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Article de revue

Totalité et symptôme ou comment lire « la société »

Pages 121 à 138

Notes

  • [1]
    Les différentes tentatives ont été répertoriées et discutées du côté allemand notamment au sein de l’École de Francfort ; le résumé de ce travail de quatre décennies se trouve dans Theodor W. ADORNO, « La querelle du positivisme dans la sociologie allemande », in ID., Le conflit des sociologies, Écrits sociologiques II, Paris, Payot (Critique de la politique), 2016. Du côté français la synthèse la plus pertinente de cette discussion est donnée par Luc BOLTANSKI, Énigmes et Complots, Paris, Gallimard, 2013.
  • [2]
    La critique de cette manière de concevoir la réalité du lien social a été menée depuis Hegel ; il est impossible de donner ici une bibliographie complète des textes réfutant les théories du contrat. Nommons pour la tradition hégélienne le livre faisant autorité en la matière de Vincent DESCOMBES, Les institutions du sens, Paris, éditions de Minuit, 1996 ; pour la tradition qui reprend et synthétise les travaux de la sociologie française le livre de Bruno KARSENTI, D’une philosophie à l’autre, Paris, Gallimard, 2013, notamment p. 9-32 ; pour une approche qui relie les deux traditions d’argumentation Theodor W. ADORNO, « Société I » et « Société II », in ID., Société : Intégration, Désintégration, Écrits sociologiques I, Paris, Payot, 2011, p. 23-36 et 37-48.
  • [3]
    Car c’est Rousseau qui lance dans le Contrat social la question de savoir par quel acte un peuple est un peuple, traitant cet acte de « vrai fondement de la société » (Jean-Jacques ROUSSEAU, Du contrat social, I, V.). Cf. à ce sujet l’interprétation lumineuse de Rousseau comme penseur du social précédant tout acte politique par Bruno KARSENTI, Moïse et l’idée de peuple. La vérité historique selon Freud, Paris, éditions du Cerf, 2013, p. 11-58.
  • [4]
    Louis ALTHUSSER, Étienne BALIBAR, Roger ESTABLET, Pierre MACHEREY, Jacques RANCIÈRE, Lire le Capital, Paris, PUF (Quadrige), 1996, p. 75 ; par la suite nous citons cet ouvrage directement dans le corps du texte sous le sigle LLC. Nous ne citerons que les deux textes d’Althusser « Du Capital à la philosophie de Marx », LLC, p. 4-79 et « L’objet du Capital », ibid., p. 247-418.
  • [5]
    Notons qu’Althusser, plus tard, ne parlera plus de « vérité », mais de justesse des concepts philosophiques, résultant de leur ajustement à la conjoncture ; cf. Louis ALTHUSSER, « Justesse en philosophie », in ID., PenseR, Paris, Le temps des cerises, 2006, p. 147-155.
  • [6]
    Cette récusation du « sujet » s’établit très tôt dans l’œuvre d’Adorno, dès 1932, cf. sa conférence « L’actualité de la philosophie », in Theodor W. ADORNO, L’actualité de la philosophie et autres essais, Paris, éd. de la rue d’Ulm, 2009. Il déclinera ce thème jusqu’à sa mort en 1969. La discussion française des années 1930-1950, en revanche, est encore prise dans la phénoménologie husserlienne, réfléchissant essentiellement à des problèmes d’intentionnalité et de donation de sens.
  • [7]
    Pour une reconstruction de la position hégélienne cf. Axel HONNETH, Le droit de la liberté, Paris, Gallimard, 2015 ; pour une reconstruction de la position durkheimienne cf. Bruno KARSENTI, La société en personnes, Paris, Economica, 2006.
  • [8]
    Cf. les pages sur le « conformisme logique » comme condition de possibilité de la société, dans Émile DURKHEIM, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF (Quadrige), 2013, p. 19 sq.
  • [9]
    Une conception semblable du dernier refuge de la critique se trouve chez H. Marcuse qui place le potentiel critique dans les « grands » concepts de la philosophie (cf. Herbert MARCUSE, « Philosophie und Kritische Theorie », in ID., Schriften. Vol. 3, Francfort, Suhrkamp, 1981, p. 227-249). Cette deuxième conception est bien plus restreinte que celle de Durkheim, tenant à sa disposition la totalité des productions spirituelles, y compris le langage quotidien, pour asseoir sa critique.
  • [10]
    Cf. Theodor W. ADORNO, « Brève notice sur l’objectivité en sciences sociales », in ID., Le conflit des sociologies, op. cit.
  • [11]
    Les deux endroits les plus importants où Habermas énonce cette critique d’Adorno sont la Théorie de l’agir communicationnel, T. 1, Paris, Fayard, 1987, chap. IV.2 ; et Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard (Tel), 2011.
  • [12]
    Le volume qui rassemble ces critiques est celui édité par Axel HONNETH et Hans JOAS, Theorien des Historischen Materialismus, Francfort, Suhrkamp, 1977 ; il contient un texte remarquable d’Axel Honneth, exposant tous les arguments du paradigme intersubjectif contre le marxisme structuraliste : « Geschichte und Interaktionsverhältnisse ». Notons aussi le volume édité par le professeur de sociologie berlinois dont Honneth fut l’assistant avant de devenir celui de Habermas, à savoir Urs JAEGGI, Theoretische Praxis, Probleme eines strukturalen Marxismus, Francfort, Suhrkamp, 1982.
  • [13]
    Les arguments contre cette confusion conceptuelle sont avancés par Althusser dès son premier livre, Montesquieu. La politique et l’histoire, Paris, PUF (Quadrige), 1959, p. 28-42.
  • [14]
    Quant à ce sujet voir le texte magistral de Georges CANGUILHEM, « Le problème des régulations dans l’organisme et dans la société », in Écrits sur la médecine, Paris, Le Seuil (Champ Freudien), 2002, p. 101-125.
  • [15]
    La version la plus aboutie et la plus convaincante de ce fonctionnalisme absolu se trouve chez Niklas LUHMANN, dans son texte programmatique « Funktion und Kausalität », Kölner Zeitschrift für Soziologie, 14, 1964, p. 617-644.
  • [16]
    Cf. p. ex. le passage de Lire le Capital déjà cité, p. 280.
  • [17]
    Méthode établie dès 1894 dans les Règles de la recherche sociologique (Paris, PUF, 1996). Le positivisme d’inspiration comtienne que Durkheim y expose et poursuivra comme méthode par la suite n’a rien à voir avec un empirisme. Durkheim, de par sa définition du fait social comme ce phénomène qui est le résultat d’une contrainte, donc souvent perceptible uniquement à partir de la sanction, est entièrement théorique. Le « fait » de Durkheim est un produit de sa théorie, de telle sorte que Durkheim ne pourrait pas parler de « donné ».
  • [18]
    Sur la politique de la science durkheimienne cf. le livre de Francesco CALLEGARO La science politique des modernes : Durkheim, la sociologie et le projet d’autonomie des modernes, Paris, Economica, 2015. Signalons également l’existence d’un bref texte très étonnant de Jacques Rancière, faisant l’éloge du projet politique de Durkheim et de l’École durkheimienne, intitulé « L’éthique de la sociologie », in Collectif « Révoltes logiques » éd., L’empire du sociologue, Cahiers libres 384, Paris, La Découverte, 1984, p. 13-36.
  • [19]
    Émile DURKHEIM, La division du travail social, Paris, PUF, 2001, p. 66.
  • [20]
    Indiscernabilité qui sur un mode critique fut énoncée pour la première fois par Jacques Rancière, « Sur la théorie idéologique : politique d’Althusser », in ID., La leçon d’Althusser, Paris, La fabrique, 2011, p. 213-254. La critique de Rancière vise le concept de science (althussérienne ou sociale dans le cas de Durkheim) nécessité par un concept de totalité la postulant comme formation essentiellement inconsciente et mettant ainsi à mal la capacité des acteurs à dire ce qui structure leur pensée et leur agir.
  • [21]
    L’évolution la plus évidente est bien sûr celle décrite par le passage d’une solidarité mécanique à une solidarité organique (cf. É. DURKHEIM, De la division du travail social, op. cit.).
  • [22]
    Notons que tout un travail serait à faire concernant le deuxième objet sociologique central de Durkheim, à savoir la religion. Ici Durkheim lit avant tout des protocoles produits par des ethnologues. À un certain niveau ceci ne pose aucun problème épistémologique si on considère que c’est la pratique ritualisée qui forme le protocole d’elle-même et que l’ethnologue en donne une description fidèle. Le problème apparaît bien évidemment à partir du moment où l’on met en cause le statut de la description en ethnologie, mais il nous semble que Durkheim lui-même n’a pas abordé le problème ; en un certain sens on pourrait dire qu’il a considéré les textes de la science sociale qu’est l’ethnologie comme des reproductions de pratiques qui sont en elles-mêmes structurées comme des textes.
  • [23]
    Ce qui parle contre cette possibilité est le fait que le droit comme « symbole » est en lui-même une expression négative de la solidarité, car il ne l’exprime qu’à travers la sanction. Le problème de l’expressivité de la totalité se pose par rapport aux symboles religieux.
  • [24]
    Nous revenons à la fin de cet article à la question de savoir dans quels textes le corps social se dépose.
  • [25]
    Nous employons le terme althussérien pour désigner l’activité de connaître, donc « production » d’une connaissance. Il est évident que cette logique de la production renvoie Althusser à un cercle, car lui aussi doit assumer le caractère productif de son activité de « lire ». C’est en cet endroit qu’intervient le concept de « science » dans la philosophie althussérienne, à travers lequel il essaie de distinguer une activité non idéologique dans le domaine de la connaissance d’une activité idéologique (cf. sur la question de la science Emilio de IPOLA, Althusser. L’adieu infini, Paris, PUF (Pratiques théoriques), 2012, p. 73 sq.).
  • [26]
    La théorie d’une telle conception de l’activité de l’inconscient a été élaborée par Vincent DESCOMBES, L’inconscient malgré lui, Paris, Minuit, 1977.
  • [27]
    Cf. Jacques RANCIÈRE, « Sur la théorie de l’idéologie : politique d’Althusser », op. cit.
On avance et puis on voit.

1L’actualité de la philosophie d’Althusser, et notamment de ses interventions dans Lire Le Capital, se situe au cœur d’une problématique qui, malgré les efforts théoriques qu’on a entrepris du côté de la philosophie autant que du côté de la sociologie pour l’anéantir  [1], hante toujours les théories de la société pour autant qu’elles prennent au sérieux leur objet, à savoir la société elle-même. Le concept de cette dernière, à moins qu’on ne veuille persister dans une antique philosophie politique qui porte aux nues un individu dont on ne saurait expliquer ni l’émergence ni la consistance, et qui fonde le commun sur des contrats établis entre ces êtres miraculeux  [2], ne peut se passer de l’idée d’une cohésion sociale qui précède toute convention. Nous appelons cette problématique celle de la totalité sociale, objet de prédilection de la philosophie politique et sociale depuis Rousseau  [3], puis depuis Hegel, et dont Althusser se saisit avec l’acuité théorique qui lui était propre. Il y discerne en effet deux choses. Tout d’abord, le noyau même des problèmes qui se posent à l’auto-compréhension des sociétés capitalistes modernes, de leur nécessaire méconnaissance quant à leur propre complexion, méconnaissance qui s’exprime précisément dans le débat désormais stérile entre les tenants d’une position individualiste, celle de la « philosophie politique libérale » et ceux d’une position « sociologique » en philosophie politique, laquelle se figure la société sous la forme d’un tout plus ou moins compact et composé de parties inconsciemment solidaires les unes des autres. En effet, le concept de « totalité articulée » d’Althusser réfute à la fois le récit d’une société moderne éclairée se déterminant elle-même à travers la réflexion, communicationnelle ou non – en tout cas commune et publique – à ses actes, désirs et dérives, et le récit opposé d’une totalité produisant à travers l’opacité des pratiques sociales les réquisits moraux pour une vie commune juste. Rien moins que la construction du concept d’une totalité sociale injuste, incapable d’avoir prise sur elle-même pour faire advenir de la justice, voilà donc ce qui est en jeu quand Althusser produit son concept de totalité. La critique de la société capitaliste a bien évidemment besoin d’un tel concept, d’un tel universel concret qui ne décrit pas « le social » mais la société capitaliste dans sa tendance à produire une cohésion injuste  [4], et c’est en ce sens que nous avons parlé de l’acuité théorique d’Althusser qui, en récusant à la fois l’individualisme et le solidarisme, s’efforce précisément de le forger. Toute la question est de savoir s’il y parvient sans hypostasier théoriquement un tout dont il ne peut fournir la connaissance concrète. Autrement dit : quel niveau de réalité échoit en propre à la totalité sociale (injuste) dont Althusser produit le concept ? Afin d’expliciter cette question, nous faisons d’abord un bref passage par l’histoire de la pensée critique de la société, qui se caractérise précisément par le fait de vouloir extirper d’elle-même le concept de totalité.

Société et totalité

2Pour dessiner les contours de cette problématique et sa fécondité dans l’espace de la philosophie politique et sociale du XXe siècle, on passera par l’étranger, qu’on utilisera comme catalyseur pour dégager la spécificité de la pensée althussérienne de la société. C’est en Allemagne, à l’intérieur de la théorie critique, que le débat sur le lien entre le concept de société et celui de totalité a été mené pendant des décennies, c’est donc par cet extérieur qu’on passera afin de saisir la singularité du concept de totalité d’Althusser. La question de savoir si ce concept produit une connaissance « vraie », au sens qu’Althusser lui-même donne à ce terme, à savoir une connaissance qui produit des expériences nouvelles permettant de sortir du champ de connaissance au sein duquel il a été élaboré (LLC, p. 66)  [5], sera abordée par la suite.

3Notons d’emblée qu’il y a eu une réception d’Althusser dans l’École de Francfort et qu’elle fut entièrement négative. Ceci tient au fait que c’est la deuxième génération (Habermas, Honneth) qui a discuté ce qui à l’époque a été appelé le marxisme structuraliste, et non la première. Dans l’histoire de l’École de Francfort, donc dans l’histoire de la théorie critique de la société en Allemagne, on constate de fait une sorte d’inversion de la discussion théorique par rapport à l’évolution de cette discussion en France dans les décennies qui nous intéressent, donc les années 1930-1970. La théorie critique commence par poser la thèse d’une société capitaliste existant sous forme de totalité indépendante de la volonté et de la conscience des sujets sociaux lesquels, dans cette perspective, sont avant tout conçus comme les agents presqu’inconscients de cette totalité et non comme des acteurs autonomes. Ceci est du moins la thèse d’Adorno sur le « tout » que formerait l’ensemble des rapports sociaux de la société capitaliste, qui ne laissent pas trop de place à l’intentionnalité d’un sujet donateur de sens, ni à une conscience ou conscience de soi fondatrice de la réalité ni, enfin, à une quelconque essence anthropologique de l’homme qui lui permettrait, par chance car par nature, d’échapper à sa détermination sociale ou d’en sortir pour y accéder  [6]. Adorno caractérise dans le même temps cette totalité sociale comme étant « non-vraie », n’étant donc produite ni par la raison hégélienne, ni par un équivalent moral de la raison comme la solidarité durkheimienne  [7]. La position adoptée par Adorno à l’égard de la totalité que forme la société capitaliste est donc d’emblée critique, et c’est elle qui motivera la récusation du concept de totalité dans la suite de l’histoire de l’École de Francfort. Car postuler la non-vérité de la totalité implique pour le moins deux thèses : une première portant sur la logique de cohésion de la totalité en question, et une deuxième sur la capacité des acteurs à s’approprier cette logique.

4Concernant la logique de cohésion qui structure la totalité, la thèse d’Adorno doit être, étant donné la non-vérité de la totalité, que rien dans ce qui produit la cohésion de la totalité sociale ne peut servir la théorie pour élaborer les critères de sa critique. Une brève confrontation avec le véritable grand penseur de la totalité sociale au XXe siècle – Durkheim – permet de rendre évidente cette impossibilité apparente de la critique adornienne. Durkheim aussi pense la société comme une totalité distincte des individus, comme quelque chose qui les contraint et les détermine à leur insu, mais il saisit la cohésion entre les individus produite par cette contrainte à travers le concept de « solidarité ». Solidarité signifie ici deux choses : premièrement, ce qu’on pourrait appeler une « solidarité mentale » entre les individus ; ces derniers pensent dans des catégories communes, jugent selon des formes de jugement communes et c’est cette réelle communauté mentale qui fait qu’il y ait société  [8]. Deuxièmement, et au-delà de cette détermination épistémologique formelle de la solidarité, ce terme se réfère chez Durkheim au contenu des catégories partagées. À la base de la solidarité mentale se trouve une solidarité réelle, produite dans et par la division du travail, qui se sédimente dans ces catégories et formes de pensée. En elles s’est spiritualisée une pratique réelle de solidarité et de coopération, fondée sur une justice qui, peut-être, à l’origine ne fut que redistributive et, en un sens banal du mot, égalitaire, mais dont le dépôt dans des concepts et mots a engendré un processus exigeant toujours plus de justice. Du moins, le dépôt dans les mots, concepts et formes de pensée bloque une complète déviation des pratiques au sens où le contenu spirituel permet la critique des pratiques effectives  [9]. La pensée aurait donc elle-même un contenu normatif dont la théorie peut se saisir afin de critiquer des pratiques sociales qui détruisent la solidarité réelle et tentent d’atteindre à la solidarité mentale de la société. Notons que la théorie sociale, si elle conçoit la totalité sous cette forme, défendra toujours la société – donc cette entité qui n’existerait pas sans solidarité mentale –, et à l’intérieur de ce paradigme elle a de bons arguments pour le faire.

5C’est ce deuxième pas, induisant de la solidarité mentale une solidarité morale, qu’Adorno ne franchit pas. Bien qu’il soit entièrement d’accord avec Durkheim pour dire que l’on ne peut parler de société sans la concevoir comme totalité et qu’on ne puisse concevoir la totalité sociale sans le concept de solidarité mentale  [10], il ne le suit pas lorsqu’il s’agit de déduire de cette solidarité épistémologique un concept moral de solidarité, capable de fonder l’ordre politique en ce qu’elle véhiculerait une idée vraie de justice. Pour Adorno en effet, le contenu des catégories partagées par les membres d’une société n’est pas automatiquement porteur d’une vérité normative, seulement parce que ces catégories sont le résultat d’une contrainte sociale réalisée par et dans une certaine forme de division du travail.

6Le problème de cette conception de la totalité sociale réside dans le fait que l’on manque du coup apparemment d’ancrage pour la critique des pratiques effectives. Si la société est fausse jusque dans les catégories et formes de pensée des individus, à partir de quel lieu d’énonciation se dit leur fausseté ? Ce n’est ici pas le lieu pour discuter ce point, ni la question de savoir si la problématique est bien posée, mais il faut le nommer pour comprendre la véhémence avec laquelle la deuxième génération de l’École de Francfort a récusé le concept de totalité d’Adorno. Cette violence ne s’explique que par rapport à cette question portant sur le « sujet » de la critique qui a apparemment disparu de la théorie adornienne, ou encore a été relégué dans la théorie qui, elle, semble pouvoir s’extraire de la totalité sociale.

7Habermas, face à ce qu’il perçoit comme une impasse de la critique  [11], tire les conséquences et conçoit autrement l’objet « société ». Cette dernière n’apparaît plus, sous sa plume, comme une totalité indépendante des individus et créatrice de sujets du fait qu’elle les insère dans des rapports sociaux dont la logique se reproduit dans leurs manières de penser et d’agir. Ou bien, même si la société est aussi cela, ce n’est pas, aux yeux d’Habermas, tout ce qu’elle est. Car bien qu’il existe, aussi pour Habermas, une cohésion sociale qui n’est pas produite par les individus, cette cohésion peut être mise au jour dans et par l’intersubjectivité, c’est-à-dire l’échange communicationnel. L’opacité de l’immédiat est jugulée par une philosophie qui nous assure qu’il ne faut pas s’en inquiéter à partir du moment où la communication est toujours capable de la rendre transparente. Bref, la communication permet de faire passer le vécu à l’explicite, et à partir de ce moment-là il n’est nul besoin de se préoccuper de la totalité, qui devient un horizon mental dont les sujets peuvent se saisir par la réflexion commune, effectuée dans l’échange langagier. Notons que Habermas corrobore cette conception de la société moins par des recherches empiriques sur les pratiques sociales, mais en avançant un argument philosophique qu’il appelle post-métaphysique : soutenir l’existence d’une totalité relèverait de la métaphysique hégélienne en ce que ce concept obligerait à supposer un esprit unique s’exprimant dans toutes les parties du tout, sans que ces parties n’aient prise sur ce qui se passe en elles. La solidarité mentale que Marx avant Durkheim avait déjà déduite de la division du travail au sein de la société capitaliste se voit ici retraduite en esprit absolu – Marx ramené à un Hegel spiritualiste en quelque sorte –, et en dernière instance c’est cette opération qui explique pourquoi les adeptes du paradigme communicationnel ou intersubjectiviste ont réagi avec une telle violence à la philosophie d’Althusser  [12] qui, précisément, visait à construire un concept de totalité sociale non-métaphysique, et ceci précisément à partir d’une nouvelle lecture de Marx. Accepter cette réintroduction de la totalité dans son caractère indomptable aurait obligé la nouvelle théorie critique à mettre en question le concept de critique dont elle se servait : une critique qui, au sein de ce paradigme, suit les acteurs dans leur activité consistant à rendre explicite précisément cette opacité immédiate qui les oblige et à mettre en question le bien-fondé de son caractère contraignant sur fond du critère que constitue la rationalité communicationnelle en elle-même.

8Dans la discussion de la pertinence du concept de totalité pour concevoir la société moderne, le problème de la critique constitue donc un point d’achoppement, voire le problème central. Car c’est en elle que s’avère la raison pour laquelle on se débat avec le concept de totalité. Cette raison se résume en dernière instance à une question de méthode : toute la question est en effet de savoir par quelle méthode on peut accéder à ce qui produit et structure les sujets, qui peut mettre ce principe de structuration en question, et aussi s’il faut le mettre en question. Pour Habermas, et pour toute théorie du social qui part de l’idée que les catégories de pensée, les règles de l’agir, bref, ce qu’on peut appeler la grammaire du social, peuvent être rendues explicites par les acteurs eux-mêmes, la question de la méthode est toujours déjà réglée : ce sont ici les pratiques sociales qui ouvrent la perspective sur ce qui produit et structure les sujets et, par conséquent, c’est en elles que se formule la critique à l’égard de différentes logiques de production de la société.

9Or tout cela, toute cette construction rassurante sur notre vécu disparaît dès que l’on maintient un lien fort entre le concept de totalité et celui de société. Althusser, du coup, dérange. La question n’est pas tant de savoir si cette perturbation de la quiétude du paradigme intersubjectiviste et pragmatiste que constitue le concept althussérien de totalité est juste – dans les faits, aucune théorie de la société ne peut se passer d’un concept de totalité à moins de réduire ce qu’elle veut saisir du réel à des débats actuels dont elle ne saurait déterminer la pertinence ni la portée – mais quelle plus-value théorique apporte la version althussérienne du concept au problème que Habermas a justement posé pour la possibilité de la critique d’une théorie qui opère avec un concept de totalité non-vraie, c’est-à-dire détachée de l’idée que ce qui produit le tout social est la raison.

Totalité articulée

10Qu’est-ce qui distingue alors la totalité d’Althusser d’autres tentatives de penser la réalité sociale sous forme d’un tout, précédant les individus ? Althusser lui-même tente une réponse à cette question, en discutant les différents concepts de totalité que l’on peut trouver dans l’histoire de la philosophie, dans le but de soustraire le concept marxien de totalité à cette histoire. Cette réponse se fait en deux temps. Dans un premier temps, il explicite le caractère métaphysique des anciens concepts de totalité qui se caractériseraient par le fait de penser l’unité du tout comme étant le résultat de l’action d’un sujet « un », anciennement appelé « Dieu » et apparaissant chez Hegel – le philosophe auquel Althusser consacre ses efforts critiques – sous forme d’esprit. Dans un deuxième temps il essaie de montrer que cette action d’un sujet unique ne doit pas être supposée, du moment que l’on accepte, avec Marx, que le social est fait de rapports. Et on ne saurait penser des rapports sous la catégorie de « sujet  [13] », car les rapports

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déterminent des places et des fonctions qui sont occupées et assumées par des agents de la production, qui ne sont jamais que les occupants de ces places, dans la mesure où ils sont les porteurs (Träger) de ces fonctions. Les vrais sujets (au sens de sujets constituants du procès) ne sont donc pas ces occupants ni ces fonctionnaires, ne sont donc pas, contrairement à toutes les apparences, les évidences du donné de l’anthropologie naïve, les individus concrets, les hommes réels, - mais la définition et la distribution de ces places et de ces fonctions. Les vrais sujets sont donc ces définisseurs et ces distributeurs : les rapports de production (et les rapports sociaux politiques et idéologiques). Mais, comme ce sont des rapports, on ne saurait les penser sous la catégorie de sujet. Et si d’aventure on s’avisait de vouloir réduire ces rapports de production à des rapports entre les hommes, c’est-à-dire à des rapports humains, on ferait injure à la pensée de Marx, qui montre avec la plus grande profondeur, que les rapports de production (tout comme les rapports sociaux politiques et idéologiques) sont irréductibles à toute intersubjectivité anthropologique, puisqu’ils ne combinent des agents et objets qu’en une structure spécifique de distribution de rapports, de places et de fonctions, occupées et portées par des objets et des agents de la production. [LLC, p. 393]

12Cette conception de la totalité la fragmente d’emblée : la totalité althussérienne n’est pas « une » mais faite d’une multiplicité de rapports qui se trouvent dans des constellations historiques variables, ce qui permet à Althusser d’accorder à toute totalité sociale le statut de « l’unité d’une conjoncture » (LLC, p. 283). Cette totalité spécifique, toujours actuelle et dont Marx aurait élaboré le concept, est « constituée par un certain type de complexité, l’unité d’un tout structuré, comportant ce que l’on peut appeler des niveaux ou instances distincts et relativement autonomes, qui coexistent dans cette unité structurale complexe, en s’articulant les uns sur les autres selon les modes de déterminations spécifiques, fixés en dernière instance par le niveau ou instance de l’économie. » (LLC, p. 280) Avant d’en venir au point crucial, c’est-à-dire à la « détermination en dernière instance » qui met en arrêt la combinaison des rapports et en ce sens pourrait être soupçonnée de tenir le rôle de l’ancien « sujet » métaphysique, il faut montrer en quoi cette totalité structurale, tout en étant totalité, échappe à la logique du « un ».

13La logique du « un » qu’Althusser rejette est celle de Hegel, ou du moins celle de son Hegel à lui. Selon Althusser, la totalité hégélienne serait un « tout spirituel » au sein duquel toutes « les parties conspirent entre elles » (LLC, p. 279). Par « toutes les parties » Althusser entend « les éléments économiques, politiques, religieux, esthétiques, philosophiques, etc. du tout social » (ibid.). Tous ces éléments concouraient donc par une action d’ensemble à un même effet – c’est là le sens qu’il convient de donner au verbe « conspirer », bien qu’Althusser récupère aussi en sous-main la « ruse de la raison » hégélienne par le choix de cette expression précise. Dans cette conception du tout social, toutes les parties œuvrent donc en commun pour la réalisation d’une même fin, ce qui n’est intelligible que si l’on conçoit les parties du tout comme contenant chacune en elle-même « sous la forme immédiate de son expression, l’essence même de la totalité » (LLC, p. 277). Aucun élément de la totalité sociale n’aurait donc de logique ou de finalité autonome, chacun ne ferait que décliner à sa manière une seule et unique essence qui, logiquement, précède la constellation concrète et historiquement située des éléments. Dans le résumé d’Althusser :

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Le tout hégélien possède un type d’unité tel que chaque élément du tout, qu’il s’agisse de telle détermination matérielle ou économique, telle institution politique, telle forme religieuse, artistique ou philosophique, n’est jamais que la présence du concept à soi-même dans un moment historique déterminé. C’est en ce sens que la coprésence des éléments les uns aux autres, et la présence de chaque élément au tout sont fondées dans une présence préalable en droit : la présence totale du concept dans toutes les déterminations de son existence. [ibid., nous soulignons]

15C’est bien évidemment la préexistence de la finalité du tout par rapport à son effectuation réelle qui constitue le moment métaphysique de cette conception. Or en supprimant cette préexistence de l’essence sur l’existence, Althusser ne supprime tout de même pas une de ses conséquences, c’est-à-dire la cohésion des parties, le fait qu’elles forment un tout.

16Le problème de la conception althussérienne de la totalité peut en effet être ramené à cette question de la cohésion des parties, désormais pensées comme des rapports sociaux qui se trouvent dans une constellation conjoncturelle. La réponse d’Althusser à ce problème est typique de sa manière de pratiquer la philosophie : il part du principe que le problème, étant un problème classique de l’histoire de la philosophie et posé à l’intérieur d’un champ idéologique qu’il convient de quitter, est mal posé. Poser la question de la cohésion, c’est supposer du sens, et afin de quitter ce terrain du « sens », du caractère sensé du donné, il faut faire simple : on ne peut parler de société que là où il y a cohésion ; l’objet « société » est défini par la cohésion de ses parties, et la seule question à poser est celle de savoir quelle configuration concrète prend la cohésion à un certain moment historique donné. Dans la conceptualisation d’Althusser, la société est un produit de l’histoire qui, par un mécanisme qu’il convient d’élucider, a pour propriété d’avoir un « effet de société ». Ce mécanisme « fait exister comme société le résultat de la production d’une histoire, […] qui fait exister ce résultat comme société, et non comme tas de sable, fourmilière, magasin d’outils ou simple rassemblement humain […] Sous cet angle Le Capital doit être considéré comme la théorie du mécanisme de production de l’effet de société dans le mode de production capitaliste. » (LLC, p. 74 sq.) Il y a donc certes différentes manières de produire l’effet de société. Le mode capitaliste en est une, mais il n’y a aucune manière de penser la société sans la penser comme une totalité. C’est tout de même avec une certaine évidence étonnante qu’Althusser franchit le pas menant de « l’effet société » au fait que cet effet se manifeste sous forme d’une entité totalisante car, sans crier gare, après tous les efforts qu’il a faits pour se soustraire aux concepts de la philosophie classique, Althusser, en s’appuyant sur le Marx de Misère de la philosophie et de l’Introduction de 1857, décrit le résultat de l’effet de société, c’est-à-dire la société elle-même, comme un « corps » : « La société y [sc. dans l’Introduction de 1857] est prise alors comme corps, et non comme n’importe quel corps, mais comme ce corps qui fonctionne comme société. » (LLC, p. 74) Plus tard : « La structure du tout est articulée comme la structure d’un tout organique hiérarchisé. La coexistence des membres et rapports dans le tout est soumise à l’ordre d’une structure dominante, qui introduit un ordre spécifique dans l’articulation des membres et des rapports » (LLC, p. 227).

17Il est vrai que la métaphore corporelle qui intervient dans le texte de Marx comme dans sa reprise par Althusser est particulièrement apte pour décrire une totalité qui se constitue en immanence par des mécanismes de régulation  [14], c’est-à-dire qui n’est pas instituée par une loi qui lui est donnée de l’extérieur, par un sujet autre que le corps, lui imposant une finalité. Et il est également vrai que la seule manière pour échapper à un fonctionnalisme absolu  [15], indifférent à la finalité du tout et empêchant par là toute possibilité de sa critique, consiste à supposer un principe qui impose, malgré tout, une certaine forme à ce corps – sinon tous les corps se vaudraient. Mais pour opérer la critique de la complexion concrète du « corps », on doit devoir déterminer ce qui donne forme, donc l’ordre de la structure dominante pour lequel Althusser emploie plus souvent le concept de « détermination en dernière instance  [16] ». Car c’est elle qui donne forme à la totalité, qui fait en sorte qu’on est face à cette totalité concrète et non à une autre. Selon Althusser cette détermination, concernant la société capitaliste moderne, est économique. Or, afin de pouvoir poser cela, il faudrait que l’on puisse montrer comment et où cet ordre se manifeste, sinon le dicton de Hegel selon lequel une affirmation en vaut autant qu’une autre doit être appliqué et la théorie althussérienne, affirmant que ce qui « donne forme » est l’économie, vaudrait exactement celle de Habermas situant ce qui « donne forme » dans la raison communicationnelle. Toute la question est alors de savoir si Althusser parvient à discerner et à mettre au jour l’activité réelle de la détermination en dernière instance.

Totalité et symptôme

18L’entreprise de Lire le Capital consiste à développer une méthode permettant de discerner des logiques de production du réel. Lorsqu’Althusser critique le concept de totalité de Hegel, il le fait avant tout pour démontrer que l’emploi d’une certaine méthode pour accéder au principe ou à l’ordre structurant la totalité trahit en elle-même une certaine conception de ce principe. Ainsi insiste-t-il sur le fait que dans la totalité hégélienne « tous les éléments sont donnés dans une coprésence, qui est elle-même la présence immédiate de leur essence, devenue ainsi immédiatement lisible en eux » (LLC, p. 277). De ce fait, « toutes les parties sont expressives les unes des autres, et expressives chacune de la totalité sociale qui les contient » (ibid.). Le point central de ces formulations complexes réside dans l’idée que l’on peut, du point de vue de la méthode, si on présuppose un sujet « un » ordonnançant la totalité, accéder à ce « sujet » à partir de chacune des parties qui chacune en est l’expression positive. On peut lire l’essence dans les parties, elles sont l’épiphanie du sujet « un ». Vu qu’Althusser a expulsé ce sujet de la pensée de la société, le particulier ne peut plus constituer cette voie d’accès au mécanisme qui donne forme au corps.

19Quel genre de connaissance alors peut-on avoir de l’ordre structurant la combinaison des structures ? Althusser ne doute pas de la possibilité d’une connaissance de cet ordre. À ses yeux Le Capital de Marx n’est rien d’autre que la production d’une connaissance vraie ou juste de cette logique structurante qui échappe à l’unicité du sujet ou de l’esprit. Le problème est néanmoins qu’Althusser nous indique bel et bien une méthode pour accéder à un mécanisme de production d’un certain ordre, à savoir la lecture symptômale, mais que cette dernière n’est valable que pour des textes théoriques et non pour le corps social. Le rapport entre ces textes et le corps social reste donc à élucider, si l’on veut accorder à Althusser, ou à son Marx, d’avoir produit une connaissance non de l’ordre qui commande la structure d’un champ de connaissance – le champ d’une science – mais de l’ordre qui commande la structure des rapports sociaux.

20Pour bien poser ce problème, un second rapide détour par la sociologie de Durkheim est utile. On l’a dit, pour Durkheim – qui serait entièrement d’accord avec Althusser concernant le fait qu’il n’y a pas de société qui n’est pas une totalité articulée – l’agencement concret de cette totalité obéit au principe de solidarité, effectué à l’insu des sujets dans la division du travail social dans laquelle ils sont pris à travers leurs pratiques. Comme tout penseur de la totalité, Durkheim se voit lui aussi face au problème que la totalité n’est pas un objet « empirique » mais, comme dirait Althusser, seulement un objet de pensée (LLC, p. 266). Cela n’empêche pas que l’objet de pensée doit avoir un certain rapport avec l’objet réel, donc le monde social. Durkheim, fidèle au positivisme qu’il a mis en forme pour l’enquête sociologique  [17], cherche par conséquent des réalités qui pourraient confirmer sa thèse théorique, la base donc du volet politique  [18] de la science qu’il est en train de fonder. Une de ces réalités est le droit, que Durkheim considère comme étant « le symbole visible de la solidarité  [19] », solidarité qui, quant à elle, est agie dans les sujets sans qu’ils en aient nécessairement conscience ; sans qu’ils aient, en tout cas, prise sur elle. La conception durkheimienne, en ce point presque indiscernable de celle d’Althusser  [20], revient donc à dire que le social est une totalité qui se forme en immanence, à travers des pratiques sociales diverses et historiquement variables s’articulant entre elles selon un principe agissant à l’insu des sujets, de manière inconsciente, et qui lui-même, bien qu’il soit toujours déterminé comme « solidarité », évolue quant à sa complexion au fil de l’histoire  [21]. Ce qui le distingue d’Althusser est qu’il considère que cette activité du principe d’ordonnancement se manifeste dans ce qu’on pourrait appeler des premiers protocoles réfléchis de cette activité, comme le droit  [22]. La tâche du sociologue consiste à « lire » ces protocoles. Peu importe ici que Durkheim adopte une lecture « symbolique » de ces protocoles et tombe par là possiblement dans la problématique qu’Althusser a explicitée par rapport aux théories qui supposent une totalité expressive  [23]. Le point central consiste dans le fait que le rapport à la réalité sociale passe chez Durkheim par une lecture de protocoles, de textes que produit la société, donc de formes écrites dans lesquelles elle se réfléchit, inconsciemment certes, mais tout de même en produisant une connaissance sur elle-même qu’un travail de réflexion sur ces formes de réflexivité – travail qu’accomplit la sociologie – peut mettre au jour afin que la société dans son ensemble puisse régler ses conduites sur les principes qui non seulement la structurent actuellement mais constituent ses conditions de possibilité. Cette idée importe ici au plus haut point à titre comparatif pour la simple raison qu’Althusser élabore lui aussi une méthode de lecture – dite « symptomale » – qui est censée permettre d’accéder aux modes de production de textes – à la logique qui les structure, mais qui ne relie pas cette lecture des textes à la société. Quand il en vient à cet objet, Althusser ne semble pas avoir besoin de lire pour savoir ce qui la structure, que « la détermination en dernière instance » de l’articulation de la société est économique. Or, cela nous exposerait au problème de ne pas avoir de méthode pour accéder à cette connaissance, à moins qu’on parvienne à établir un rapport entre la lecture des textes théoriques et la connaissance que la théorie peut produire sur la complexion concrète de la société.

21Ce rapport semble en effet être établi par Althusser lui-même, qui le pointe sans l’expliciter, ce qui, peut-être, est une de ses bévues. Il indique en creux cette piste d’une lecture symptomale de la totalité sociale lorsqu’il en vient à parler de la totalité sociale selon Marx :

22

Nous sommes dans la même situation que Marx, qui nous dit en propres termes que c’est la connaissance de la Gliederung (de la combinaison articulée, hiérarchisée, systématique) de la société actuelle qu’il faut élucider, pour pouvoir accéder à l’intelligence des formes antérieures, et donc des formes les plus primitives. La fameuse phrase sur l’anatomie de l’homme clé de l’anatomie du singe, bien entendue, ne veut rien dire d’autre : ce n’est pas la genèse historique des catégories, ni leur combinaison dans des formes antérieures, qui nous donne leur intelligence, mais le système de leur combinaison dans la société actuelle. De la même manière, c’est l’élucidation du mécanisme de l’effet de connaissance actuel, qui seule peut nous donner des lumières sur les effets antérieurs. [LLC, p. 72]

23Le parallélisme introduit entre l’élucidation du mécanisme de l’effet de connaissance actuel et l’élucidation de la combinaison articulée de la société actuelle installe une telle proximité entre les textes que lit Marx – donc des textes des sciences sociales  [24] – et le corps social qu’on a l’impression qu’Althusser ne distingue pas entre les deux logiques de production : celle de la théorie et celle de la société. Car cette proximité à l’état de parallélisme incite à comprendre que la combinaison articulée de la société actuelle a le même statut que le « mécanisme de l’effet de connaissance » ; que donc cette combinaison articulée – articulation qui doit nécessairement inclure en son sein la « détermination en dernière instance » sous peine de sortir de la logique d’immanence qui est celle de la théorie d’Althusser – produit l’effet société de la même manière que quelque chose, également appelé « mécanisme », produit l’effet connaissance. Or, s’il en est ainsi, on doit pouvoir appliquer la méthode qui permet d’accéder au mécanisme qui produit l’effet connaissance également au mécanisme qui produit l’effet société. Donc il devrait y avoir une « lecture symptomale » de la société, ce qui ouvre deux possibilités : soit on considère que les textes des sciences sociales incluent des symptômes renvoyant au mécanisme de l’effet société, et non seulement des symptômes renvoyant au mécanisme de l’effet connaissance. Soit on commence à concevoir la totalité sociale non comme corps mais comme texte.

24Althusser, pour rendre compte de la nouveauté que constitue la théorie de Marx, lui impute une certaine manière de lire l’économie politique classique consistant à porter l’attention sur les endroits où les textes se taisent, et où ils avèrent quelque chose sans le percevoir. Le célèbre exemple donné par Althusser est celui du concept de « force de travail », concept qui manque à la théorie économique classique et que Marx peut pourtant élaborer à partir de ses textes, précisément parce qu’ils le produisent sans l’énoncer. Smith, quand il s’interroge sur la valeur du travail donne comme réponse :

25

La valeur du travail est égale à la valeur des subsistances nécessaires à l’entretien et à la reproduction du travail. Mais, remarque Althusser, cette phrase ne veut rien dire: qu’est-ce que l’entretien du travail ? qu’est-ce que la reproduction du travail. On peut imaginer qu’il va suffire de remplacer un mot à la fin de la réponse : travail par travailleur – et que la question sera réglée. La valeur du travail est égale à la valeur des subsistances nécessaires à l’entretien et à la reproduction du travailleur. Mais, nouvelle objection d’Althusser, le travailleur n’étant pas le travail, le terme de la fin de la phrase jure maintenant avec le terme du début. De telle sorte que la réponse à la question « quelle est la valeur du travail » ne donne sens que si l’on dit « la valeur de la force du travail est égale à la valeur des subsistances nécessaires à l’entretien et à la reproduction de la force du travail. » [LLC, p. 15]

26La réponse est incluse dans le texte de Smith sans que pour autant il en ait conscience, tout comme il n’a pas conscience du fait qu’au vu de la réponse qu’il donne, il devrait reformuler sa question et s’interroger sur la valeur de la « force de travail », non sur la valeur du « travail ». La lecture symptomale traque donc des présences absentes, des blancs dans des textes plutôt que des manques : elle entend des silences en « traitant l’absence du concept sous la présence d’un mot comme un symptôme » (LLC, p. 29). Or cette manière de lire ne permet pas seulement de créer le concept qui manque objectivement dans le texte, mais donne aussi accès au mode de production de ce manque. Le scientifique, comme n’importe quel agent social, n’agit pas en tant que sujet psychologique, même pas là où il rate ; son ratage est objectif, dû à un certain mode de production de la connaissance selon lequel le scientifique produit la connaissance. « Ce que ne voit pas l’économie politique n’est pas un objet préexistant, qu’elle eût pu voir et n’a pas vu, – mais un objet qu’elle produit elle-même dans son opération de connaissance, et qui ne lui préexistait pas : précisément cette production même, identique à cet objet. Ce que l’économie politique ne voit pas, c’est ce qu’elle fait. » (LLC, p. 17) C’est ce « faire », le mode de production de la connaissance à un moment historique donné, que la lecture symptomale permet de discerner ; la connaissance qu’elle produit  [25] ce faisant, en portant son attention aux ratés, concerne « les conditions structurales » (LLC, p. 19) d’un champ, qui déterminent les possibilités du « voir » ou, dit plus clairement, qui déterminent quels objets sont possibles. « C’est le champ de la problématique qui définit et structure l’invisible comme l’exclu défini, exclu du champ de la visibilité, et défini comme exclu, par l’existence et la structure propre du champ de la problématique ; comme ce qui interdit et refoule la réflexion du champ sur son objet, c’est-à-dire la mise en rapport nécessaire et immanente de la problématique à tel de ses objets. » (LLC, p. 20) L’activité du champ est donc entièrement négative : il interdit, refoule et exclut, il produit non des possibles, mais le champ de l’impossible  [26]. La lecture symptomale permet l’accès au mécanisme de production de l’effet connaissance à travers ce que ce mécanisme produit comme impossible – dans le champ de la vision : comme invisible.

27C’est donc en passant par une manifestation négative de la structure que l’on accède à son fonctionnement concret, à sa manière de donner une forme déterminée à un corps qui ici est décrit comme un champ de pratiques scientifiques qui se déposent dans des textes.

28La question qui se pose alors est de savoir pourquoi Althusser ne cherche pas ce genre de manifestations négatives – des symptômes – du mécanisme donnant forme à la totalité sociale. Si la « combinaison articulée » qui produit l’effet société est du même genre que le « mécanisme » qui produit l’effet connaissance, cette combinaison articulée devrait, elle aussi, produire des symptômes. Une théorie de la société tenant au concept de totalité devrait alors, du point de vue de la méthode, chercher dans les « protocoles » que produit la société ces symptômes à partir desquels il serait possible de montrer quel mécanisme concret donne forme au corps social, quel est l’impossible autour duquel il s’organise. C’est uniquement de cette manière que l’affirmation selon laquelle « la détermination en dernière instance » est l’économie pourrait acquérir un statut théorique dépassant celui de l’affirmation. Si l’économie produit l’ordre dans la constellation des structures, ce principe d’ordonnancement ou d’agencement ordonné devrait se manifester quelque part, et ceci de manière négative. Or comme la lecture symptomale est la seule manière pour accéder à la productivité de la structure de structures, il faudrait que « le corps social » soit un « texte », ou du moins ait un quelconque rapport avec des textes. Althusser lui-même, avec une facilité étonnante, établit ce rapport, au passage, en faisant l’éloge des travaux de Foucault :

29

Qu’on lise les remarquables études de Michel Foucault sur l’Histoire de la folie, sur la Naissance de la clinique, et l’on verra quelle distance peut séparer les belles séquences de la chronique officielle, où une discipline ou une société ne font que réfléchir leur bonne, c’est-à-dire le masque de leur mauvaise conscience, – de la temporalité absolument inattendue qui constitue l’essence du procès de constitution et de développement de ces formations culturelles. [LLC, p. 289, nous soulignons]

30C’est comme s’il y avait ici indiscernabilité entre la « discipline » produisant des textes et la « société » : l’une et l’autre se réfléchissent dans ces textes et le fait qu’Althusser, ailleurs, parle de Foucault comme de quelqu’un qui étudie dans l’Histoire de la folie des « pratiques et idéologies médicales, juridiques, morales religieuses et politiques » (LLC, p. 46) ne change rien au fait que Foucault n’étudie nullement des pratiques, mais des textes, donc ce qu’Althusser appelle des pratiques théoriques, dont Foucault lit les protocoles comme Marx lit les protocoles de l’économie politique. C’est dans ces pratiques, donc dans les textes des sciences humaines et sociales, que la société réfléchit sa bonne conscience, masque sa mauvaise conscience, bref, trahit par ses silences ce qui donne forme à son corps, le mécanisme concret de l’effet de société, ce mécanisme qui fait que cette société ait la forme qu’elle a et aucune d’autre.

31C’est donc en passant par les textes des sciences humaines et sociales que l’on est censé pouvoir accéder à une connaissance de l’ordre imposé au corps social. La totalité sociale se trahit dans ces textes. Cette approche de la totalité a l’avantage de ne pas s’engager dans une recherche stérile de symptômes du « corps » social, lisible à même ce corps souffrant, dans son immédiateté, qui nous renverraient aux pires heures d’un empirisme sans théorie, obligé de s’abandonner à une énième réédition du mythe de l’évidence, cette fois-ci de l’évidence de la souffrance ou de l’évidence que seule la souffrance est évidente. En établissant comme lieu de manifestation des symptômes de la société les textes des sciences humaines et sociales, Althusser se soustrait à cette facilité de l’immédiat, à cette lecture à livre ouvert des manifestations de la négativité à même un corps. Ce qui manque en revanche semble être une théorie des textes : dans quels textes la société se réfléchit-elle à quelle époque ? Est-ce que la société capitaliste moderne se réfléchit autrement et ailleurs que d’autres formations sociales ? Les textes théologiques par exemple, évoqués dans le même temps que les textes médicaux dans la description des matériaux de Foucault, ont-ils à chaque époque le même statut de réflexivité sociale ? La réponse d’Althusser à ces questions est claire : bien évidemment chaque époque a sa propre combinaison de pratiques théoriques (cf. ibid.). Et il semble bien que pour la société capitaliste moderne, ce sont les sciences sociales qui sont le lieu où le corps social devient texte et donc lisible. Des sciences sociales qui, si l’on suit leur détermination par Durkheim, ont elles-mêmes pour vocation de réfléchir les formes de réflexivité de la société comme le droit, pour en extraire le principe de structuration du tout qui les travaille inconsciemment. Althusser, en dernière instance, ne préjuge pas de l’objet ni du résultat de la sociologie durkheimienne : il est tout à fait possible qu’il y ait des sociétés structurées par un principe de solidarité et il est tout à fait juste de « lire » la société, donc de lire les textes où elle se réfléchit pour accéder à ce qui la structure. Il préjuge de la méthode pour établir l’activité concrète de cet ordre. En postulant qu’il se manifesterait symboliquement, donc positivement, en partant du principe que le texte dit le principe de cohésion, quand bien même ce serait sous une forme négative, c’est-à-dire, dans le cas du droit, en ne parlant que de la sanction et non de la solidarité dont elle punit la violation, le « lecteur » a déjà présupposé ce qu’il va trouver : un principe de cohésion qui fait que les parties « conspirent » entre elles, sont solidaires les unes des autres. La méthode d’Althusser, se fixant sur les effets négatifs de l’ordre, donc sur le moment où le texte ne dit rien, a un seul avantage : elle ne sait pas d’avance ce qu’elle va trouver. Malencontreusement Althusser, en martelant tout au long de son œuvre que la « détermination en dernière instance » est l’économie, porte lui-même préjudice à l’avantage que comporte sa méthode. Il n’empêche qu’il établit un rapport théorique inédit aux sciences sociales qui ne les critique pas parce qu’elles s’installeraient dans une position de surplomb, sachant mieux que les acteurs ce qui les motive, mais qui les critique parce qu’elles sont prises dans un jeu de miroir tant qu’elles présupposent que cette motivation contrainte, cette obligation à agir et à penser d’une certaine manière, cacherait en dernière instance un principe moral, à savoir une solidarité à la fois mentale et pratique. Pour Althusser, si les sciences sociales s’enferment dans cette pensée du caractère moral de la motivation, c’est parce qu’elles ont présupposé un unique principe d’ordonnancement de la société, et comme la société existe, comme il y a indéniablement cohésion, on ne peut que supposer le caractère moral de cet « unique » qui fait lien. Dans cette conception de la lecture de la société, la contradiction, autrement dit le conflit social dans ce qu’il a d’irréductible là où il n’accuse pas des injustices mais le caractère injuste de la manière de faire société, reste invisible pour les sciences sociales qui ne peuvent concevoir contradiction et conflit que comme l’expression d’un retard que la société a sur elle-même, c’est-à-dire comme une contradiction entre la justice qu’elle veut être et les pratiques effectives qui ne la réalisent pas.

32Par opposition à ce jeu de miroir, Althusser dégage par la lecture symptomale la possibilité d’une totalité qui se maintient aussi à travers sa force de division, d’un inconscient social qui n’est pas qu’amour et liaison, mais aussi pulsion de mort et déliaison. Notons qu’il dégage seulement cette possibilité mais ne préjuge pas du résultat de la recherche sur le mécanisme concret de l’effet société. Mais notons aussi que l’effet doit se déposer dans des textes pour être lisible, le corps doit devenir texte pour avoir prise sur lui-même dans une sorte de dernier effort de réflexion qui arrache au texte ses conditions d’impossibilité. Ce décalage entre le corps des pratiques et la compréhension de son action semble le prix à payer si l’on veut maintenir un concept de totalité sociale, c’est-à-dire si on veut penser la société, et ceci est vrai pour Althusser comme pour Durkheim ou Adorno. Comme la critique qui frappe depuis 1970 au plus tard cette conception du rapport entre le corps des pratiques et le savoir sur lui-même qu’il produit – c’est-à-dire en dernière instance : sa connaissance – porte essentiellement sur le sujet de la lecture, donc sur le fait que les sciences sociales se prévalent du privilège de pouvoir seules lire les protocoles produits par le corps social, voire que la « science » d’Althusser est la seule capable de « lire » correctement les sciences sociales elles-mêmes et de sortir du cercle de la méconnaissance dans lequel elles sont enfermées  [27], et comme cette critique ne nous a pas amené à grande chose, sinon à l’expulsion du concept de société et des sciences sociales de la théorie critique – et partant, à celle du concept d’inconscient –, en tout cas ne nous a ni permis de comprendre mieux ce qui fait lien dans la société capitaliste ni pourquoi ce lien semble indestructible, il convient peut-être de faire comme Althusser et de changer de question : non demander « qui » peut lire les textes en lesquels le corps social se dépose, mais « comment » il faut les lire afin d’accéder à ce qui donne forme au corps. Et si cette question du « comment il faut lire » suscite immédiatement des objections du genre qu’un « comment » spécifié détermine bien évidemment aussi le « qui » de la lecture, et qu’Althusser lui-même a souligné que le lecteur de la lecture symptomale n’a pas un regard « attentif » mais un regard « instruit » (LLC, p. 21), il faut peut-être faire simple, et rappeler que l’instruction que requiert la lecture symptomale, prise dans sa forme la plus simple, se résume au savoir qu’il n’y a pas d’ordre qui ne définit pas à l’intérieur de lui-même ce qu’il ne veut pas voir ou ce dont il ne veut pas parler.


Mots-clés éditeurs : holisme, Althusser, théorie critique, Durkheim, sciences sociales, marxisme

Date de mise en ligne : 03/02/2020

https://doi.org/10.3917/aphi.831.0121

Notes

  • [1]
    Les différentes tentatives ont été répertoriées et discutées du côté allemand notamment au sein de l’École de Francfort ; le résumé de ce travail de quatre décennies se trouve dans Theodor W. ADORNO, « La querelle du positivisme dans la sociologie allemande », in ID., Le conflit des sociologies, Écrits sociologiques II, Paris, Payot (Critique de la politique), 2016. Du côté français la synthèse la plus pertinente de cette discussion est donnée par Luc BOLTANSKI, Énigmes et Complots, Paris, Gallimard, 2013.
  • [2]
    La critique de cette manière de concevoir la réalité du lien social a été menée depuis Hegel ; il est impossible de donner ici une bibliographie complète des textes réfutant les théories du contrat. Nommons pour la tradition hégélienne le livre faisant autorité en la matière de Vincent DESCOMBES, Les institutions du sens, Paris, éditions de Minuit, 1996 ; pour la tradition qui reprend et synthétise les travaux de la sociologie française le livre de Bruno KARSENTI, D’une philosophie à l’autre, Paris, Gallimard, 2013, notamment p. 9-32 ; pour une approche qui relie les deux traditions d’argumentation Theodor W. ADORNO, « Société I » et « Société II », in ID., Société : Intégration, Désintégration, Écrits sociologiques I, Paris, Payot, 2011, p. 23-36 et 37-48.
  • [3]
    Car c’est Rousseau qui lance dans le Contrat social la question de savoir par quel acte un peuple est un peuple, traitant cet acte de « vrai fondement de la société » (Jean-Jacques ROUSSEAU, Du contrat social, I, V.). Cf. à ce sujet l’interprétation lumineuse de Rousseau comme penseur du social précédant tout acte politique par Bruno KARSENTI, Moïse et l’idée de peuple. La vérité historique selon Freud, Paris, éditions du Cerf, 2013, p. 11-58.
  • [4]
    Louis ALTHUSSER, Étienne BALIBAR, Roger ESTABLET, Pierre MACHEREY, Jacques RANCIÈRE, Lire le Capital, Paris, PUF (Quadrige), 1996, p. 75 ; par la suite nous citons cet ouvrage directement dans le corps du texte sous le sigle LLC. Nous ne citerons que les deux textes d’Althusser « Du Capital à la philosophie de Marx », LLC, p. 4-79 et « L’objet du Capital », ibid., p. 247-418.
  • [5]
    Notons qu’Althusser, plus tard, ne parlera plus de « vérité », mais de justesse des concepts philosophiques, résultant de leur ajustement à la conjoncture ; cf. Louis ALTHUSSER, « Justesse en philosophie », in ID., PenseR, Paris, Le temps des cerises, 2006, p. 147-155.
  • [6]
    Cette récusation du « sujet » s’établit très tôt dans l’œuvre d’Adorno, dès 1932, cf. sa conférence « L’actualité de la philosophie », in Theodor W. ADORNO, L’actualité de la philosophie et autres essais, Paris, éd. de la rue d’Ulm, 2009. Il déclinera ce thème jusqu’à sa mort en 1969. La discussion française des années 1930-1950, en revanche, est encore prise dans la phénoménologie husserlienne, réfléchissant essentiellement à des problèmes d’intentionnalité et de donation de sens.
  • [7]
    Pour une reconstruction de la position hégélienne cf. Axel HONNETH, Le droit de la liberté, Paris, Gallimard, 2015 ; pour une reconstruction de la position durkheimienne cf. Bruno KARSENTI, La société en personnes, Paris, Economica, 2006.
  • [8]
    Cf. les pages sur le « conformisme logique » comme condition de possibilité de la société, dans Émile DURKHEIM, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF (Quadrige), 2013, p. 19 sq.
  • [9]
    Une conception semblable du dernier refuge de la critique se trouve chez H. Marcuse qui place le potentiel critique dans les « grands » concepts de la philosophie (cf. Herbert MARCUSE, « Philosophie und Kritische Theorie », in ID., Schriften. Vol. 3, Francfort, Suhrkamp, 1981, p. 227-249). Cette deuxième conception est bien plus restreinte que celle de Durkheim, tenant à sa disposition la totalité des productions spirituelles, y compris le langage quotidien, pour asseoir sa critique.
  • [10]
    Cf. Theodor W. ADORNO, « Brève notice sur l’objectivité en sciences sociales », in ID., Le conflit des sociologies, op. cit.
  • [11]
    Les deux endroits les plus importants où Habermas énonce cette critique d’Adorno sont la Théorie de l’agir communicationnel, T. 1, Paris, Fayard, 1987, chap. IV.2 ; et Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard (Tel), 2011.
  • [12]
    Le volume qui rassemble ces critiques est celui édité par Axel HONNETH et Hans JOAS, Theorien des Historischen Materialismus, Francfort, Suhrkamp, 1977 ; il contient un texte remarquable d’Axel Honneth, exposant tous les arguments du paradigme intersubjectif contre le marxisme structuraliste : « Geschichte und Interaktionsverhältnisse ». Notons aussi le volume édité par le professeur de sociologie berlinois dont Honneth fut l’assistant avant de devenir celui de Habermas, à savoir Urs JAEGGI, Theoretische Praxis, Probleme eines strukturalen Marxismus, Francfort, Suhrkamp, 1982.
  • [13]
    Les arguments contre cette confusion conceptuelle sont avancés par Althusser dès son premier livre, Montesquieu. La politique et l’histoire, Paris, PUF (Quadrige), 1959, p. 28-42.
  • [14]
    Quant à ce sujet voir le texte magistral de Georges CANGUILHEM, « Le problème des régulations dans l’organisme et dans la société », in Écrits sur la médecine, Paris, Le Seuil (Champ Freudien), 2002, p. 101-125.
  • [15]
    La version la plus aboutie et la plus convaincante de ce fonctionnalisme absolu se trouve chez Niklas LUHMANN, dans son texte programmatique « Funktion und Kausalität », Kölner Zeitschrift für Soziologie, 14, 1964, p. 617-644.
  • [16]
    Cf. p. ex. le passage de Lire le Capital déjà cité, p. 280.
  • [17]
    Méthode établie dès 1894 dans les Règles de la recherche sociologique (Paris, PUF, 1996). Le positivisme d’inspiration comtienne que Durkheim y expose et poursuivra comme méthode par la suite n’a rien à voir avec un empirisme. Durkheim, de par sa définition du fait social comme ce phénomène qui est le résultat d’une contrainte, donc souvent perceptible uniquement à partir de la sanction, est entièrement théorique. Le « fait » de Durkheim est un produit de sa théorie, de telle sorte que Durkheim ne pourrait pas parler de « donné ».
  • [18]
    Sur la politique de la science durkheimienne cf. le livre de Francesco CALLEGARO La science politique des modernes : Durkheim, la sociologie et le projet d’autonomie des modernes, Paris, Economica, 2015. Signalons également l’existence d’un bref texte très étonnant de Jacques Rancière, faisant l’éloge du projet politique de Durkheim et de l’École durkheimienne, intitulé « L’éthique de la sociologie », in Collectif « Révoltes logiques » éd., L’empire du sociologue, Cahiers libres 384, Paris, La Découverte, 1984, p. 13-36.
  • [19]
    Émile DURKHEIM, La division du travail social, Paris, PUF, 2001, p. 66.
  • [20]
    Indiscernabilité qui sur un mode critique fut énoncée pour la première fois par Jacques Rancière, « Sur la théorie idéologique : politique d’Althusser », in ID., La leçon d’Althusser, Paris, La fabrique, 2011, p. 213-254. La critique de Rancière vise le concept de science (althussérienne ou sociale dans le cas de Durkheim) nécessité par un concept de totalité la postulant comme formation essentiellement inconsciente et mettant ainsi à mal la capacité des acteurs à dire ce qui structure leur pensée et leur agir.
  • [21]
    L’évolution la plus évidente est bien sûr celle décrite par le passage d’une solidarité mécanique à une solidarité organique (cf. É. DURKHEIM, De la division du travail social, op. cit.).
  • [22]
    Notons que tout un travail serait à faire concernant le deuxième objet sociologique central de Durkheim, à savoir la religion. Ici Durkheim lit avant tout des protocoles produits par des ethnologues. À un certain niveau ceci ne pose aucun problème épistémologique si on considère que c’est la pratique ritualisée qui forme le protocole d’elle-même et que l’ethnologue en donne une description fidèle. Le problème apparaît bien évidemment à partir du moment où l’on met en cause le statut de la description en ethnologie, mais il nous semble que Durkheim lui-même n’a pas abordé le problème ; en un certain sens on pourrait dire qu’il a considéré les textes de la science sociale qu’est l’ethnologie comme des reproductions de pratiques qui sont en elles-mêmes structurées comme des textes.
  • [23]
    Ce qui parle contre cette possibilité est le fait que le droit comme « symbole » est en lui-même une expression négative de la solidarité, car il ne l’exprime qu’à travers la sanction. Le problème de l’expressivité de la totalité se pose par rapport aux symboles religieux.
  • [24]
    Nous revenons à la fin de cet article à la question de savoir dans quels textes le corps social se dépose.
  • [25]
    Nous employons le terme althussérien pour désigner l’activité de connaître, donc « production » d’une connaissance. Il est évident que cette logique de la production renvoie Althusser à un cercle, car lui aussi doit assumer le caractère productif de son activité de « lire ». C’est en cet endroit qu’intervient le concept de « science » dans la philosophie althussérienne, à travers lequel il essaie de distinguer une activité non idéologique dans le domaine de la connaissance d’une activité idéologique (cf. sur la question de la science Emilio de IPOLA, Althusser. L’adieu infini, Paris, PUF (Pratiques théoriques), 2012, p. 73 sq.).
  • [26]
    La théorie d’une telle conception de l’activité de l’inconscient a été élaborée par Vincent DESCOMBES, L’inconscient malgré lui, Paris, Minuit, 1977.
  • [27]
    Cf. Jacques RANCIÈRE, « Sur la théorie de l’idéologie : politique d’Althusser », op. cit.

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