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Article de revue

Hegel et l’économie politique de son temps

Pages 749 à 769

Notes

  • [1]
    Ce travail a reçu le soutien de l’Agence Nationale de la Recherche (fonds ANR-17-EURE-0020).
  • [2]
    Cet article a pour point de départ une conférence donnée, profondément remaniée ensuite, au colloque « James Steuart sin manos invisibles » tenu à Séville les 25-28/10/2017.
  • [3]
    Paul CHAMLEY, Économie politique et philosophie chez Steuart et Hegel, Paris, Dalloz, 1963, p. 54.
  • [4]
    Cette anecdote, nullement anodine, est très riche. En effet le prix que les vachers estiment n’est pas et ne peut pas être le résultat de méditations personnelles ou subjectives. Le prix implique bien plutôt l’appartenance à un réseau de relations économiques préétablies. Une anecdote rapportée par Maurice Halbwachs, évoquant un économiste de ses amis, François Simiand, est en ce sens éclairante : Simiand « disait qu’un pâtre, dans la montagne, après avoir donné au voyageur un bol de lait, ne sait à quel prix se faire payer et demande “ce qu’on vous aurait pris à la ville” » (Halbwachs, 1950, p. 154-155). Le vacher rusé de Hegel raisonne de la même façon que le pâtre ignorant de Simiand. En effet, la valeur, au sens du prix de vente, n’est pas déterminable in abstracto. Le pâtre et le vacher le savent et ils ne sont pas à ce point isolés qu’ils ne dépendent d’aucun système entier des besoins. En outre, ils savent qu’à la ville, le prix est plus élevé et que leur consommateur occasionnel serait prêt à le payer.
  • [5]
    Sir James Stewart Baronets Untersuchung der Grundsatze von der Staatswirtschaft, als ein Versuch über die Wissenschaft von der Innerlichen Politik bei freien Nationen, paru en livrets séparés à Hambourg en 1769-1770 et à Tübingen en 1769-1772. Voir les titres des livraisons en références.
  • [6]
    Trente ans après Francfort, dans son cours de 1824-1825, Hegel déclare que « l’économie politique est une science intéressante, qui fait honneur à la pensée en trouvant les lois à partir d’une masse de contingences » (Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Philosophie des Rechts 1824/1825, cahier Griesheim de leçons : Vorlesungen IV, 1974, p. 487).
  • [7]
    Nohl publia en 1907 ces Theologische Jugendschriften (Hegel, 1797-1799/éd. fr. 1907/1988).
  • [8]
    Nous traduisons. La biographie de Rosenkranz fait référence pour sa proximité temporelle au sujet (Hegel mourut en 1831) et reste une source essentielle. Sur la vie socio-économique à Francfort, voir Voelker, 1932.
  • [9]
    Chamley travaille sur les textes en leurs versions originales allemande – Hegel ou encore la traduction du texte de Steuart – et anglaise. Il justifie ce travail par la nécessité de restituer la lecture de Steuart par Hegel telle qu’il la fit. L’intention est louable mais on doit signaler que, si l’ouvrage panaché en trois langues permet de discuter sur pièces, la comparaison avec l’original est négligée.
  • [10]
    Le terme qui vient en premier est das Fressen, le terme dont use l’allemand pour les animaux, tandis que la cuisson des aliments réconcilie une première fois la conscience humaine avec la satisfaction matérielle la plus élémentaire.
  • [11]
    Seul le serviteur (Knecht soit le valet plutôt que l’esclave) retire une formation (Bildung) que la conscience seulement désirante méconnaît, passant à l’étape suivante d’une conscience-de-soi libre, c’est-à-dire libérée, que Hegel caractérise comme conscience « stoïcienne » (Hegel, 1807/1965, p. 156 ; 1807/1991, p. 158), voir chez Jean Hyppolite (1945) et Jean-Pierre Lefebvre (1991) les deux traductions de référence, ainsi que celle, partielle et partiale, d’Alexandre Kojève (à l’origine de l’usage contestable d’« esclave » pour Knecht).
  • [12]
    Les leçons sur la Phénoménologie de l’esprit professées de 1933 à 1939 à l’EHESS par Kojève (réunies et publiées après-guerre par Raymond Queneau : Kojève [1807/1936, 1947]) effectuaient cette conversion inspirée plus par l’esprit du temps et du commentateur admiratif de Staline que par les catégories originelles. Kojève garde l’immense mérite d’avoir présenté le premier en France ce texte hors d’un cercle jusqu’alors très restreint.
  • [13]
    Nous citons la traduction de J.-F. Kervégan, Principes de la philosophie du droit (Paris, PUF). La réédition de 2013 comporte les additions d’Eduard Gans et de cahiers retrouvés d’élèves de Hegel.
  • [14]
    Nous traduisons ici depuis le texte allemand que Hegel put lire, notablement plus embarrassé que l’original anglais.
  • [15]
    Par exemple, Johann Joachim Becher insistait sur l’union germanique nécessaire face à la « monarchie universelle » forgée par Colbert et Louvois sous la volonté de Louis XIV d’accroître la puissance française par l’économie (le terme de Verkehr en englobe les diverses dimensions) autant que par les armes.
  • [16]
    La liste de Seebeck donne les volumes possédés par Hegel, mais il faut considérer l’ensemble de ce qu’il a pu trouver dans une immense littérature – sur celle-ci, parmi les travaux en allemand (voir Sommer, 1920).
  • [17]
    Dont l’appel à l’unité pangermanique et à la résistance à la « Grande nation » française tentée par la « monarchie universelle » sous Louis XIV, par l’empire mondial avec Napoléon, que Hegel vit entrer à Iéna et nomma éloquemment l’« esprit du monde à cheval ».
  • [18]
    Les variétés du caméralisme juridique et financier, du conseil au Prince ou à l’ordre impérial, par exemple chez les « juscaméralistes » autrichiens (Becher, Hornigk, Schröder) relèvent de ce sujet. On peut consulter une immense bibliographie compilée depuis Humpert (1937) jusqu’à Laborier et al. (2011), une bonne présentation étant celle de Schiera (1968).
  • [19]
    Dans son Machiavellus Gallicus seu Metempsychosis Machiavelli in Ludovico XIV Galliarum Rege. Oder einhundert politische französische Axiomata, in welchen der Franzosen Staats-und Kriegs-Maximen und Practiquen, welcher sie sich gebrauchen jedem Öffentlich zu sehen vorgestellt werden… de 1673. Polémiste et entrepreneur lui-même, Becher se répand en Autriche, en Bavière et en Hollande, cherchant par ses pamphlets à fédérer commercialement les puissances germaniques, plus fortes si elles étaient unies. Becher inclut les Provinces-Unies, les territoires hollandais, alors les plus développés, dans son projet.
  • [20]
    Cf. Schefold, 2010, p. xxii-xxiii.
  • [21]
    Même si la discussion ricardienne de la rente est susceptible de débats qui allaient effectivement être menés en Allemagne, Johann Heinrich von Thünen notamment devant émettre sur le cas de la plaine germano-polonaise une théorie différente. Pour autant, ces contestations devaient survenir plus tard et demeurer inconnues de Hegel.
  • [22]
    Dans le catalogue de Seebeck figurent une traduction française (postérieure au séjour à Iéna) des Principes de l’économie politique et de l’impôt de Ricardo (Paris, 1819) ainsi que le Traité d’économie politique de Jean-Baptiste Say (3e éd., 1827) et l’ouvrage du même titre de Destutt de Tracy (1823). La troisième édition des Principes de Ricardo est de 1821 comme la première édition des Principes de la philosophie du droit de Hegel.
  • [23]
    Le même éditeur republia le texte anglais de Steuart quelques années plus tard. Les traductions française et allemande déjà mentionnées s’étaient alors diffusées sur le continent entier depuis leur parution vingt ans plus tôt.
  • [24]
    Le mercantilisme britannique a ses propres traits, parfois dits « libéraux » (en comparaison du mercantilisme continental, germanique ou bien colbertiste français, bien plus interventionniste). En Angleterre, on situe son début chez Thomas de MUN, England’s Treasure by Foreign Trade, paru en 1664 (rédigé dès 1622, semble-t-il).
  • [25]
    De même dans le cas des sciences physiques, quand le Système porte sur la nature, d’où l’importance cruciale de la Naturphilosophie, aussi « dépassés » que fussent ensuite ses résultats par les sciences physiques et chimiques.
  • [26]
    L’intérêt que l’on peut aujourd’hui retrouver pour l’étude du rapport de Hegel à Steuart ou à Smith peut provenir en particulier de ce rapport à la philosophie économique (Campagnolo et Gharbi, 2017).
  • [27]
    Un économiste majeur ultérieur, Carl Menger, allait souligner ce point à son tour dans ses Principes d’économie politique (Grundsätze der Volkswirthschaftslehre, Vienne, 1871), chapitre IV, incipit. Voir la traduction française (Menger 1871/2020).
À l’époque où naît l’économie politique hégélienne, il n’y a pas d’autre exemple qu’un système économique développé ait pu se construire en marge de l’orthodoxie classique sans verser dans l’utopie : située dans son cadre historique, la doctrine économique de Hegel surprend par sa lucidité et son ampleur [2].

1Hegel, qui gagne sa vie comme simple précepteur à Berne depuis trois ans, fait du 25 au 31 juillet 1796 une randonnée dans les Alpes voisines qui le laisse de marbre du point de vue d’une expérience ou d’une émotion esthétique. Dans son Journal d’un voyage à travers les Alpes bernoises, il note : [3]

2

La vue de ces masses éternellement mortes ne suscita rien en moi, si ce n’est l’idée uniforme, et à la longue, ennuyeuse : c’est ainsi [Hegel, 1796/1988, p. 81].

3En revanche, Hegel est attentif aux hommes, bien vivants et qui doivent survivre, eux, malgré une nature indifférente à leur sort. Là, l’esprit retrouve son activité. Dans une zone désolée où ne poussent plus que des lichens, résineux et fleurs de gentiane, Hegel écrit dans son Journal :

4

Une famille cueille des racines et les brûle pour en faire de l’eau de gentiane. Cette famille vit ici l’été à l’écart le plus complet des hommes : elle a construit sa distillerie sous des blocs de granit que la nature a accumulés sans finalité et qui forment une tour ; les hommes ont su faire usage de cet emplacement de hasard. Je doute que le théologien même le plus croyant ose attribuer à la nature dans ces montagnes la finalité d’une utilité pour l’homme […] Il n’est jamais certain que le misérable ouvrage de ses mains [de l’habitant], sa pauvre hutte et son étable, ne seront pas détruits en une nuit [Hegel, 1796/1988, p. 76].

5La description de l’indigence de ces misérables s’accompagne de la conscience intense de leur vulnérabilité. Avant même de se situer à un point de vue économique, quel qu’il soit, Hegel porte ainsi au jour deux thèmes qu’il n’abandonnera plus par la suite.

6(1) La nature n’a pas créé le monde pour l’homme. Au contraire, il doit lui arracher sa subsistance : « celui-ci [l’homme] doit voler à cette nature le peu, le maigre usage qu’il en fait » (Hegel, 1796/1988, p. 76) ;

7(2) La lutte pour survivre existe encore au cœur de l’Europe à la fin du XVIIIe siècle. La nécessité du développement économique se montre patente et rêvasser sur un âge d’or sauvage est ridicule. D’ailleurs, Hegel l’écrit déjà dans ses premiers écrits théologiques, ponctués de considérations socio-économiques ; par la suite, il devait continuer d’émettre cette sorte de remarques, en particulier 25 ans plus tard dans ses Principes de la Philosophie du Droit (1821).

8Le Journal d’un voyage à travers les Alpes bernoises témoigne ainsi d’un intérêt précoce de Hegel pour les thèmes économiques. Hegel s’intéresse en particulier aux méthodes de production, par exemple du fromage ou de la viande de marmotte (cf. Hegel, 1796/1988 p. 64, 81), tout en abordant la question économique centrale de la fixation du prix d’un bien apparemment situé en dehors de tout circuit économique :

9

Un vacher nous avait offert de boire de la crème [...] et il nous avait laissé le loisir de payer ce que nous voulions […] Ces vachers espèrent recevoir plus que la valeur de leur marchandise […] Donne-t-on moins que ce qu’ils estiment, on peut alors être sûr qu’ils abandonnent leurs incertitudes sur la valeur de leur marchandise et qu’ils demanderont sans aucun doute le prix (Hegel, 1796/1988, p. 53-54).

10Quel est véritablement ce prix ? Si Hegel ne pose ni ne traite cette question essentielle, il l’affleure pourtant  [4]. Elle reviendra dans son étude de l’économie quand il travaillera les textes de Sir James Steuart et d’Adam Smith. Aussi succinct soit-il, le Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises montre l’attention qui habite déjà Hegel pour l’économie. Hegel éprouve lui-même à Berne la nécessité de gagner sa vie et en ressent le caractère décisif. Il quitte Berne pour Francfort/Main, où il observe le capitalisme marchand et bancaire à l’œuvre – et où il lit Steuart.

11Nous analyserons ici l’influence de l’économiste écossais sur le philosophe allemand, par la lecture que ce dernier en a faite à Francfort (section 1), pour discuter ensuite de possibles convergences et divergences entre les deux (section 2). Les influences majeures sur la pensée économique de Hegel sont également connues grâce à de riches travaux sur d’autres sources de cette pensée. Ces travaux présentent des alternatives sérieuses à la seule influence que Steuart aurait pu à lui seul constituer (section 3). Il s’agira alors d’évaluer dans quelle mesure une économie politique propre à la philosophie de Hegel a pu émerger de la lecture de Steuart.

1. Hegel lecteur de Steuart à Francfort

12À Francfort, Hegel entreprend une lecture des économistes, avec An Inquiry into the Principles of Political Oeconomy de James Steuart. Il utilise la traduction allemande parue de 1769 à 1772  [5]. À Iéna, Hegel élargit sa lecture à des auteurs qu’on désignera par la suite comme « classiques » – avant tout Smith. À Berlin, Hegel prend connaissance du travail de son contemporain David Ricardo. Ce chemin en économie politique commence donc avec Steuart. Hegel en conserve des éléments dans son œuvre ultérieure  [6]. Si, selon une certaine tradition interprétative, l’on considère qu’avec Hegel la philosophie occidentale culmine dans la forme d’un système et si l’on ajoute que ce même système ouvrit à l’orée du XIXe siècle la période contemporaine d’une histoire mondiale de plus en plus dominée par l’économie, alors prendre la mesure de la rencontre de Hegel avec l’économie politique fait sens.

1.1 Hegel à Francfort

13Quand il arrive à Francfort/Main en janvier 1797, Hegel a non seulement antérieurement éprouvé de l’intérêt pour l’économie politique, mais il s’est livré à des explications d’ordre économique, comme le montrent ses écrits théologiques sur le monde hébraïque ancien et la chute du monde antique, sur la perte de la liberté et de la totalité grecques, sur l’empire romain transformé par le christianisme. Hegel a en effet réfléchi à l’histoire ancienne au Stift de Tübingen  [7] puis à Berne. Lui est ainsi apparu comment les territoires conquis par Rome, une fois transformés en provinces romaines par la pax romana, prodiguaient des richesses plongeant alors un peuple de conquérants dans l’indolence, le luxe et la mollesse – selon le schéma développé par un Gibbon dont Hegel avait lu l’histoire de la décadence romaine. La fin des conquêtes mettant un terme à une économie de pillages et de prélèvements, le commerce prit le relais pour pourvoir les hommes en biens de luxe. Rome se ruina pendant que, de leur côté, les idées chrétiennes, remettant l’esclavage en cause, trouvaient un écho favorable. La question du luxe devait revenir de manière insistante dans l’économie politique naissante des Lumières (Berry, 1994).

14À Francfort, Hegel se penche sur le monde de la modernité. Ce monde est aussi différent du milieu bernois que peut l’être la vie économique foisonnante d’une ville comme Francfort/Main de l’économie de subsistance qui règle la vie dans la montagne bernoise. Le premier biographe de Hegel, Karl Rosenkranz le relève à sa manière : « d’une aristocratie de ligne patriarcale à Berne, il [Hegel] vint alors dans une ville de la ploutocratie [Geldaristokratie] marchande » (Rosenkranz, 1844, p. 85)  [8]. La situation de Francfort comme ville fluviale facilitant les échanges de vins du Rhin et de la Moselle, des produits de la terre et des fabriques voisines, principalement textiles, ainsi que sa fonction de centre bancaire et commercial du monde germanique occidental favorisent le développement d’une forme de capitalisme. Francfort accueille par ailleurs annuellement deux foires qui émerveillent les visiteurs par le foisonnement des biens proposés.

15Hegel est précepteur à Francfort chez un riche marchand, l’un des principaux négociants en vin, Johann Noe Gogel. Ce dernier est un parent du banquier Gontard, chez qui officie aussi comme précepteur Hölderlin, ami de Hegel depuis leurs années de formation à Tübingen. Ils observent au plus près le fonctionnement du capitalisme commercial, se défont de l’austérité et participent même à la vie mondaine, à la fête de Saint-Alexis ainsi que le montre la correspondance de Hegel, par exemple dans ses lettres à Nanette Endel des 9 février et 22 mars 1797 (Hegel, 1797-1831/1963, I, p. 52-53).

16Du point de vue philosophique, Hegel interroge la nature de l’acte réflexif de pensée. S’il identifie encore toute philosophie à la réflexion, il en déclare bientôt l’insuffisance et, dès Iéna, il distingue l’entendement (Verstand) de la raison (Vernunft). Il fonde ainsi son idéalisme, distinct du criticisme kantien. En outre, la question qui se pose à paratir de 1797 est de savoir dans quelle mesure la découverte de l’économie politique le convainc de la place du rationnel dans la saisie de la vie matérielle des hommes, de l’opération de la raison dans l’économie politique naissante tout comme il y a une raison dans l’histoire, ainsi qu’il l’établira plus tard. Quel rôle sa première lecture de Steuart joue-t-elle donc à Francfort ?

1.2 La lecture de l’Inquiry de Steuart par Hegel

17La conviction qu’il y a un savoir économique rationnellement fondé, pressentie en lisant des économistes et affirmée en allant au-delà du simple intérêt identifié jusqu’alors pour l’économie, se fonde-t-elle sur An Inquiry into the Principles of Political Economy : being an Essay on the Science of Domestic Policy in free Nations (Londres 1767) ? Hegel lit la traduction allemande publiée en plusieurs livraisons entre 1769 et 1772. Le catalogue des volumes de la bibliothèque de Hegel, établi en 1832 par Seebeck, compte parmi 1606 volumes l’édition de Tübingen de l’Inquiry, contemporaine de son séjour de Francfort. En effet, Rosenkranz rapporte qu’il a lui-même pu disposer d’un commentaire de cet ouvrage rédigé par Hegel à Francfort. Rosenkranz ne l’a malheureusement pas reproduit et ce qui était un cahier entier selon ses indications a ensuite disparu. Cette disparition fragilise toute interprétation. Même celle de Rosenkranz reste sujette à caution, faute de pouvoir la confronter aux termes exacts de Hegel dans le manuscrit aujourd’hui perdu. La prudence s’impose donc quand Rosenkranz fait part de sa propre appréciation sur Steuart :

18

Toutes les idées de Hegel sur l’essence de la société civile, sur le besoin et le travail, sur la division du travail et la richesse des états (« Stände »), sur les pauvres et la police, sur les taxes, etc., se rassemblent finalement dans un Commentaire de la traduction allemande du livre d’économie politique de Steuart, rédigé entre le 19 février et le 16 mai 1799. […] Steuart avait encore été partisan du mercantilisme. […] Hegel combattait ce qu’il y avait de mort dans cette doctrine, tandis qu’il s’efforçait de sauver, au milieu de la concurrence et de la mécanisation, tant du travail que du commerce, l’âme (Gemüt) de l’homme. (Rosenkranz, 1844, p. 86)

19Une analyse notionnelle comparative des textes disponibles est alors pour nous la seule voie possible en tentant de rapprocher, non sans périls, les textes de Steuart et le corpus de philosophie hégélienne. C’est ce qu’entreprit Paul Chamley. Il s’agissait pour lui d’en finir avec l’oubli qui a trop longtemps voilé l’influence de Steuart sur Hegel. Or, aussi consciencieux son travail d’analyse fût-il, mesurer la portée exacte de cette influence nous incombe et ne peut pas être évité. Exacte, car dans son Économie politique et philosophie chez Steuart et Hegel (1963), Chamley se montre très (et sans doute trop) sûr de son fait :

20

Il a suffi de confronter l’Inquiry… et le Système [de Hegel] sous sa forme achevée (si tant est qu’il eût jamais une forme achevée) pour faire ressortir entre eux des correspondances étroites (Chamley, 1963, p. 123).

21En opérant des rapprochements philologiques, Chamley présuppose également qu’il y a un système d’économie politique hégélien comme tel. Il extrapole de ces rapprochements des évidences que quelques précautions de lecture devraient pourtant faire rejeter, simplement en comparant les textes extraits de sources variées – notons ici que Chamley met en regard les textes en langue originale  [9]. Dans sa prise de conscience de la vie économique comme savoir, Hegel parviendrait alors, grâce à Steuart, aux notions rationnelles à analyser, une fois rejetée l’idée de toute Providence devant le spectacle de l’avarice de la nature et une fois écartées les explications que des théologiens pourraient toujours apporter ad hoc. Encore faut-il expliquer pour comprendre comment, en lisant l’économie politique de Steuart, Hegel prend conscience qu’un savoir propre à rendre intelligible la vie matérielle est possible au-delà de ce qu’il a pu observer, d’une part dans les montagnes puis, d’autre part, dans la grande ville.

2. Hegel et l’économie politique de Steuart

22À Francfort, Hegel a conscience de l’insuffisance de la philosophie ; il veut des « concepts inconcevables » [unbegriffliche Begriffe]. Il pose par exemple « la religion de l’amour comme conciliation de toute scission, comme l’actualisation de la liberté et du bonheur » (Bourgeois, 1970, p. 31). Or la vie concrète de l’amour, pas plus que l’universalité qui se trouve dans l’abstraction idéale, ne satisfont Hegel. À Iéna, Hegel découvre que son vœu de libération passe par le consentement au rationnel, qui est le réel, à savoir le réel effectif [das Wirkliche]. Dès lors, le matériau intellectuel amassé à Francfort devient utilisable et en tout premier lieu ses lectures d’économie, pour ce qui nous intéresse ici : Steuart à Francfort, puis Smith à Iéna. La notion d’influence s’expose néanmoins à des interrogations, les difficultés que présentent les concepts hégéliens – et a fortiori leur mise en rapport avec les propositions steuartiennes – apparaissant dans les textes mêmes de Hegel. Pour se donner les moyens de sa tâche et de son ambition, Chamley propose alors l’argument suivant, qu’il faudra nuancer :

23

La continuité de la doctrine économique de Hegel depuis le début de son Système permet de fondre en un seul ensemble tous les matériaux contenus dans ces différentes œuvres, sous réserve de signaler [...] le contexte originel des différents éléments, ainsi que le changement survenu, sur des points particuliers, d’un état du Système à l’autre (Chamley, 1963, p. 14-16).

24Les rapprochements de certains extraits chez Steuart et chez Hegel sont non seulement patents, mais aussi majeurs. Faute de pouvoir les décrire tous, on indiquera ici quelques concepts philosophiques centraux dans l’appréhension de la vie économique.

25(1) L’appétence (ou le désir) est le moteur de la croissance économique. Steuart parle d’appetite ou desire, la traduction allemande dit Begierde (Steuart, 1767/1770, p. 253 et passim). On sait la place que prend cette notion chez Hegel en mettant la conscience en mouvement, depuis ses premiers développements – moment animal de la pure satisfaction des besoins : boire, manger  [10] – jusqu’au moment du développement de l’esprit dans la circulation entre production et consommation pour la satisfaction des besoins. Dans la Phénoménologie de l’esprit (Iéna, 1807), la Begierde entraîne à sa suite une série de concepts, dont l’élaboration des choses matérielles (die Dinge) en produits consommables et, au chapitre de la « conscience de soi » (das Selbstbewusstsein), la dialectique dite du maître et de l’esclave. Cette dialectique s’installe entre le désir d’une conscience – celle du maître – de se satisfaire à travers le travail d’une autre conscience – celle de l’esclave – qu’elle s’est soumise par la peur (die Furcht) de la mort – la pure jouissance de soi du « Maître » s’enfermant dans une impasse existentielle  [11]. Le Maître se replie sur lui-même dans un luxe qui croît parallèlement à la misère d’un peuple qui prend figure de populace. Le luxe résulte ainsi d’un mauvais infini dans une dialectique du désir (Berry, 1994).

26Or ce passage a une histoire lue et interprétée en termes socio-économiques, voire macroéconomiques en France  [12]. Il reste que traduire directement ces notions philosophiques en termes économiques n’est pas sans risque, même lorsqu’il est question de croissance chez Hegel : « lorsque la société civile ne se trouve pas empêchée dans son activité efficiente, sa population et son industrie connaissent, en son propre sein, une croissance » (Hegel, 1821/2013, § 243, p. 403)  [13]. Or une analyse de la multiplication indéfinie et potentiellement infinie des besoins ne permet de faire paraître aucune borne, si le Prince n’oriente pas la croissance des désirs, comme Steuart le prônait.

27(2) Afin de satisfaire aux besoins nés du désir, le travail vient remédier au manque. Dans l’Inquiry, Steuart parle d’industry, au sens du XVIIIe siècle, c’est-à-dire de l’activité zélée de producteurs encore artisanaux, quoique l’on puisse déjà parler de premiers effets de la Révolution industrielle en Grande-Bretagne. La multiplication des besoins suscite « l’industrie et l’ingéniosité des fabricants qui, chaque jour, inventent par une réflexion assidue les moyens de remédier ou d’éliminer ces défauts [de biens pré-existants]. » (Steuart, 1767/1770, p. 23  [14]).

28Or tout moyen requiert une orientation qu’il ne possède pas en lui-même et qui ne peut lui être donnée que par ce à quoi il participe. Sur le plan de l’organisation de l’économie politique (chez Steuart comme dans le Système de Hegel), la société civile est alors seulement un moment de ce que Hegel nomme « vie éthique » [Sittlichkeit] et seul le rapport au pouvoir achève le processus économico-politique au sein de l’État pour les deux auteurs.

29(3) Les figures du Statesman steuartien et du « Prince » hégélien sont proches. Or leurs différences sont toutefois suffisantes pour proposer d’identifier les rôles assignés par Steuart au Statesman plutôt à la « classe universelle » qui, chez Hegel, assure les tâches dévolues à l’État dans l’« esprit objectif ». Il s’agit avant tout de dépasser la sphère liée au seul échange économique particulier pour une saisie de l’intérêt commun universel.

30Si le « Prince » hégélien comme homme d’État apparaît, au terme d’un processus dialectique, comme étant la clef de voûte du Système, comme le « point sur le i » (expression de Hegel) qui conserve la communauté en la dépassant/supprimant (dans l’Aufhebung), chez Steuart, le constat est beaucoup plus prosaïque du fait que toute société se dote d’un gouvernement au-delà de la dimension de l’intérêt particulier. C’est l’occasion de saisir une dimension universelle – que Hegel rationalise. Aussi la figure du « Prince » est-elle en conséquence un rapprochement central entre les deux auteurs, mais elle requiert une nuance entre les constats qu’accumule Steuart et la rationalisation dialectique hégélienne. L’accomplissement quotidien de la raison est la tâche d’une classe « universelle » qui se distingue des producteurs (agricoles, artisanaux ou industriels) comme des marchands.

31En termes modernes, il s’agit de la classe de fonctionnaires (ou de hauts-fonctionnaires) ; elle est la plus proche du discours tenu par Hegel comme du Statesman de Steuart. Il lui est « assigné » d’assurer un « bien-être durable » (Steuart, 1767/1770, p. 83). Moyennant cette précision, le rapprochement avec Hegel est possible dans la mesure où « la connexion de tous les intérêts privés est justement ce que le bien-être public réalise ; et seul l’homme d’État est habilité à en juger » (Steuart, 1767/1770, p. 5). La primauté de l’État sur la société civile est aussi un thème récurrent chez Hegel, l’esprit objectif n’achevant son cours dialectique qu’au-delà du niveau économique :

32

Le fait de la propriété et de la société civile-bourgeoise […] est indépassable à son propre niveau, celui de la vie économique, [il] est relativisé par sa subordination à un autre niveau, celui de la vie politique, de l’État rationnel offrant à l’individu le « chez-soi » effectif infini qu’il ne trouve pas dans l’indéfinité des mécanismes économiques (Bourgeois, 1970, p. 121).

33Ces citations montrent la notion par laquelle Hegel, tel que le lit l’un de ses grands traducteurs et commentateurs français, et Steuart, tel qu’il est présenté par Chamley, sont sans doute au plus près l’un de l’autre. De Francfort à Berlin où il fut le « professeur des professeurs », de son Système de la vie éthique (System der Sittlichkeit) aux Principes de la philosophie du droit, Hegel reste constant sur ce thème : c’est donc bien ici un élément de proximité dont on peut parler avec Chamley. Hegel soutenait que croissance économique et pouvoir fort peuvent, voire doivent aller de pair pour leur réalisation mutuelle.

34Déjà dans La Constitution de l’Allemagne (Die Verfassung Deutschlands) Hegel, parlant du Würtemberg, présente le mal allemand général qu’est l’éparpillement et, précisément, l’absence de constitution. Une constitution est donc non seulement indispensable au plan politique, mais elle comporte encore idéalement une dimension économique. L’influence des vues de Steuart concernant l’homme d’État est-elle ici sensible ? On est contraint d’en rester à la conjecture, mais sans doute compte-t-elle pour le fait que ces principes hégéliens rejoignent également les thématiques imprégnant la perception « germanique » de la vie socio-économique du temps. Ce dernier point est d’autant plus important que la formation d’une constitution raisonnée serait un premier pas vers une unité des populations allemandes que certains auteurs germaniques de tendance mercantiliste, dits « Caméralistes », appelaient de leurs vœux  [15].

3. Hegel et l’économie politique en deçà et au-delà de Steuart : lectures alternatives

35L’importance de la lecture de Steuart dans la formation économique de Hegel reste raisonnablement hors de doute, la peine prise à rédiger un commentaire et la co-présence de vues communes dans les textes disponibles en témoignent assez. Peut-on cependant la considérer comme à elle seule décisive, et dans quelle mesure a-t-elle pénétré l’ensemble de l’œuvre ? C’est surtout le fait que Hegel a puisé à d’autres sources qu’il faut ici prendre en compte pour jauger la portée très probable des concepts économiques steuartiens chez Hegel : les caméralistes d’une part, Smith et les « classiques » d’autre part.

36Notons avant cela un point sur les sources : outre la liste des ouvrages possédés par Hegel établie par Seebeck, quid des sources « secrètes » ? Un peu à la manière dont Jacques d’Hondt les évoque [1968, 1998], l’ouvrage de Magee [2001/rév. 2008], plus récemment, quête ces sources inédites, mais elles sont toutefois sujettes à caution car difficiles à prouver par définition, ce qui rend par là-même au final cette quête peu utile. Les influences majeures étant connues, nous nous y tiendrons. Il s’agit de réévaluer leur importance, de restituer avec Chamley ce qui revient à un Steuart longtemps trop méconnu, mais sans verser dans l’excès inverse : il faut faire droit à d’autres lectures.

3.1 Les thèmes hérités des Kameralwissenschaften

37Les thèmes proprement allemands issus de la pratique de la Hofkammer sont selon nous essentiels : la « Chambre » (Kammer), soit le corps d’administration juridique et financier, se confondait au XVe siècle avec le Trésor du prince, un premier « Trésor public », tout autant de nature privée pour la famille princière régnante. Depuis la première Hofkammer instituée par Maximilien Ier en 1498, la tradition est ininterrompue jusqu’à l’orée du XIXe siècle. Le savoir qui s’y rapporte constitue les « sciences camérales », Kameralwissenschaften, qui évoluent vers une doctrine de la gestion publique de type administratif (Verwaltungslehre).

38Il est toutefois difficile d’identifier une lecture hégélienne précise au sein du corpus dit « caméraliste » : Hegel a-t-il lu le De Aerario de Besold, le De Contributionibus de Kaspar Klock, le Secreta Politica d’Obrecht, ou encore d’autres volumes de ce corpus d’ars mercatoria mercantiliste spécifique aux pays de langue allemande  [16] ? Plus que tel ou tel ouvrage, c’est de catégories de pensée imprégnant le discours allemand que Hegel hérite à son tour, pour les reprendre peut-être, mais alors en les conceptualisant à nouveaux frais.

39Il en va de manière parallèle pour Steuart : Rosenkranz le présente comme un des derniers mercantilistes britanniques, thèse souvent reprise en histoire de la pensée économique. Certaines de ses vues se retrouvent cependant parmi des Écossais qui lui sont contemporains et généralement non considérés comme mercantilistes : Adam Ferguson forma le premier la notion de civil society (il est possible, mais point avéré, que Hegel en ait eu connaissance). Chez Hegel, les deuxième et troisième moments de l’esprit objectif, respectivement l’administration du droit (tribunaux de commerce, etc.) et la police et la corporation (au sens ancien de « police », cité et services publics, associations professionnelles en tous genres) sont des éléments faisant partie du lexique mercantiliste et caméraliste. On les trouve également dans le texte de l’Inquiry de Steuart : ils sont assez répandus et leur présentation spécifique chez Steuart et chez Hegel peut alors plutôt renvoyer à une inspiration commune.

40En outre, la relation de Steuart aux provinces germaniques n’est pas simple, mais surtout elle est trop peu documentée : l’on sait que Steuart séjourna à Tübingen pour la qualité de ses établissements universitaires, avant de rentrer en Écosse (soit deux décennies avant les études de Hegel au Stift). Steuart a-t-il rencontré quelque représentant de l’école caméraliste ? Il reste muet sur son voyage, de sorte que là encore les documents manquent – ce qui n’a d’ailleurs pas empêché certains commentateurs de se fier en cela à leur intuition plutôt qu’aux preuves et aux faits (Skinner, 1993 ; Redman 1993). La majorité des commentateurs a toutefois sans doute d’abord sous-estimé l’héritage de la terminologie. En voyageant à travers les provinces allemandes, Steuart a bien dû se frotter à ces influences. Mais quels ouvrages lut-il et quelles idées furent effectivement glanées au cours de son périple ? Les influences ultérieures sont souvent trop vite considérées comme prépondérantes, voire exclusives. Il fallut d’abord réhabiliter Steuart, parfois avec brio (Skinner 1962). Le classicisme smithien est-il toutefois venu balayer tout cela ? Répondre positivement serait aller trop vite. La réalité est différente. Un cadre conceptuel en accueille un autre autant qu’il est bousculé par lui. Seule une enquête de longue haleine peut restituer le contexte en son entier.

41En effet, Hegel (et le public allemand en général) ne peut trouver chez les auteurs caméralistes un corpus assez abondant que pour certaines thèses globales  [17], mais dépareillé et sans théorie scientifique unifiée. Or, avec l’échec du blocus napoléonien, ce public allemand est devenu conscient de l’importance de l’industrie britannique et se tourne spontanément vers les économistes, notamment ceux issus des Lumières écossaises (Waszek, 1988). La diffusion de leurs œuvres est rapide dans le dernier tiers du XVIIIe siècle et les lectures de Hegel prennent place dans ce mouvement. Ce qu’ajoute en propre la philosophie du droit hégélienne est de percevoir une raison à l’œuvre dans cette nouvelle connaissance du « social », ou plutôt de la « vie éthique » (die Sittlichkeit), du système des besoins (das System der Bedürfnisse) et de la société civile (die bürgerliche Gesellschaft).

42L’insatisfaction face aux notions caméralistes provient notamment d’une conception greffée avant toute autre considération sur le nombre de sujets-contribuables nécessaires pour la levée de l’impôt afin de payer la solde des troupes désormais régulières des princes (en particulier depuis la Guerre de Trente ans)  [18]. En outre, un effort poussé de théorisation, désormais requis, se trouve honoré chez les Écossais, comme Ferguson et Smith, ainsi que Steuart. Par ailleurs, une difficulté supplémentaire tient à l’appellation « mercantiliste », qui fut d’emblée polémique et instrumentale, puisque Smith inaugura et introduisit son usage dans sa Richesse des nations pour s’y opposer en l’accolant à des auteurs comme Steuart. Or elle reste douteuse ou imprécise, comme l’est par suite la caractérisation du caméralisme comme du « mercantilisme germanique ». À bien des égards, les spécialistes rejettent l’usage de ces termes s’ils restent indifférenciés pour désigner des auteurs aux « systèmes » très divers. Il faut reconnaître plutôt l’existence d’une ars mercatoria généralisée mais diversifiée et discutable selon des traditions nationales et des auteurs. Sir James Steuart fut-il même « mercantiliste », quoi qu’en aient pu dire tant de commentateurs ? Certains penchent pour la négative (Tortajada, 1999). Cette question nous concerne toutefois moins que la relation entre Steuart, Hegel et les autres auteurs que lit ce dernier.

43Comparer les vues de Steuart et les caractéristiques du caméralisme allemand devrait donc faire voir comment elles se complètent, d’autant que le Kameralismus présente un aspect politique spécifiquement germanique (la question de l’unité) qu’il illustre sur les plans juridique, financier (le Trésor princier) et économique – ainsi lorsque Becher recommande une union quasi « douanière » dès autour de 1700  [19]. Mentionner ce pangermanisme avant la lettre requiert de préciser qu’il est un échec, que ce Merkantilismus n’est nulle part unifié et surtout pas dans sa version allemande. La catégorie apparut plutôt de manière rétrospective et critique par qui eut intérêt à reconstituer l’histoire comme héritage à critiquer (ainsi Smith) ou à s’approprier – comme les auteurs qui devaient à leur tour être regroupés sous l’appellation d’« historicistes allemands » bien que, là encore, l’assimilation de leurs thèses soit souvent indue (Campagnolo, 2004/2014). Les enjeux de différentes époques relativement à des pratiques diverses se recoupent, mais il est difficile de distinguer les influences directes, ou même toujours clairement « traçables ». Pour autant, il est possible de considérer que Steuart et Hegel bénéficièrent autant d’un « héritage caméraliste » que plus tard de l’école historique de l’économie  [20].

44Recentrer le propos sur la réalité économique allemande est donc essentiel – notamment parce que les exégètes philosophes ont parfois négligé cette dimension économique, comme les quelques économistes qui s’intéressèrent à Hegel (le plus souvent à travers leur intérêt pour Marx). De même, la tradition nationale compte autant pour discuter l’écho de l’économie politique du classicisme libéral. Or ce sont deux dimensions caractéristiques de la philosophie hégélienne du droit sur fond de retard économique et d’éparpillement institutionnel dans les territoires germaniques.

3.2 L’influence de l’économie politique classique britannique

45La conscience du rôle de la vie économique, témoignée par Hegel dès son escapade alpine, naît du constat de la parcimonie de la nature. Il ne suffit toutefois ni d’écarter la Providence, ni d’en appeler au Prince : un progrès ne peut venir que de la théorie, tant par rapport au mercantilisme qu’à l’économie des Physiocrates ou à toute rêverie à un « âge d’or » rêvassé (que Hegel ne cessa de critiquer) ou à la critique « romantique » de la pensée rationnelle – la notion de Volksgeist émerge ainsi d’un romantisme allemand qu’illustre la critique de l’économie politique par Adam Müller qui prend la science pour cible (Meyer, 2009). Le terme se trouve bien entendu également chez Hegel, mais Hegel entend au contraire saisir le rationnel dans l’économique, c’est-à-dire par son aspect lié à l’entendement [das Verständliches] autant qu’à la raison au sens le plus large, dans l’équivalence du rationnel et du réel [das Vernünftiges ist das Wirkliche]. Le rejet sans hésitation du romantisme des juristes Fries, Hugo et Savigny d’une part, de l’« économiste politique » Müller d’autre part, renverse une vision de la nature pour faire surgir le rationnel dans l’économie politique classique. En effet, avant cela, chez les Physiocrates, l’essence providentielle (divine) est généreuse et explique l’abondance (car, à partir d’un grain de blé, elle rend un épi et la nature est la manifestation des forces divines).

46

L’Agriculture est une manufacture d’institution divine où le fabricant a pour associé l’Auteur de la nature, le Producteur même de tous les biens et de toutes les richesses. (Mirabeau, cité dans Foucault, 1766/1966, p. 208).

47Ce qui est en jeu, c’est la rente foncière. Mais il fallut attendre Ricardo pour l’expliquer, car tant qu’une quantité illimitée de terres fertiles libres subsiste, on ne peut exiger aucune rente foncière, puisqu’il suffit au fermier d’en exploiter un autre lopin pour y échapper. En revanche, dès qu’on met en valeur des terres de deuxième qualité, il faut sur celles-ci plus de travail pour le même produit et une rente apparaît sur les premières. Ricardo s’étonnait alors :

48

On parle sans cesse des avantages que possède la terre sur toute autre source de production utile, en raison du surplus qu’elle rapporte sous forme de rente. C’est cependant lorsqu’elle est la plus abondante, la plus productive et la plus fertile que la terre ne rapporte pas de rente [...] il est étrange que cette caractéristique de la terre, qui aurait dû être considérée comme une imperfection [...] ait été présentée comme la raison de sa supériorité (Ricardo, 1821/1992, p. 96-97).

49Le renversement de la vision sur la « nature », généreuse ou avare, permet de saisir l’élément symptomatique du rapprochement potentiel entre la conception « classique » de l’économie politique et la philosophie hégélienne. Chez Hegel, on l’a vu, ce mouvement date de sa randonnée alpine et la lecture de Steuart l’a paradoxalement préparé en ancrant l’idée que les phénomènes économiques sont susceptibles d’un savoir fondé en raison.

50Lorsqu’il quitta Francfort pour Iéna, où il allait écrire la Phénoménologie de l’esprit, Hegel partit avec cet acquis en même temps qu’avec un nouveau concept de ce qu’est un concept rationnel, qui présente une équivalence avec le réel effectif. Ce n’est que là qu’il lut les théoriciens de l’économie politique qui allait être nommée « classique », mais les convergences du type de celle relevée ici  [21] contribuent à expliquer que le nom de Steuart n’apparaît plus ensuite dans ses écrits (notamment au § 189 des Principes de 1821) : c’est toutefois la lecture de Steuart qui avait infléchi sa perception de l’économie vers la science.

51Le choix hégélien pour les classiques fait alors peu de doute : quand Hegel rend hommage aux mérites de la science nouvelle qu’est l’économie politique, dans ses Principes de la philosophie du droit, en 1821, ce sont les noms de trois « classiques » qui viennent sous sa plume au § 189 des Principes de la philosophie du droit :

52

Son développement [de l’économie politique] a ceci d’intéressant qu’il montre comment la pensée (voir Smith, Say, Ricardo) décèle, au sein de la multitude infinie de détails-singuliers qui gisent tout d’abord devant elle, les principes simples de la Chose, l’entendement qui est efficient en elle et qui la gouverne. (Hegel, 1821/2013, p. 358).

53Le statut de l’économie politique comme science, aux yeux de Hegel (parmi d’autres, si l’on considère l’historiographie sur le sujet), provient des « classiques » et non de Steuart. Hegel, dont l’intérêt scientifique pour les systèmes cosmologiques s’était déjà exprimé (fût-ce assez malheureusement dans son De Orbitis Planetarum), dit retrouver dans l’économie politique « une analogie avec le système des planètes, qui n’offre à l’œil que des mouvements irréguliers, mais dont la loi a pu néanmoins être connue » (Hegel [1821/2006], p. 357).

54La portée de l’astronomie dans la Naturphilosophie, grâce à Newton, trouve son équivalent en économie politique dans la philosophie de l’esprit grâce à Smith, et les deux sciences offrent aux hommes la représentation constituée selon la raison de leur environnement (cosmique et socio-économique). Cet intérêt pour la Naturphilosophie et le parallèle qui se dresse avec une science sociale comme l’économie ne doivent pas encore ici passer pour une épistémologie en élaboration – ce serait extrapoler. Mais que la préférence de Hegel se porte sur des lois ne fait en revanche aucun doute.

55Si Hegel ne cite pas Steuart dans ses Principes de 1821, c’est sans doute aussi que vingt ans ont passé, et que ce n’est point Steuart qui a fait école. Il faut l’admettre, même si c’est la lecture de Steuart qui avait initialement convaincu Hegel sans doute déjà avant celle de Smith, de la faculté de l’économie politique à fournir un savoir organisé comme de la nécessité d’explorer les ressorts du « système des besoins » dans la société civile. C’est parce que ce savoir neuf rend les hommes conscients de leur sort que Hegel lui tresse des louanges. À cela, la raison est selon nous double. D’une part, scientifique :

56

C’est un spectacle intéressant de voir comment toutes les liaisons se nouent, comment les sphères particulières se groupent, ont une influence les unes sur les autres, trouvent les unes dans les autres un facteur favorable ou un obstacle à leur développement (Hegel, 1821/2006, p. 358).

57D’autre part, dans l’intention fondamentale de Hegel, dont il faisait part à Schelling (dans une lettre du 2 novembre 1800), il y a le souhait de revenir au sort des hommes :

58

Dans ma formation scientifique, qui a commencé par les besoins subordonnés de l’homme, je devais nécessairement être poussé vers la Science, et l’idéal de ma jeunesse devait nécessairement devenir une forme de réflexion, se transformer en même temps en un système ; je me demande quel moyen trouver de revenir à une intervention dans la vie des hommes (Hegel, 1797-1831/1963, I, p. 60).

59Hegel accorda à Smith au moins autant d’intérêt qu’il en avait eu pour Steuart, et ses vues sont mieux documentées, notamment dès Iéna, comme le montre la Realphilosophie : il écrivit le nom de Smith en marge de sa Jenenser Realphilosophie (Hegel, 1805-1806/1932, p. 239). Il devait par la suite prendre connaissance des œuvres de Ricardo, Say etc.  [22]Le catalogue de sa bibliothèque établi par Seebeck comporte l’édition anglaise de Wealth of Nations publiée à Bâle en 1791  [23]. Comme Hegel lut Smith dans la foulée du transfert de Francfort à Iéna, cette succession rapprochée et des points communs entre les auteurs écossais pouvaient faciliter l’assimilation conjointe d’un mercantilisme finissant (qui avait donné ses fruits pendant deux siècles  [24]) et du libéralisme classique naissant qui allait s’imposer.

60L’effet sur Hegel de l’écart entre Steuart et Smith était tout relatif : les deux premiers livres de la Richesse des nations traitent d’économie générale – ce qui est un point commun avec l’Enquête de Steuart (Chamley, 1963, p. 57-58) – et les trois autres de matières spécialisées (notamment la critique de la Physiocratie et du mercantilisme) – ce qui est une divergence avec l’Enquête. On retient même souvent les trois derniers livres de cette dernière, que Steuart avait fait porter sur la « finance » comme étant à la fois la marque de son souci typiquement mercantiliste du « trésor du Prince/Statesman », et comme indiquant ce qui le sépare de l’œuvre smithienne à venir : bref, ce fut le moment-pivot entre mercantilisme et libéralisme classique. Or s’il nous paraît tel rétrospectivement, la réception allemande, chez Hegel du moins, suivit-elle le même mouvement ? La question est trop large ici, mais le présent article peut contribuer à l’éclairer en réévaluant tant le rapport du seul Hegel à Steuart que la saisie par le philosophe de la présence de la rationalité à l’œuvre chez les deux économistes qu’il lit.

4. Réévaluation « équilibrée » du rapport de Hegel à Steuart

61Au final, peut-on définir une « économie politique hégélienne » stricto sensu ? La voir déboucher sur une politique économique hégélienne ? Les éléments de réflexion socio-économique présents chez Hegel (les sections précédentes en ont énuméré certains en les situant par rapport à sa lecture de Steuart) ne s’organisent pas en une théorie économique proprio dictu, pas plus qu’ils ne pointent vers de possibles prescriptions, recommandations normatives ou impulsions révolutionnaires. On ne rencontre ici ni Marx, ni les historicistes allemands – mais un plan spéculatif qui entend rendre raison de ce qui est en tant que rationnel. Cela vaut identiquement quant au rapport de Hegel à Steuart. Une fois mis au jour sources et rapprochements potentiels entre la philosophie de Hegel et ces théories économiques conçues comme telles, les lectures de Hegel alternatives ou complémentaires à celle de Steuart conduisent à réévaluer l’influence reçue.

62L’on extrapole facilement diverses interprétations des moments du Système dès qu’on les réduit à un « savoir positif » qui perd de vue leur nature spéculative. L’idéalisme allemand, notamment hégélien, n’est en effet pas une mécanique répétitive où la dialectique serait superflue, et c’est pourquoi il n’est réductible ni à un matérialisme (fût-il révolutionnaire – ou d’autant moins) ni à un pangermanisme (fût-il romantique – ou d’autant plus) à quoi Hegel était étranger – on risque de perdre tout ce qu’est le système hégélien à vouloir en tirer cela du « Système ». Hegel rechercha l’être effectif, c’est-à-dire le rationnel dans le réel, et il traita l’« esprit objectif » et les notions qu’il partage avec les fondements de l’économie politique en refondant leur raison d’être, en rationalisant leur usage, non en empruntant simplement des notions  [25]. Bref, il s’agit selon nous d’une « philosophie économique  [26] », dans une de ses sources vives. La question délicate des influences, et de celle de Steuart sur Hegel en particulier, appelle à une évaluation prudente : là où l’économiste parle benoîtement de « travail » [labor], faute de critique préalable de ce concept, Hegel en fait une dialectique entre maître et esclave (« salarié » reprend Marx, qui conduit à dénaturer le propos). S’il s’agit de « sentiments moraux », comme chez Smith dans le Traité du même nom de 1759, dans la perspective de la philosophie sensualiste, également commune à David Hume et Francis Hutcheson, s’en tenir à des « tendances innées » au-delà de la « sympathie », pour expliquer, par exemple, un « penchant à l’échange » (qui ne devrait valoir qu’à titre d’hypothèse) revient à expliquer l’activité humaine à partir d’une abstraction immédiate et absolutisée. Hegel avertissait que ce recours était insatisfaisant autant qu’insuffisant  [27] : en économie, Hegel n’apportait pas un système, en dépit de ce que voulait y trouver Chamley, mais plutôt une conception spéculative qui nouait en les rationalisant les thèmes hérités du caméralisme allemand, de l’Inquiry de Steuart et de la fondation du classicisme par Smith, au nom de la philosophie rationnelle.

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  • SKINNER, Quentin [1962], « Sir James Steuart : economics and polities », Scottish Journal of Political Economy, 9, 17-37.
  •  — [1993]. « Sir James Steuart (1713-1780) » in [Schefold, 1993a], p. 31-59 ; Trad. ang. : « Sir James Steuart : the Market and the State », History of Economic Ideas, vol. I/1, 1-42.
  • SMITH, Adam [1776], An Inquiry into the Causes and Nature of the Wealth of Nations. Trad. al. Untersuchung über die Natur und Ursachen des Nationalrecihtums, Breslau & Leipzig, 1794-1796.
  • SOMMER, Louise [1920], Die oesterreichischen Kameralisten in dogmengeschichtlicher Darstellung, Wien, Verlagsbuchhandlung Carl Konegen (Ernst Stülpnagel).
  • STEUART, James [1767], An Inquiry into the Principles of Political Oeconomy : being an Essay on the Science of Domestic Policy in Free Nations, London. Trad. al : Sir James Stewart Baronets Untersuchung der Grundsätze von der Staats-Wirtschaft, als ein Versuch über die Wissenschaft von der Innerlichen Politik bei freien Nationen (Erstes Buch : Von der Vermehrung der Einwohner und dem Ackerbau, 1769 ; Zweites Buch : Von der Handlung und Industrie, 1770 ; Drittes Buch : Von Geld und Münze, 1770-1771 ; Viertes Buch : Von Credit und Schulden, 1771-1772 ; Fünftes Buch : Von Anlagen und gehoriger Anwendung ihres Ertrags, 1772).
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Mots-clés éditeurs : Smith (Adam), Hegel (G.W.F), Steuart (Sir James), Caméralisme allemand, Chamley (Paul)

Date de mise en ligne : 13/11/2019

https://doi.org/10.3917/aphi.824.0749

Notes

  • [1]
    Ce travail a reçu le soutien de l’Agence Nationale de la Recherche (fonds ANR-17-EURE-0020).
  • [2]
    Cet article a pour point de départ une conférence donnée, profondément remaniée ensuite, au colloque « James Steuart sin manos invisibles » tenu à Séville les 25-28/10/2017.
  • [3]
    Paul CHAMLEY, Économie politique et philosophie chez Steuart et Hegel, Paris, Dalloz, 1963, p. 54.
  • [4]
    Cette anecdote, nullement anodine, est très riche. En effet le prix que les vachers estiment n’est pas et ne peut pas être le résultat de méditations personnelles ou subjectives. Le prix implique bien plutôt l’appartenance à un réseau de relations économiques préétablies. Une anecdote rapportée par Maurice Halbwachs, évoquant un économiste de ses amis, François Simiand, est en ce sens éclairante : Simiand « disait qu’un pâtre, dans la montagne, après avoir donné au voyageur un bol de lait, ne sait à quel prix se faire payer et demande “ce qu’on vous aurait pris à la ville” » (Halbwachs, 1950, p. 154-155). Le vacher rusé de Hegel raisonne de la même façon que le pâtre ignorant de Simiand. En effet, la valeur, au sens du prix de vente, n’est pas déterminable in abstracto. Le pâtre et le vacher le savent et ils ne sont pas à ce point isolés qu’ils ne dépendent d’aucun système entier des besoins. En outre, ils savent qu’à la ville, le prix est plus élevé et que leur consommateur occasionnel serait prêt à le payer.
  • [5]
    Sir James Stewart Baronets Untersuchung der Grundsatze von der Staatswirtschaft, als ein Versuch über die Wissenschaft von der Innerlichen Politik bei freien Nationen, paru en livrets séparés à Hambourg en 1769-1770 et à Tübingen en 1769-1772. Voir les titres des livraisons en références.
  • [6]
    Trente ans après Francfort, dans son cours de 1824-1825, Hegel déclare que « l’économie politique est une science intéressante, qui fait honneur à la pensée en trouvant les lois à partir d’une masse de contingences » (Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Philosophie des Rechts 1824/1825, cahier Griesheim de leçons : Vorlesungen IV, 1974, p. 487).
  • [7]
    Nohl publia en 1907 ces Theologische Jugendschriften (Hegel, 1797-1799/éd. fr. 1907/1988).
  • [8]
    Nous traduisons. La biographie de Rosenkranz fait référence pour sa proximité temporelle au sujet (Hegel mourut en 1831) et reste une source essentielle. Sur la vie socio-économique à Francfort, voir Voelker, 1932.
  • [9]
    Chamley travaille sur les textes en leurs versions originales allemande – Hegel ou encore la traduction du texte de Steuart – et anglaise. Il justifie ce travail par la nécessité de restituer la lecture de Steuart par Hegel telle qu’il la fit. L’intention est louable mais on doit signaler que, si l’ouvrage panaché en trois langues permet de discuter sur pièces, la comparaison avec l’original est négligée.
  • [10]
    Le terme qui vient en premier est das Fressen, le terme dont use l’allemand pour les animaux, tandis que la cuisson des aliments réconcilie une première fois la conscience humaine avec la satisfaction matérielle la plus élémentaire.
  • [11]
    Seul le serviteur (Knecht soit le valet plutôt que l’esclave) retire une formation (Bildung) que la conscience seulement désirante méconnaît, passant à l’étape suivante d’une conscience-de-soi libre, c’est-à-dire libérée, que Hegel caractérise comme conscience « stoïcienne » (Hegel, 1807/1965, p. 156 ; 1807/1991, p. 158), voir chez Jean Hyppolite (1945) et Jean-Pierre Lefebvre (1991) les deux traductions de référence, ainsi que celle, partielle et partiale, d’Alexandre Kojève (à l’origine de l’usage contestable d’« esclave » pour Knecht).
  • [12]
    Les leçons sur la Phénoménologie de l’esprit professées de 1933 à 1939 à l’EHESS par Kojève (réunies et publiées après-guerre par Raymond Queneau : Kojève [1807/1936, 1947]) effectuaient cette conversion inspirée plus par l’esprit du temps et du commentateur admiratif de Staline que par les catégories originelles. Kojève garde l’immense mérite d’avoir présenté le premier en France ce texte hors d’un cercle jusqu’alors très restreint.
  • [13]
    Nous citons la traduction de J.-F. Kervégan, Principes de la philosophie du droit (Paris, PUF). La réédition de 2013 comporte les additions d’Eduard Gans et de cahiers retrouvés d’élèves de Hegel.
  • [14]
    Nous traduisons ici depuis le texte allemand que Hegel put lire, notablement plus embarrassé que l’original anglais.
  • [15]
    Par exemple, Johann Joachim Becher insistait sur l’union germanique nécessaire face à la « monarchie universelle » forgée par Colbert et Louvois sous la volonté de Louis XIV d’accroître la puissance française par l’économie (le terme de Verkehr en englobe les diverses dimensions) autant que par les armes.
  • [16]
    La liste de Seebeck donne les volumes possédés par Hegel, mais il faut considérer l’ensemble de ce qu’il a pu trouver dans une immense littérature – sur celle-ci, parmi les travaux en allemand (voir Sommer, 1920).
  • [17]
    Dont l’appel à l’unité pangermanique et à la résistance à la « Grande nation » française tentée par la « monarchie universelle » sous Louis XIV, par l’empire mondial avec Napoléon, que Hegel vit entrer à Iéna et nomma éloquemment l’« esprit du monde à cheval ».
  • [18]
    Les variétés du caméralisme juridique et financier, du conseil au Prince ou à l’ordre impérial, par exemple chez les « juscaméralistes » autrichiens (Becher, Hornigk, Schröder) relèvent de ce sujet. On peut consulter une immense bibliographie compilée depuis Humpert (1937) jusqu’à Laborier et al. (2011), une bonne présentation étant celle de Schiera (1968).
  • [19]
    Dans son Machiavellus Gallicus seu Metempsychosis Machiavelli in Ludovico XIV Galliarum Rege. Oder einhundert politische französische Axiomata, in welchen der Franzosen Staats-und Kriegs-Maximen und Practiquen, welcher sie sich gebrauchen jedem Öffentlich zu sehen vorgestellt werden… de 1673. Polémiste et entrepreneur lui-même, Becher se répand en Autriche, en Bavière et en Hollande, cherchant par ses pamphlets à fédérer commercialement les puissances germaniques, plus fortes si elles étaient unies. Becher inclut les Provinces-Unies, les territoires hollandais, alors les plus développés, dans son projet.
  • [20]
    Cf. Schefold, 2010, p. xxii-xxiii.
  • [21]
    Même si la discussion ricardienne de la rente est susceptible de débats qui allaient effectivement être menés en Allemagne, Johann Heinrich von Thünen notamment devant émettre sur le cas de la plaine germano-polonaise une théorie différente. Pour autant, ces contestations devaient survenir plus tard et demeurer inconnues de Hegel.
  • [22]
    Dans le catalogue de Seebeck figurent une traduction française (postérieure au séjour à Iéna) des Principes de l’économie politique et de l’impôt de Ricardo (Paris, 1819) ainsi que le Traité d’économie politique de Jean-Baptiste Say (3e éd., 1827) et l’ouvrage du même titre de Destutt de Tracy (1823). La troisième édition des Principes de Ricardo est de 1821 comme la première édition des Principes de la philosophie du droit de Hegel.
  • [23]
    Le même éditeur republia le texte anglais de Steuart quelques années plus tard. Les traductions française et allemande déjà mentionnées s’étaient alors diffusées sur le continent entier depuis leur parution vingt ans plus tôt.
  • [24]
    Le mercantilisme britannique a ses propres traits, parfois dits « libéraux » (en comparaison du mercantilisme continental, germanique ou bien colbertiste français, bien plus interventionniste). En Angleterre, on situe son début chez Thomas de MUN, England’s Treasure by Foreign Trade, paru en 1664 (rédigé dès 1622, semble-t-il).
  • [25]
    De même dans le cas des sciences physiques, quand le Système porte sur la nature, d’où l’importance cruciale de la Naturphilosophie, aussi « dépassés » que fussent ensuite ses résultats par les sciences physiques et chimiques.
  • [26]
    L’intérêt que l’on peut aujourd’hui retrouver pour l’étude du rapport de Hegel à Steuart ou à Smith peut provenir en particulier de ce rapport à la philosophie économique (Campagnolo et Gharbi, 2017).
  • [27]
    Un économiste majeur ultérieur, Carl Menger, allait souligner ce point à son tour dans ses Principes d’économie politique (Grundsätze der Volkswirthschaftslehre, Vienne, 1871), chapitre IV, incipit. Voir la traduction française (Menger 1871/2020).

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