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Article de revue

Comment écrire ? Essai et expérience à partir d’Adorno

Pages 383 à 406

Notes

  • [1]
  • [2]
    Paulo Roberto PIRES, « Viagem à Roda de uma Dedicatória », Serrote, 12, Rio de Janeiro, IMS, 2012.
  • [3]
    Alexandre EULÁLIO, « O Ensaio Literário no Brasil », Serrote 14, Rio de Janeiro, IMS, 2013.
  • [4]
    Sur cette question de la formation, on pourra consulter le premier ensemble d’essais publiés par R. Schwarz dans Robert SCHWARZ, Sequências brasileiras, São Paulo, Companhia das Letras, 1999. Pour une répercussion du problème dans le domaine de la critique littéraire, voir Paul ARANTES, Sentimento da Dialética na Experiência Intelectual Brasileira. Dialética e Dualidade segundo Antônio Cândido e Roberto Schwarz, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1992. On trouvera une récente discussion récente sur ce thème dans les articles de Marcos NOBRE, « Da “Formação” às “Redes”. Filosofia e Cultura depois da Modernização », Cadernos de Filosofia Alemã: Crítica e Modernidade, 19, 2012.
  • [5]
    Georg LUKÁCS, L’Âme et les formes, trad. G. Haarscher, Paris, Gallimard, 1974, p. 22-23, cité in Theodor Adorno, « L’essai comme forme », in Notes sur la littérature, trad. S. Muller, Paris, Flammarion, 1984, p. 13.
  • [6]
    Erich AUERBACH, « Der Schriftsteller Montaigne » (1932), in Gesammelte Aufsätze zur romanischen Philologie, Berne, Francke, 1967, p. 187 (N.D.T. : nous traduisons de l’allemand).
  • [7]
    Ibid., p. 186.
  • [8]
    Theodor ADORNO, « L’essai comme forme », art. cité, p. 12.
  • [9]
    Walter BENJAMIN, « Pour l’image de Proust », in Sur Proust, trad. R. Kahn, Paris, Nous, 2010, p. 28.
  • [10]
    Theodor ADORNO, « Valéry Proust Musée » in Prismes. Critique de la culture et de la société, trad. G. et R. Rochlitz, Paris, Payot, 2010, p. 228.
  • [11]
    Ibid., p. 229.
  • [12]
    Walter BENJAMIN, Fragments proustiens dans « Pour quelques thèmes baudelairiens », in Sur Proust, op. cit., p. 110.
  • [13]
    Theodor ADORNO, « L’essai comme forme », op. cit., p. 7.
  • [14]
    Positions développées dans Theodor ADORNO, « La situation du narrateur dans le roman contemporain », in Notes sur la littérature, op. cit., p. 37-43.
  • [15]
    Theodor ADORNO, « Portrait de Walter Benjamin », in Prismes, op. cit., p. 307-308.
  • [16]
    Theodor W. ADORNO et Walter BENJAMIN, Correspondance 1928-1940, trad. P. Ivernel et G. Petitdemange, Paris, Gallimard, p. 323.
  • [17]
    Ibid., p. 324.
  • [18]
    Walter BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Paris, éditions du Cerf, 1989, p. 476.
  • [19]
    Theodor W. ADORNO et Walter BENJAMIN, Correspondance 1928-1940, op. cit., p. 334.
  • [20]
    Theodor W. ADORNO, « Portrait de Walter Benjamin », in Prismes, op. cit., p. 302.
  • [21]
    Theodor W. ADORNO, Dialectique négative, trad. Collège de philosophie (G. Coffin, J. Masson, O. Masson, A. Renaut et D. Trousson), Paris, Payot, 2001, p. 20.
  • [22]
    Theodor W. ADORNO, « L’essai comme forme », in Notes sur la littérature, op. cit., p. 23.
  • [23]
    Max HORKHEIMER, « Matérialisme et morale », in Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. C. Maillard et S. Muller, Paris, Gallimard, 1996, p. 90-92.
  • [24]
    Max HORKHEIMER, « Théorie traditionnelle et théorie critique », in Théorie traditionnelle et théorie critique, op. cit., p. 75.
  • [25]
    Max HORKHEIMER et Theodor W. ADORNO, « La production industrielle des biens culturels », in La dialectique de la raison. Fragments philosophiques, trad. E. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974, p. 130.
  • [26]
    Ibid., p. 134 et suiv.
  • [27]
    Theodor W. ADORNO, « Critique de la culture et société », in Prismes, op. cit., p. 30.
  • [28]
    Theodor W. ADORNO, « Capitalisme tardif ou société industrielle ? », in Société : Intégration, désintégration. Écrits sociologiques, trad. P. Arnoux, J. Christ, G. Felten et F. Nicodème, Paris, Payot, 2011, p. 92.
  • [29]
    Sur la première réception et la résonance publique des essais d’Adorno, on pourra se référer à Alex DEMIROVIC, Der nonkonformistische Intellektuelle : Die Entwicklung der Kritischen Theorie zur Frankfurter Schule, Francfort, Suhrkamp, 1999, p. 669-695.
  • [30]
    Theodor W. ADORNO, Dialectique négative, op. cit., p. 15.
  • [31]
    Theodor W. ADORNO, Drei Studien zu Hegel [Trois études sur Hegel], in Gesammelte Schriften V [Essais réunis], Francfort, Suhrkamp, 1997, p. 273.
  • [32]
    Theodor W. ADORNO, Dialectique négative, op. cit., p. 29.
  • [33]
    Ibid., p. 302.
  • [34]
    Theodor W. ADORNO, Einführung in die Dialektik, Berlin, Suhrkamp, 2010, p. 42.
  • [35]
    Theodor W. ADORNO, « L’essai comme forme » in Notes sur la littérature, op. cit., p. 16.
  • [36]
    Theodor W. ADORNO, Dialectique négative, op. cit., p. 161.
  • [37]
    Theodor W. ADORNO, « L’essai comme forme » in Notes sur la littérature, op. cit., p. 21-22.
  • [38]
    Ibid., p. 27-28.
  • [39]
    Ibid., p. 13.
  • [40]
    Ibid., p. 16-17.
  • [41]
    Ibid., p. 22.
  • [42]
    Ibid., p. 23.
  • [43]
    Ibid., p. 28.
  • [44]
    Theodor W. ADORNO, Dialectique négative, op. cit., p. 15.
  • [45]
    Theodor W. ADORNO, « L’essai comme forme » in Notes sur la littérature, op. cit., p. 29.
  • [46]
    Ibid., p. 14.
  • [47]
    N.D.T.: par exemple les portraits et réflexions publiés dans la revue Piauí, une des meilleures revues brésiliennes du moment.
  • [48]
    Ibid., p. 9.
  • [49]
    Ibid., p. 14.
  • [50]
    Theodor W. ADORNO, Dialectique négative, op. cit., p. 20.
  • [51]
    Ibid., p. 39.
  • [52]
    Je pense surtout aux travaux de Gilda de Melo e Souza, Bento Prado Jr, Paulo Arantes et Rubens Rodrigues Torres Filho – en plus de Gérard Lebrun, référence importante pour toute une génération de professeurs. Cf. Paulo Eduardo ARANTES, Um departamento francês de ultramar, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1994 ; Robert SCHWARZ, « Um seminário de Marx », in Sequências brasileiras, op. cit. ; Marcos NOBRE, « A filosofia da USP sob a ditadura militar », Novos Estudos Cebrap, 53, mars 1999.
  • [53]
    Les ouvrages suivants constituent des exemples notoires de ce rapprochement entre histoire de la philosophie et essayisme : Gérard LEBRUN, Passeios ao léu, São Paulo, Brasiliense, 1983 ; Paulo ARANTES, Ressentimento da dialética. Dialética e experiência intelectual em Hegel, São Paulo, Paz e Terra, 1996 ; Bento PRADO JR., Alguns ensaios : filosofia, literatura, psicanálise, Sâo Paulo, Paz e Terra, 2000 ; Rubens Rodrigues TORRES FILHO, Ensaios de filosofia ilustrada, São Paulo, Iluminuras, 2004.

L’essai entre la presse à grand tirage et l’université

1Depuis son apparition à l’orée de la modernité, l’essai a habilement résisté aux cadres de la science, de l’art et du journalisme. Genre hybride par excellence qui – comme le roman, son parent littéraire – fait de la transgression des genres un mode d’être, il continue de tirer sa force de ses limites poreuses. C’est pour cette raison que l’essai continue à envoûter des intellectuels et des écrivains rétifs à l’aridité de la spécialisation universitaire comme à l’indigence de la presse à grand tirage. En Europe ou aux États-Unis, il fut propulsé par une presse forte de tendance libérale et par un large lectorat – conditions précaires au Brésil, occasionnellement satisfaites par des suppléments culturels toujours plus minces. Le propre de l’essai étant de transiter entre l’université et la presse, le valoriser pourrait revenir à défendre la liberté et l’indépendance de qui s’y dédie. Mais un tel éloge exige aussi de penser dans le même mouvement, non seulement les limites auxquelles se heurte la pensée libre, mais aussi la relation tumultueuse avec la spécialisation universitaire, à laquelle l’essai ne peut tourner le dos sans risquer de perdre sa pertinence. Dans un cas comme dans l’autre, l’essai ne peut se dérober à des contradictions qui furent d’ailleurs constitutives de sa propre histoire. Ce qui semble s’imposer à la discussion cette fois encore, c’est la vieille question de son autonomie face à d’autres formes d’activités intellectuelles.

Les contradictions de l’essayisme au Brésil

2L’éditeur de la revue Serrote  [1] a récemment entrepris, pour en cerner la spécificité, une histoire de l’essai brésilien  [2]. La tradition ne manque pas selon lui. Par-delà les fameux « analystes du Brésil », de Gilberto Freire à Sérgio Buarque de Holanda en passant par des figures décisives de la critique littéraire comme Antônio Cândido et Roberto Schwarz, cet éditeur mentionne aussi un vaste panorama, moins connu – en l’occurrence celui exploré par Alexandre Eulalio dans son « Essai littéraire au Brésil  [3] », où l’inventeur de l’expression « essai brésilien » en synthétise la trajectoire à partir de trois axes et de leurs variantes : l’essai subjectif, l’essai critique et l’essai à visée esthétique. Entre les lignes de cet éloge récent se donne à lire la prise de conscience d’une restriction sans cesse croissante de l’essai au monde de l’université, là où la référence à l’« essayisme » des analystes du Brésil réunis sous l’égide de la formation se limite à un hommage condescendant  [4]. De fait, après des années d’un travail universitaire ardu et de consolidation de nombreux programmes académiques, les sciences humaines auraient progressé et, outillées comme il se doit, auraient fait un pas de plus, délaissant la tâche de la formation en vue d’assumer le statut de « science ».

3Il ne coûte ici rien de penser plus avant les problèmes qui se posent lorsqu’on aborde l’essayisme « à la brésilienne ». Y aurait-il des déficiences méthodologiques, notamment dues à un déficit de recherches empiriques et à un rapport insuffisant entre travail de pensée et faits concrets ? Un éclectisme théorique ? Une propension à produire d’amples panoramas historiques peu aptes à la délimitation rigoureuse de l’objet étudié ? Des questions politiques liées à la consolidation des départements universitaires et au financement de certaines lignes de recherche par les fondations auraient certainement leur place ici. Les tendances dominantes des sciences sociales ont d’ailleurs donné le ton d’une spécialisation jusque dans les humanités, philosophie et critique littéraire comprises, où l’on n’attend pas beaucoup plus des jeunes chercheurs qu’une carrière – internationale si possible – centrée sur la recherche institutionnalisée sur un (seul) auteur. Quel que soit le poids de tel ou tel facteur, l’ensemble renforce la vieille accusation de subjectivisme adressée à l’essai, à l’encontre de son prétendu esprit de libre association, voire impressionniste, plus soumis, chez un auteur plus dilettante que spécialiste, au tempérament qu’à la concrétude des faits.

4 Dans un tel contexte de luttes territoriales, il n’est pas surprenant que les défenseurs de l’essai recourent aux mêmes tactiques pour célébrer, au voisinage de la littérature et du spéculatif, cette importance de l’auteur, s’éloignant ainsi de l’analyse de faits scientifiquement établis. L’essai serait-il tout aussi absent des humanités instituées à l’université que de la presse à grand tirage ? Son absence refléterait-elle la distance entre l’université et la vie publique et culturelle dans son sens le plus large ? Si tel était le cas, l’éloge de l’essai proviendrait d’une frustration devant l’appauvrissement de l’expérience institutionnalisée de l’activité intellectuelle et de la quête d’un genre qui, traditionnellement, cherchait à unifier l’expérience subjective et la réflexion sur la culture. Or le risque, en interprétant l’essai comme une intensification de tendances (auto-)biographiques visant à compenser la perte de l’objectivité de l’expérience personnelle, est de renforcer le préjugé universitaire contre lui. Car l’essayisme n’est pas la velléité subjective d’un littérateur bien formé. Bien au contraire, sa forme d’exposition – le moment subjectif à l’approche des objets – provient des choses mêmes qu’il traite. La conception de l’intellectuel qui affronte la société avec sa plume fait désormais partie du répertoire vulgarisé de l’écrivain marginal. Le romantisme populaire qui enfle le pouvoir de la personnalité contre le monde demeure dans le filon biographique et avance sous la forme d’une écriture autobiographique qui cherche dans l’essai le mode d’expression que les autres genres littéraires lui dénient.

Entre soi et le genre humain

5On peut, comme Georg Lukács et Theodor Adorno, remonter jusqu’à Montaigne pour saisir les sources de l’essayisme :

6

Le grand Monsieur de Montaigne a peut-être ressenti quelque chose de semblable lorsqu’il a donné à ses écrits la dénomination étonnamment belle et adéquate d’« Essais ». Car la simple modestie de ce mot est d’une courtoisie hautaine. L’essayiste rejette ses propres espoirs orgueilleux, qui, maintes fois, croient avoir approché l’ultime : il ne peut offrir que des commentaires des poèmes d’autrui et, dans le meilleur des cas, de ses propres idées. Mais il se conforme ironiquement à sa petitesse, l’éternelle petitesse du travail le plus profond de la pensée en regard de la vie, et la souligne encore avec une ironique modestie  [5].

7 Entre explications sur les créations d’autrui et idées propres, Montaigne incline plutôt du côté de ces dernières, donnant aux débuts de l’essayisme moderne la tonalité d’une quête de l’expérience individuelle. Dans une étude publiée en 1932, Erich Auerbach voit dans un tel projet la naissance d’un nouvel édifice, sans spécialisation, rebelle aux niches traditionnelles : « Cet homme indépendant et sans profession créa ainsi une nouvelle profession et une nouvelle catégorie sociale : l’homme de lettres ou l’écrivain – le profane comme littérateur  [6]. » Montaigne, continue Auerbach, « dit écrire pour lui-même, pour s’éprouver et se connaître, et pour ses amis, pour qu’ils disposent d’une image nette de lui une fois qu’il sera mort. À l’occasion, il allait plus loin encore et affirmait que, dans la constitution de l’individu singulier, on trouvait celle du genre humain en son entier  [7]. »

8 À relier le projet d’écrire « pour soi-même » et tout le genre humain, Montaigne donne forme à une question incontournable pour quiconque réfléchit sur l’essai : l’objectivité de l’expérience intellectuelle qu’il configure.

La forme d’une expérience mutilée

9Pour Adorno, l’essai n’est pas à penser en marge des spécialisations modernes, mais comme leur critique, notamment celle de l’objectivité et de la neutralité que la science moderne élève au niveau de critères de la connaissance rigoureuse. Le dilettantisme de l’homme de lettres jaillit ainsi d’une critique de la réduction de l’expérience aux moules de la méthode scientifique qu’Adorno discute à partir du Discours de la méthode de Descartes. Ce n’est cependant pas à un essayiste qu’il recourt pour expliciter l’objectivité de l’expérience intellectuelle, mais à un écrivain qui, en rapprochant le roman et l’essai, la composition fictionnelle et la réflexion, conféra une concrétude à l’expérience subjective du littérateur :

10

L’œuvre de Marcel Proust […] n’est pas autre chose que la tentative d’exprimer des connaissances nécessaires et impératives sur les êtres humains et les relations à l’intérieur de la société, que la science ne peut tout simplement pas attraper, alors que leur prétention à l’objectivité ne serait pas pour autant diminuée ou livrée à une vague plausibilité. La mesure d’une telle objectivité, ce n’est pas la vérification des thèses avancées en les mettant sans cesse à l’épreuve, mais la confrontation de l’expérience individuelle dans l’espoir et la désillusion. C’est elle qui donne du relief à ses observations en les confirmant ou en les infirmant au moyen du souvenir. Mais son unité rassemblée dans l’individu, qui, malgré tout, fait apparaître la totalité, ne saurait être distribuée et répartie entre des personnages séparés ou entre les appareils de la psychologie ou de la sociologie. Sous la pression de l’esprit de scepticisme et de ses exigences, qui se trouvent également de façon latente chez l’artiste, Proust a cherché soit à sauver, soit à restituer dans une technique imitée des sciences elles-mêmes, dans une sorte d’organisation expérimentale, ce qu’on considérait à l’époque de l’individualisme bourgeois, alors que la conscience individuelle avait encore confiance en elle-même et ne redoutait pas d’emblée la censure de l’organisation, comme les connaissances acquises par l’expérience vécue d’un homme tel que cet homme de lettres, aujourd’hui disparu, que Proust fait revivre encore une fois comme un cas suprême de dilettantisme  [8].

11Ainsi, tout comme le naturalisme français, Proust utilise des données semblables aux données scientifiques de la psychologie ou de la sociologie, mais À la recherche du temps perdu n’emploie pas ces éléments selon les critères de neutralité et d’objectivité qui guident la science moderne. Les données sont retravaillées par la forme littéraire, elle-même reconfigurée par la remémoration du narrateur. Au contraire de que l’on attendrait, l’objectif du narrateur proustien n’est pas de raconter une histoire à partir de l’implication des personnages dans une action située dans un certain temps et un certain lieu. Proust raconte comment son héros devient écrivain : non pas un écrivain quelconque, mais le narrateur de sa vie antérieure, du temps perdu, lequel ressurgit comme matériau narratif pour le héros au moment où il découvre sa vocation d’écrivain. C’est ce que Benjamin souligne : Proust « n’a pas décrit dans son œuvre une vie telle qu’elle a été, mais une vie telle que celui qui l’a vécue s’en souvient. […] Car, pour l’auteur qui se souvient, le rôle principal n’est pas dévolu à ce qu’il a vécu, mais au tissu de son souvenir  [9] ». La remémoration n’est pas un simple souvenir, mais un travail d’écriture du passé, elle réunit des moments distants dans le temps et leur confère sens et objectivité à partir de la composition littéraire d’une expérience individuelle.

12Comparer Proust à un dilettante a quelque chose de provocateur. L’intention d’Adorno, si on en revient à lui, n’est pourtant pas de rabaisser le romancier, mais précisément de circonscrire une sensibilité extrême au regard de la transformation des modes de l’expérience. C’est ce qu’il développe dans un autre essai où il analyse la fonction du musée chez Proust et Valéry. Au contraire de Valéry, qui voit dans le regroupement d’œuvres d’art dans un musée un obstacle à la contemplation pure d’une œuvre dans sa cohérence interne et sa singularité, ce qui les dévalorise en produits décoratifs, Proust fait de la visite au musée l’occasion de résonances entre les œuvres et son expérience personnelle. Devant elles, il ne se comporte pas en producteur ou en spécialiste, mais en amateur enthousiaste : « D’emblée, les œuvres d’art sont chez lui, à côté de leur aspect spécifiquement esthétique, autre chose, partie de la vie de celui qui les regarde, un élément de sa propre conscience  [10]. » S’il y a ici une vision naïve, peu attentive à la loi formelle des œuvres, il s’agit d’une ingénuité redoublée, qui se transforme en un nouveau type de productivité et transforme la faiblesse en instrument de force. Comme Proust ne reconnaît quelque chose de véritablement signifiant que dans la mesure où cela lui est transmis par la mémoire, son point de vue traduit un procès de décomposition historique dans lequel les œuvres d’art perdent leur première et ancienne vie pour ressurgir comme neuves dans la mémoire subjective. « Ce qu’on appelle postérité, c’est la postérité de l’œuvre », écrit Proust, c’est-à-dire « sa vie posthume », précise Adorno qui poursuit en se référant au réarrangement mnémonique des hiérarchies au gré de critères d’évaluation susceptibles de donner moins d’importance à une pièce autonome de Beethoven qu’à une musique mineure dont la survie dépend de la mémoire de l’auditeur. « Pour Proust, la mort des œuvres au musée les éveille à la vie ; la perte de l’ordre du vivant dans lequel elles remplissaient leur fonction semble libérer leur véritable spontanéité : l’unique, leur nom, ce par quoi les grandes œuvres culturelles transcendent la culture  [11]. »

13Lorsqu’Adorno associe le dilettantisme de cet amateur de musée à une sensibilité aux modifications de l’expérience, il reprend implicitement un diagnostic antérieurement ébauché par Benjamin dans son analyse de l’obsession proustienne d’écrire un roman : « Selon Proust il dépend du hasard que l’individu reçoive une image de lui-même, qu’il puisse maîtriser sa propre expérience. En cette matière, dépendre du hasard n’a rien qui aille de soi. Les préoccupations intimes de l’homme n’ont pas par nature ce caractère irrémédiablement privé. Ils ne l’obtiennent que quand pour les événements extérieurs la chance qu’ils puissent s’assimiler à l’expérience a diminué  [12]. » Les souvenirs d’enfance, point d’origine de la narration de Proust, n’obéissent pas aux appels volontaires du narrateur, mais procèdent d’une conjonction fortuite pour ressurgir du fond de l’oubli – comme dans le célèbre épisode de la sensation de la madeleine trempée dans le thé qui mène le narrateur à la formulation de la mémoire involontaire. Mais le narrateur ne voit sa vocation d’écrivain confirmée que lorsqu’il parvient à reconnaître dans la mémoire involontaire quelque chose de plus qu’une manière de retrouver ce que le temps a éloigné, à savoir les indices d’une nouvelle forme narrative, une manière d’écrire qui lui permet aussi de réorganiser les données de la mémoire volontaire comme expérience.

14 Benjamin interprète l’ampleur du projet proustien comme la mesure de la difficulté de narrer une vie passée à l’époque moderne, difficulté qui n’est rien d’autre que celle de la réalisation de l’expérience dans son sens traditionnel. Dans celle-ci, le narrateur n’est pas mis à l’écart, mais intégré à une communauté d’auditeurs et de narrateurs qui actualisent sans cesse l’expérience passée en tant que processus vivant entre les générations. Proust, pour sa part, se situe au moment où le lien entre narration et tradition est en train de disparaître. Il cherche encore à faire une expérience de la relation avec le passé, mais il est forcé de laisser tomber la dimension collective qui caractérisait l’expérience traditionnelle. Néanmoins, la reconstitution de la biographie d’un individu par l’activité de la mémoire ne se réduit pas à l’expression subjective du vécu dans le monde. Dans la mesure où le travail de mémoire n’arrive à son terme que par la médiation de l’écriture, le passé de l’individu s’objective dans un processus d’appropriation et de transformation du langage, de conventions et de genres littéraires historiquement configurés. C’est ce qui confère une objectivité au roman proustien en tant que document littéraire où la dimension collective de la narration s’affaiblit.

L’interpénétration du roman et de l’essai

15Pourquoi une telle digression sur Proust ? Faut-il défendre ici sa proximité avec l’essai dans le sens adornien du terme ? Certes, l’essai est l’un des nombreux éléments absorbés par l’écriture proustienne, mais à confondre l’essai et le roman au prétexte qu’ils ont des points de contact, on liquiderait sommairement les problèmes qui les sous-tendent. Adorno s’accorde avec Lukács pour dire que l’essai travaille avec des objets culturellement préformés. Le fait que Proust emprunte à la tradition des genres littéraires tels le roman, les mémoires, le pastiche et même l’essai, et donc qu’il les retravaille pour former un genre qui lui est propre, ne signifie pas que son roman soit un essai ni que ce dernier se rangerait dans une catégorie artistique. C’est d’ailleurs le point de discorde entre Adorno et Lukács : « Cela confère à l’essai une certain ressemblance avec une autonomie esthétique qu’on accuse facilement d’être simplement empruntée à l’art, dont il se distingue toutefois par son médium, c’est-à-dire les concepts, et par le but qu’il vise, une vérité dépouillée de tout paraître esthétique. C’est ce que Lukács n’a pas compris [quand] il qualifie l’essai de forme artistique  [13]. »

16Voyons de plus près les objections soulevées par Adorno. Ce n’est pas par hasard qu’elles insistent en effet sur l’objectivité de l’expérience configurée par l’art et l’essai. Lorsqu’il rapproche la forme artistique et l’apparence, il se réfère au fait que – pour ce qui concerne le domaine littéraire – le roman se consolide à partir du désir d’autonomie de l’univers fictionnel. Dans la France du XIXe siècle ou, plus exactement encore, dans le roman pur de Flaubert, l’occultation du narrateur quant à l’objectivité du récit produit le plus haut degré d’autonomie. Le roman de Proust est considéré dans ce contexte comme une réfutation des procédés du roman pur, puisqu’il réinsère la réflexion à l’intérieur du récit dans l’intention de dénoncer ce qu’Adorno nomme le « mensonge de l’exposition », c’est-à-dire l’illusion d’un univers fictionnel vraisemblable et autonome. L’apparence de réalité comme domaine distinct mais similaire au monde dans lequel nous vivons est ainsi mise à mal  [14]. De manière exemplaire, l’apparence fictionnelle est questionnée sur la manière dont début et fin communiquent dans le roman proustien, ébranlant la position du narrateur comme instaurateur d’un monde doté de lois propres, fermé sur lui-même à la manière d’une totalité pleine de sens. Les multiples chambres habitées par le héros – de celle de l’enfance où il attend le baiser de sa mère venant lui souhaiter bonne nuit jusqu’à la chambre garnie de liège où il intervertit le jour pour la nuit dans le but de mieux profiter de ce qui lui reste de vie pour terminer son roman – se juxtaposent dans les limites temporelles du roman à la manière d’indices plus profondément entrelacés, tels la vie et l’écriture, faisant de la littérature l’instrument de la recherche du temps vécu. Dans le cadre de la réflexion sur le modernisme littéraire, la critique de l’apparence révèle l’une des tendances principales du roman, à savoir celle de faire de la réflexion sur la forme littéraire un ingrédient incontournable de la narration, tendance qui s’affirme le plus nettement, parmi les romans analysés par Adorno, dans L’innommable de Samuel Beckett.

L’essai rebelle au « procès global »

17Contrairement au roman, l’essai ne dispose pas de l’apparat esthétique, et saisit ses objets au moyen de concepts. Adorno maintient cette distinction comme si, face aux deux courants signalés par Lukács dans les essais de Montaigne, il accentuait le caractère interprétatif des créations d’auteurs au détriment de l’exposition d’idées propres. Bien plus, ces dernières ne prennent forme que par voie de confrontation avec les objets formés par la culture. La distinction ne conduit pourtant pas Adorno à une séparation rigide entre l’art et l’essai. En effet, tout comme le roman incorpore la réflexion à la forme artistique, de même l’essai incorpore des éléments esthétiques, en particulier dans le soin apporté au mode d’exposition. Nous verrons plus loin comment s’articulent en détail l’exposition et les concepts. On peut déjà retenir qu’Adorno défend l’essai comme un mode d’exercice intellectuel où la subjectivité n’apparaît ni immédiatement ni spontanément, mais par l’effort de faire venir à la surface les configurations concrètes des objets sur lesquels elle s’exerce. Adorno défendrait-il une seule forme possible pour écrire des essais ? Une recette pour la critique ? Son débat avec Benjamin, dans les années 1930, relatif à la construction d’un essai de critique matérialiste indique qu’y compris à l’intérieur de la théorie critique, il y avait des positions inconciliables sur la manière de faire des essais. On peut voir dans le « Portrait de Walter Benjamin » une porte ouverte sur le nœud de cette divergence. Dix années après la mort de son ami, en 1950, Adorno tente d’intégrer à sa propre conception, non le procédé de Benjamin mais l’intention de ses essais :

18

l’intention subjective disparaissant bien plutôt dans l’objet, selon la conception de Benjamin, cette pensée ne se contente pas d’intentions. Elle serre son objet de près, comme si elle voulait se changer en toucher, odorat ou goût. Grâce à une telle faculté sensitive à la seconde puissance, il espère pénétrer dans les filons d’or qui échappent à toute démarche classificatrice, sans pour autant s’en remettre à la contingence de l’intuition aveugle. La réduction de la distance à l’égard de l’objet instaure en même temps le rapport à une praxis virtuelle, qui sera déterminante pour la pensée ultérieure de Benjamin. Ce que l’expérience découvre obscurément et sans objectivité dans le déjà vu, ce que Proust attendait de la mémoire involontaire mise au service de la reconstruction poétique, Benjamin voulait le réaliser par le concept, en établir la vérité. Il contraint le concept à accomplir à chaque instant ce que l’on réserve généralement à l’expérience non conceptuelle. La pensée est appelée à égaler la densité de l’expérience, sans jamais renoncer à sa rigueur  [15].

19 La primauté de l’objectivité et le recours à la remémoration proustienne rapprochent les auteurs, mais le lien du travail du concept et d’une possible praxis est objet de nombreuses divergences entre eux, comme celles qui se manifestent dans la fameuse lettre du 10 novembre 1938 où Adorno commente les essais de Benjamin sur Baudelaire. Parce qu’il devait présenter le premier résultat concret des recherches de Benjamin sur les passages parisiens du XIXe siècle, ce travail fait l’objet d’une grande attente d’Adorno. Adorno, pourtant, censure durement le texte, finalement rejeté par la Revue de recherches sociales. On lui reproche notamment sa forme d’exposition, qu’Adorno taxe de bricolage des textes du poète français avec les données de la situation historico-sociale parisienne. Adorno attendait de Benjamin une théorie qui permette la médiation entre la poésie de Baudelaire et les conditions matérielles de la totalité du procès social : « La détermination matérialiste des caractères culturels n’est possible que par la médiation du procès global  [16]. » Pour n’avoir pas « interprété » les matériaux artistiques et historiques mais les avoir simplement « montés », l’essai n’aurait pas été plus loin que « l’exposition étonnée de la pure facticité  [17] », incapable d’atteindre les objectifs d’une critique matérialiste. Comme nous le verrons plus loin, par théorie et interprétation, Adorno entend une conception de la dialectique qu’il incomberait à Benjamin de fournir. Quand, près d’un mois plus tard, dans sa lettre du 9 décembre, Benjamin répond à Adorno : il se contente de justifier son mode d’exposition en tant qu’attitude philologique relative au matériau. L’interprétation est réservée, argue-t-il, pour deux autres essais qui formeront, avec celui déjà achevé, un livre sur Baudelaire, planifié comme un modèle en miniature du projet des passages.

20 Benjamin confère une grande importance à l’élaboration détaillée d’un plan de construction pour le livre, repoussant la rédaction jusqu’à ce qu’il puisse visualiser la position de chaque élément dans le plan général – là où interpréter devient indissociable de construire, et notamment de construire une constellation, c’est-à-dire une composition où les motifs arrachés au contexte originel peuvent former ce que Benjamin nomme une image dialectique. Une note du projet des passages ne laisse aucun doute à cet égard : « Méthode de ce travail : le montage littéraire. Je n’ai rien à dire. Seulement à montrer  [18]. » À l’époque, Adorno n’avait pas accès à de semblables formulations, et nous ne savons même pas si Benjamin aurait effectivement pu les mettre en pratique. Nous pouvons dire à tout le moins qu’en tant qu’intention théorique que nous pouvons dans une certaine mesure vérifier par l’essayisme singulier des études sur Baudelaire, Benjamin se distancie d’une médiation passant par la totalité au nom d’une composition où chaque fragment peut illuminer l’ensemble. Comme il le note dans le Livre des passages, il s’agit de présenter de grandes constructions à partir de ses petites pièces. Concevoir la dialectique comme image exige, selon lui, la détermination d’une position dans le présent. Grâce à la construction d’une perspective fondée dans l’époque elle-même, la critique serait en condition de déterminer quels éléments du passé peuvent être lus – ou exigent d’être sauvés – à la lumière de l’expérience la plus récente. Benjamin soutient en effet, au titre de la « praxis possible » rappelée par Adorno, que le passé continue à être un objet de dispute pour le présent. Son essayisme assigne ainsi un indice d’actualité aux objets qu’il considère. En réponse à Adorno, il affirme : « L’apparence de factualité close sur elle-même, qui s’attache à l’étude philologique et qui envoûte le chercheur, disparaît dans l’exacte mesure où l’on construit l’objet dans la perspective historique  [19]. »

21 Fil conducteur de la discussion, la catégorie de la totalité (le « procès total ») semble écartée d’emblée par Benjamin, mais les critiques d’Adorno ne doivent pas nous faire oublier que lui aussi nourrissait des réserves à son égard, même si, à l’époque, il ne disposait pas d’une formulation alternative au marxisme ou à l’essai micrologique de Benjamin. Ce n’est pas un hasard si, lorsqu’il écrit sur l’œuvre de son ami, il cherche à sauver son intention critique sans oublier leur divergence :

22

Sa méthode micrologique et fragmentaire n’a jamais totalement assimilé l’idée de la médiation universelle qui institue la totalité, chez Hegel comme chez Marx. Imperturbablement, il restait fidèle à son principe selon lequel la plus petite parcelle de réalité perçue vaut le reste du monde. Interpréter les phénomènes du point de vue matérialiste signifiait, selon lui, moins les expliquer à partir de la totalité sociale que les mettre en relation, de façon isolée, avec des tendances matérielles et des luttes sociales. Il pensait ainsi échapper à l’aliénation et à la réification, formes sous lesquelles l’examen du capitalisme en tant que système risque d’être assimilé à son objet  [20].

La totalité, nouvelle idéologie du monde administré

23De bien des manières, « L’essai comme forme » est héritier de ces discussions. Vingt ans après celles-ci, il présente la solution adornienne du problème de la totalité dans une formulation qui ne l’écarte pas au profit de l’assemblage des matériaux, mais la maintient sous une forme critique comme catégorie incontournable de la critique d’un état de choses qui se présente comme totalité. La position d’Adorno se base sur un diagnostic du capitalisme tardif comme système, lequel, en même temps qu’il exige la reconnaissance de la médiation de chaque particularité dans le tout, oblige la pensée à discerner dans la réalité les potentiels de non-intégration ou de non-identité entre le particulier et l’universel. Dit autrement : comment résister à l’intégration ? « L’essai comme forme » annonce ainsi des motifs qui seront plus tard déployés dans la Dialectique négative, où l’on peut lire que « l’objet de l’expérience spirituelle, en soi, est système hautement réel et antagoniste  [21] ». Dans « L’essai comme forme », penser la possibilité de l’expérience et, partant, la relation entre pensée et émancipation, exige de confronter l’essai avec une topique classique de la Théorie critique depuis Marx : « Il est, dès le début, la forme critique par excellence, et, en tant que critique immanente des œuvres de l’esprit, en tant que confrontation de ce qu’elles sont avec leur concept, il est une critique de l’idéologie  [22]. » Associer deux traditions qui suivirent des chemins historiques différents n’a rien d’évident, mais Adorno le justifie à la lumière de l’expérience récente. Comme on peut s’y attendre, celle-ci dépend de la nécessaire actualisation de ce que l’on entend habituellement par critique et par idéologie.

24 « Matérialisme et morale », essai rédigé par Marx Horkheimer en 1933, part encore d’une critique de l’idéologie dans le sens marxiste classique dont Adorno va ensuite s’éloigner :

25

On affirme aujourd’hui que les idées bourgeoises de liberté, d’égalité et de justice se révéleraient mauvaises, mais ce ne sont pas les idées de la bourgeoisie mais les conditions qui ne leur sont pas adéquates, qui ont montré leur caractère insoutenable. Les mots d’ordre de l’Aufklärung et de la Révolution française restent plus que jamais valables. Le fait qu’ils conservent leur actualité et n’ont rien perdu de leur réalité est la preuve de la critique dialectique du monde qui s’y dissimule. […] C’est pourquoi une politique qui y corresponde ne doit pas abandonner ces exigences mais les réaliser […] L’effort pour la réaliser caractérise l’époque de transition qui est la nôtre  [23].

26Par idéologie, Horkheimer entend le recouvrement des relations sociales concrètes par des représentations particulières ayant prétention à validité universelle. Le présupposé d’une telle conception est le fonctionnement relativement autonome du domaine des idées et des représentations quant à la reproduction matérielle de la société, c’est-à-dire une certaine indépendance des membres d’une classe sociale privilégiée par la division sociale du travail. Avec l’avancée du capitalisme et la consolidation de la division entre propriétaires et travailleurs, une masse exclue de la richesse produite par la société bourgeoise surgit dans les grands centres urbains. Ce qui ouvre alors la voie à la critique de l’idéologie, c’est la confrontation entre les idées universelles et le fonctionnement réel de la société. En mettant en lumière les intérêts particuliers derrière les principes universels, elle révèle l’injustice et l’inégalité d’un ordre social légitimé par ces représentations. Horkheimer prend pourtant soin d’insister sur le fait que l’idéologie ne fait pas absolument erreur. Ce qui est erroné, c’est d’affirmer que les idées de liberté, d’égalité et de justice se sont concrétisées ou pourraient l’être dans la société existante. Les idées bourgeoises contiennent encore des traits progressistes, mais c’est la praxis politique qui a charge de les réaliser, luttant ainsi pour une identité future entre l’idée et la réalité, impossible dans le contexte de la société bourgeoise. D’où le lien entre théorie (en tant que critique de l’idéologie) et praxis révolutionnaire, lien qui ne se soutient que de l’existence de forces historiques agissantes pour réaliser la transition vers une société juste.

27Aujourd’hui, à regarder la date du texte, on ne peut s’empêcher de s’étonner de son ton optimiste : 1933, c’est en effet l’ascension du fascisme, autrement dit, pour les militants, les artistes et les intellectuels, l’exil, voire la prison et la mort. C’est comme si Horkheimer formulait dans une sorte de dernier soupir la critique de l’idéologie surgie de l’analyse du capitalisme fournie par Marx et ancrée dans le prolétariat comme sujet révolutionnaire. Si bien que peu après, en 1937, dans son essai « Théorie traditionnelle et théorie critique », cet optimisme cède la place à une formulation selon laquelle la théorie n’a plus de mouvement social transformateur comme interlocuteur. Des événements récents comme la répression fasciste rendaient impossible la réorganisation politique de la classe laborieuse, et les transformations structurelles du capitalisme contrariaient les tendances remarquées par Marx. La possibilité d’une faillite du système économique en vertu de crises récurrentes paraissait toujours plus distante au vu de la nouvelle phase du capitalisme qui, avec l’intervention systématique de l’État dans l’économie depuis la crise de 1929, signait la fin de sa phase libérale. Horkheimer ne délaisse pourtant pas le lien de la Théorie critique avec le combat pour l’émancipation, mais il est obligé de reconnaître que « dans les conditions qui sont celles du capitalisme tardif et par suite de l’impuissance des travailleurs face aux appareils agressifs des États autoritaires, la vérité s’est réfugiée au sein de petits groupes dignes d’admiration qui, décimés par la terreur, n’ont guère le loisir d’approfondir la théorie  [24] ».

28Dans La dialectique de la raison, écrit à quatre mains par Horkheimer et Adorno dans leur exil américain des années 1940, le développement de la théorie acquiert des traits aporétiques face à la régression des Lumières à la barbarie, que ce soit dans le fascisme allemand ou dans la démocratie américaine. Le concept de capitalisme administré développé ici indique une forme nouvelle de domination sociale marquée par une tendance à un fonctionnement intégré et opaque de l’État, du marché et de l’administration bureaucratique qui contamine toutes les dimensions de la vie en société, de l’organisation du travail jusqu’à la conscience individuelle. Le livre relève la disparition des forces sociales émancipatrices nécessaires à la critique de l’idéologie et signale une transformation profonde de ce qu’on pourrait encore nommer idéologie. Une fois que la société capitaliste s’est transformée en un système intégré, l’autonomie relative du domaine des idées liées au domaine de la reproduction matérielle tend à disparaître. Les idées sont désormais produites en même temps que la réalité, perdant leur qualité de représentation particulière recouvrant le fonctionnement réel des choses. Un exemple parmi tant d’autres de l’identité formée par l’idéologie et la réalité se trouve dans le chapitre sur l’industrie culturelle :

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L’unité évidente entre macrocosme et microcosme présente aux hommes le modèle de leur civilisation : la fausse identité du général et du particulier. Sous le poids des monopoles, toute civilisation de masse est identique et l’ossature de son squelette conceptuel fabriqué par ce modèle commence à paraître. Les dirigeants ne se préoccupent même plus de la dissimuler ; sa violence s’accroît à mesure que sa brutalité ose se montrer au grand jour. Le film et la radio n’ont plus besoin de se faire passer pour de l’art. Ils ne sont plus que business : c’est là leur vérité et leur idéologie qu’ils utilisent pour légitimer la camelote qu’ils produisent délibérément. Ils se définissent eux-mêmes comme une industrie et, en publiant le montant des revenus de leurs directeurs généraux, ils font taire tous les doutes sur la nécessité sociale de leur produit  [25].

30L’idéologie de l’industrie culturelle ne cherche pas à recouvrir le motif économique de son activité d’une apparence artistique. Au contraire, elle se fait propagande du véritable fonctionnement de la réalité et s’identifie à celle-ci. Conscience et culture sont adaptées à la société de manière planifiée, comme le donne à entendre la caractérisation de l’industrie culturelle en tant que filtre par lequel le monde de la perception quotidienne est forcé de passer, comme s’il n’était rien de plus que le prolongement sans rupture du monde que l’on découvre au cinéma  [26]. Dans ses textes des années suivantes, Adorno revient continûment à cette thématique pour l’expliciter : « Tous les phénomènes se dressent, emblèmes du pouvoir absolu de ce qui est. […] il n’y a plus d’idéologie au sens propre de fausse conscience, mais seulement de la publicité pour le monde sous forme de redoublement  [27] ». Si la critique de l’idéologie se fondait sur une distinction entre idées et réalité, distinction dont le développement était un moment de son futur dépassement pratique, il reste à savoir ce que l’on peut attendre de la critique dans une situation historique qui tend à identifier conscience et réalité. La dialectique de la raison a beau pointer cette identité, on n’y trouve pas une explication détaillée de sa possible critique. C’est seulement dans la décennie suivante, à partir de son retour en Allemagne en 1949 et de sa confrontation à de nouvelles circonstances historiques, qu’Adorno commence à discerner des résistances potentielles à l’intégration au système. La théorisation de ces potentialités se fera par une dialectique de l’identité et de la non-identité qui, propre à l’idée d’une totalité antagonique, constituera le cœur de sa conception de l’expérience et de sa pratique de l’essai à partir d’une série de phénomènes qui informent alors son expérience intellectuelle.

31 L’essayisme pratiqué par Adorno après-guerre provient d’une activité professionnelle diversifiée en relation avec les recherches empiriques conduites par l’Institut de recherche sociale (qui venait d’être refondé à Francfort) et sa position d’intellectuel public et celle de professeur à l’université. De nombreux essais furent d’abord formulés lors de cours et conférences, puis retravaillés pour être publiés dans des revues comme Akzent, Text und Zeichen et Merkur avant d’être réunis dans les volumes de Suhrkamp. C’est une période de travail intense au cours de laquelle la quête d’une forme critique d’écriture, indissociable de l’exercice d’une praxis théorique, doit se justifier face aux types de domination en vigueur, qui, en dépit de la croissance économique soutenue d’États prospères en bien-être, confèrent aux sociétés capitalistes avancées de l’après-guerre le caractère d’un système emprisonnant. Le pronostic marxiste de la paupérisation croissante ne s’était pas vérifié de manière littérale, mais « dans le sens non moins angoissant où la non-liberté – la dépendance par rapport à un appareillage qui s’est affranchi de la conscience de ceux qui le manient – étend universellement [universal] son empire sur les hommes  [28]. » Attentif au mouvement des choses, l’essai adornien dispose concepts et matériaux de manière à produire une conscience critique de la situation et, dans le même mouvement, se met aussi en quête des indices de tendances contraires à l’intégration. Dans le contexte de la reconstruction allemande, il suspend la thèse forte d’une identité inconditionnelle entre la conscience individuelle et l’universel représenté par le capitalisme administré, soutenue auparavant dans La dialectique de la raison. Elle cède la place à la recherche des moments de résistance à l’intégration. La réhabilitation d’une tradition critique dans une université allemande, d’où le fascisme l’avait expulsée, s’accompagne d’une reformulation des thèses sur l’industrie culturelle dominante. Il s’agit de reconnaître les possibilités concrètes de mobilisation émancipatrice de médias comme la télévision ou le cinéma. Et dans le domaine de l’art, les récents développements de l’après-guerre le poussaient à intervenir dans les débats de l’époque, qu’il s’agisse de la nouvelle avant-garde musicale ou du théâtre de Samuel Beckett.

32« L’essai comme forme » réfléchit sur la teneur de cette expérience, qu’il s’agisse de défendre un mode d’exercice intellectuel avant tout critique et interprétatif ou de réfuter des objections. Les accusations d’élitisme ou de sectarisme adressées à un Adorno qui écrirait dans un jargon peu accessible se heurtaient à une difficulté propre au mode d’exposition de sa pensée qui n’était pas sans fondement  [29]. L’écriture tortueuse propre à l’essai adornien, qui mobilise des mots venus du français ou de l’anglais contre le nivellement de la langue et valorise son caractère expressif par opposition aux finalités purement communicationnelles, juxtaposant des thèmes et lignes de raisonnement à la manière d’une variation musicale, cherchait à se positionner de manière critique face aux idéologies courantes, aux prétentions à l’objectivité de l’article scientifique, aux séductions de la philosophie des vérités éternelles et anhistoriques toujours en vigueur, d’après Adorno, dans l’ontologie heideggérienne. En présentant l’essai comme une critique de l’idéologie, Adorno insistait sur le fait que la tendance à l’identité de l’universel et du singulier était la dernière configuration de l’idéologie. Par « identité », il n’entendait pas seulement le caractère systématique de la domination du capitalisme tardif, mais aussi un procédé de la pensée ayant le système philosophique et la logique de l’identité comme formes privilégiées d’expression. « Penser signifie identifier  [30] », écrit Adorno dans Dialectique négative à propos de l’identité entre la chose et le concept. En d’autres termes, la rationalité et les formes de domination sociale s’entrelacent dans l’histoire de la société moderne. C’est pour cette raison que la critique de la société doit s’exercer conjointement à la critique de la pensée. Le « système », dans le lexique d’Adorno, se constitue dans la philosophie moderne comme un ensemble clos de déductions qui renvoient à un principe primordial dont l’évidence est le signe de sa vérité. Son apogée se trouve dans les systèmes de l’idéalisme allemand, en particulier dans la philosophie de Hegel, qui cherche à organiser et à conférer du sens à la totalité de l’expérience à partir d’un principe instauré par le sujet. Le présupposé historico-social de ce projet ambitieux est une conception emphatique du sujet qui, à l’époque d’une société bourgeoise ascendante, caractérisait l’affirmation de l’individualité contre les pouvoirs de la tradition et qui, avec la venue du capitalisme administré, entre dans un déclin accentué. La crise de la conception bourgeoise de l’individu chemine aux côtés de la perte de viabilité des conceptions de la totalité et du système, lesquelles survivent seulement sur le mode fragile et résigné de la prétention à la généralisation des sciences particulières.

33 La notion de système garde pourtant chez Adorno un moment de vérité dans la mesure où la société moderne s’est transformée en un système intégrateur. La vérité du système hégélien apparaît comme l’effectuation de son contraire : « Ce n’est qu’aujourd’hui, cent vingt-cinq ans après, que le monde conçu par le système hégélien s’est littéralement révélé comme système, nommément celui d’une société radicalement socialisée – et cela sur un mode diabolique  [31]. » Dialectique négative ne laisse aucun doute à ce sujet : « la philosophie a à garder de la considération pour le système dans la mesure où ce qui lui est hétérogène lui fait face en tant que système. C’est vers le système que se dirige le monde administré. Le système est l’objectivité et non le sujet positif  [32]. » Cela mène Adorno à cheminer jusqu’au problème de la médiation par la totalité d’une autre manière que celle qu’il opposait à Benjamin. Il maintient la médiation, mais dans la mesure où elle est simultanément pensée selon deux perspectives : s’il faut reconnaître la médiation du singulier par le tout social qui lui confère ses déterminations – puisqu’il s’agit ici de la configuration du capitalisme tardif comme système –, le passage entre le singulier et la totalité ne doit cependant pas hypostasier cette dernière. Au contraire, l’expérience du singulier doit être soutenue de manière à forcer la totalité à se transformer : « Une véritable prééminence du particulier ne pourrait elle-même être obtenue qu’à partir d’une transformation de l’universel. Installer simplement cette prééminence du particulier au rang de l’existence, ce n’est qu’une idéologie complémentaire  [33]. » En d’autres termes, la négativité propre à l’expérience singulière ne doit pas culminer dans des médiations justifiant le tout, mais devenir la source d’exposition de la non-identité entre singularité et totalité. Ce qu’Adorno cherche à présenter n’est rien de moins qu’une conception originale de la dialectique, laquelle lui permet de maintenir unis le diagnostic et la critique. En termes adorniens, la critique immanente, propre à la tradition dialectique, doit se faire immanente et transcendante  [34]. Reste à savoir comment l’essai relève ce défi.

L’essai, critique de l’identité

34Dans la tradition du genre, et en particulier dans le trait antisystématique singulier à l’essai, Adorno trouve des éléments qui lui permettent de mettre en place la dialectique de l’identité et de la non-identité :

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L’essai recueille l’impulsion antisystématique dans sa propre démarche et introduit les concepts sans autre forme de procès, « immédiatement », comme il les reçoit. Seul leur rapport réciproque les précise. […] En vérité, tous les concepts sont déjà implicitement concrétisés par le langage dans lequel ils se trouvent. L’essai part de ces significations et les développe […] Mais s’il ne peut se passer pour cela de concepts généraux […] il ne les traite pas non plus selon son bon plaisir. C’est pourquoi il accorde plus d’importance à la présentation qu’aux procédures qui distinguent la méthode de la chose, indifférentes à la présentation de leur contenu objectivé  [35].

36 L’essai ne construit pas ses concepts à partir d’un principe premier, d’une immédiateté antérieure aux médiations, ni ne ramène ses objets, par médiations systématiques, à une totalité préalable, mais les aborde dans leur ici et maintenant, comme une expression de la culture. Ce mode d’interrogation de l’histoire sédimentée dans la pensée et dans ses objets reçoit, dans Dialectique négative, le nom de constellation : « Percevoir la constellation dans laquelle se trouve la chose signifie pour ainsi dire déchiffrer l’histoire que le singulier porte en lui en tant qu’advenu  [36]. » Si le terme, emprunté à Benjamin, est récupéré pour son « anti-subjectivisme », Adorno ne l’entend pas comme un montage de matériaux, mais comme l’exposition des médiations dans l’objet, un processus qui renvoie à la confrontation qu’opère l’Adorno de la maturité entre des conceptions de la dialectique et de l’expérience aussi distinctes que celles de Benjamin ou de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Contentons-nous ici de rappeler les deux sens de la constellation pour Adorno. D’abord, elle indique que chaque objet a en lui, tout comme une monade, le chiffre du processus historique particulier par lequel il est venu à être. C’est ce qui donne son objectivité à l’essai :

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la constellation de l’essai n’est tout de même pas si arbitraire que se le figure le subjectivisme philosophique qui transporte la contrainte de la chose dans celle de l’ordre conceptuel. Ce qui détermine l’essai, c’est l’unité de son objet en même temps que celle de la théorie et de l’expérience qui sont entrées dans l’objet. […] Sa totalité, l’unité d’une forme entièrement construite en elle-même, c’est celle de ce qui n’est pas total, une totalité qui même en tant que forme n’affirme pas la thèse de l’identité de la pensée et de la chose, que son contenu rejette  [37].

38 Et la constellation caractérise aussi la forme d’exposition de la pensée critique de l’identité. Sous ce dernier aspect, la constellation ne fait pas dériver les pensées d’un principe ou d’une chaîne argumentative. En tant que tel, l’essai

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coordonne les éléments au lieu de les subordonner ; et seule l’essence profonde de son contenu est commensurable à des critères logiques, non son mode de présentation. Si l’essai, comparé aux formes dans lesquelles un contenu tout prêt est communiqué de manière indifférente, est plus dynamique que la pensée traditionnelle, grâce à la tension entre la présentation et la chose présente, il est en même temps plus statique, en tant qu’ensemble construit de juxtapositions. C’est seulement là-dessus que repose son affinité avec l’image, sauf que ce statisme lui-même est celui de rapports de tension relativement apaisés  [38].

40 D’où la difficulté à traiter l’idée même de constellation comme une nouvelle catégorie philosophique, puisqu’elle disparaît lorsqu’on fait abstraction des éléments qu’elle organise. À en croire la manière dont elle dispose des concepts autour d’un objet, la constellation montre comment ceux-ci sont incontournables pour la pensée, mais aussi combien, en tant qu’ils suivent le principe d’identité, ils ne suffisent pas pour illuminer un objet dans sa singularité. La constellation se rapporte ainsi aux concepts tout autant pour dénoncer la logique d’identité que pour exposer ce qui échappe à une telle logique : « L’essai ne se plie pas à la règle du jeu de la science organisée et de la théorie, à moins que […] l’ordre des choses ne soit le même que celui des idées. Parce que l’ordre sans faille des concepts n’est pas identique à l’étant, l’essayiste ne vise pas une construction close, inductive ou déductive  [39]. » Et pour cela, « l’essai ne rend pas moins mais plutôt plus intense, au contraire, l’influence réciproque de ses concepts dans le processus de l’expérience intellectuelle. Ils ne constituent pas en elle un continuum des opérations, la pensée n’avance pas de manière univoque, mais au contraire les moments sont tissés ensemble comme dans un tapis. C’est du maillage serré de ce tissage que dépend la fécondité des pensées. À vrai dire, celui qui pense ne pense pas, il fait de lui-même le théâtre de l’expérience intellectuelle, sans l’effilocher  [40]. » Ainsi, par sa voie propre, il cherche lui aussi à atteindre l’intention des concepts, non selon le processus d’identification selon lequel le concept se superpose à son autre, mais selon la manière dont il se juxtapose pour illuminer la chose : « La conscience de la non-identité de la présentation et de la chose la contraint à un effort sans limites  [41]. »

41C’est finalement comme conscience de la non-identité que l’essai peut se présenter comme critique de l’idéologie : « Il est, dès le début, la forme critique par excellence, et, en tant que critique immanente des œuvres de l’esprit, en tant que confrontation de ce qu’elles sont avec leur concept, il est une critique de l’idéologie  [42]. » Cela ressemble à une définition classique : « confrontation de la chose à son concept ». Mais Adorno ne critique pas l’inadéquation entre chose et concept dans la perspective d’une identité future, il cherche à pointer la non-identité entre chose et concept pour en réaliser l’identité entre chose et concept (dans la société comme dans la pensée). D’où l’actualité et la teneur critique de l’essai, qui « n’en est pas moins une idée, parce qu’il ne capitule pas devant le poids de l’étant, parce qu’il ne s’incline pas devant ce qui se contente d’être  [43]. » Face aux conditions historiques du capitalisme tardif, c’est-à-dire face à l’organisation des formes de domination sociale à la manière d’un système identitaire, demeurer comme idée se renverse dialectiquement en critique de la non-identité. C’est aussi ici que se montre l’idée d’une dialectique négative : « La dialectique est la conscience rigoureuse de la non-identité  [44]. » Mais même là, dans un revirement de plus, l’essai, à demeurer « idée », ne se défait pas d’une gangue culturelle et idéologique, et participe de l’échec de la culture dans la réalisation du bonheur promis : « Même les manifestations les plus hautes de l’esprit qui l’expriment sont toujours coupables en même temps d’y faire obstacle, tant qu’elles ne sont qu’esprit  [45]. » À demeurer théorie, l’essai ne se suffit pas à lui-même. C’est de là, pourtant, de cette conscience de non-identité, qu’il extrait une force qui lui permet d’aborder les objets, effort lui-même sujet à l’échec : « sa faiblesse témoigne précisément de la non-identité, qu’il a pour tâche d’exprimer  [46] ».

Du méthodique sans la méthode

42« L’essai comme forme » a beau se rapprocher d’une définition globale, il a beau avoir force de proposition et se confondre avec la philosophie d’Adorno, il tombe sous le coup du même avertissement que celui de la préface de Dialectique négative : ce n’est pas une méthodologie pour les travaux matériels de l’auteur. Si nous nous risquions à circonscrire le domaine de l’essai, nous dirions que son sens réside dans l’autoréflexion d’une expérience intellectuelle qui s’effectue dans la confrontation à des objets matériels et dans sa forme d’exposition. Tout au long de ce processus, Adorno s’oppose à la prétendue objectivité des sciences sociales et doit affronter les accusations de « subjectivisme » qui entachent un certain essayisme. Il mentionne la critique littéraire à tendance psychologisante, et aujourd’hui nous pourrions ajouter d’autres tendances encore, comme des récits à la première personne qui passent pour essai personnel, certains longs portraits et reportages, très souvent humoristiques, produits dans la lignée du New Journalism  [47], ou encore des réflexions qui, d’ambition théorique ou critique, suivent plus la libre association des idées de l’auteur que les exigences déposées dans l’objet. Une telle primauté de la dimension subjective de l’essai met en évidence de vrais problèmes, qu’il s’agisse des restrictions de l’expérience objective desquelles la subjectivité tend à se garder, ou bien de l’étroitesse et de la rigidité des critères consacrés d’une connaissance rigoureuse. Mais à se satisfaire de ces limites, l’essai révèle aussi l’hésitation d’une expérience intellectuelle qui menace de céder devant les obstacles objectifs. On trouve l’un d’eux dans la professionnalisation même de la recherche universitaire dont les critères scientifiques prétendent justifier que certains moments de la vie intellectuelle soient relégués à la catégorie condescendante de « l’essayisme ». Pourtant, le défi que l’essai doit relever n’est pas autre chose : écrire à partir de la recherche universitaire, et non en dépit d’elle. Adorno résume le problème en inscrivant l’essai à l’intérieur du travail académique :

43

Délivrée de la discipline de la servitude académique, la liberté intellectuelle elle-même perd sa liberté et cède devant les besoins socialement préétablis de la clientèle. L’irresponsable, qui est en soi un moment de toute espèce de vérité qui ne se galvaude pas dans la responsabilité à l’égard de ce qui existe, devient responsable devant les besoins de la conscience établie ; les mauvais essais ne sont pas moins conformistes que les mauvaises thèses universitaires  [48].

44Comment donc écrire un essai dans le domaine de la recherche institutionnalisée sans trahir l’expérience dans son sens le plus emphatique ? La réponse d’Adorno n’est pas une méthode pour essayistes. Ce que nous trouvons dans « L’essai comme forme », c’est le document d’une expérience intellectuelle singulière, document qui acquiert son objectivité à force d’incorporer une réflexion sur les médiations sociales qui composent l’expérience subjective. Penser ce qui est et pourquoi écrire dans les circonstances présentes l’amène à sauver l’expérience intellectuelle de l’homme de lettres, du littérateur non spécialisé, une expérience qui évoque, de Montaigne à Proust et Benjamin, la liberté de l’esprit, pour défaire la fausse opposition entre le « subjectivisme » de l’essai et « l’objectivité » des sciences particulières : « Le rapport à l’expérience – et l’essai lui attribue autant de substance que la théorie traditionnelle aux simples catégories – est un rapport à l’histoire tout entière ; l’expérience simplement individuelle, qui est le point de départ de la conscience parce que c’est ce qui lui est le plus proche, est elle-même médiatisée par l’expérience plus vaste de l’humanité historique  [49] ». Adorno ne parvient pas à l’expérience individuelle à partir du tout, mais s’enquiert auprès d’elle – ou pour tout dire : en elle – de la force des tendances objectives responsables de sa configuration. Car ce sont elles qui confèrent une objectivité à l’essai et à l’expérience intellectuelle configurée en elle : « l’objet de l’expérience spirituelle, en soi, est un système hautement réel et antagoniste  [50] », lit-on dans Dialectique négative. Si le singulier est médiatisé par le procès social, l’expérience ne peut se configurer en marge du système, car « si l’expérience s’abandonnait seulement à sa dynamique et à son bonheur, il n’y aurait pas de frein  [51] ». Formée par le sens social qui l’attache à une totalité antagoniste, l’expérience affronte le système de manière immanente à elle-même. Mais en forçant cette totalité à titre de singularité résistant à l’intégration, elle assume une position transcendante qui pousse cette totalité à se modifier. C’est seulement au cours de ce processus que l’expérience se compose comme une singularité non intégrée dont Adorno nomme essai la forme d’exposition. Est-il possible d’en extraire un enseignement sur comment écrire ? Fidèle à la dialectique, Adorno ne répond pas par une recette, mais par des exercices formels, réponse qui pousse chacun à affronter le problème pour son propre compte.

Retour sur l’essai brésilien

45Si les conditions lui sont actuellement peu favorables, il importe de se rappeler que l’essai philosophique a tout de même eu son heure. La réflexion conduite dans le cadre du département de philosophie de São Paulo en est un bon exemple. Là, en particulier dans les années 1960-1980, le travail sur les classiques de la philosophie n’a pas empêché le développement, au moins chez certains professeurs, d’un climat de recherche et de réflexion interdisciplinaire où il n’était pas rare de s’interroger sur le temps présent  [52]. L’essai n’y consistait pas à laisser le loisir au philosophe professionnel d’interrompre son activité de chercheur pour se consacrer à des problèmes d’actualité ou à d’autres disciplines. Au contraire, les professeurs de ce département eurent le mérite d’écrire des essais sur des figures de l’histoire de la philosophie, s’exerçant à un essayisme philosophique vécu selon une forme tout à fait singulière d’expérience intellectuelle et académique  [53]. En outre, cette forme d’activité intellectuelle a plus particulièrement accordé du prix à des domaines par définition interdisciplinaires comme la théorie sociale et l’esthétique. Ce contexte a favorisé l’émergence de revues qui, à l’instar d’Almanaque et Teoria e Prática, s’ouvrirent à l’expérience essayiste. Tout cela contribua à un travail résistant à l’écueil du subjectivisme ou de la libre association d’idées.

46Depuis les années 1990, avec l’expansion de la philosophie au Brésil, où l’on peut observer une augmentation considérable du nombre de programmes de « post-graduation » [licence], la spécialisation de la recherche s’est accentuée, comme on peut le voir lors des événements académiques du type colloque, conférence, etc. Dans leur grande majorité, les événements et les publications se concentrent sur les spécialistes d’un auteur ou d’un thème déterminé. Certes, la spécialisation a sa place et sa légitimité, mais il convient d’attirer l’attention sur les restrictions grandissantes imposées à la recherche, l’écriture et la discussion en tant qu’elles se reflètent dans des conditions de travail académique peu favorables à l’exercice de l’essai. Tandis que l’article universitaire se destine à des revues spécialisées à circulation restreinte, les essais sont l’exemple rare d’un plus grand échange entre la recherche académique et la presse de large diffusion. Cela ne tient pourtant pas aux seuls mérites des essayistes, mais aussi à l’existence d’une presse et d’une sphère publique qui offrent de telles conditions. Or, la presse de plus grande diffusion d’aujourd’hui réduit l’intervention de l’intellectuel dans le débat public au rôle de commentateur politique ou d’éditorialiste qui parle d’un peu de tout, mais jamais ou presque jamais de philosophie. L’espace pour la discussion intellectuelle est toujours plus limité à de brèves notes à teneur informative, laissant peu de place à des recensions détaillées ou à la publication de travaux au long cours, ce dont souffre la médiation entre la recherche académique et la vie publique et culturelle. Il est néanmoins difficile de savoir si le développement rapide de la presse électronique prodiguera des canaux similaires à ceux de l’ancienne presse écrite.

47Dans ces circonstances, l’essai survit aujourd’hui comme un genre dérivé de l’article universitaire, c’est-à-dire comme une forme plus souple, qui puise sa réflexion et son inspiration dans les travaux des générations passées, mais a peu de chances de se développer dans le contexte plus étroit de la recherche académique pure. Dans nombre de cas, notamment chez des auteurs plus jeunes, on constate la tentative de se rapprocher d’un essai académique dans le format spécifique de l’article. Cela se traduit le plus souvent par une simple traversée de thèmes et de sujets (plus interdisciplinaires que le commentaire limité à un auteur) plutôt que par un travail d’écriture. Parfois la recherche porte sur des objets aux marges de l’histoire de la philosophie : œuvres d’art ou thèmes venus des sciences humaines ou de l’actualité. Mais à quelques nuances et exceptions près, il semble que l’alternative de l’essayiste se situe entre écrire pour la presse ou pour l’université, comme s’il fallait renoncer à une recherche développée pendant des décennies de travail universitaire, pour parvenir à concrétiser un rapport plus intense avec la culture et avec le public en général. Il s’agit pourtant d’une fausse alternative – Adorno nous en alerterait. Si le défi que nous affrontons est de savoir comment écrire dans le cadre de la recherche académique sans trahir une expérience plus ample, le problème posé par l’essai semble être des plus actuels.

Notes

  • [1]
  • [2]
    Paulo Roberto PIRES, « Viagem à Roda de uma Dedicatória », Serrote, 12, Rio de Janeiro, IMS, 2012.
  • [3]
    Alexandre EULÁLIO, « O Ensaio Literário no Brasil », Serrote 14, Rio de Janeiro, IMS, 2013.
  • [4]
    Sur cette question de la formation, on pourra consulter le premier ensemble d’essais publiés par R. Schwarz dans Robert SCHWARZ, Sequências brasileiras, São Paulo, Companhia das Letras, 1999. Pour une répercussion du problème dans le domaine de la critique littéraire, voir Paul ARANTES, Sentimento da Dialética na Experiência Intelectual Brasileira. Dialética e Dualidade segundo Antônio Cândido e Roberto Schwarz, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1992. On trouvera une récente discussion récente sur ce thème dans les articles de Marcos NOBRE, « Da “Formação” às “Redes”. Filosofia e Cultura depois da Modernização », Cadernos de Filosofia Alemã: Crítica e Modernidade, 19, 2012.
  • [5]
    Georg LUKÁCS, L’Âme et les formes, trad. G. Haarscher, Paris, Gallimard, 1974, p. 22-23, cité in Theodor Adorno, « L’essai comme forme », in Notes sur la littérature, trad. S. Muller, Paris, Flammarion, 1984, p. 13.
  • [6]
    Erich AUERBACH, « Der Schriftsteller Montaigne » (1932), in Gesammelte Aufsätze zur romanischen Philologie, Berne, Francke, 1967, p. 187 (N.D.T. : nous traduisons de l’allemand).
  • [7]
    Ibid., p. 186.
  • [8]
    Theodor ADORNO, « L’essai comme forme », art. cité, p. 12.
  • [9]
    Walter BENJAMIN, « Pour l’image de Proust », in Sur Proust, trad. R. Kahn, Paris, Nous, 2010, p. 28.
  • [10]
    Theodor ADORNO, « Valéry Proust Musée » in Prismes. Critique de la culture et de la société, trad. G. et R. Rochlitz, Paris, Payot, 2010, p. 228.
  • [11]
    Ibid., p. 229.
  • [12]
    Walter BENJAMIN, Fragments proustiens dans « Pour quelques thèmes baudelairiens », in Sur Proust, op. cit., p. 110.
  • [13]
    Theodor ADORNO, « L’essai comme forme », op. cit., p. 7.
  • [14]
    Positions développées dans Theodor ADORNO, « La situation du narrateur dans le roman contemporain », in Notes sur la littérature, op. cit., p. 37-43.
  • [15]
    Theodor ADORNO, « Portrait de Walter Benjamin », in Prismes, op. cit., p. 307-308.
  • [16]
    Theodor W. ADORNO et Walter BENJAMIN, Correspondance 1928-1940, trad. P. Ivernel et G. Petitdemange, Paris, Gallimard, p. 323.
  • [17]
    Ibid., p. 324.
  • [18]
    Walter BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Paris, éditions du Cerf, 1989, p. 476.
  • [19]
    Theodor W. ADORNO et Walter BENJAMIN, Correspondance 1928-1940, op. cit., p. 334.
  • [20]
    Theodor W. ADORNO, « Portrait de Walter Benjamin », in Prismes, op. cit., p. 302.
  • [21]
    Theodor W. ADORNO, Dialectique négative, trad. Collège de philosophie (G. Coffin, J. Masson, O. Masson, A. Renaut et D. Trousson), Paris, Payot, 2001, p. 20.
  • [22]
    Theodor W. ADORNO, « L’essai comme forme », in Notes sur la littérature, op. cit., p. 23.
  • [23]
    Max HORKHEIMER, « Matérialisme et morale », in Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. C. Maillard et S. Muller, Paris, Gallimard, 1996, p. 90-92.
  • [24]
    Max HORKHEIMER, « Théorie traditionnelle et théorie critique », in Théorie traditionnelle et théorie critique, op. cit., p. 75.
  • [25]
    Max HORKHEIMER et Theodor W. ADORNO, « La production industrielle des biens culturels », in La dialectique de la raison. Fragments philosophiques, trad. E. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974, p. 130.
  • [26]
    Ibid., p. 134 et suiv.
  • [27]
    Theodor W. ADORNO, « Critique de la culture et société », in Prismes, op. cit., p. 30.
  • [28]
    Theodor W. ADORNO, « Capitalisme tardif ou société industrielle ? », in Société : Intégration, désintégration. Écrits sociologiques, trad. P. Arnoux, J. Christ, G. Felten et F. Nicodème, Paris, Payot, 2011, p. 92.
  • [29]
    Sur la première réception et la résonance publique des essais d’Adorno, on pourra se référer à Alex DEMIROVIC, Der nonkonformistische Intellektuelle : Die Entwicklung der Kritischen Theorie zur Frankfurter Schule, Francfort, Suhrkamp, 1999, p. 669-695.
  • [30]
    Theodor W. ADORNO, Dialectique négative, op. cit., p. 15.
  • [31]
    Theodor W. ADORNO, Drei Studien zu Hegel [Trois études sur Hegel], in Gesammelte Schriften V [Essais réunis], Francfort, Suhrkamp, 1997, p. 273.
  • [32]
    Theodor W. ADORNO, Dialectique négative, op. cit., p. 29.
  • [33]
    Ibid., p. 302.
  • [34]
    Theodor W. ADORNO, Einführung in die Dialektik, Berlin, Suhrkamp, 2010, p. 42.
  • [35]
    Theodor W. ADORNO, « L’essai comme forme » in Notes sur la littérature, op. cit., p. 16.
  • [36]
    Theodor W. ADORNO, Dialectique négative, op. cit., p. 161.
  • [37]
    Theodor W. ADORNO, « L’essai comme forme » in Notes sur la littérature, op. cit., p. 21-22.
  • [38]
    Ibid., p. 27-28.
  • [39]
    Ibid., p. 13.
  • [40]
    Ibid., p. 16-17.
  • [41]
    Ibid., p. 22.
  • [42]
    Ibid., p. 23.
  • [43]
    Ibid., p. 28.
  • [44]
    Theodor W. ADORNO, Dialectique négative, op. cit., p. 15.
  • [45]
    Theodor W. ADORNO, « L’essai comme forme » in Notes sur la littérature, op. cit., p. 29.
  • [46]
    Ibid., p. 14.
  • [47]
    N.D.T.: par exemple les portraits et réflexions publiés dans la revue Piauí, une des meilleures revues brésiliennes du moment.
  • [48]
    Ibid., p. 9.
  • [49]
    Ibid., p. 14.
  • [50]
    Theodor W. ADORNO, Dialectique négative, op. cit., p. 20.
  • [51]
    Ibid., p. 39.
  • [52]
    Je pense surtout aux travaux de Gilda de Melo e Souza, Bento Prado Jr, Paulo Arantes et Rubens Rodrigues Torres Filho – en plus de Gérard Lebrun, référence importante pour toute une génération de professeurs. Cf. Paulo Eduardo ARANTES, Um departamento francês de ultramar, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1994 ; Robert SCHWARZ, « Um seminário de Marx », in Sequências brasileiras, op. cit. ; Marcos NOBRE, « A filosofia da USP sob a ditadura militar », Novos Estudos Cebrap, 53, mars 1999.
  • [53]
    Les ouvrages suivants constituent des exemples notoires de ce rapprochement entre histoire de la philosophie et essayisme : Gérard LEBRUN, Passeios ao léu, São Paulo, Brasiliense, 1983 ; Paulo ARANTES, Ressentimento da dialética. Dialética e experiência intelectual em Hegel, São Paulo, Paz e Terra, 1996 ; Bento PRADO JR., Alguns ensaios : filosofia, literatura, psicanálise, Sâo Paulo, Paz e Terra, 2000 ; Rubens Rodrigues TORRES FILHO, Ensaios de filosofia ilustrada, São Paulo, Iluminuras, 2004.
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