie, de l’histoire, du système, etc.).
187En tout état de cause, Hegel and Phenomenology offre une série de réflexions originales et suggestives. Peut-être ce volume appellera-t-il des travaux supplémentaires, afin de rendre possible une confrontation dans laquelle seraient non seulement analysés les influences, les effets de lecture ou de non-lecture de Hegel par les phénoménologues, mais aussi comparés les doctrines, les concepts et les lieux de position des problèmes.
188Raphaël AUTHIER (Sorbonne Université)
34. Alexander BERG Wittgensteins Hegel, Paderborn, Wilhelm Fink, 2020, 348 p.
190Déjà éditeur, avec Jakub Mácha, du volume collectif Wittgenstein and Hegel : Reevaluation of Difference (Berlin, De Gruyter, 2019), Alexander Berg propose ici une enquête monographique sur les traces de Hegel dans l’œuvre de Ludwig Wittgenstein. Disons d’emblée qu’il est peu question du premier dans cet ouvrage, qui intéressera surtout les lecteurs soucieux de mieux comprendre la singularité du second. La démarche de l’auteur doit en effet affronter le problème, récurrent dans le commentaire wittgensteinien, de l’absence presque complète de sources attestant une fréquentation de la tradition philosophique. A. Berg veut cependant montrer que Wittgenstein, s’il ne lui a guère consacré de commentaire précis, n’a pu entièrement ignorer la philosophie de Hegel, non plus que ses relectures dans l’hégélianisme britannique et les critiques qui lui ont été adressées par la philosophie analytique naissante.
191Cette situation paradoxale appelle une enquête génétique visant à reconstituer les médiations manquantes entre l’œuvre des deux penseurs. Aussi l’auteur s’attache-t-il à décrire le contexte intellectuel où s’est forgée la pensée de Wittgenstein, d’abord lors de son premier séjour à Cambridge en 1911 (ch. I à III), puis après son retour en 1929 (ch. VI à VIII). Il identifie ainsi les deux sources auprès desquelles Wittgenstein a pu prendre connaissance de la pensée de Hegel : Bertrand Russell, qui reçut un temps l’influence de McTaggart avant de développer une vive critique de la logique hégélienne, et Charlie Dunbar Broad (1887-1971), dont les cours sur l’idéalisme furent commentés par Wittgenstein en 1931-1932.
192Cette enquête historique éclaire également la transformation de la conception wittgensteinienne de la philosophie, du logicisme de ses maîtres à la forme dialogique du Cahier bleu. S’appuyant sur les notes de cours de ses auditeurs, l’auteur montre en quel sens le début des années 1930 fut pour Wittgenstein un tournant duquel devaient émerger les concepts centraux de jeu de langage, de ressemblance de famille et de vue synoptique. De longues analyses sont consacrées à la caractérisation de sa méthode comme disputatio, fondée sur l’échange vivant avec l’interlocuteur et sur l’examen dialectique d’une thèse destinée à lever l’embarras du philosophe (ch. IV et V).
193Si cette approche génétique constitue un apport certain à la connaissance des sources de Wittgenstein, il n’est pas sûr que ces éléments suffisent à étayer l’hypothèse selon laquelle la discussion avec « Hegel » – plus exactement avec ce que Wittgenstein en connaissait – aurait joué un rôle dans l’élaboration de sa seconde pensée (voir notamment p. 217 sur la dialectique). La conviction de l’auteur étant que « le propre et l’essence de la pensée wittgensteinienne ne réside pas dans les contenus des disputationes et des recherches, mais dans leur forme » (p. 108), l’interprétation se concentre exclusivement sur la question de la forme à donner à la philosophie. C’est encore le cas dans la comparaison finale (ch. IX et X) avec l’œuvre de Hegel, abordée sous l’angle de la forme synoptique ou processuelle que prend le déploiement du vrai dans une perspective « holiste » (p. 273), puis du contraste entre le caractère « ésotérique » du système hégélien et l’effort inabouti de Wittgenstein vers une écriture « exotérique ». Ainsi ramené à l’opposition entre « savoir absolu » et « certitude sans fondement », le dialogue entre les deux auteurs – que l’absence d’une réception sérieuse de l’un par l’autre n’empêchait pas de mener – n’est pas véritablement instruit. Le rapport problématique de Wittgenstein à la tradition philosophique apparaît sous un jour essentiellement esthétique et social plutôt que conceptuel, ce qui constitue sans doute une vision lucide de l’auteur des Recherches philosophiques, mais tend à minorer le sérieux que lui-même reconnaissait aux problèmes des philosophes, et donc la radicalité de la (dis)solution proposée.
194Émeline DURAND (Université de Bourgogne)
35. Wilhelm LÜTTERFELDS, Dialektik als Sprachspiel, éd. Johanna Lütterfelds et Ursula Aigner-Lütterfelds, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2020, 290 p.
196L’auteur, ancien professeur de philosophie à l’Université catholique de Linz, n’a malheureusement pas eu le temps de préparer ce texte pour la publication, et c’est sa famille proche qui s’en est chargé. Aussi est-ce un manuscrit que nous avons ici sous les yeux, ce qui explique que la progression dans la lecture ne soit pas toujours facile, et on peut tout aussi bien aborder les chapitres comme des textes autonomes. Il s’agit en effet d’une succession de chapitres thématiques, souvent courts, fort bien informés de la philosophie de Hegel qu’ils commentent, mais aussi de celle de Wittgenstein qu’ils utilisent à titre herméneutique : car c’est bien, comme le titre de l’ouvrage le laisse entendre, de ces deux protagonistes qu’il est question dans ce texte. La volonté de l’auteur semble être de systématiser une lecture « wittgensteinienne » de la philosophie de Hegel, s’inscrivant ainsi dans un sillon d’analyse de la philosophie hégélienne occupant désormais une place reconnue. La dialectique hégélienne est dès lors comprise comme une forme de « jeu de langage » notamment dans la mesure où la théorie hégélienne de la proposition spéculative est relue comme une analyse pragmatique des usages qui ont lieu dans la langue naturelle. À ce titre, nombre de questions autrefois classiques dans les études hégéliennes sont transformées en des questions qui sont celles de la philosophie de Wittgenstein. C’est ce que pourrait reprocher à l’auteur un hégélien plus classique : donner trop à Wittgenstein et reconduire de manière systématique la pensée de Hegel à des problèmes qui sont ceux du philosophe autrichien et que l’on suppose implicites chez Hegel, tout en ne citant, par ailleurs, pour ainsi dire jamais Wittgenstein, ce qui rend le propos parfois difficile à situer pour qui n’est pas spécialiste de la pensée wittgensteinienne. Toutefois, et précisément pour cette raison, tout hégélien y trouvera à coup sûr matière à réfléchir sur des textes qu’il connaît bien.
197Stany MAZURKIEWICZ (Université de Liège)
Notes
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Le présent Bulletin, placé sous la responsabilité de Gilles Marmasse, a été préparé avec Victor Béguin (secrétaire) ainsi qu’Annette Sell et Luca Illetterati (correspondants étrangers). Ont également participé à la rédaction de la présente livraison : Emanuele Agazzani, Thomas Anderson, Raphaël Authier, Christophe Bouton, Jean-Michel Buée, Camilla Brenni, Guglielmo Califano, Antoine Cantin-Brault, Patrick Cerutti, Emmanuel Chaput, Emmanuelle de Champs, Élodie Djordjevic, Émeline Durand, Majk Feldmeier, Fausto Fraisopi, Holger Glinka, Bruno Haas, Giulia La Rocca, Silvia Locatelli, Chiara Magni, Armando Manchisi, Stany Mazurkiewicz, Alain Patrick Olivier, Lucas Pétuaud-Létang, Florian Rada, Remi Rizzo, Olivier Tinland, Sabina Tortorella, Alexey Weißmüller, Valentin Wey et David Wittmann.