Notes
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Le présent Bulletin, placé sous la responsabilité de Gilles Marmasse, a été préparé avec Victor Béguin, Jean-Michel Buée, Francesca Menegoni, Annette Sell et David Wittmann (coordonnateurs). Ont également participé à la rédaction de la présente livraison : Thomas Anderson, Raphaël Authier, Luiz Fernando Barrére Martin, Christophe Bouton, Andris Breitling, Antoine Cantin-Brault, Emmanuel Chaput, Laura Dequal, Benoît Donnet, Mario Farina, Christophe Frey, Bruno Haas, Juan Miguel Hernández León, Jean-François Kervégan, Jamila Mascat, Stany Mazurkiewicz, Alain Patrick Olivier, François Ottmann, Florian Rada, Remy Rizzo, Alexandra Roux, Lorenzo Rustighi, Sabina Tortorella, Elena Tripaldi, Gauthier Tumpich, Jean-Baptiste Vuillerod, Alexey Weißmüller et Valentin Wey.
Liminaire
1Le Bulletin de littérature hégélienne a lui aussi été impacté par la crise sanitaire, notamment du fait d’une circulation ralentie ou empêchée des livres. Nous nous excusons en particulier auprès des recenseurs qui n’ont pu recevoir à temps les ouvrages promis. Au-delà de ces difficultés, l’hégélianisme peut, à sa façon, aider à réfléchir sur l’épisode singulier et dramatique que nous avons connu en 2020. L’expérience du confinement résonne en effet avec la valorisation hégélienne du « retour sur soi ». Toutefois, la réflexion en soi-même, chez Hegel, ne saurait être comprise comme une passive auto-contemplation. L’enjeu est d’échapper à la dépendance à l’égard de l’altérité et de se produire comme une subjectivité unifiante. La réflexion en soi-même est à interpréter comme un effort pour surmonter ses contradictions intérieures et n’a rien de reposant. En second lieu, Hegel dénonce ce qui serait un pur et simple repli sur soi. À ses yeux, la subjectivité, pour être complète, requiert de s’incarner, et notamment dans des collectivités humaines, des actes et des œuvres. L’objectivation n’est pas de l’ordre du moyen, car elle est la vie même de l’esprit. C’est probablement ce que beaucoup ont éprouvé au printemps 2020, sur le mode du manque, quand ils ont fait l’expérience douloureuse de l’esseulement, de l’inactivité et de l’impossibilité de concrétiser leurs projets.
2Il y a par ailleurs chez Hegel une pensée de l’épidémie (voir notamment l’addition du § 371 de l’Encyclopédie). L’analyse se fait remarquer par un étonnant aveu d’ignorance sur ses causes fondamentales. Hegel, conformément à la science de son temps, a tendance à rapporter les phénomènes épidémiques, non pas à la transmission d’un facteur pathogène, mais à la prévalence de la maladie en certains lieux et à certaines époques. Il associe également les épidémies aux déplacements de population, tout en soulignant abondamment qu’en la matière rien n’est prouvé ni expliqué de manière complète. Un des intérêts de cette analyse, pour nous, réside dans l’insistance de Hegel sur la dépendance de l’organisme vivant à l’égard de son environnement. Certes, tout organisme tend à faire prévaloir son principe interne de développement à l’encontre des influences extérieures. Mais il reste toujours soumis, au moins partiellement, au donné externe et à ses contingences. Hegel nous rappelle que la nature n’est pas entièrement domesticable. Dure leçon, sans doute, mais qu’il est utile d’entendre.
3Gilles MARMASSE
Études transversales
1. Bernard BOURGEOIS, Pour Hegel, Paris, Vrin, 2019, 605 p.
4La conviction et l’énergie que Bernard Bourgeois a depuis longtemps démontrées dans ses traductions et ses travaux sur Hegel se retrouvent dans le recueil de textes paru chez Vrin en 2019 sous le titre Pour Hegel. Dans près d’une trentaine de chapitres, déployés sur six cents pages, Bernard Bourgeois poursuit une entreprise de commentaire de grande ampleur et, au-delà du commentaire, de spéculation philosophique à partir du texte hégélien. Ce qui motive la réunion de ces textes semble se trouver dans une interrogation quelque peu indignée qui transparaît en de multiples points du livre : pourquoi Hegel est-il si décrié, alors qu’il reste, souvent malgré nous, si présent ? À ceux qui douteraient qu’il le fût, l’auteur répond inlassablement, dans des textes qui sont autant de tentatives de faire parler les textes de Hegel, avec la patience de lecture que cela suppose, et la vigueur argumentative que cela entraîne.
5Plutôt que de proposer une explication historique ou sociologique des réactions de la postérité à l’œuvre de Hegel, l’auteur se place sur le terrain philosophique, en soulignant la richesse des textes et la finesse de la position de pensée qui s’y dessine, finesse à laquelle les interprétations souvent divergentes n’ont pas toujours rendu grâce. On comprend alors, dans cette reconstitution attentive menée à partir de questions et de concepts variés, que Hegel puisse être actuel, à la façon d’une « actualité négative » (p. 566), c’est-à-dire présent y compris dans le rejet qu’il suscite. Une conclusion particulièrement suggestive, et sur laquelle nous nous concentrons, l’indique avec une grande clarté.
6Car si cet ouvrage constitue davantage qu’un recueil de textes, c’est que l’on n’y trouve pas simplement une série de mises au point sur des lieux de l’interprétation hégélienne, tantôt synthèses précieuses, tantôt prises de position tranchées, mais aussi une réflexion sur la possibilité pour une doctrine philosophique d’être actuelle, là même où elle n’est pas revendiquée explicitement. Une telle thèse implique à la fois que l’actualité puisse être un objet du discours philosophique (comme l’a souligné Foucault, mais comme le disait déjà Hegel, selon l’auteur), et qu’il faille concevoir la philosophie non simplement comme un ensemble de propositions théoriques cohérentes, mais aussi comme un « discours sur l’état du monde » (p. 583). C’est là l’une des grandes forces de l’ouvrage : l’auteur y tâche de restituer l’esprit des textes de Hegel, mais il ne s’arrête jamais à l’érudition, et montre qu’il est possible, quel que soit l’objet de réflexion qu’on se donne, de penser ce qu’il y a de signifiant dans le monde contemporain à travers Hegel.
7La conviction de l’auteur est ainsi que le monde contemporain (en particulier dans la dimension qui relève de l’esprit « objectif ») donne raison à Hegel, et qu’un diagnostic philosophique mené sur notre époque conduit à reconnaître « la vérité du monde socio-politique proposé par Hegel » (p. 587). Ce monde a pu donner l’impression d’être « anti-hégélien », comme le suggérait Marx, mais il s’avère en définitive conforme, si l’on suit l’auteur, à la conception hégélienne. Un tel constat ouvre la voie à de multiples questions. En particulier, le point de départ d’un tel raisonnement pourrait être interrogé : pourquoi faire porter l’essentiel du jugement sur le « monde socio-politique » ? La pierre de touche de l’hégélianisme ne serait-elle pas à trouver aussi dans les autres dimensions de l’esprit et dans la nature (dont l’auteur semble, par exemple, tantôt récuser, p. 322, tantôt reconnaître qu’elle puisse avoir une histoire, p. 599) ?
8À travers cette réflexion se dessine une autre ligne directrice, dont l’intérêt intellectuel n’est pas moindre : la volonté de « juger Hegel hégéliennement » (p. ٥٨٤), c’est-à-dire de substituer au jugement dépréciateur hâtif émis à l’encontre de Hegel un jugement qui tienne compte de la manière dont Hegel lui-même a proposé de comprendre l’histoire du monde et l’histoire de la philosophie. Sans que l’auteur insiste sur ce point, il y a là une manière particulièrement honnête de concevoir cet exercice qu’est l’histoire de la philosophie, propre à concilier à la fois la rigueur historienne de l’interprète et l’ambition spéculative du philosophe. Ce projet se retrouve de façon exemplaire dans tous les textes de ce recueil, qu’il n’est pas absurde de voir comme une série de variations hégéliennes, et qui illustre une pratique de l’histoire de la philosophie ne renonçant à aucun moment à défendre une position philosophique déterminée, avec lucidité, et jusque dans toutes ses implications.
9Raphaël AUTHIER (Sorbonne Université)
2. Alfredo FERRARIN, Thinking and the I. Hegel and the Critique of Kant, Evanston il, Northwestern University Press, 2019, 233 p.
10Cette traduction anglaise d’un ouvrage paru en italien en 2016 est consacrée à l’inversion frappante, dans la philosophie hégélienne, de la conception ordinaire du rapport entre la pensée et le moi : les concepts ne seraient pas les moyens permettant à un sujet réflexif de penser un objet déterminé, mais plutôt des moments de l’autodétermination de la pensée elle-même. Inutile donc de s’appesantir longuement sur l’importance et la richesse des enjeux philosophiques de cette description, tant du point de vue de l’hégélianisme que de la philosophie en général : l’objet du livre commande une lecture renouvelée du système hégélien dans son ensemble en s’attaquant à nombre de ses points névralgiques (définition de la pensée objective, statut du logique et de la logique, concept de nature...).
11Les quatre premiers chapitres circonscrivent progressivement l’inversion dont il est question. Le premier chapitre introduit un biais dans l’identification traditionnelle du moi à la subjectivité, à travers une étude de la genèse de la conscience de soi, notamment dans la dialectique du maître et de l’esclave (p. 40-46). Il en ressort (contre une certaine tradition exégétique) que la reconnaissance n’est pas le fondement de la conscience de soi (cette dernière ne saurait donc en retour fonder la sociabilité) et surtout (cette fois-ci contre Pippin et Brandom explicitement discutés) que la conscience de soi n’est pas une origine absolue et ne saurait donc constituer le principe de la philosophie. Elle ne serait en vérité pas conscience d’une subjectivité, mais conscience de soi de la substance elle-même : tel serait le point de vue de la logique spéculative qui engagerait alors à considérer le concept et non la subjectivité comme le véritable soi. Le chapitre 2 permet de clarifier sur cette base plusieurs philosophèmes importants du système hégélien : la pensée objective est d’abord décrite comme un mode de développement de la subjectivité de la pensée (p. 59), ce qui permet ensuite de comprendre le logique chez Hegel comme le milieu de ce développement, et finalement la logique comme forme de cette autodétermination progressive du concept dans sa pensée. Le chapitre 3 caractérise ensuite cette logique du concept comme « dialectique de spontanéité et de réification », réhabilitant les notions de passivité (contre la tradition aristotélicienne) et de réification (contre la tradition adornienne), en lisant cette dernière non plus comme mécanisme d’hypostase chosifiante, et donc abstraite, de la pensée, mais au contraire comme nécessaire incarnation ou concrétion de l’universel dans un particulier, puisque l’idée ne se sait elle-même que dans un esprit fini, même si elle lui reste irréductible. Le chapitre 4 peut finalement envisager la transformation de la représentation en concept comme illustration de cette dialectique de la réification en s’appuyant principalement sur l’Encyclopédie (en particulier l’introduction puis la section sur la psychologie). La représentation n’est autre que la médiation du processus d’identification progressive entre contenu et forme de la pensée. À ce titre s’imposent l’étude du langage dans son rapport à la représentation, puis l’analyse du fonctionnement du langage spéculatif, interprété, notamment contre Gadamer (p. 126), comme manifestation de l’irréductibilité de la pensée au langage ordinaire.
12L’imposant chapitre 5 (p. 137-194) entend préciser la description de l’inversion entre pensée et moi au principe de la redéfinition hégélienne de la notion de raison par une comparaison avec l’idéalisme transcendantal kantien, au terme d’une véritable leçon d’herméneutique de l’histoire de la philosophie, justifiée par l’ambiguïté de la critique hégélienne du subjectivisme kantien. Plutôt que de se contenter du verdict explicite mais polémique de Hegel, il convient d’identifier ses trois prémisses (p. 155-158) et son point aveugle (dans la lecture hégélienne du synthétique a priori kantien, dont les limites sont exposées avec soin p. 168-179) et d’élaborer un dialogue authentiquement philosophique entre systèmes, revendiquant le recours à une certaine « imagination contrefactuelle » (p. 140). On observe finalement que la raison kantienne, prisonnière du cadre facultaire, est soumise à du donné, là où la raison hégélienne, en tant qu’actualité de l’idée, se présente comme désir ou instinct immanent à la pensée et finalement à la substance elle-même. On retrouve ainsi le décentrement décrit plus haut, cette fois subtilement articulé aux acquis kantiens tels que la transformation de la métaphysique en logique.
13L’ouvrage impressionne par la clarté de sa construction et l’équilibre constant entre le commentaire textuel, la démonstration de la thèse générale et la discussion des positions de la littérature secondaire hégélienne classique (Brandom et Pippin, Henrich et Tugendhat par exemple) ou celles d’auteurs comme Benjamin, Bloch et Adorno. Il réussit la gageure de produire une hypothèse générale de lecture du système hégélien, tout en offrant un parcours à la fois original et pédagogique dans la pensée hégélienne. Certains points de la démonstration fourniront l’occasion de débats particulièrement intéressants, par exemple sur la signification précise de la nature orexique voire érotique de la conscience chez Hegel, ou encore sur l’irréductibilité de la pensée au langage dans son système, et l’on ne peut que se réjouir de disposer d’un fondement aussi admirable pour mener ces discussions.
14François OTTMANN (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)
3. Walter JAESCHKE, Hegels Philosophie, Hamburg, Meiner, 2020, 432 p.
15Bien qu’il ne se présente pas expressément comme tel, le dernier ouvrage de l’ancien directeur du Hegel-Archiv, maître d’œuvre, à la suite d’Otto Pöggeler, des Gesammelte Werke, et auteur de ces deux sommes que sont le Hegel-Handbuch (2003) et (avec Andreas Arndt) Die klassische deutsche Philosophie nach Kant (2012), est un recueil d’articles ou de conférences portant sur la plupart des aspects de la pensée de Hegel et la totalité de son œuvre : les écrits de Francfort (un article), la Phénoménologie de l’esprit (trois articles), la « métaphysique » (deux longs articles), la philosophie de l’esprit subjectif (trois articles), la philosophie juridique et politique (quatre articles), la philosophie de l’histoire (deux articles), la philosophie de l’art (deux articles), la philosophie de la religion (deux articles) ; le texte conclusif porte sur « la généalogie de l’idéalisme allemand » envisagée d’un point de vue méthodologique.
16On retrouve dans ce recueil les traits caractéristiques de la démarche propre à Jaeschke : elle consiste à mettre l’érudition historique et la pratique rigoureuse de l’histoire de la philosophie dans l’horizon de ce qu’il nomme « l’histoire de la conscience », au service d’une interprétation « non métaphysique » de la pensée de Hegel. Mais « non métaphysique » a chez Jaeschke un sens précis, qui s’écarte, non sans une certaine acrimonie, des actuels débats sur ce thème (illustrés naguère par le volume Hegel au présent) ; pour lui, la pensée de Hegel, prolongeant celle de Kant, est une critique de la métaphysique au sens où elle met à bas la métaphysique wolffienne, général et spéciale, au profit de ce qu’il nomme un « monisme différencié ». Le bref texte intitulé « Cinq thèses sur la philosophie non métaphysique de Hegel » (p. 131-136) résume clairement le sens général de son entreprise qui, on l’aura compris, se situe clairement à l’écart des débats qui ont animé le monde des hégéliens anglo-saxons. Bien entendu, on peut se demander si la discussion est close par là. Dans le volume précité, Bernard Mabille notait avec justesse qu’il fallait bien distinguer ce qui relève chez Hegel du rejet sans ambiguïté de la métaphysique scolaire des wolffiens et de sa possible affinité avec une grande tradition métaphysique, remontant à Aristote et au néoplatonisme.
17Par ailleurs, Jaeschke combat fermement toutes les tentatives d’arraisonnement théologique (de « théologisation ») de la pensée hégélienne ; à cet égard, la philosophie de la religion est tout autre chose qu’une philosophie religieuse fondée sur la double affirmation de la personnalité de Dieu et de l’immortalité de l’âme (p. 137 et passim). Tout oppose, explique-t-il, la philosophie de la religion et la théologie philosophique ; d’ailleurs, observe-t-il, la première n’apparaît en tant que discipline philosophique distincte qu’avec le déclin puis la mort de la seconde, provoquée par la Spätaufklärung, et notamment par Kant (p. 350).
18Ce recueil savant et instructif présente, au demeurant, les inconvénients de tout recueil lorsque les textes réunis ne sont pas refondus et harmonisés : d’un chapitre à l’autre, on peut constater des redites, parfois littérales. Mais il offre un excellent panorama du travail d’un des interprètes les plus savants et les plus mesurés de la pensée hégélienne et, plus généralement, de « l’idéalisme allemand », dont le regard historiquement affuté de Jaeschke permet d’établir, dans le chapitre conclusif (p. 393 sq.) qu’il est une construction tardive dont les acteurs sont F. A. Lange, Dilthey, Windelband, puis Richard Kroner et Nicolai Hartmann : Hegel, Fichte et Schelling ignoraient, souligne-t-il, qu’ils étaient des idéalistes allemands !
19Jean-François KERVÉGAN (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)
4. Jean-François KERVÉGAN, Explorations allemandes, Paris, CNRS, 2019, 462 p.
20Cet imposant recueil d’articles comporte quinze chapitres qui reprennent des textes s’échelonnant sur une vingtaine d’années (dont certains initialement publiés en allemand), auxquels s’ajoutent trois inédits. Plusieurs de ces textes sont déjà connus de tous les hégéliens, comme l’article sur le droit dans la Phénoménologie de l’esprit (chap. 3), l’essai sur le caractère non-métaphysique de la théorie hégélienne de l’action (chap. 5) ou encore l’étude consacrée à l’héritage hégélien en matière de théorie de l’État (chap. 7). Pour les spécialistes de Hegel, ce volume est donc indispensable en ceci qu’il vient compléter L’Effectif et le rationnel (2008) pour rendre disponibles les articles fondamentaux de J.-F. Kervégan. Mais, loin d’être un simple recueil d’articles, l’ouvrage entend offrir un bilan du « long commerce de Jean-François Kervégan avec les penseurs allemands » (4e de couverture). Il s’agit donc d’un véritable livre, et plus encore d’un livre très personnel, dans lequel J.-F. Kervégan présente non seulement la méthode et les enjeux de son travail, mais aussi les intérêts et questionnements personnels qui ont guidé ses « explorations » de la philosophie allemande de Kant à nos jours. À cet égard, l’ouvrage présente l’originalité de s’ouvrir sur un entretien de 50 pages avec Thibaut Gress, dans lequel les questions toujours très bien informées de l’intervieweur permettent à J.-F. Kervégan de redéployer les principaux aspects de son travail tout en commentant sa démarche et les intérêts philosophiques qui l’ont orientée. Cet entretien, ainsi que le prologue et les liminaires ouvrant chaque partie, offrent un fil conducteur permettant de lire les chapitres de l’ouvrage comme les étapes du déploiement d’une pensée originale formée au contact des œuvres de Hegel, Kant, Fichte, Schmitt, Habermas, Honneth et quelques autres. Il s’agit donc d’un livre de philosophie et non d’histoire de la philosophie, puisque son ambition est de traiter des problèmes actuels en puisant dans les ressources offertes par les différents auteurs abordés. L’axe directeur de ce dialogue avec la pensée allemande est une enquête sur ce que l’on pourrait appeler, en reprenant le titre d’un précédent ouvrage de l’auteur, la « raison des normes », c’est-à-dire à la fois la rationalité propre aux processus normatifs (dans les sphères juridique, morale, sociale et politique) et les manières de penser cette rationalité dans des concepts et des raisonnements philosophiques : ce dernier point constitue peut-être l’aspect le plus remarquable du volume, qui regorge d’analyses passionnantes sur les modalités de théorisation de la normativité – en particulier chez Hegel, Kant, Hayek et Habermas – et leurs enjeux. En ce qui concerne plus spécifiquement Hegel, l’ouvrage montre en quoi les apports principaux des travaux interprétatifs de J.-F. Kervégan, à savoir la relecture de la théorie du droit abstrait comme une authentique philosophie juridique, la réévaluation de la moralité comme pas en direction d’une « philosophie non-subjectiviste de la subjectivité » (p. 41) et l’interprétation de l’éthicité en termes d’« institutionnalisme faible », peuvent donner lieu à des développements de grande portée pour penser les enjeux contemporains d’une philosophie de la normativité. De ce point de vue, deux des textes inédits, intitulés respectivement « La double anthropologie de Hegel » (chap. 6) et « L’esprit objectif, aujourd’hui » (chap. 12), sont particulièrement décisifs ; mais on peut également songer au ch. 11, qui inscrit Hegel dans les principaux débats traversant la philosophie du droit contemporaine. Ces textes donnent corps à l’idée, avancée dans l’entretien, selon laquelle « on ne peut se contenter d’aborder la normativité sous le seul angle du commentaire savant » (p. 63) : dans cet ouvrage, l’histoire de la philosophie, pratiquée avec toute la rigueur qui s’impose, n’est jamais à elle-même sa propre fin, mais sert à faire droit à la richesse des œuvres étudiées et à leur intérêt pour le traitement de questions philosophiques actuelles. Pour le dire dans des termes plus internes aux études hégéliennes, l’ouvrage associe constamment la contextualisation historique et la reconstruction systématique à une lecture résolument non-métaphysique de Hegel – dont il a du reste le mérite de définir clairement les attendus – orientée vers l’actualisation de sa pensée, dessinant ainsi une voie originale et forte qui constitue un legs précieux à la recherche hégélienne future.
21Victor BÉGUIN (Université de Poitiers)
5. Roberto MORANI, Rileggere Hegel. Tempo, soggetto, negatività, dialettica, Napoli-Salerno, Orthotes, 2019, 388 p.
22L’intention et le mérite du dernier volume de Roberto Morani – qui rassemble douze articles publiés par l’auteur dans le cadre d’un travail de recherche qui s’étale sur une durée de vingt ans – sont inclus dans son titre. En premier lieu, « Relire Hegel » signifie lire Hegel de nouveau, sans prendre appui sur des interprétations que d’autres ont produites auparavant. Le livre se propose en effet de contester la tendance des auteurs contemporains à éviter une confrontation précise sur le plan historique et philologique avec l’œuvre hégélienne, en se contentant d’accepter l’image que transmet la Wirkungsgeschichte d’un Hegel « métaphysicien traditionnel » et principal représentant de l’« ontothéologie ». C’est contre une telle tendance que Morani invite à revenir aux écrits du philosophe de Stuttgart afin précisément de les (re)lire sans préjugés.
23En second lieu, « Relire Hegel » signifie aussi lire Hegel avec des yeux neufs, ou de manière différente. Le livre présente donc un profil de Hegel qui excède son portrait de penseur « ontothéologique » et se montre même à certains égards proche des positions des auteurs – par exemple Nietzsche, Heidegger ou Foucault – qui ont identifié leur œuvre avec le dépassement de l’hégélianisme. Plus précisément, Morani retrouve chez Hegel la tentative de dépasser le modèle cartésien de la rationalité, de décentrer la notion moderne de subjectivité « consciente » et « égotique » et d’abandonner la conception de l’être et de la vérité définie en termes d’identité, caractéristique de l’œuvre de toute la philosophie contemporaine qui, en épousant le socle tracé par les « maîtres du soupçon », se conçoit traditionnellement comme « anti-hégélienne ».
24Cette relecture particulière de Hegel s’articule en trois orientations thématiques fondamentales.
25La première est donnée par l’approfondissement de la théorie hégélienne de la temporalité et de l’historicité, au-delà de l’opposition dichotomique entre temps naturel et temps spirituel et du privilège traditionnellement réservé aux élaborations d’Iéna. La seconde orientation consiste dans l’analyse de la théorie hégélienne de la subjectivité comme dimension qui inclut en soi une composante inconsciente, capable d’excéder la notion cartésienne de rationalité et de subjectivité. La troisième orientation est donnée par le conflit direct avec la Wirkungsgeschichte de Hegel (notamment avec la Hegel-Renaissance mise en œuvre autour des années 30 par Alexandre Kojève, Jean Wahl et Jean Hyppolite) et avec des auteurs traditionnellement « anti-hégéliens », tels Heidegger, Nietzsche et Foucault.
26Enfin, « Relire Hegel », cela signifie lire Hegel « une fois encore », en une quasi-référence à la remarque de Derrida « Hegel encore, toujours ». Le texte de Morani révèle en effet une actualité de la pensée de Hegel, qui ne fait pas seulement de celui-ci le « contemporain idéal » des penseurs qui se situent, en ayant l’illusion d’aller « à l’encontre » de Hegel, « au-delà » de l’ontothéologie et de la subjectivité cartésienne, mais qui le rend aussi extrêmement intéressant pour la compréhension critique de notre présent, non seulement philosophique mais, en un sens plus large, historique, culturel et social. Le livre retrouve en effet chez Hegel le potentiel d’un dépassement du risque de nihilisme, de subjectivisme et d’irrationalisme qui est bien présent dans l’œuvre des auteurs qui, au xxe siècle, ont voulu abandonner la subjectivité cartésienne et l’ontothéologie. Morani montre comment Hegel avait déjà perçu ce risque dans le travail de ses contemporains Friedrich Schlegel et Karl Wilhelm Ferdinand Solger, en y mettant également à jour les implications spirituelles les plus larges, dont nous faisons aujourd’hui une expérience historique de plus en plus concrète, à savoir la perte de confiance en des valeurs partagées et l’individualisme. Morani montre en outre comment la philosophie hégélienne, justement en approfondissant la subjectivité et la finitude qui constituent la base du nihilisme, découvre l’antidote au nihilisme – en restituant une compréhension extrêmement originale de la subjectivité comme ce qui est à la fois poison et remède pour les maux de la modernité.
27« Relire Hegel » présente donc un Hegel « nouveau », capable de parler au présent et de se mesurer à ses critiques les plus radicaux. En ce sens le volume intéressera tant les spécialistes de la Hegel-Forschung que les lecteurs, éventuellement issus d’autres traditions de recherche, qui sont prêts à contester l’image de Hegel qui domine largement la philosophie post-hégélienne.
28Elena TRIPALDI (Università degli Studi di Padova) [trad. J.-M. B.]
6. Haris PAPOULIAS, Iconoclastia endogena. Una teoria dell’immagine hegeliana, Milano, Mimesis, 2019, 628 p.
29Iconoclastie endogène. Une théorie de l’image hégélienne vise à reconstruire de manière systématique les diverses significations de la notion d’image dans la pensée hégélienne, habituellement négligées par la tradition historiographique la plus orthodoxe. C’est dans cette approche que réside l’originalité de l’ouvrage, ainsi que son importance dans le panorama actuel des études sur la culture visuelle. Cette interprétation est partagée par le philosophe espagnol Félix Duque qui, dans sa préface (p. 13-36) présente les problématiques conceptuelles abordées par Papoulias, leurs racines anciennes et leurs conséquences jusqu’à l’ère digitale.
30Dans le sillage de l’Encyclopédie et à travers une confrontation constante avec les Nachschriften, l’auteur met en évidence l’existence chez Hegel d’une théorie de l’image qui, bien qu’elle soit unitaire, se concrétise dans trois formes différenciées de problématisation. Celles-ci correspondent aux trois sphères du système hégélien du savoir : une ontologie du paraître (Logique), une théorie de la visibilité (Nature) et une théorie de la représentation (Esprit). La démarche originale de Papoulias permet d’identifier une conception hégélienne de l’image irréductible à un iconoclasme sensu stricto. L’auteur soutient qu’il est plus convenable de parler d’un iconoclasme endogène, qui désigne l’Aufhebung de la contradiction produite par ces deux conceptions unilatérales que sont l’iconoclastie et l’iconophilie. Pour défendre cette affirmation, il s’appuie non seulement sur les textes systématiques de Hegel mais aussi sur de nombreux documents d’époque, à la fois dans son entourage (p. 37-59) et dans les débats philosophiques qui animaient, par exemple, le milieu luthérien.
31Tel pourrait être l’apport le plus important de ce livre : la redéfinition ontologique de l’image qui, fondée sur la logique hégélienne, identifie son destin à son auto-dissolution. La vraie image, selon Hegel – selon l’interprétation de Papoulias – n’est pas la présence de quelque chose qui exige son autonomie, mais l’apparaître de la transparence du fini (p. 87, p. 198). Sa fonction principale serait de se montrer en montrant l’autre de soi-même (p. 203-226). Pour cela, l’image doit contenir, en quelque manière, la source de son autodestruction.
32Dans la première des trois parties de cet ouvrage, « L’ontologie du paraître », Papoulias établit une cartographie conceptuelle mettant en évidence la valeur fondatrice de concepts tels que Schein, Erscheinung et Offenbarung, lesquels sont à la base de l’étude des questions visuelles dans les autres sphères du système hégélien (voir le paragraphe intitulé « Sur la splendeur de l’ombre »). Cette valeur devient encore plus évidente dans la partie du livre traitant du passage de la logique à la philosophie de la nature (p. 203-226). Cette partie repose sur un raisonnement déductif, mené à partir de la définition du concept de manifestation, présent dans toutes les parties du système (la lumière dans la Philosophie de la nature, le Moi dans la Philosophie de l’esprit).
33Dans la deuxième partie (« Théorie de la visibilité ») sont analysées les conditions indispensables de l’apparaître effectif de l’image dans le monde sensible, à savoir la lumière, l’obscurité et la couleur. Ces éléments ne produisent la visibilité effective que grâce à l’interaction de la figure (Gestalt, p. 255). À travers l’analyse de textes hégéliens peu connus et saisissants, Papoulias démontre comment, dans la nature, l’iconoclastie endogène émerge grâce à l’œuvre de la lumière elle-même (p. 313ss).
34Les facteurs physiologiques de la vision sont des thèmes présents dans l’anthropologie hégélienne, sur laquelle s’ouvre la troisième partie intitulée : « Théorie de la représentation ». Dans cette section, consacrée à l’esprit subjectif, on insiste sur le fait que les facultés responsables de la création des images mentales (intuition, souvenir, imagination, représentation, mémoire etc.) ne sont pas antagonistes. Cela entraine une conception différente de la représentation aniconique (bildlose Vorstellung), avec laquelle culmine cette partie : ce n’est pas la négation de l’image mais sa perfection. C’est la représentation elle-même qui, dans son fonctionnement, détruit les images. Une fois les mécanismes des trois ordres responsables exposés (p. 479-481), Papoulias parvient à déterminer pourquoi et comment Hegel a réussi à penser – contre une longue tradition philosophique – le paraître comme quelque chose d’essentiel. Il le résume dans cette définition, qui est peut-être la plus importante de l’ouvrage : « l’être de l’image est l’apparaître de l’essence de l’être » (p. 576) où, dans l’« apparaître », on ne doit pas entendre le Schein, ni l’Erscheinung, mais le das Scheinen, der als Schein gesetzte Schein. Il s’agit d’une forme particulière d’iconoclastie : car pour la comprendre – comme l’écrit l’auteur avec ironie – il faut être profondément iconophile (p. 199).
35Juan Miguel HERNÁNDEZ LEÓN (Universidad Politécnica de Madrid)
7. Zhili XIONG, Hegel’s Begriff der « eigentlichen Metaphysik ». Systematische Untersuchungen zum Metaphysikverständnis Hegels, Paderborn, Fink, 2019, 247 p.
36Dans sa lecture à la fois introductive et synoptique de la Science de la Logique, Zhili Xiong prend toute la mesure du mot de Hegel d’après lequel la Logique incarnerait la « véritable métaphysique » (eigentliche Metaphysik). La thèse avancée dans ce travail de doctorat, présenté à l’université de Heidelberg, est alors que la métaphysique hégélienne doit être comprise comme une véritable « épistémologie du connaître philosophique » (philosophisches Begreifen).
37Pour étayer son analyse, Zhili Xiong s’engage dans une lecture linéaire qui, procédant chapitre par chapitre, épouse très exactement la structure de la Science de la Logique. Se faisant l’héritier des interprétations de la dimension avant tout critique de la logique hégélienne, l’auteur comprend sa structure ternaire comme une triple relève des conceptions métaphysiques abstraites qui précèdent Hegel. Tandis que la logique objective prendrait ainsi le sens d’une critique du réalisme naïf (Doctrine de l’Être, p. 15-66) et du réalisme indirect (Doctrine de l’Essence p. 67-144), la logique subjective représenterait quant à elle une critique directe de l’idéalisme transcendantal (Doctrine du concept p. 145-225).
38Zhili Xiong identifie alors, dans le débat contemporain, une double tendance interprétative : la métaphysique hégélienne est soit réduite à une onto-théologie, soit à un transcendantalisme. Les présupposés de ces lectures sont pourtant ceux que Hegel lui-même récusait dans ses critiques du réalisme et de l’idéalisme subjectif, le premier conditionnant notamment les lectures ontologisantes de Heidegger, Houlgate, Henrich, Horstmann, Bowman, Kreines et Stern (Exkurs 1-5) tandis que le second est à l’origine des interprétations de filiation kantienne de Hartmann, Pippin, Pinkard et Brandom (Exkurs 4-6). La lecture de la logique hégélienne comme construction d’une épistémologie philosophique dans la relève des métaphysiques abstraites est ainsi, simultanément, l’occasion pour Xiong d’une critique des lectures elles-mêmes réductrices de la métaphysique hégélienne. Si l’agencement du débat contemporain proposé par Xiong se superpose directement au mouvement critique de la Science de la logique, il en va de même pour la résolution de ces dichotomies : Hegel construisant sa métaphysique dans le « dépassement conservateur » du réalisme et du transcendantalisme, Xiong conçoit sa propre lecture de la métaphysique hégélienne comme conciliation des interprétations ontologiques et transcendantales qui en sont faites, reconnaissant à la fois l’importance de chacune et l’impossibilité d’aucun monopole. La thèse de l’ouvrage se voyant ainsi confirmée dans cette double relève, l’épistémologie du connaître philosophique en tant que « véritable » métaphysique hégélienne, ne peut pourtant trouver son accomplissement dans la seule Science de la Logique. Celle-ci n’étant qu’un « mode » (Weise) de réalisation de l’absolu hégélien (p. 220), la métaphysique hégélienne doit encore faire l’épreuve de sa propre altérité dans le passage à la philosophie de la Nature et de l’Esprit, et ne peut finalement émerger comme méta-physique qu’à l’échelle de l’Encyclopédie dans sa totalité.
39La grande fidélité textuelle qu’implique la superposition de l’analyse à la structure même de l’œuvre qu’elle prend pour objet, ne peut pourtant cacher le choix interprétatif qui lui est sous-jacent : l’ensemble de l’interprétation proposée par Xiong est commandé par le modèle théorique d’A.-F. Koch. Dédoublant le devenir conceptuel en une échelle logique de premier-plan (Objektlogik) et une échelle métalogique d’arrière-plan (Hintergrundslogik), ce modèle comprend le retour conciliant du concept en lui-même comme progressive réduction de distance entre ces deux échelles, aboutissant à la coïncidence ultime de la perspective analysante et de l’objet analysé. Une telle lecture, par-delà son intérêt pédagogique évident, semble confirmer la thèse initiale d’une épistémologie hégélienne du connaître philosophique, qui émergerait à même la dissolution de son positionnement particulier préalable. La dette théorique de Xiong envers A.-F. Koch étant, en tant que fondement même de son argumentaire, considérable, il est d’autant plus surprenant qu’elle ne soit pratiquement pas mentionnée en tant que telle. Ce silence n’est peut-être que l’envers d’une évidence : A.-F. Koch a en effet dirigé la thèse dont nous lisons la version publiée.
40De manière générale, l’analyse de Xiong fournit une introduction à la Science de la Logique qui convainc par sa cohérence interne, la clarté de sa structure et le grand nombre des exemples mobilisés. Si l’insertion dans le débat contemporain, opérant le dépassement d’une apparente dualité théorique, peut sembler quelque peu construite et œuvre, de ce fait, d’emblée en faveur de la position de l’auteur, elle a pourtant le mérite de permettre un aperçu synthétique sur la question de la métaphysique hégélienne dans la littérature allemande et anglo-saxonne.
41Valentin WEY (ENS Lyon)
Logique et philosophie de la connaissance
8. Joãosinho BECKENKAMP, Ceticismo e idealismo alemão — Com tradução do texto de Hegel « Relação do ceticismo com a filosofia », São Paulo, Loyola, 2019, 192 p.
42L’ouvrage souligne l’importance du scepticisme dans la philosophie allemande post-kantienne. La thèse générale avancée par J. Beckenkamp est qu’une compréhension profonde des débats structurant l’idéalisme allemand demeure impossible, tant que leur rapport fondamental au scepticisme n’est pas reconnu. De fait, il s’agit là d’une évidence historique dont témoignent tout autant les manuels universitaires d’usage à l’époque de Kant, que la position méthodologique centrale que le scepticisme détient dans la Phénoménologie de l’Esprit.
43La relation entre scepticisme et idéalisme allemand fait alors l’objet d’une exposition en trois temps. Dans une première partie, l’auteur s’intéresse à l’approche kantienne du scepticisme, tant sous sa version antique que moderne. Une deuxième partie évoque la réception critique de la philosophie kantienne dans le débat philosophique allemand, tandis qu’une troisième partie développe la reprise hégélienne du scepticisme antique – supérieur, aux yeux de Hegel, à sa forme moderne – ainsi que son appropriation par la pensée proprement hégélienne.
44L’auteur s’intéresse ainsi, dans la première partie, à la place majeure du scepticisme dans la genèse et l’élaboration de la philosophie critique. La pensée transcendantale ne se comprend que si l’on saisit son lien avec le défi majeur que représentait le scepticisme humien (p. 11-40). Mais Beckenkamp relève aussi l’importance du scepticisme antique pour Kant, spécialement dans l’élaboration de la méthode procédant par antinomies (δύναμις ἀντιθετικὴ). L’attitude sceptique est ainsi d’une grande valeur pour Kant, notamment par son apport à la dialectique transcendantale, qui permet à la critique métaphysique de relever « l’opposition des principes de la raison afin de mieux saisir sa nature propre » (p. 19). Dans la Logique Blomberg (1771) Kant se réfère ainsi au scepticisme comme ayant un important « effet cathartique et purgatif de la raison » (p. 14). Quant au scepticisme moderne, Beckenkamp souligne que le doute porté par Hume sur le concept de cause a priori s’étend à l’ensemble des concepts et principes métaphysiques (p. 33-34).
45Dans la seconde partie, il s’agit de noter les usages du scepticisme dans la réception de la philosophie critique. Est évoquée notamment la critique de Reinhold par Schulze. Dans son Énésidème en effet, Schulze souligne l’ambiguïté de la supposée relation entre la représentation et quelque chose qui en serait complètement indépendant (p. 33). On le sait, Schulze a eu une influence décisive sur Fichte, lui faisant abandonner le concept de chose en soi et le menant à reformuler la totalité de son système (p. 57-59).
46La troisième partie examine l’impact, considérable, du scepticisme sur la philosophie hégélienne. Cette influence du scepticisme se fait déjà sentir à l’époque de Francfort et dans la relation Hegel-Hölderlin, que l’auteur développe en 3.1. Dans la seconde sous-partie (3.2), Beckenkamp présente la critique que Hegel adresse à Schulze dans le compte rendu de 1802 de l’ouvrage Critique de la philosophie théorique. Hegel reproche au scepticisme schulzien de se réduire à un dogmatisme du sens commun, dans l’adéquation immédiate à un absolu indubitable. Le scepticisme de Schulze étant ainsi reconnu comme largement inférieur au scepticisme antique, Hegel révèle, dans sa critique du premier, la profondeur de sa compréhension du second. Beckenkamp relève finalement la place du scepticisme dans les Leçons sur l’histoire de la philosophie, son rapport à l’école socratique et à la sophistique, ainsi que le double statut que le scepticisme détient dans la Phénoménologie de l’Esprit, y jouant le rôle d’une figure de la conscience d’une part, d’une véritable méthode de l’autre (3.3).
47L’œuvre s’achève sur une traduction fidèle de l’article sur le scepticisme, indispensable à toute compréhension du développement méthodologique de la philosophie hégélienne.
48Luiz Fernando BARRÉRE MARTIN (Universidade Federal do ABC) [trad. V. W.]
9. Paolo Diego BUBBIO, Alessandro DE CESARIS, Maurizio PAGANO & Hager WESLATI (dir.), Hegel, Logic and Speculation, London-New York, Bloomsbury, 2019, 242 p.
49Les textes réunis dans l’ouvrage Hegel, Logic and Speculation sont le fruit de conférences organisées par le Laboratorio di Studi Hegeliani de l’Université du Piémont oriental. Le volume contient quatorze chapitres, tous rédigés en anglais, en plus d’une introduction. Les différents auteurs se proposent d’interroger la relation entretenue par la logique avec l’effectivité (Wirklichkeit), autrement dit de penser la réalisation du concept dans les parties subséquentes du système de Hegel. Les éditeurs expliquent que leur projet s’inscrit dans une tradition spécifique des études hégéliennes en Italie, qui tend à rapprocher l’hégélianisme d’une pratique herméneutique de la philosophie. Afin d’éclairer le lecteur non familier avec ce courant interprétatif, M. Pagano et H. Weslati ont pris soin d’inclure, dans l’introduction, un instructif survol historique de la réception de la philosophie de Hegel en Italie et de son infusion par l’herméneutique. Selon cette approche, le cœur de l’entreprise de Hegel serait à chercher dans la manière dont le penseur fait fructifier la logique spéculative pour ensuite produire une interprétation de la réalité dans sa philosophie de la nature et de l’esprit. Elle néglige donc implicitement la prétention du système à constituer l’autoprésentation de l’absolu pour insister, à l’inverse, sur la finitude du discours philosophique et du sujet qui l’énonce. Penser spéculativement, dans cette optique, signifie faire apparaître la tension irréductible qui habite l’unité du concept et de la réalité. Il s’agit, en résumé, d’intégrer le système de Hegel au sein du mouvement inépuisable de l’interprétation d’une réalité qui fluctue elle-même constamment.
50Les tentatives pour faire ressortir un élément herméneutique dans la pensée hégélienne sont certainement pertinentes pour la compréhension des textes qui gravitent en « périphérie » du système, comme les préfaces, les remarques qui accompagnent certains paragraphes de l’Encyclopédie et de la Science de la Logique, ou encore les sections plus polémiques des cours prononcés par Hegel. Ainsi, M. Pagano ancre sa lecture des Leçons sur la philosophie de la religion dans la situation spirituelle de leur époque, traversée par le conflit entre l’autonomie du sujet et le besoin de légitimer le contenu hérité de la religion. En s’appuyant sur les différentes versions des cours, il montre que Hegel, tout en faisant parfois appel à l’exposé de la Science de la logique pour penser cette tension, n’hésite pas à dévier de celui-ci lorsque ses schèmes se révèlent trop contraignants pour rendre compte de l’expérience spirituelle concrète.
51En revanche, le défaut de cette approche herméneutique, même si elle nous paraît ouvrir une voie intéressante pour « actualiser » une partie de la pensée hégélienne, est qu’elle doit faire l’impasse sur ce que cette dernière pourrait faire valoir d’original contre les discours qui absolutisent la finitude en résorbant la philosophie dans l’interprétation. Autrement dit, la compréhension herméneutique du thème de la spéculation chez Hegel semble incapable de rendre pleinement justice à l’ambition du système à constituer l’expression même de (au double sens du génitif) ce qui est effectivement, plutôt que sa simple interprétation. C’est pourquoi P. Redding adopte une perspective plus prometteuse, à notre sens, lorsqu’il étudie la manière dont la Science de la logique tente de réconcilier le « point de vue de l’homme » et la « connaissance de Dieu », sans toutefois rétrocéder en deçà de la révolution copernicienne initiée par Kant (p. 166). Pour dissiper certains malentendus qui irriguent le conflit entre les lectures métaphysiques et non-métaphysiques de Hegel, l’auteur propose une étude historique des traditions conceptuelles concurrentes (augustinienne et plotinienne) dont sont respectivement tributaires les notions kantienne et hégélienne de Dieu. Un plaidoyer convaincant, en somme, qui atteste de la pertinence de retourner à certains passages clés sur Dieu pour clarifier le statut de la logique – un geste également reconduit par R. Morani.
52Notons que même si la thématique générale de l’ouvrage est formulée dans les termes de la tradition herméneutique italienne, la majorité des contributeurs ne renvoie pas à celle-ci ni ne la discute explicitement – à notre regret, puisqu’il s’agit d’un « pari » interprétatif dont les implications auraient mérité d’être dépliées jusqu’au bout. Le lecteur se consolera néanmoins par la diversité de perspectives (anglo-saxonne, française, allemande, mais aussi finlandaise, grecque, arabe) qui nourrit la réflexion sur le rapport entre la logique et l’effectivité, notamment dans les sections qui se concentrent sur l’esprit subjectif (G. Frilli, S. McStravick) et objectif (A. Kalatzis, C. Jones, M. Bienenstock).
53Thomas ANDERSON (Université de Montréal, Université de Poitiers)
10. Sevilay KARADUMAN, Perspektivität und Dialektik. Eine Untersuchung zu den Perspektivenwechslen in Hegels Konzeption des Erkennens, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2019, xxii + 187 p.
54Ce livre propose une interprétation du mouvement dialectique chez Hegel à partir de la question du changement de perspective. L’introduction du concept de perspective ne doit pas être ici entendue comme une relativisation de la connaissance, mais comme la possibilité pour le savoir de s’enrichir et de progresser. Il s’agit de découvrir, comme y invite l’autrice, la perspectivité comme ce qui permet de rendre compte du caractère processuel du savoir, en donnant un sens précis au champ lexical qui, chez Hegel, renvoie à cette question (Standpunkt, Seite, Stellung, par exemple). La connaissance n’est pas un état, et la vérité n’est pas un achèvement : les deux sont un processus. On retiendra à ce titre les mises au point claires des p. 158-159 sur la conception hégélienne de la vérité. C’est ce caractère processuel, justement, que la perspectivité libère. On a donc affaire ici à une étude détaillée du mouvement dialectique. Il est particulièrement appréciable de lire cette démonstration conduite, non à partir de réflexions générales, mais d’emblée sur le terrain de la lecture patiente des deux premières sections de la Phénoménologie de l’esprit (conscience et conscience de soi), qui occupe une grande partie de l’ouvrage (ch. I et II, p. 1-124). Le premier chapitre étudie ainsi le mouvement depuis une perspective non épistémique (la certitude sensible) jusqu’à une perspective à proprement parler théorique (force et entendement) en passant par une perspective phénoménale (perception). Le second chapitre, qui concerne la conscience de soi, permet d’accentuer le fait que la confrontation des perspectives n’est pas une simple relativisation mais un authentique conflit, et s’avère ainsi l’occasion d’une réflexion sur la perspective théorique en général. Ce commentaire est nourri par des travaux récents ayant trait à la question de la perspectivité épistémique (F. Kaulbach, G. Abel, M. Plümacher ou plus ponctuellement H.-G. Bensch, concernant l’ouverture de la Phénoménologie), ainsi que par des contextualisations philosophiques. Chaque commentaire d’un passage de la Phénoménologie est en effet précédé de mises au point historiques bienvenues (on rencontre ainsi Kant, Platon, Locke, mais aussi Reid et Schulze), dont on regrettera seulement parfois qu’elles soient un peu courtes (ainsi, le commentaire de la conscience de soi commence par la mise en place d’un dialogue avec la question de l’aperception transcendantale chez Kant, p. 82-85, et de l’intuition intellectuelle chez Fichte, p. 85-90 : ces deux points, particulièrement riches, pouvaient ouvrir une discussion plus longue). À cela s’ajoutent des références régulières aux commentaires récents de la Phénoménologie (notamment celui, collectif, édité par K. Vieweg et W. Welsch, ainsi que ceux de P. Stekeler-Weithofer, de G. Bertram et de R. Brandom). L’autrice peut, à partir de ces ressources, développer un concept de la perspective et de son changement qui permet à la fois de rendre compte du caractère dialogique de la progression et du fait que cette dialogicité ne débouche pas sur une paralysie d’une perspective par l’autre. On retiendra à cet endroit de belles analyses sur la question du scepticisme, notamment p. 6-7, p. 109-110 et p. 120. La perspective a une double fonction : elle ouvre la possibilité pour une première orientation d’être révisée, en la déstabilisant ; elle permet ensuite d’atteindre un point à partir duquel le sens de la révision de la première position devient compréhensible. Ce double rôle, qui correspond aux deux interventions de la négation (négation, puis négation de la négation) fonctionne dans l’articulation ternaire du processus dialectique, dans lequel une première perspective est négativement relativisée par une seconde, ce qui donne lieu à une perspective dans laquelle l’antagonisme aussi bien que la différence de valeur des perspectives antérieures prend tout son sens (voir à ce sujet l’apparition de la « métaperspective », p. 53, et l’analyse de la négation de la négation, p. 176). Chaque perspective implique la possibilité de son travail interne (perspective du sujet, de l’objet, et mise en rapport des deux), à l’issue duquel elle est elle-même relativisée par une nouvelle perspective. Au lieu d’une multiplication de points de vue équivalents, on a en réalité affaire à une complexification graduelle des objets que l’on analyse. Cet enrichissement croissant des perspectives explique la thèse du caractère processuel de la vérité (rattachée ici à P. Stekeler-Weithofer et R. Brandom, cf. p. 164). Le chap. III propose de son côté une mise au point générale ainsi qu’un élargissement du corpus à l’Encyclopédie, plus particulièrement aux trois positions de la pensée à l’égard de l’objectivité (§ 26-78, cf. le commentaire p. 148-152) et à l’analyse des trois côtés du logique (§ 79-82, commentaire p. 152-155). Ce passage permet de préciser le rôle de la négation dans le changement de perspective, et le sens de la dialectique (à la fois mouvement méthodique global, et moment particulier de ce mouvement, à savoir le rationnel-négatif, c’est-à-dire le second moment : voir ici p. 136). Sur la question de la méthode, l’autrice accentue à juste titre le fait que le processus de transformation des perspectives n’a pas pour terme une « synthèse » qui serait une combinaison des perspectives (cf. p. 142-143), mais qu’il s’agit de parvenir à une perspective pouvant intégrer les perspectives précédentes (cette « perspective intégrative » apparaît dans le chap. IV, qui résume brièvement les conclusions). C’est l’occasion d’une discussion avec F. Kaulbach (p. 166-169) qui soutient pour sa part que le mouvement dialectique se conclut dans l’Aufhebung de la perspectivité elle-même. Cette discussion laisse ouverte la question de la nature d’un « point de vue idéal », qui apparaît p. 99, ou encore celle de savoir si le point de vue spéculatif est encore un point de vue à proprement parler.
55Florian RADA (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)
11. Angelica NUZZO, Approaching Hegel’s Logic Obliquely. Melville, Molière, Beckett, Albany NY, SUNY Press, 2018, xv + 438 p.
56Déjà autrice de nombreuses études importantes sur la philosophie classique allemande, en particulier sur Kant (Kant and the Unity of Reason, 2005 ; Ideal Embodiment. Kant’s Theory of Sensibility, 2008) et sur Hegel (Memory, History, Justice in Hegel, 2012), Angelica Nuzzo propose ici une interprétation globale, massive, mais se présentant comme « oblique », de la logique hégélienne. Elle est incontestablement d’une grande originalité par la méthode adoptée, qui consiste à illustrer la logique hégélienne à l’aide d’exemples empruntés à la littérature ; celle-ci est présente de façon insistante tout au long du livre, non seulement par les trois auteurs figurant dans le titre (Melville pour Billy Budd, Molière pour Tartuffe, Beckett pour Fin de partie), mais aussi par bien d’autres, classiques (Dante, Shakespeare, Goethe, Leopardi) ou contemporains (Nadine Gordimer, Elizabeth Bishop, T. S. Elliot…). Ce choix n’est pas seulement sympathique et rafraîchissant. Il est en fait commandé par la proposition herméneutique forte de Nuzzo, fondée sur une interprétation originale et très structurée de l’œuvre de Hegel : la logique hégélienne est une « logique de la transformation », au double sens où elle prétend rendre compte simultanément des transformations du réel, singulièrement dans ses moments de « crise », et des transformations de la pensée, les unes et les autres étant, dans une perspective hégélienne, nécessairement corrélatives (chapitre 1). Il y a plus : on ne peut, soutient Nuzzo lisant Hegel, penser la crise du présent (et le présent est toujours de quelque manière en crise, car en acte de sa propre transformation) qu’en introduisant la crise, c’est-à-dire la contradiction et le jugement (puisque krisis vient de krinein) dans la pensée. En un autre vocabulaire, auquel j’ai eu recours (avec d’autres) depuis longtemps : la logique hégélienne est une logique de la processualité, dont l’intérêt principal ne réside pas tant dans les « catégories » (métaphysiques, ontologiques, épistémologiques) qu’elle forge ou revisite que dans la manière dont elle pense les « actions ». Par action, il ne faut pas entendre au premier chef les actions humaines (bien qu’elles s’inscrivent aussi dans ce schéma), mais plus généralement les « actions logiques » et leurs « agents » ou « sujets », ces termes étant entendus de manière résolument « non subjective » (p. 81), mais comme les vecteurs, à chaque fois différents, d’un type de procès ; Nuzzo en distingue trois, dont elle va ensuite examiner de façon en quelque sorte horizontale les « figures » (Nuzzo justifie, sans me convaincre entièrement, l’usage de ce vocabulaire typiquement « phénoménologique » dans le contexte de la Logique) dans chacune des trois sphères de la Logique (Être, essence, concept) : « commencer » (chap. 4), « transformer » (chap. 5) et « terminer » (chap. 6). On voit, et c’est l’originalité de la lecture « synchronique » ou horizontale de Nuzzo, qu’au-delà de la distinction hégélienne explicite des formes de processualité propres aux trois sphères de l’être (Übergehen), de l’essence (Scheinen, Erscheinen) et du concept ([sich] entwickeln), il s’agit de repérer une structure profonde de la processualité qui opère, sous des formes différentes, dans chacune de ces trois sphères. En effet, quel que soit l’objet dont il s’agit de penser le procès (objet qui peut être une « chose » réelle, naturelle ou spirituelle, mais aussi la pensée elle-même), ce procès comportera un commencement, un mouvement de transformation et un terme, qui auront dans chaque cas une Gestaltung, une configuration différente.
57Toutefois, avant d’aborder ces figures, Nuzzo consacre deux chapitres très denses à l’examen de ce que Hegel entend par « méthode », à partir de la définition de la « méthode du concept » dans le dernier chapitre de la Logique, « L’idée absolue » (chap. 2), puis à la justification d’une lecture « synchronique » (structurale, et non pas linéaire) des « formes » et des « figures » de ces actions logiques (chap. 3). On a ici affaire à une lecture forte, très structurée et à mon sens tout à fait éclairante, du projet même de la « logique » hégélienne, qui est de saisir d’un même mouvement les processus dialectiques à l’œuvre dans la pensée et dans le réel, bref de construire ce que j’appelle pour ma part, en la distinguant de toute ontologie, une onto-logique. À cet égard, le livre de Nuzzo est une contribution fondamentale à une intelligence libre et actuelle de la philosophie de Hegel, distante aussi bien des interprétations ‘européennes’ traditionnelles (dont elle a pourtant tiré grand profit lors de ses années de formation en Italie et en Allemagne) que des lectures anglo-saxonnes mainstream, dont elle sait tirer parti mais aussi se distancier discrètement, par exemple en convoquant des références philosophiques peu communes dans cet univers (Gramsci, Žižek, Bauman…) Après le livre de Robert Pippin Hegel’s Realm of Shadows chroniqué dans le précédent Bulletin, il faut se réjouir de la publication de cet ouvrage d’une grande finesse portant sur le cœur même de l’entreprise hégélienne, le geste dialectico-spéculatif. Au demeurant, il existe de nombreux points de convergence entre les points de vue de Pippin et de Nuzzo, au premier rang desquels le refus de toute interprétation « subjectiviste » de la logique hégélienne. Celle-ci, décidément, même et surtout la « logique subjective » (théorie du concept), ne relève pas d’une philosophie de la subjectivité.
58S’il fallait apporter une réserve à cette recension, elle concernerait l’usage qui est fait d’exemples empruntés à la littérature, qui constitue pourtant une part de l’originalité et du charme du livre. On en comprend bien et on en approuve l’intention : montrer que les schémas de pensée élaborés dans la Logique ont une portée herméneutique et nous aident à décrypter les ‘logiques’ souvent peu intelligibles (au sens de verständig, pas de vernünftig) des pratiques réelles, telles que l’écriture romanesque nous les décrit avec une finesse qui excède parfois les ressources de l’analyse ‘purement’ philosophique. Mais, peut-on objecter, en quoi ces exemples nous aident-il à mieux comprendre les processus décrits dans la Logique ? De fait, il n’apparaît pas que l’interprétation globale construite dans les chapitres 1 à 3 subisse la moindre inflexion dans les chap. 4 à 6, où il s’agit plutôt de trouver une confirmation de ce qui a été établi indépendamment des excursus littéraires (qui ne sont d’ailleurs pas conçus comme tels). Or ceci pose une question de fond : faut-il comprendre la Logique hégélienne comme un ensemble de structures formelles ‘applicables’ à toutes sortes d’objets, ou plutôt (ce qui est le parti de Nuzzo et le mien) comme un opérateur de ‘véridiction’, comme disait Foucault, des phénomènes naturels et sociaux ? Il reste que le choix de ces exemples décalés permet – tel était d’ailleurs son but explicite – de mesurer la fécondité des opérateurs logico-spéculatifs, leur aptitude à fournir une description pertinente de toute sorte de processus « critiques ». On l’aura compris : mon interrogation, qui ne veut pas être une objection, porte non pas sur le contenu de l’analyse qui est faite des exemples « littéraires », mais sur son statut dans l’entreprise de reconstruction de cette « logic of transformative processes » qu’est la logique de Hegel.
59Approaching Hegel’s Logic obliquely est une contribution majeure et rafraichissante aux études hégéliennes, auxquelles elle apporte un ton et un élan nouveau.
60Jean-François KERVÉGAN (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)
Phénoménologie de l’esprit
12. Tereza MATĚJČKOVÁ, Gibt es eine Welt in Hegels Phänomenologie des Geistes ?, Tübingen, Mohr Siebeck, 2018, 342 p.
61On reproche souvent à Hegel de ne pas disposer d’un concept du monde. Selon lui, dit-on, le monde disparaîtrait dans la conscience. T. Matějčková, dans cet ouvrage qui résulte d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université Charles de Prague, prend le contrepied de ce grief. Pour l’autrice, à chaque niveau du parcours de la Phénoménologie de l’esprit correspond une conception spécifique du monde : monde de la contradiction, de la vie, du combat, de la scission et du malheur, etc. Et ces conceptions présentent une structure unifiée. En effet, le monde selon Hegel n’est pas le donné, mais la relation de la conscience au donné. Il n’est à ce titre ni purement sensible ni au-delà du sensible, car il est une structure herméneutique, au sens où il fournit un modèle de la réalité. C’est, dit l’autrice, une structure que le sujet ne contrôle pas, mais qui le contraint et l’éduque, dans la mesure où il doit l’intérioriser pour devenir membre à part entière de son monde. Mais il y a une réelle difficulté de l’homme hégélien à s’inscrire dans le monde, car cela ne va pas sans une perte de soi. Pour T. Matějčková, on peut certes lire la Phénoménologie comme un Bildungsroman, mais c’est moins la conscience intérieure que le monde, ou en tout cas l’image du monde, qui se forme dans le parcours. La figure ultime, dans le savoir absolu, est alors une conception du monde qui saisit la réalité de manière adéquate. Il s’agit de la société moderne, laquelle prend pour base la reconnaissance de la finitude et du pluralisme de ses principes constitutifs.
62La thèse fondamentale de l’autrice est donc que la Phénoménologie de l’esprit s’inscrit en faux contre l’absolutisation du sujet. Car ce dernier est traversé et déterminé par la structure logique du monde. T. Matějčková critique notamment l’interprétation de Karel Kosik (1926-2003) selon laquelle le sujet hégélien serait le créateur de son monde. Bien plutôt, soutient-elle, il doit se l’approprier. L’enjeu du progrès de la conscience est non pas la création mais la reconnaissance comme sien et la transformation d’un monde tout d’abord étranger et achevé en lui-même. Ce point est notamment défendu à travers une belle analyse du travail, qui montre que le sujet hégélien, à la fois, assume des buts finis et les dépasse. Pour Hegel, dit l’autrice, la spiritualité ne se constitue pas en annulant l’altérité du monde mais en réfléchissant sur elle.
63L’ouvrage s’oppose à ce qui pourrait passer pour un trait évident de la Phénoménologie de l’esprit, à savoir l’apologie de la subjectivité. Pour l’autrice, on ne saurait comprendre l’hégélianisme comme une philosophie unilatéralement transcendantale. La philosophie tchèque, notons-le en passant, a un lien privilégié avec la question du monde. Patočka, en particulier, définissait le monde comme totalité des possibles qui précèdent et rendent possible toute constitution, y compris celle de l’ego en tant que conscience. C’était là une manière de mettre en cause la thèse husserlienne de la dépendance originaire du monde à l’égard de l’ego. D’une certaine façon, T. Matějčková retrouve cette thématique, dans un ouvrage qui porte moins sur la méthode de la Phénoménologie que sur son contenu – qui, littéralement, s’intéresse davantage aux visions du monde qu’elle véhicule qu’à sa dimension systématique.
64La question est cependant de savoir si le monde est thématisé dans la Phénoménologie comme un objet explicite. Il est certain que Hegel avalise le rejet kantien de la cosmologie rationnelle au profit d’une réflexion sur l’expérience. Mais y a-t-il chez lui une pensée de l’expérience du monde en tant que tel ? L’autrice aurait pu exploiter un aspect important de tout processus de la conscience : celle-ci, comme on sait, se rapporte d’abord à un objet singulier puis, à son achèvement, à un objet qui se révèle être une totalité. N’est-ce pas ainsi qu’advient, dans l’expérience, ce qu’on pourrait considérer comme un monde ? Mais alors, comment distinguer le monde de l’objet total ? On aurait aimé que cet ouvrage riche et instructif montre de manière plus précise comment l’un et l’autre concept s’articulent.
65Gilles MARMASSE (Université de Poitiers)
Éthique, politique et histoire
13. Stephen C. BOSWORTH, Hegel’s Political Philosophy. The Test Case of Constitutional Monarchy [1991], Abingdon-New York, Routledge, 2019, 190 p.
66En dépit de son titre, l’ouvrage se présente moins comme une étude de la philosophie politique de Hegel que comme un essai sur la constitution idéale et les moyens de la reconnaître. Le but de l’auteur est de défendre l’idée que ce qu’il appelle la monarchie démocratique constitue le meilleur régime politique possible et qu’aucun autre modèle constitutionnel ne peut résister à l’épreuve d’un examen philosophique rigoureux. Ainsi, on doit trouver des arguments en faveur de l’affirmation de la supériorité de la monarchie démocratique dans toute théorie politique, et ces arguments doivent être suffisants à la seule condition que l’on applique à la théorie en question les corrections que la raison et l’expérience imposent. L’auteur s’efforce de le montrer à propos des arguments républicains les plus courants, puis à propos des systèmes de Platon, de Kant et de Marx, et enfin – beaucoup plus longuement – à propos de celui de Hegel.
67Il ne s’agit donc pas, dans la partie qui lui est consacrée, de moderniser la pensée politique de Hegel ou de chercher quelles institutions correspondraient le mieux à son esprit dans les démocraties actuelles, mais bien de l’améliorer : de faire apparaître ce que Hegel lui-même aurait dû penser, s’il avait été plus attentif aux exigences de la nécessité philosophique. Mais il s’agit aussi de montrer que, ce faisant, on ne s’écarte pas trop du modèle qu’il a effectivement proposé. Pour cela, l’auteur recourt à ce qu’il appelle des traductions libres et charitables. Autrement dit, il profite de la nécessité de traduire pour corriger le texte hégélien, en supprimant notamment toutes les ambiguïtés qu’il y trouve par le biais d’ajouts ou de substitutions qui rapprochent autant que possible la pensée hégélienne du modèle qu’il propose lui-même. Là où Hegel lui semble se contredire ou s’écarter de la voie de la raison, il n’hésite pas à rédiger un texte tout à fait nouveau. Ainsi, lorsque Hegel affirme que la philosophie vient « toujours trop tard » pour apprendre au monde comment il doit être, il propose d’insérer le mot « presque » avant « toujours ». D’autres fois, il se voit contraint d’ajouter des phrases entières. Ces ajouts et ces modifications paraîtront souvent arbitraires à un lecteur qui ne partagerait pas tous les principes méthodologiques de l’auteur, mais ils sont clairement isolés du texte original par des crochets.
68Cependant, l’auteur reconnaît volontiers que même la lecture la plus « charitable » des textes de Hegel consacrés à l’organisation constitutionnelle de l’État politique ne permet pas d’y retrouver ses propres conceptions. Il faut non seulement exploiter les silences de Hegel et la malléabilité de certaines de ses formulations, mais aussi rejeter certaines de ses déclarations les plus explicites. En particulier, le monarque voulu par l’auteur n’aurait véritablement de pouvoir politique que lorsque les députés du peuple seraient incapables de constituer une majorité pour nommer un gouvernement. À vrai dire, cette perspective doit servir d’aiguillon aux groupes parlementaires pour constituer une telle majorité malgré leurs différends : le monarque sert surtout d’épouvantail et la souveraineté réside tout entière dans la majorité parlementaire, lorsqu’elle existe. L’existence du monarque constitue pour les membres du corps politique un rappel menaçant de la forme d’organisation la plus basse possible de ce corps, qui a essentiellement pour fonction de les inciter à lui conserver par leurs actions et leurs votes sa forme la plus élevée, qui est démocratique.
69De manière générale, l’ouvrage apporte assez peu de choses à la compréhension de la pensée politique de Hegel, si ce n’est la conscience de certaines difficultés. Mais ce n’était sans doute pas son but. La confrontation avec les textes de Hegel est plutôt pour l’auteur l’occasion de réflexions philosophiques et politiques personnelles. Il est impossible de les considérer ici en détail, mais elles forment de toute évidence un ensemble extrêmement cohérent, bien que l’on puisse avoir du mal à en accepter tous les principes.
70Christophe FREY (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)
14. Matteo CAVALLERI, La libertà nella necessità. Saggio sullo spirito oggettivo hegeliano, Pisa, ETS, 2019, 228 p.
71L’ouvrage de Matteo Cavalleri est consacré à cette idée « indéterminée, équivoque et susceptible [d’être l’objet] des plus grands malentendus », si l’on suit Hegel dans l’Anmerkung au § 482 de son Encyclopédie, qui est l’idée de la liberté. L’étude se propose de reconstruire la logique et la morphologie du rapport entre liberté et nécessité dans la philosophie du droit de Hegel, dans la mesure où, dans la sphère éthico-politique ainsi que dans le domaine logico-spéculatif, « le concept de liberté se montre comme essentiellement relié à celui de nécessité » (p. 9).
72L’approfondissement de cette thématique se développe en suivant deux voies parallèles : d’un côté, les Principes de la philosophie du droit et, de l’autre, la Science de la logique, deux textes qui ne font pas à proprement parler l’objet d’une analyse comparative mais s’entrecroisent constamment au fil de l’essai, permettant à l’auteur d’explorer les résonances conceptuelles multiples qui se produisent à l’intérieur du système hégélien à partir de la notion de liberté. La double référence aux Grundlinien et à la Logique n’est pas une simple option méthodologique mais s’impose, comme l’explique Cavalleri, en raison de la « relation consubstantielle [qui subsiste] entre la nature du concept et celle de la liberté » (p. 10). Hegel peut donc affirmer dans sa Logique que la liberté se révèle en tant que « vérité de la nécessité » et « mode-de-rapport du concept » (GW 12, p. 12 ; trad. Bourgeois). Dans le cadre des Principes de la philosophie du droit, l’idée de la liberté se rend effective dans la vie éthique sous la forme d’un « monde présent-là » et comme « nature de la conscience de soi » (§ 142) ; aussi la réalisation de la subjectivité libre s’accompagne-t-elle de l’engendrement des institutions juridiques, morales, économiques sociales et politiques. Mais ce n’est qu’en faisant l’expérience de la nécessité, conçue en tant que nécessité de se rapporter à son autre, que la liberté individuelle parvient finalement à son accomplissement, c’est-à-dire en faisant l’expérience de l’extériorité et de ses contraintes pour la volonté libre.
73Le premier des trois longs chapitres qui composent l’ouvrage définit les coordonnées conceptuelles de la recherche en dégageant la distinction et le lien que l’on peut repérer au sein de la philosophie hégélienne entre les notions de « liberté objective » et de « liberté logico-spéculative » (p. 19). Cavalleri précise à ce propos que les intersections et les conversions réciproques qui peuvent être retracées entre les champs logique et pratique autour du concept de liberté n’autorisent pas à envisager une filiation immédiate, ni un rapport fondationnel, ni encore un primat de l’un sur l’autre.
74Le second chapitre s’attache à parcourir le développement progressif de la liberté dans la sphère de l’esprit objectif à partir des Grundbestimmungen de la volonté libre jusqu’à son incarnation substantielle dans la trame de l’éthicité. Au sein de ce parcours, dans lequel l’idée de la liberté se confronte et s’affronte à ses objets réels, Cavalleri nous amène à découvrir le déploiement d’une nécessité relationnelle et libératrice dépassant tant la forme de la nécessité purement extérieure – dans laquelle la rationalité finit par se noyer – que la forme de la nécessité purement rationnelle ayant gommé et annihilé la contingence finie (p. 127).
75Le passage de la moralité à la Sittlichkeit est au centre du dernier chapitre du livre, qui reconstruit « la fondation de l’objectivation du sujet » (p. 131). La vie éthique représente en effet le climax de l’effort hégélien pour reconfigurer la relation pratique entre liberté et nécessité, alors que la moralité joue un rôle crucial dans le chemin de maturation de la liberté subjective. Cavalleri indique que l’émergence de la subjectivité se situe à l’intersection entre la nécessité de la liberté et la nécessité du mal, deux dispositifs correspondants dont l’homologie structurelle dépend de la nature même de l’action, qu’elle soit bonne ou mauvaise, en tant que synthèse de la subjectivité particulière et de l’objectivité éthique. À l’instar du bien moral, le mal trouve son origine dans la liberté individuelle, dont il découle en tant que prétention unilatérale et arbitraire de la subjectivité qui rejette toute contrainte et limitation venant de l’extérieur. Cavalleri souligne en revanche à quel point la limitation est essentielle à la topique hégélienne de la liberté, comme étant le véritable champ de bataille et de réalisation de la Befreiung de la subjectivité. Si la Sittlichkeit inaugure un concept de la liberté « plus ample » que celui mobilisé par Kant, une telle ampleur, comme le précise Cavalleri, n’est que le résultat de son lien avec la dimension de l’objectivité, de sorte que la nécessité de l’extériorité objective est reprise dans l’intériorité du sujet et devient condition et moteur de l’effectuation de sa liberté (p. 137). C’est ainsi que, par le biais d’un Wieder-Erkennen qui lui permet de se re-connaître dans la constitution d’un monde initialement aperçu comme extérieur et étrange, le sujet libre atteint son propre fondement dans la substance de la liberté objective (p. 192).
76Jamila MASCAT (Utrecht Universiteit)
15. Armando MANCHISI, L’idea del bene in Hegel. Una teoria della normatività pratica, Padova, Verifiche, 2019, 265 p.
77L’ouvrage se concentre sur l’Idée du Bien telle que Hegel la présente dans la Science de la logique et dans l’Encyclopédie, en dégageant l’hypothèse que ces pages constituent les fondements d’une théorie de la normativité pratique et qu’elles peuvent être lues à tous égards comme une étude à caractère métaéthique. Dans le sillage de certains interprètes qui cherchent à lire la philosophie morale de Hegel à l’aide de concepts issus de la tradition pragmatiste et à rapprocher Hegel de l’éthique analytique – comme c’est le cas de M. Quante ou de C. Halbig – le volume se propose de questionner l’apport que Hegel peut fournir au débat contemporain et d’établir un dialogue à distance entre le philosophe allemand et les principaux courants métaéthiques contemporains, tels que le non-cognitivisme, le constructivisme ou encore le réalisme moral.
78Le premier chapitre vise à clarifier certaines notions clés que Hegel emploie dans le développement de l’Idée du Bien, en se concentrant notamment sur les termes de « réalité », « volonté » et « action », afin de mettre en exergue que l’Idée du Bien expose les conditions de possibilité logico-spéculatives de la philosophie du droit ainsi que, avec une expression que l’auteur emprunte à C. Halbig, la Grundgrammatik de sa philosophie pratique. C’est toutefois à partir du deuxième chapitre que l’ouvrage montre son originalité et sa richesse, lorsque l’auteur s’attache à une confrontation entre les thèses hégéliennes et le modèle constructiviste d’origine kantienne à partir de la définition de l’Idée du Bien en tant qu’autodétermination. Suite à la clarification du constructivisme comme étant une forme d’objectivisme éthique antiréaliste, A. Manchisi d’une part s’attèle à expliquer que Hegel rejoint Kant dans sa définition de la normativité comme produit de l’autonomie de la raison pratique ainsi que de la rationalité en tant que structure réflexive, universelle et objective ; d’autre part il cherche à déceler les limites de la perspective constructiviste par rapport à la conception hégélienne quant à la question de l’objectivité. En s’attardant sur la théorie hégélienne du concept, l’auteur montre que Hegel récuse une fondation subjectiviste de la morale en faveur d’une position objectiviste tout comme il refuse toute forme d’intuitionnisme éthique à l’instar de H.A. Prichard et R. Audi. Cependant, l’écart entre la conception kantienne et celle de Hegel tient au fait que la première ne défend qu’une notion épistémique d’objectivité correspondant à l’autojustification. Dès lors le constructivisme ne parvient pas à assurer l’objectivité ontologique, en restant au niveau du devoir être : dans la mesure où la structure subjective du Begriff se caractérise par ce que l’auteur définit comme une « objectivité narcissique », la normativité du constructivisme n’est selon Hegel qu’une forme d’objectivité subjective, qui est certes universelle, mais qui demeure seulement possible et ne parvient pas à assurer l’efficacité des normes.
79Pour surmonter les écueils du modèle constructiviste, Hegel vise alors, selon l’examen de l’auteur, à une fondation ontologique de la morale. Dans le deuxième chapitre, A. Manchisi esquisse ainsi les traits saillants du projectivisme moral de J.L. Mackie en faisant l’hypothèse qu’il est possible de déceler certaines similitudes entre cette conception et la théorie hégélienne à partir de la notion de Trieb et de l’Idée du Bien en tant qu’impulsion à se réaliser. En revenant sur la nature téléologique du Bien et en se penchant sur la structure du syllogisme, l’auteur examine le problème de l’objectivité des normes et des valeurs pour finalement mener une confrontation avec le non-cognitivisme éthique et en particulier avec le courant le plus représentatif de cette approche, à savoir l’émotivisme d’A.J. Ayer et de C.L. Stevenson. Le dernier chapitre de l’ouvrage porte sur le rapport que Hegel dessine entre la raison et la volonté, ainsi que sur la nécessité d’intégrer l’Idée du Vrai à celle du Bien. En soulignant que la conception hégélienne anticipe en quelque sorte les arguments qu’Anscombe développe à l’encontre du non-cognitivisme ainsi que l’objection connue sous l’expression de « problème de Frege-Geach », l’auteur met en évidence la distance entre Hegel et le modèle non-cognitiviste.
80Il s’ensuit qu’au rebours du dualisme entre faits et valeurs, la théorie normative hégélienne s’avère être une forme de réalisme faible ainsi qu’une critique radicale de la perspective non-cognitiviste permettant de penser l’espace de la normativité comme étant à la fois réel et rationnel. À travers une analyse fine et détaillée qui parvient parfaitement à contourner le jargon hégélien, l’ouvrage se conclut avec la discussion du monisme ontologique non réductionniste représenté par W.J. FitzPatrick pour en souligner les points communs avec la théorie de la normativité pratique du philosophe allemand.
81Sabina TORTORELLA (Univ. Paris-I Panthéon-Sorbonne, Istituto Italiano per gli Studi Filosofici)
16. Karl MARX, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, édition et traduction nouvelle par Victor Béguin, Alix Bouffard, Paul Guerpillon et Florian Nicodème, postface de Jean-François Kervégan, Paris, Les Éditions sociales, 2018, 348 p.
82Réalisée par une équipe de jeunes philosophes, cette nouvelle traduction du manuscrit de Kreuznach de 1843 illustre la vitalité de l’entreprise de la « GEME » (Grande Édition Marx et Engels) menée par les Éditions sociales depuis une dizaine d’années. On y trouvera une introduction fort complète, qui rappelle l’histoire du texte, ses différentes éditions en allemand (MEGA-1, MEW, MEGA-2), ses traductions précédentes en français, son plan, et qui donne également une présentation des grands thèmes de ce commentaire, partiel et inachevé, des Principes de la philosophie du droit de Hegel par le jeune Marx, en particulier : la critique de la monarchie constitutionnelle et du principe de l’hérédité en politique (avec des pointes d’ironie mordante, comme dans cette formule qui dit que « le secret de la noblesse est la zoologie » p. 205) ; l’éloge de la démocratie conçue comme « la vérité de la monarchie », « l’énigme résolue de toutes les constitutions » (p. 112) ; et la séparation du social et du politique, qui marque la différence de l’État moderne avec celui du Moyen Âge, « l’histoire animalière de l’humanité » (p. 176). S’y ajoute la dénonciation de la méthode spéculative de Hegel qui esquisse le reproche de « panlogisme » et l’idée qu’il faut remettre la dialectique sur ses pieds (en l’occurrence, comprendre que l’État se fonde sur la société civile et non l’inverse). La traduction, de bonne facture, est ponctuée de notes utiles, et suivie d’annexes comportant la célèbre introduction de 1843-44 – la seule partie de ce projet qui ait été publiée par Marx –, des lettres de Marx à Ruge, une bibliographie, un glossaire et une précieuse postface de Jean-François Kervégan, qui situe ce commentaire dans le contexte du post-hégélianisme de la période du Vormärz. Les traducteurs et la traductrice ont aussi eu la bonne idée de republier dans l’annexe les textes originaux de Hegel lus par Marx (Principes de la philosophie du droit, § 261-313, avec les additions établies par Gans, traduction PUF de J.-F. Kervégan). Cela permet de voir ce que Marx commente et ne commente pas (par exemple, dans sa critique de l’arbitraire, Willkür, du pouvoir princier, § 280, p. 117-120, il ne dit rien du passage de l’addition où Hegel semble limiter le pouvoir du monarque en affirmant que celui-ci « met le point sur le i », p. 263). Par sa qualité et la richesse de ses matériaux, cette nouvelle édition-traduction sera sans doute le texte de référence en français à utiliser pour lire et citer le manuscrit de Kreuznach, qui reste une étape essentielle dans le parcours intellectuel de Marx.
83Christophe BOUTON (Université Bordeaux-Montaigne)
17. Jamila MASCAT & Sabina TORTORELLA (dir.), Hegel & Sons. Filosofie del riconoscimento, Pisa, ETS, 2019, 314 p.
84Le volume collectif Hegel & Sons, qui est dédié à Paolo Vinci, professeur de philosophie à l’Université La Sapienza de Rome, et recueille vingt-quatre contributions écrites par les principaux interlocuteurs qui ont dialogué avec lui pendant sa carrière, se présente comme quelque chose de plus qu’une simple Festschrift. Ce livre manifeste une singulière capacité à nous restituer la vitalité de la pensée hégélienne à travers les traditions qu’elle a su stimuler au cours des deux derniers siècles, non sans préserver la spécificité des recherches conduites par Paolo Vinci. Le titre que Jamila Mascat et Sabina Tortorella ont choisi, avec une référence explicite à Marx & Sons de Jacques Derrida, le suggère immédiatement. Le travail de Vinci, en effet, s’est surtout concentré sur les rapports complexes mais extraordinairement féconds entre Hegel et ses lecteurs (de Marx à l’école de Francfort, de l’existentialisme à la psychanalyse), et c’est précisément à une nouvelle exploration des lectures possibles de l’œuvre hégélienne que les auteurs ou autrices convoqués dans ce volume ont été appelés à répondre. Le fil rouge de cette interrogation chorale est d’ailleurs clairement explicité par le sous-titre, Philosophies de la reconnaissance. Comme le soulignent Mascat et Tortorella dans la préface, Vinci a toujours vu dans la question de la reconnaissance non seulement l’un des problèmes les plus décisifs qui se sont imposés aux traditions post-hégéliennes, notamment dans le champ pratique et politique, mais aussi le cœur de l’entière entreprise spéculative de Hegel, ce qui l’a conduit à utiliser cette catégorie comme la clef de voûte de son interprétation de la structure du concept en tant que médiation et à valoriser la Phénoménologie – contre les Francfortois – comme le moment le plus haut de la compréhension hégélienne de la relation éthique impliquée dans cette structure.
85Le volume se compose de deux sections, intitulées respectivement « Avec Hegel » et « Par-delà Hegel », qui s’engagent à étudier le thème de la reconnaissance de deux manières différentes : tandis que la première partie est vouée à une discussion minutieuse de la fonction constitutive de l’Anerkennung à l’intérieur du travail philosophique hégélien, la deuxième se focalise plutôt sur une série de questions cruciales que Hegel a laissées ouvertes et auxquelles sa postérité a dû faire face. Il serait impossible d’examiner en détail les contributions contenues dans ce riche volume, qui mériteraient chacune une analyse à part, mais on peut esquisser brièvement les lignes fondamentales qui les caractérisent. Le choix d’ouvrir la première section avec la traduction d’un essai de J.-F. Kervégan, paru en 2016 et consacré à une interprétation de la philosophie du droit comme « épistémologie politique », nous aide d’emblée à déchiffrer la singularité du rôle attribué à la reconnaissance dans le système hégélien. Il ne s’agit pas simplement d’en définir le statut architectonique en tant que concept capable d’articuler certains des passages déterminants dans le développement du concept, mais plus radicalement d’en comprendre la nature pour ainsi dire d’opérateur épistémique à la base de la Unruhe qui habite essentiellement la science dans son mouvement (F. Chiereghin, P. Valenza) : ce trait se manifeste alors non seulement comme lutte des consciences de soi (M. Biscuso, P. Cassetta, L. Cortella, C. Melica), mais aussi à travers les questions de la vie (G. Baptist), de la liberté (G. Cantillo, M. D’Abbiero, F. Menegoni), de l’agir politique (P. Montani, E. Balibar). Ce sont ces mêmes problèmes que la deuxième section du volume reprend à partir d’une série de perspectives qui touchent aux défis de notre temps, qu’il s’agisse du caractère transformatif de la politique (R. Finelli, S. Petrucciani, G. Preterossi), de la religion (M. Ivaldo), de la science du vivant (L. Illetterati), de l’art (F. Bassan, F. Iannelli), ou de la structure de la subjectivité (A. Ferrarin, F. Li Vigni, C. Cimino).
86Lorenzo RUSTIGHI (Università degli studi di Padova)
18. Leo STRAUSS, On Hegel, edited by Paul Franco, Chicago-London, The University of Chicago Press, 2019, 415 p.
87Ce livre est la transcription critique de l’enregistrement audio d’un séminaire de 1965 professé à l’Université de Chicago par Léo Strauss à propos de la Philosophie de l’histoire de Hegel. Il comprend, dans les notes, plusieurs additions provenant de la transcription du même cours que Strauss avait donné pour la première fois en 1958. Strauss préfère construire son cours à partir de ces leçons sur la philosophie de l’histoire plutôt qu’en discutant des Principes de la philosophie du droit pour des raisons pédagogiques : elles sont plus claires et permettent de replacer la philosophie politique hégélienne dans son lieu d’émergence, l’histoire (p. 17-18). L’ouvrage prend généralement la forme d’un échange de questions-réponses entre Strauss et ses étudiants à partir de leurs présentations et du texte de Hegel dans l’édition d’E. Gans et K. Hegel (traduite en anglais par J. Sibree), augmentée de quelques passages de l’édition de G. Lasson traduits par Strauss lui-même. Strauss mentionne l’édition de La Raison dans l’histoire publiée par J. Hoffmeister en 1955, dont il regrette cependant le caractère partiel, raison pour laquelle il ne semble pas vouloir y faire référence.
88Les 16 séances du séminaire, dont chacune correspond à un chapitre, progressent au même rythme que les étudiants et Strauss ne semble pas d’ailleurs vouloir se diriger vers une conclusion déterminée eu égard à Hegel. La 13e séance est cependant différente des autres, et est de loin la plus intéressante, car Léo Strauss y rassemble une interprétation plus développée de la fin de l’histoire hégélienne. Il commence par préciser que la philosophie de l’histoire de Hegel s’inscrit dans la pensée moderne qui est en rupture avec le cosmos des classiques : la philosophie politique prend maintenant appui sur le sujet pensant qui ne laisse plus rien à la chance, un sujet qui découvre la loi naturelle comme étant sa propre loi, à savoir les droits de l’homme. Il s’agira alors d’expliquer comment, à partir de ses débuts barbares, l’humanité a pu être conduite jusqu’à l’État rationnel dans lequel ces droits sont consciemment reconnus. Pour ce faire, Hegel aurait sursumé la pensée de Machiavel et d’A. Smith en proposant la réalisation de la providence à travers les vices personnels (« l’ordre provenant du désordre », p. 26) dans le cadre d’un progrès intellectuel nécessaire. Strauss en vient alors à la fin de l’histoire comme telle : elle ne peut déboucher sur une société pacifiée, comme l’a pensée A. Kojève en proposant une synthèse de Hegel et de Marx. Au contraire, au crépuscule dans lequel la chouette de Minerve prend son envol, on constate la décomposition propre à tout processus organique. La chose est patente si l’on a égard à une étrangeté qui apparaît dans la pensée de Hegel même : il mesure les cultures à partir de leur religion, cependant, l’État rationnel, où sont réconciliées raison et tradition, suppose le dépassement de la théologie dans la philosophie et la science. Les masses non éduquées et éloignées du savoir absolu sont désaccordées (discord) avec elles-mêmes, puisqu’elles sont entièrement libres de faire et de penser ce qu’elles veulent à partir de leurs droits, mais n’ont plus rien à partir de quoi elles pourraient mesurer leur culture. C’est alors l’avènement du dernier homme nietzschéen dans la perspective du déclin de l’Occident de Spengler, ce qui, selon Strauss, n’a rien à voir avec la providence divine.
89Léo Strauss n’est pas hégélien car il ne pense pas que l’histoire soit rationnelle (p. 163). Il n’est pas sûr que Strauss ait mesuré à sa juste valeur la part de négativité présente dans la rationalité hégélienne, mais il propose néanmoins, avec sa lecture de Hegel, une éducation libérale, c’est-à-dire une éducation au contact des grands esprits auxquels on donne l’opportunité de « s’exprimer » sans les censurer (p. 201), sans d’ailleurs arriver à épuiser la richesse de ce qu’on trouve dans leur pensée (p. 347). Strauss s’affaire alors à démonter le scepticisme marqué des étudiants envers Hegel ainsi que leurs idées préconçues au sujet de sa philosophie de l’histoire, en insistant notamment sur le caractère empirique de la démarche hégélienne (p. 37) et en présentant Hegel comme un libéral constitutionnaliste (p. 192), opposé à la démocratie et, surtout, au relativisme (p. 185). Si Hegel est d’accord avec la monarchie constitutionnelle autoritaire du XIXe siècle, il n’a pas pour autant déifié l’État de manière totalitaire (p. 192), ni hiérarchisé les peuples de manière raciste (p. 212).
90Léo Strauss n’avait pas préparé ce séminaire dans l’optique d’être publié un jour, même si de son vivant il ne s’est pas opposé à ce qu’on l’enregistre et qu’on puisse plus tard le rendre disponible (p. viii). La participation active des étudiants, qui compte probablement pour le tiers du livre, est inégale en qualité et freine souvent Strauss dans ses envolées. En ce sens, ce livre ne permet pas de comprendre clairement quelle est la place de Hegel dans le propre cheminement intellectuel de Strauss, et les idées neuves qui y sont parfois développées semblent plus clairement défendues dans d’autres ouvrages de Strauss ou chez d’autres philosophes, notamment chez F. Fukuyama. Cependant, l’ouvrage en dit beaucoup sur la pédagogie de Strauss et sur la nécessité pour le professeur de rester attentif aux meilleurs penseurs pour ensuite transmettre humblement et rigoureusement cette excellence aux étudiants.
91Antoine CANTIN-BRAULT (Université de Saint-Boniface)
19. Kenneth R. WESTPHAL, Hegel’s Civic Republicanism. Integrating Natural Law with Kant’s Moral Constructivism, Abingdon-New York, Routledge, 2020, 327 p.
92Hegel’s Civic Republicanism fait suite aux travaux déjà consacrés par Westphal à la réhabilitation de ce qu’il nomme le constructivisme du droit naturel (natural law constructivism). L’auteur assume l’apparent paradoxe de l’expression tout en soulignant qu’il s’agit simplement d’adopter une posture constructiviste qui, sans postuler une quelconque forme de réalisme moral, entend néanmoins affirmer l’existence de principes moraux objectifs dont la configuration ne relèverait pas uniquement d’une justification interne à l’individu, mais plutôt d’une justification externe relative aux institutions politiques, juridiques et pédagogiques ou éducatives (p. 43). Sans vouloir en faire une tradition historique qui prendrait la forme d’une école de pensée, Westphal associe ce constructivisme du droit naturel aux philosophies pratiques de Hume, Rousseau, Kant et Hegel. Il s’agit ainsi de montrer comment la morale se construit au travers des institutions politiques telles que la justice. L’auteur préfère d’ailleurs traduire le Recht des Grundlinien der Philosophie des Rechts par « justice » plutôt que par « droit » comme le veut l’usage. En effet, le concept de justice cerne davantage, selon l’auteur, la dimension à la fois morale et politique des Grundlinien (p. 150). S’inscrivant dans un dialogue critique avec la philosophie analytique qui tend à séparer la question morale, éthique ou méta-éthique des questions plus proprement politiques, juridiques et pédagogiques, Westphal présente ici la contribution souvent occultée de la philosophie hégélienne à la réflexion éthique et à l’épistémologie morale. Assumant d’entrée de jeu le caractère normatif de la description hégélienne des institutions civiles et politiques (p. 14), l’auteur entend montrer que ce qu’il appelle le constructivisme du droit naturel, dont Hegel constituerait le modèle le plus abouti, demeure encore aujourd’hui une manne d’informations pour répondre aux défis auxquels l’on fait face tant d’un point de vue moral que politique. Ce n’est que par le biais d’un républicanisme civique, solide (robust) et inclusif que l’on saura, selon Westphal, résister aux vents du populisme qui semblent actuellement souffler sur les démocraties libérales (p. 148). Or, c’est précisément un tel modèle de républicanisme civique que l’on trouverait chez Hegel : loin de penser que la liberté se constitue dans le silence de la loi, Hegel considère, à l’instar de Montesquieu, que les lois constituent au contraire le socle (artificiel, mais nullement arbitraire) sur lequel la liberté peut s’exprimer véritablement (p. 40). Ainsi, il ne s’agit pas d’une simple exégèse d’ordre historique de la pensée hégélienne, mais bien d’un effort pour penser les problèmes contemporains à l’aune de la posture hégélienne.
93Il y a certes quelques redondances dans l’ouvrage de Westphal, ce qui s’explique principalement par le fait qu’il s’agit d’un recueil d’articles préalablement publiés dans divers contextes et ici rassemblés et harmonisés les uns avec les autres. D’autre part, Hegel reste assez peu présent dans le premier tiers du livre, qui cherche plutôt à présenter et défendre ce fameux constructivisme du droit naturel auquel l’auteur rattache Hegel.
94Le chapitre 8 présente toutefois une bonne synthèse des Principes de la philosophie du droit. Dans la lignée des travaux de Karl-Heinz Ilting, Westphal présente une image républicaine et progressiste de Hegel dont l’actualité, comme le soulignent les derniers chapitres de l’ouvrage, demeure toujours vivante.
95Emmanuel CHAPUT (Université d’Ottawa)
Art et religion
20. Friedemann BARNISKE, Hegels Theorie des Erhabenen. Grenzgänge zwischen Theologie und philosophischer Ästhetik, Tübingen, Mohr Siebeck, 2019, 412 p.
96La recherche de F. Barniske porte sur le concept de sublime dans les Leçons hégéliennes de Berlin consacrées à l’esthétique. Selon l’auteur, la force heuristique de ce concept ne se limite pas aux figures historico-religieuses, que Hegel décrit sous le nom d’« art de la sublimité », et il entend au contraire en démontrer la pertinence pour une théologie chrétienne.
97L’auteur détermine le lieu systématique du sublime au moyen d’une reconstruction minutieuse de l’esthétique hégélienne à partir de l’édition des Leçons procurée par Hotho. Il explicite la définition hégélienne de l’art comme « l’apparaître sensible de l’Idée » à partir de la détermination de l’apparence dans la Science de la logique. Sur la base d’une analyse détaillée du concept de symbole, Barniske montre quel rôle joue l’art du sublime dans le cadre de la caractérisation hégélienne de « la forme d’art symbolique ». Il retrace ainsi les diverses figures de la sublimité esthétique dans la religion de l’Inde ancienne, la poésie perse, la mystique chrétienne et l’Ancien Testament. Finalement, il développe la thèse que la structure d’incommensurabilité de la « sublimité négative », que Hegel ne réfère explicitement qu’à la poésie hébraïque, réapparaît implicitement dans sa description de l’art « romantique », c’est-à-dire de l’art chrétien, dans la mesure où la figure sensible expose ici son inadéquation structurelle à la présentation de la subjectivité spirituelle. Sur cette base, Barniske propose de tirer parti du concept du sublime pour une théologie chrétienne, selon laquelle la subjectivité chrétienne est caractérisée d’un côté par la conscience de sa participation à l’esprit divin, et de l’autre par la conscience de son incommensurabilité vis-à-vis de Dieu comme son fondement inconditionné.
98Comme l’auteur l’indique lui-même, cette saisie théologique n’est pas conforme à la théorie hégélienne de l’esprit absolu qui, dans la philosophie, parvient à la véritable connaissance de soi. Que Barniske ne se confronte pas plus avant avec cette conception de l’esprit absolu constitue la limite de sa recherche, qui est certes approfondie mais demeure centrée de façon unilatérale sur la relation entre la religion et l’art. La thèse selon laquelle la forme d’art romantique présente, elle aussi, la structure du sublime ouvre une perspective intéressante. Il en résulterait en effet une remise en question de la confrontation de la religion juive et du christianisme dans les Leçons hégéliennes sur la philosophie de la religion. Cependant, si l’on comprend le concept du sublime dans le sens élargi d’une structure, qui n’est pas liée à un mode déterminé de présentation du divin, il convient de se demander si ce concept exige de façon générale une interprétation théologique ou en termes d’histoire des religions. Il serait éclairant dans cette perspective de discuter les concepts du sublime d’Adorno et de Lyotard, qui n’attribuent pas a priori à l’expérience esthétique de l’incommensurabilité une signification religieuse.
99Andris BREITLING (Hochschule Niederrhein) [trad. J.-M. B.]
21. Francesco CAMPANA, The End of Literature. Hegel, and the Contemporary Novel, London, Palgrave Macmillan, 2019, xvi + 265 p.
100À partir de la thèse d’Arthur Danto, qui théorise une « fin de l’art transgénérique » (transgenerically), Francesco Campana se demande si, et le cas échéant de quelle manière, cette thèse peut être valable pour l’art spécifique qu’est la littérature. En retrouvant dans la philosophie de l’art de Hegel des concepts permettant de répondre à cette interrogation et en identifiant dans le roman, du fait de sa relation spécifique avec la modernité, un paradigme pour la littérature dans son ensemble, l’auteur affirme que la littérature, à la différence de tous les autres arts, a la capacité de résister à sa propre fin, en se renouvelant sans cesse grâce au médium linguistique qui la constitue.
101Après avoir rappelé la position de Danto sur la littérature (chapitre 1), Campana thématise la spécificité de la littérature en tant que telle, d’abord d’un point de vue théorético-ontologique, puis dans une perspective historique (chap. 2). Dans le chap. 3, l’auteur approfondit, à l’intérieur de la tradition inaugurée par la thèse sur la « fin de l’art », la complexité spécifique de la tradition sur la « fin de la littérature ».
102Dans le chap. 4, intitulé « Philosophisation and Ordinariness », l’auteur montre comment la littérature revêt pour Hegel un rôle central et, sous certains aspects, paradoxal. Selon Campana, la littérature se situe entre deux pôles opposés et complémentaires, qui expriment deux voies possibles pour la fin de l’art. D’un côté, on trouve une prose of thought (« prose de la pensée ») et une « philosophisation », dans lesquelles la littérature et l’art dans son ensemble risquent de se dissoudre en se réduisant à un discours philosophique et en perdant leurs catégories esthétiques. De l’autre côté, on trouve la prose of everyday life (« prose de la vie quotidienne ») ou l’ordinariness (« banalité »), c’est-à-dire la tendance à s’occuper toujours plus de la subjectivité moderne. Malgré son rôle relativement marginal dans les développements hégéliens consacrés à la poésie, c’est dans la conception du roman comme « our modern epic » (p. 167) que s’explicite d’une manière exemplaire, selon Campana, la relation entre la littérature et la modernité d’un point de vue hégélien.
103Enfin, Campana montre dans le chap. 5 comment une théorie, d’inspiration hégélienne, de la fin de la littérature est applicable aux romans contemporains. Des exemples de « prose de la pensée » peuvent être trouvés dans la littérature dite postmoderne, qui a tendance à se prendre elle-même pour objet, que ce soit de manière interne ou par le recours à des thèmes et des formes typiques des essais (voir par exemple l’utilisation des notes de bas de page dans Infinite Jest de D.F. Wallace). Des exemples de « prose de la vie quotidienne » peuvent être trouvés dans des « non-fiction novels » qui, en adoptant l’attitude réaliste typique du journalisme, essaient de récréer la réalité telle quelle, comme si elle ne faisait pas l’objet d’une élaboration artistique (on peut ici penser au New Journalism ou encore à Alexievich, Carrère et Saviano). Dans les dernières pages de l’ouvrage, Campana souligne que ces deux tendances doivent être considérées comme « deux pôles qui créent un champ de tension » (p. 217), à l’intérieur duquel une multiplicité d’approches interconnectées (cf. J. Franzen et Z. Smith) constitue le vaste champ de la littérature. C’est justement dans l’impossibilité pour le roman de se réduire entièrement à l’un de ces deux extrêmes, et dans la manière dont il se meut sans cesse d’un extrême à l’autre en évitant de se transformer complètement et définitivement en quelque chose d’autre, qu’il est possible d’apercevoir la capacité innée de la littérature à résister à sa propre fin.
104Laura DEQUAL (Universität Graz)
22. Félix DUQUE, Remnants of Hegel. Remains of Ontology, Religion, and Community, translated by Nicholas Walker, Albany ny, SUNY Press, 2018, 167 p.
105Dans les études philosophiques de langue espagnole, Félix Duque (par la suite l’auteur) est l’un des meilleurs historiens actuels de la philosophie moderne. Dans sa préface, il prévient le lecteur que cet ouvrage « n’est pas et n’a pas l’intention d’être simplement un livre sur Hegel » (p. x). De fait, l’auteur n’y montre nul intérêt particulier pour la littérature secondaire relative à Hegel. Pour cerner l’intention qui préside à ce livre, il convient de prêter attention à son titre ainsi qu’à son sous-titre, où apparaissent deux termes synonymes : remnants et remains qui, traduits en français, désignent également restes, restants, débris, déchets, vestiges, ou ruines. Dans le présent contexte, il est, d’une part, question des débris intérieurs au système de Hegel que sont les déterminations logiques, ou les catégories de la science de la logique : aucune d’entre elles ne pouvant prétendre à la vérité, elles sont toutes dépassées ; tout se passe donc comme si la Logique tout entière était un champ de ruines. Mais les restes sont aussi les cicatrices (scars) que laissent les blessures (wounds) de l’esprit dans un système qui tente, mais sans y parvenir selon l’auteur, la réconciliation des opposés que sont nature et théorie, individualité et praxis collective. L’auteur nous propose donc une lecture plutôt crépusculaire, plutôt « mélancolique » comme il l’écrit lui-même, du « philosophe souabe » : il s’agit de comprendre, de prendre toute la mesure, à partir de Hegel, du fait que l’Occident est la terre du ponant ou du soleil couchant (Abendland).
106L’ouvrage est divisé en cinq chapitres. Dans le premier, l’auteur propose une relecture du fameux énoncé de la Préface de la Phénoménologie de l’esprit sur l’importance cruciale de l’expression du vrai non comme substance mais comme sujet (p. 17) : si la substance n’est pas le vrai, c’est parce qu’elle est en deçà du vrai ; c’est ce que l’auteur confirme sur la base de l’idée, repérable dans les textes hégéliens de Iéna, que le « Je » du sujet fini émerge d’une « nuit sans Je » (p. 26 et p. 139-140 pour la note 23), en proposant l’idée que le sujet infini émerge d’une nuit sans fond (bottomless) – nuit qui précède Dieu même (p. 27). Tel serait donc le reste qu’on ne peut pas nommer, le reste qui reste non-dit (« the remainder remains unsaid »), la substance qui devance de facto le Sujet et qu’il ne peut maîtriser – d’où la thèse que l’auteur annonce dans sa préface : le Sujet serait incapable de se maîtriser comme substance (« never capable of mastering itself as substance », p. x). Dans le second chapitre, l’auteur lie à cette impuissance la mort du Christ dans la lecture tragique que Hegel en propose, comme étant à la fois la victoire sur la mort et l’impossibilité pour le sujet d’avoir raison du conflit des contraires – impossibilité qui impose à l’homme d’abandonner sa nature immédiate pour endosser une seconde nature, ou la vie collective (politique au sens large) portant les cicatrices de cette même impuissance. Dans le troisième chapitre, l’auteur propose de voir dans la Terreur l’impossibilité de concilier les opposés, et en particulier le réel et l’idée : l’absolue liberté, dont elle est le triomphe, et comme libération vis-à-vis de la nature et de Dieu, ne saurait déboucher sur une communauté où les consciences seraient réconciliées tout à la fois avec le monde réel et « l’essence » spirituelle (p. 90). Dans le quatrième chapitre, l’auteur aborde le problème du passage du logique à son autre dans les termes d’un passage de la théorie à la praxis qui donne lieu à une intériorisation de la liberté absolue dans la moralité et à la naissance de la « personne » comme entité abstraite (sujet de droit) et membre de la société civile (homo oeconomicus). Dans le cinquième chapitre, l’auteur propose de lire le passage « dialectique-spéculatif » à la lumière du fait que le système ne permet pas de dominer les contradictions entre l’État-nation moderne et le système mondialisé du capitalisme industriel.
107Dans chacun de ces chapitres, l’auteur s’appuie sur des passages précis des écrits de Hegel, souvent fameux, auxquels il donne un éclairage particulier en montrant qu’ils témoignent d’une réconciliation davantage promise qu’effective. À cet égard, les premières pages du quatrième chapitre (p. 93-98) sont éclairantes sur l’objet même du livre puisqu’elles sont consacrées au « reste entier de l’Idée » (« The entire Remnant of the Idea »). L’auteur y met en évidence les débris (waste, Abfall) de l’Idée qui ne sont autres que les catégories de la pure pensée : aucune d’entre elles ne pouvant prétendre à être la vérité, le reste est bel et bien « l’univers du discours » (p. 95) ; « rien de ce qui est dicible ou pensable n’est vrai en soi et pour soi », mais tout ceci n’est tout au plus que véridique (truthful, wahrhaftig) ; la vérité étant le Tout, elle est la négation, déterminée, de chaque détermination ; autrement dit, le Tout les recueille tout en les niant toutes graduellement. Commentant les deux premières pages du tout dernier chapitre de la Science de la logique (GW 12, p. 236-237), l’auteur repère alors ce qu’il appelle « le grand paradoxe de la Logique de Hegel » : le fait que ses catégories n’ont pas un sens exclusivement logique, le fait qu’elles sont déjà, au sein de la Logique, « jugées et condamnées » à être leur propre altérité. Ipso facto, c’est l’Idée absolue qui se juge et se condamne elle-même à être ses propres restes ou son propre au-delà (p. 96) ; d’où la thèse hégélienne d’après laquelle l’Idée se libère comme nature, ou se laisse librement aller à la nature et ainsi devenir réfractaire à elle-même. Or pour l’auteur, rien ne peut arrêter le vertige par lequel, sur la base d’un reste premier et ténébreux (la substance), le sujet infini engendre ses propres « restes », qui sont tout à la fois vestiges et cicatrices.
108Alexandra ROUX (Université de Poitiers)
23. Lydia MOLAND, Hegel’s Aesthetics. The Art of Idealism, Oxford-New York, Oxford University Press, 2019, 333 p.
109Il suffit de parcourir la table des matières du livre que Lydia Moland a consacré à l’esthétique de Hegel pour saisir l’intention de l’autrice : offrir une interprétation d’ensemble de la philosophie hégélienne de l’art dans toute son extension. Le texte, en effet, suit point par point les contenus de l’édition classique de l’Esthétique – dans la version éditée par Heinrich Gustav Hotho et publiée de 1835 à 1843 – en s’arrêtant sur chaque chapitre. Il ne s’agit pas, cependant, d’un simple commentaire. L’intention est plutôt d’interpréter l’esthétique hégélienne en la lisant dans le cadre du paradigme épistémologique de ce qu’il est convenu d’appeler le « néo-hégélianisme américain », c’est-à-dire de ce courant interprétatif qui découle de la façon dont Wilfrid Sellars, Robert Brandom et John Mc Dowell ont repensé l’idéalisme hégélien sur un mode pragmatiste. Dans cette perspective, le livre de Lydia Moland a pour objectif de devenir une nouvelle référence en matière d’interprétation de l’esthétique hégélienne en proposant la première grande lecture de la philosophie hégélienne de l’art à la lumière de l’horizon théorique offert par l’hégélianisme américain. À la différence du livre de Robert Pippin (After the Beautiful, Chicago, 2015), qui interprète Hegel comme le père du modernisme en peinture, Lydia Moland utilise en effet la lecture pragmatiste et américaine pour interpréter les leçons hégéliennes d’esthétique comme une œuvre totale, autonome et homogène.
110L’ouvrage soutient principalement trois thèses théoriques : (1) L’esthétique n’est pas uniquement une détermination conceptuelle du produit artistique, mais elle est nécessaire pour comprendre la forme spécifique d’idéalisme absolu que théorise Hegel. (2) Le cadre conceptuel qui en ressort aide à comprendre l’idée la plus achevée et la plus stimulante de son esthétique, c’est-à-dire celle de la « fin de l’art ». (3) La troisième partie des leçons, le système des arts, montre l’attention que porte Hegel à la liberté entendue non seulement en un sens social et politique, mais aussi comme refus sensible et perceptif du « donné » (given).
111Ce que Moland entend par l’« idéalisme hégélien » correspond à l’idée que le penser a pour tâche « de rendre étranger ce qui est familier » (making the familiar strange) (p. 4). Dans cette perspective, la philosophie de l’art ferait partie intégrante du projet philosophique de Hegel, qui correspond au procès de dissolution de ce que Sellars appelait « le mythe du donné ». Le sujet, en effet, se trouve lui-même et trouve le monde comme s’il s’agissait de quelque chose de donné, et cette expérience n’est pas seulement fausse, mais elle empêche le déploiement même de la liberté. Le rôle de l’esthétique est donc de « mettre fin à ce malentendu » (p. 31), en faisant en sorte que l’art prenne une part essentielle au parcours de libération de l’esprit humain. À cette affirmation se lient les deux autres thèses que soutient Lydia Moland : d’un côté, une lecture progressiste et optimiste de la « fin de l’art », de l’autre une réévaluation du système des arts, c’est-à-dire de l’une des parties souvent considérées comme les moins intéressantes de l’esthétique hégélienne.
112En ce qui concerne la thèse sur la fin de l’art, Moland unit une interprétation inspirée des travaux d’Arthur Danto à une lecture qui suit de près les textes des leçons. D’un côté, en effet, elle suit Danto en interprétant la fin de l’art comme une façon pour celui-ci de se libérer de ses liens historiques et traditionnels ; de l’autre, elle découvre dans la catégorie d’humour objectif une conciliation possible entre le subjectivisme de l’art romantique et la substantialité de l’art classique, dans le sillage des études de Dieter Henrich, Otto Pöggeler et Annemarie Gethmann-Siefert. Toutefois, l’aspect le plus original du travail de Lydia Moland est sa réévaluation du système hégélien des arts, c’est-à-dire de la troisième partie de l’Esthétique éditée par Hotho. L’autrice interprète en effet le parcours de l’architecture, de la sculpture, de la peinture, de la musique et de la poésie comme un parcours progressif de libération des sens, et donc du sujet, vis-à-vis de la passivité. Il ne s’agit pas d’une rencontre passive avec le monde, mais d’une formation réciproque du sujet et de l’objet qui se constitue par l’intermédiaire des sens. Le système des arts est donc un mode d’expression spécifique de l’idéalisme hégélien, c’est-à-dire un mode par lequel Hegel exprime la formation réciproque du sujet et du monde.
113Par son caractère exhaustif et par la précision avec laquelle il suit les chapitres des leçons d’esthétique, le livre de Lydia Moland occupera sans doute une place de choix au sein des études anglo-saxonnes sur ce thème. Hegel’s Aesthetics. The Art of Idealism correspond en effet à la première grande tentative d’interpréter le mouvement de la philosophie hégélienne de l’art dans son intégralité à la lumière de cette relecture particulière de Hegel qui a eu lieu au sein de la pensée américaine influencée par Sellars.
114Mario FARINA (Università degli Studi di Firenze) [trad J.-M. B.]
24. Birgit SANDKAULEN (dir.), G. W. F. Hegel: Vorlesungen über die Ästhetik, Berlin, De Gruyter, 2018, 286 p.
115Le volume contient onze chapitres qui proposent une paraphrase de l’esthétique hégélienne dans son ensemble. La bibliographie est très sélective ; par exemple Adorno et Danto ne sont pas mentionnés, Lukács avec un seul article, la bibliographie francophone, dont Derrida, est quasi absente ; en revanche, on compte douze contributions d’A. Gethmann-Siefert. On peut également s’étonner de l’absence de référence au cahier de notes de Victor Cousin, édité en 2005 par Alain Patrick Olivier et qui constitue une source de première importance sur les cours de Hegel. Dans l’essai introductif, B. Sandkaulen rappelle les rapports très étroits entre l’art et la religion (p. 12-13) et interprète la « fin de l’art » comme critique de l’esthétisation du politique (p. 14) par les romantiques. G. Hindrichs tente de résumer la « fondation » de l’esthétique sans mentionner ni le cahier de Cousin, particulièrement riche en renseignements à ce sujet, ni le § 556 de l’Encyclopédie, l’un des grands absents de ce volume. La médiation entre fini et infini aboutit à la beauté (schöner Schein), vérité manifeste (dargestellte Wahrheit, p. 33). G. Seel rappelle que le beau est avant tout un phénomène de culture, mais que le beau naturel mérite d’être considéré, fût-ce comme un repoussoir (p. 38) ; il évite une discussion plus poussée du rapport à Kant, à l’unité du corps organique, dévalorisé par Hegel selon Seel à l’aide d’une « diagnose de dépendance » face au monde environnant (p. 45). Ensuite, la discussion de l’« idéal » et de son « organisation » (p. 63) souligne la nécessité pour l’œuvre d’art de s’extraire de cette dépendance. A. Speight introduit l’art symbolique en rappelant l’intérêt de Hegel pour Creuzer, et souligne ensuite le caractère préparatoire du symbolique (« Vorkunst ») qui demeure néanmoins « important » pour creuser le fossé entre la signification et sa figuration (p. 76). W. Jaeschke (p. 127) et U. Seeberg (p. 102-105) renvoient à la querelle des Anciens et des Modernes pour clarifier les discussions sur la distinction entre le classique et le romantique. Seeberg (p. 106-107) et Jaeschke (p. 131) soulignent que le christianisme ne constitue qu’une étape parmi d’autres dans l’éclosion de la forme d’art romantique. Depuis le cours de 1823, comme le rappelle Jaeschke, le nouveau saint, c’est l’« humanus » (p. 148-149). Suivent les paraphrases des théories de l’architecture (Houlgate), de la sculpture (Collenberg-Plotnikov, avec une discussion curieuse du rapport aux travaux de Michael Fried, p. 185-186), de la peinture (Pippin), de la musique (Stolzenberg) et de la poésie (Hebing). Pippin saisit l’occasion pour renvoyer à ses travaux sur la relation entre Kant et Hegel et notamment à l’enchevêtrement entre sensibilité et concept (p. 194). Stolzenberg souligne le rapport de la théorie musicale de Hegel avec Rousseau (p. 210) et mentionne l’interprétation d’après lui « peu reconnue » selon laquelle la musique exprime son contenu grâce à une « analogie entre les propriétés formelles et dynamiques de ses moyens d’une part et la constitution de son contenu ainsi que la façon dont il est ressenti d’autre part » (ibid.). Peut-on expliquer ce statut d’exception de la musique par l’« isomorphie » entre temps, son et subjectivité entendus comme double négation (p. 212) ? Ce volume, certes élaboré par des chercheurs de grand mérite, mais, me semble-t-il, dans un but éditorial que les circonstances nous imposent de plus en plus (production rapide et « prestigieuse », facilement consommable par un public estudiantin), montre une fois de plus à quel point il importe d’approfondir les questions de fond. Quel rapport de l’esthétique hégélienne à l’institution naissante du musée (« fin de l’art ») et à l’histoire de l’art comme discipline ? Quelle contribution à la théorie du signe naissante ? Les cahiers de notes sont-ils des sources uniquement sur la pensée de Hegel, ou n’est-ce pas aussi un corpus fort intéressant sur les habitudes et le niveau intellectuel des étudiants de Hegel ainsi que sur la réception de sa pensée ? Voilà des questions qu’il faudrait prendre en compte. Il est possible que le projet en soi méritoire d’édition des cours nous ait rendus aveugles aux véritables problèmes posés par ces documents ; ces problèmes mériteraient un important travail de fond qui est loin d’être fait et nécessiterait une ouverture interdisciplinaire bien plus large que le contexte politique et académique effectif ne semble le permettre actuellement.
116Bruno HAAS (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)
Hegel en dialogue
25. Peter BAUMANNS, Die Ideengeschichte von Kant bis Hegel, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2019, 242 p.
117Cet ouvrage, de taille et d’apparence modestes et dont la bibliographie embrasse principalement les sources premières, constitue en réalité la somme du travail de plusieurs décennies d’un des plus grands connaisseurs de la pensée de Kant et de ses successeurs en Allemagne. En partant des écrits de Schelling sur l’histoire de la philosophie « récente » à son époque, Baumanns ressaisit d’abord l’apport de Kant dont il donne une esquisse synthétique remarquable, tout à la fois par son niveau d’abstraction et par la clarté du propos. Il est nécessaire de distinguer chez Kant entre « constitution » et « organisation » (p. 36-37), c’est-à-dire entre les structures de la législation catégorielle telle qu’elle s’achève dans les « principes » (Grundsätze) et leur spécification (application) dans des lois concrètes de la nature, distinction qui motive et structure la théorie kantienne des idées régulatrices jusqu’à la troisième critique et aux travaux de l’Opus postumum.
118Maimon formule cette tension lorsqu’il souligne la prévalence de la question « quid iuris ? » dans la philosophie kantienne au détriment de la question « quid facti ? » (p. 72). Cette critique identifie un problème de fond, mais méconnaît complètement la présence d’une réponse très massive dans l’enseignement kantien (p. 73) dont le lecteur pourrait suivre le développement détaillé dans le grand commentaire que l’auteur avait consacré à la première critique il y a plus de vingt ans (Kants Philosophie der Erkenntnis. Durchgehender Kommentar zu den Hauptkapiteln der „Kritik der reinen Vernunft“, Königshausen & Neumann, 1997). Pour saisir la position kantienne d’une façon qui rende justice à son fonctionnement interne et qui permette de structurer la succession des solutions proposées par Fichte, Schelling et Hegel, il importe de reconnaître le rôle structurant qu’y jouent les transcendantaux unum, verum, bonum, en suivant le § 12 de la première Critique dans sa seconde édition (p. 32). Kant atteint le « point de vue » (Standpunkt, littéralement : un point où la pensée trouve appui pour se tenir debout) de l’idéalisme transcendantal en combinant sa découverte du caractère infiniment délimitable des formes de la sensation (« unendliche Einschränkbarkeit », p. 31, cf. Critique de la raison pure, A 25) et sa découverte d’un certain type d’argument circulaire qui fait de son analyse de l’aperception transcendantale une application novatrice des transcendantaux – le moi étant une unité qui par la multiplicité de ses conséquences (l’appareil catégoriel ; verum, constitution) se médiatise avec elle-même et atteint au projet d’une totalisation (dialectique ; bonum, organisation). Le caractère provisoire et toujours inachevé (postulatoire) de cette totalisation inquiètera l’idéalisme allemand jusqu’à Hegel. L’approche englobe non seulement la philosophie théorique, mais aussi la philosophie pratique, et les trois formulations de l’impératif catégorique sont à leur tour ramenées aux transcendantaux dans leur interprétation quantitative kantienne (p. 41). Ces philosophèmes accompagnent tout l’exposé ; Reinhold, Schulze (Aenesidesimus), Maimon et Jacobi, puis Fichte, Schelling (dans un exposé particulièrement élaboré, p. 109-184) et Hegel (p. 185-224) sont lus et interprétés par rapport à cette matrice. Impossible de résumer en quelques lignes la façon dont l’auteur rattache leurs apports à la problématique posée par Kant. Notons toutefois que le chapitre sur Hegel comporte une interprétation fort élégante du caractère « introductif » de la Phénoménologie de l’Esprit dans son rapport à la Logique, dont l’auteur propose un résumé en dix pages, mais qui constitue néanmoins un apport non négligeable à la connaissance de ce livre, étant donné que l’auteur l’inscrit dans un contexte conceptuel hautement déterminé.
119Bruno HAAS (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)
26. Lucian IONEL, Sinn und Begriff. Negativität bei Hegel und Heidegger, Berlin, De Gruyter, 2020, 333 p.
120L’ouvrage en allemand de L. Ionel s’inscrit tant dans les études hégéliennes que dans les études heideggériennes puisqu’il mobilise, de manière comparative, les deux auteurs en les plaçant sous le signe de la négativité. Celle-ci est initialement comprise ici en tant que constitutive de « notre compréhension du monde », et donc comme fondatrice tant du pouvoir du concept que du sens en général. Une telle langue est assurément celle de Hegel lui-même, mobilisant la négativité en tant que vie même du concept et donc en tant que sens de l’être, si l’on entend par être le propre de l’étant en tant qu’il est posé et repris par la conscience qui le travaille et s’effectue elle-même dans les opérations dialectiques. Toutefois, le propos de l’auteur n’est pas la simple transcription du geste hégélien mais l’étude de sa traduction dans la langue de la Seinsfrage puis de la Seynsgeschichte heideggérienne, lorsque la négativité n’est plus tant opérée que pensée dans la perspective de la finitude, de l’ouverture même de l’être en son originarité. Perspective radicalement non-hégélienne donc, où le logos, comme recueil de ce qui est hors-retrait, comme épreuve de l’aletheia, est soustrait à la souveraineté de la subjectivité inconditionnée pour être rendu aux mortels, aux habitants du monde pour qui le concept n’est plus le sens même mais seulement la guise sous laquelle l’étant nous fut, le temps d’une époque, destiné.
121Cette étude s’organise alors autour d’une grande confrontation dont le sens est le point focal. Il s’agit en effet pour l’auteur de prendre la mesure de la « théorie de la négativité » à partir du renversement heideggérien, qui fut d’abord une destruction, un refus radical de se laisser porter par la vie du concept. C’est, de fait, à Heidegger que le livre, malgré son thème hégélien, laisse d’abord la main, au fil conducteur d’un exposé historique d’une belle clarté, qui court de Sein und Zeit jusqu’aux Beiträge zur Philosophie en passant par L’origine de l’œuvre d’art. Il est montré comment Heidegger reverse le jugement, la compréhension et donc le sens même de l’être en tant qu’il est constitué par des actes noétiques et dialectiques, à un événement mondial, dont le titre d’Ereignis est médité. Cet événement s’avère alors radicalement donateur de sens puisque, de manière retirée, l’histoire de l’être doit à partir de là être expérimentée comme l’histoire même de la signification, dont la chose et le monde, en leur ouverture réciproque, marquent le rythme plus profondément encore que le jugement et la connaissance. À ce sujet toutefois, il n’est pas illégitime de regretter que Sprache, qui demeure le milieu, voire le domaine d’essence, de toute signification, ne soit pas interrogée, en la configuration qu’elle prit finalement dans le recueil de 1959, avec la même acuité que peuvent l’être ici le logos et l’herméneutique à l’heure de l’analytique existentiale. Plutôt que sur la langue, c’est sur le concept de Verbergung, de retrait, que s’attarde la présente recherche. L’événement du retrait de l’être possède à ses yeux une portée constitutive pour la nature même du discours puisqu’il s’agira toujours, pour celui qui en assume la charge, d’en garder la mémoire et d’en maintenir le secret.
122Le livre s’interrompt alors pour poser une question. Si Heidegger a d’une certaine manière substitué une négativité à une autre – que le retrait de l’être ne soit pas un mouvement dialectique doit cependant être mesuré –, quelle place peut alors être encore ménagée à la démarche hégélienne, une fois atteint ce lieu flottant et peut-être tragique que fut celui de Heidegger ? Comment Hegel peut-il encore faire sens à l’instant où son inauthenticité historiale, voire phénoménologique, paraît ultimement attestée ? Réponse : parce que le concept hégélien continue à signifier. Si Heidegger renverse la signification en histoire, il n’est pas pour autant devenu impossible de renverser l’histoire en signification. Il est alors encore possible de procéder, à partir de la grande tentative hégélienne de conceptualiser le sens, c’est-à-dire de le vivifier par le travail dialectique, à la critique de la réduction heideggérienne du concept. Tel est le programme que se donne la seconde partie de l’étude, où l’auteur revient cette fois à la métaphysique traditionnelle. Il illustre pour finir comment le concept, d’abord entendu à partir de la raison chez Kant puis, de manière plus originaire, à partir de la négativité chez Hegel – c’est l’occasion pour l’auteur de s’arrêter un temps sur la lecture hégélienne de Kant –, a pu et peut encore être pensé, sans être jamais frappé de péremption, comme constitutif de tout régime de sens possible.
123Que retenir alors de ce singulier pas en arrière, antagoniste du Schrittzurück par lequel Heidegger tentait de rentrer en débat avec la « pensée totale » de Hegel ? Qu’il y a bien deux pouvoirs de faire sens, l’un par le concept et l’autre par la pensée, et que ces deux pouvoirs, demeurant étrangers, ne peuvent réciproquement s’inclure et donc s’anéantir. Avec Hegel et Heidegger, nous rencontrons deux langues que rien, y compris cette étude, ne saurait unifier, que rien ne peut proprement conjoindre. L’auteur rejoint ici et finalement de manière prévisible les conclusions qui furent par exemple celles de Didier Franck. Mais alors, son livre renvoie tout entier à l’énigme de sa propre motivation : à quoi tient le « et » que son titre mentionne s’il ne porte en lui l’espoir d’aucune coordination ?
124Benoît DONNET (CPGE, Clermont-Ferrand)
27. Adrian JOHNSTON, A New German Idealism. Hegel, Žižek, and Dialectical Materialism, New York, Columbia University Press, 2018, 337 p.
125A New German Idealism forme une trilogie avec deux ouvrages antérieurs d’Adrian Johnston : Žižek’s Ontology (2008) et Badiou, Žižek and Political Transformation (2009). Les trois livres examinent le très controversé « Retour à Hegel » de Slavoj Žižek, synthèse de l’idéalisme allemand et de la psychanalyse qui vise à constituer un nouveau matérialisme dialectique. L’objectif de Johnston est de systématiser le mode de représentation parfois erratique de Žižek. Le présent travail semble d’autant plus intéressant qu’il répond à la propre tentative de Žižek de systématiser sa théorie dans Less Than Nothing (2012) et Absolute Recoil (2014).
126Johnston partage avec Žižek la conviction que le matérialisme auquel ils aspirent ne peut être atteint que par une confrontation renouvelée avec l’idéalisme. Cependant, selon Johnston, en raison de son caractère récursif, le matérialisme de Žižek a tendance à retomber, précisément, dans l’idéalisme. L’objectif de Johnston est de penser en termes de critique immanente, avec Žižek contre Žižek, et de développer un matérialisme plus cohérent, qu’il appelle transcendantal. Le premier chapitre propose une reconstruction de l’émergence historique de la philosophie hégélienne en tant que « spinozisme de la liberté », compris comme une rupture décidée avec l’idéalisme subjectif de Kant. Selon Johnston, l’opération décisive de Hegel consiste en l’ontologisation des problèmes appréhendés de manière purement épistémologique chez Kant.
127Par l’inscription de la « brèche », de la « faille », etc. (Johnston utilise ici toute une série de synonymes) dans l’être lui-même, une ontologie d’un nouveau type émerge. Un objectif général du matérialisme transcendantal est alors de démontrer une compatibilité entre l’ontologie ainsi comprise d’une part, et la structure intrinsèque de la subjectivité d’autre part, comme cela est expliqué dans le cinquième chapitre, par exemple en ce qui concerne la relation entre la nature et l’esprit. Cela doit être réalisé au moyen d’une « genèse immanente de la subjectivité » (p. 36) sur la base des sciences naturelles empiriques (en particulier de la théorie de l’évolution et de la neurophysiologie). Dans ce contexte, Johnston souligne la valeur intrinsèque de la philosophie hégélienne de la nature et de l’esprit par opposition à la logique et, dans le quatrième chapitre, en appelle à une nouvelle dialectique naturelle, qui selon lui reste négligée par Žižek et dans la tradition du marxisme occidental. En même temps, dans le deuxième chapitre, il rejette les interprétations « déflationnistes » de Hegel (à savoir celle de Robert Pippin), qui veulent selon lui purger la philosophie de Hegel de tous ses éléments métaphysiques.
128Ainsi, le troisième chapitre contient une discussion approfondie des catégories modales telles qu’elles sont traitées dans la Science de la logique et l’Encyclopédie. Pour Johnston, ces catégories endossent un « rôle transcendantal » (p. 115) par rapport à la philosophie de la nature et de l’esprit. Contrairement à la caricature voulant que Hegel soit le représentant d’un déterminisme historique strict, Johnston l’interprète (avec Žižek) comme un penseur exceptionnel de la contingence. Cependant, selon Johnston (contre Žižek), il n’en découle pas que l’avenir pour Hegel doive rester un « X nouménal », qui ne pourrait être déterminé que rétrospectivement. Selon Johnston, qui propose ici une variation sur une formule de Benjamin, Hegel est plutôt une « force prédictive faible » (p. 125), dans la mesure où il fournit un pronostic sur « l’autodestruction » imminente du capitalisme. Cependant, cette thèse riche en présupposés n’est pas repérée sur la base des textes de Hegel mais à partir de longues auto-citations. Enfin, la conclusion du livre est consacrée à une discussion approfondie (plus de 60 pages) de sujets qui n’ont été traités dans aucun chapitre auparavant, comme la distinction de Žižek entre le désir et l’instinct, qui est elle-même un héritage de Lacan. Il devient ici particulièrement clair pour Johnston que le matérialisme de Žižek est finalement basé sur la négativité d’un néant originel et tombe ainsi dans un « mythe du non donné » (p. 244), alors que son propre matérialisme évite cette difficulté en se basant sur la positivité d’une factualité.
129Bien que la lecture de l’ouvrage soit rendue plus difficile par les nombreuses auto-références et parfois des pages entières de citations de Johnston, le livre démontre le large éventail de sujets abordés par la philosophie de Žižek.
130Alexey WEISSMÜLLER (Goethe Universität Frankfurt) [trad. G. M.]
28. Jakub MÁCHA & Alexander BERG (dir.), Wittgenstein and Hegel. Reevaluation of Difference, Berlin, De Gruyter, 2019, xviii + 428 p.
131Cinquième d’une collection consacrée à la philosophie de Wittgenstein, ce volume compile les contributions présentées à l’occasion du colloque éponyme organisé en juin 2017 à l’Université technique de Dresde. Parmi les auteurs des vingt-trois articles ici rassemblés (tous en langue anglaise, sauf un en allemand) on retrouve plusieurs grands noms des études hégéliennes allemandes et, surtout, anglophones. L’ouvrage donne toutefois par la même occasion la parole à une génération de plus ou moins jeunes chercheurs dont la spécialité est moins Hegel que Wittgenstein ou, plus généralement, la philosophie analytique. Car, comme les deux articles introductifs de J. Mácha et P. Stekeler-Weithofer l’annoncent avec résolution, c’est dans la perspective du divorce entre « philosophie continentale » et « philosophie analytique », et donc dans celle de leur mise en dialogue toujours difficile, qu’y est étudiée la philosophie hégélienne. En cela, cette publication s’inscrit dans une constellation récente de travaux qui entendent assumer pour tenter de le dépasser ce fameux analytic–continental split. Pour ce faire, la figure de Hegel est tout à fait centrale tant c’est elle qui servit plus ou moins légitimement de repoussoir aux initiateurs anglo-saxons de la tradition analytique (Russell et Moore). Wittgenstein – un certain Wittgenstein faudrait-il préciser – semble pour sa part offrir un exemple moins partisan de « philosophie analytique », où le rapport à Hegel est en tout cas moins radical, mais dès lors également beaucoup moins explicite, offrant ainsi plus de jeu, un jeu qui se trouve ici mis à profit. Ce que l’on peut dire de cette tentative de confrontation des pensées de Hegel et de Wittgenstein, c’est qu’elle nous paraît à la hauteur de ses ambitions : voici rassemblés des textes qui pourront parler – nous semble-t-il – autant aux « hégéliens » qu’aux « wittgensteiniens ». Reste à voir si ce sera pour ceux-ci une occasion d’entrer en dialogue les uns avec les autres, comme ce fut le cas à Dresde en 2017.
132Si nous ne pouvons évidemment entrer dans le détail de cette vingtaine de textes, il nous faut toutefois, pour terminer, préciser que le titre de l’ouvrage, s’il reprend l’intitulé du colloque, possède de ce fait un caractère trompeur. En effet, il y est question de bien d’autres choses que du seul problème de la différence : du jugement à la beauté, de la vie à la normativité, de l’image au langage, toute une panoplie d’intérêts s’avère être représentée dans ce très riche ouvrage, qui est assurément à inclure parmi les contributions significatives aux études hégéliennes.
133Stany MAZURKIEWICZ (Université de Liège)
29. Todd MCGOWAN, Emancipation after Hegel. Achieving a Contradictory Revolution, New York, Columbia University Press, 2019, 270 p.
134L’essai de Todd McGowan surprend au premier abord par son mode d’argumentation. Se revendiquant explicitement de l’interprétation de Hegel par Slavoj Žižek, il en hérite également les modalités d’écriture : le recours aux exemples cinématographiques (Star Trek, Matrix, Le Pont de la rivière Kwaï…), la retranscription des catégories hégéliennes en catégories psychanalytiques, le caractère parfois provocateur et peu argumenté de certains développements et de la progression d’ensemble de l’ouvrage. Pour autant, T. McGowan propose une prise de parti clairement identifiable et originale au sein des études hégéliennes.
135Cette prise de parti peut être résumée par trois motifs. Le premier consiste à faire de Hegel un penseur de la contradiction, le deuxième affirme que la contradiction hégélienne n’a pas uniquement une valeur épistémologique mais également une valeur ontologique, le troisième s’appuie sur le caractère contradictoire du réel pour faire de Hegel un penseur révolutionnaire. « Un Hegel ontologique est un Hegel contemporain, écrit McGowan. Mais c’est uniquement aujourd’hui que l’ontologie de Hegel et la position politique qui s’en déduit sont devenues visibles » (p. 85).
136L’interprétation révolutionnaire de la pensée de Hegel aurait pu inscrire McGowan dans le sillage des lectures jeunes-hégéliennes. Il s’en démarque pourtant de manière virulente dès l’introduction de son ouvrage. Ce qui fait l’originalité de Hegel tiendrait précisément, selon lui, à ce que le jeune-hégélianisme et l’ensemble des interprétations gauchisantes de la philosophie hégélienne ont rejeté : sa théorie de l’État et de la religion (p. 3). Relisant les Principes de la philosophie du droit, l’auteur considère qu’il s’agit là d’une critique des contradictions de l’économie capitaliste tiraillée par les intérêts privés, et de l’affirmation alternative d’un bien commun dont l’État est le garant (p. 78-79). Quant à l’éloge hégélien du christianisme, il est notamment orienté vers l’idée que l’amour fait dépendre la subjectivité humaine de l’existence d’autrui et introduit « une nouvelle manière de vivre en commun » (a new way of communal living), qui fait du christianisme « la religion la plus révolutionnaire qu’on ait jamais conçue » (p. 113).
137Cette défense singulière de la théorie hégélienne de l’État et du christianisme ne vise cependant pas un dépassement utopique des contradictions. Prolongeant l’idée de Žižek, McGowan considère que Hegel ne propose nullement de résoudre les contradictions, mais plutôt de les assumer et de les affronter jusqu’au bout. « Au point de l’absolu, écrit-il, nous reconnaissons qu’il n’y a rien en dehors de la contradiction » (p. 55). L’amour chrétien et l’État révèlent la contradiction inhérente au sujet : le fait que son désir est travaillé par le désir de l’autre, pour le dire dans des termes lacaniens repris par McGowan. Une telle contradiction entre soi et autrui, entre le privé et le public, entre l’égoïsme et le bien commun, est irréductible et il s’agit d’atteindre un ordre social et historique capable d’affronter cette contradiction (p. 202) – ce que ne ferait pas le capitalisme, qui la masque idéologiquement plus qu’il ne l’affronte. La liberté et la fameuse « fin de l’histoire » n’ont pas d’autre sens que de nous mettre face à nos propres contradictions, sans la soumission à quelque autorité que ce soit.
138L’ouvrage Emancipation after Hegel emprunte ainsi un chemin singulier qui, certes, surprend parfois, mais qui n’est pas sans intérêt pour la lecture de Hegel. On pourra cependant interroger la pertinence du rapport entre ontologie et politique que construit le livre. Tout se passe trop souvent comme si, entre l’analyse de la contradiction logée au cœur de l’être et l’exigence politique révolutionnaire, le monde social et historique disparaissait. Les exemples concrets ne parviennent pas à faire oublier que la perspective ontologique du livre permet trop souvent de se passer d’une étude empirique et concrète de la réalité sociale. Le rejet de Marx et des philosophes de l’École de Francfort par McGowan aurait sans doute gagné, sur ce point, à se faire moins radical.
139Jean-Baptiste VUILLEROD (Université Paris-Nanterre)
Notes
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[1]
Le présent Bulletin, placé sous la responsabilité de Gilles Marmasse, a été préparé avec Victor Béguin, Jean-Michel Buée, Francesca Menegoni, Annette Sell et David Wittmann (coordonnateurs). Ont également participé à la rédaction de la présente livraison : Thomas Anderson, Raphaël Authier, Luiz Fernando Barrére Martin, Christophe Bouton, Andris Breitling, Antoine Cantin-Brault, Emmanuel Chaput, Laura Dequal, Benoît Donnet, Mario Farina, Christophe Frey, Bruno Haas, Juan Miguel Hernández León, Jean-François Kervégan, Jamila Mascat, Stany Mazurkiewicz, Alain Patrick Olivier, François Ottmann, Florian Rada, Remy Rizzo, Alexandra Roux, Lorenzo Rustighi, Sabina Tortorella, Elena Tripaldi, Gauthier Tumpich, Jean-Baptiste Vuillerod, Alexey Weißmüller et Valentin Wey.