Notes
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Le Bulletin de philosophie médiévale, placé sous la responsabilité scientifique d’Aurélien Robert (CNRS, Centre d’Études Supérieures de la Renaissance) et de Véronique Decaix (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), est dirigé par Joël Biard (Professseur à l’Université de Tours). Ont collaboré au présent Bulletin : Joël Biard, Jean Celeyrette, Véronique Decaix, Charles Ehret, Christophe Grellard, Jenny Pelletier, Aurélien Robert, Sophie Serra, Christian Trottmann.
1. Études
1 1.1. Dallas G. DENNERY II, The Devil Wins. A History of Lying from the Garden of Eden to the Enlightenment , Princeton, Princeton University Press, 2015, xi-331p.
2 Après un livre consacré au statut culturel et épistémologique de l’apparence (Seeing and Being Seen in the Later Medieval World : Optics, Theology and Religious Life, Cambridge, Cambridge UP, 2005), Dallas Denery poursuit son analyse des discours produits au tournant du Moyen Âge et de la Modernité sur la construction sociale d’une forme de relativisme. Le champ d’enquête et l’amplitude chronologique se sont élargis, puisque D. Denery affronte désormais l’immense question du mensonge, en prenant en compte, schématiquement, la période de la construction (puis de la déconstruction) intellectuelle des dogmes chrétiens, des Pères de l’Église jusqu’aux Lumières. Mais le cœur de sa démarche reste toujours le même : il s’agit d’examiner comment s’articulent les discours théoriques qui encadrent normativement la vie religieuse, afin de montrer comment progressivement une norme du vrai, objective et extérieure, est subjectivement et socialement appropriée. À ce titre, il apparaît clairement que les transformations intellectuelles essentielles se jouent entre le XIVe et le XVIe siècle, ce qui conduit D. Denery à dénoncer dès l’introduction (p. 6-8) une certaine historiographie moderniste qui oblitère la part médiévale de la Modernité et qui se condamne à ne pas comprendre l’origine des phénomènes qu’elle décrit. C’est cette mise en garde qui justifie ici une histoire intellectuelle sur le temps long, pas loin de 2000 ans finalement !
3 Le lecteur ne doit néanmoins pas s’y tromper. Il ne doit pas s’attendre à une histoire linéaire, un grand récit du mensonge dans l’Occident chrétien. D. Denery est un héritier d’Amos Funkenstein, pas d’Arthur Lovejoy. Du reste, une telle histoire, à supposer qu’elle fût réalisable (ce dont on peut douter), serait sans doute assez fastidieuse et d’une utilité réduite. De façon plus dynamique, D. Denery privilégie une approche fragmentée dans cinq « narrations », organisées autour d’un point focal et qui permettent d’examiner comment se transforme le rapport des hommes au mensonge, qui est ici bien davantage un symptôme de l’évolution générale de notre société. Il ne s’agit donc pas de rechercher l’exhaustivité des auteurs ou des thèmes, mais plutôt d’identifier les aspects et les textes paradigmatiques qui fixent les questions, et les réponses possibles. Il ne s’agit pas davantage de produire une généalogie foucaldienne, à la mode aujourd’hui, car D. Denery ne recherche pas tant des filiations que des airs de famille, afin d’identifier les recompositions desdites familles.
4 La question principale déclinée au cours de ces cinq narrations est la suivante : peut-il être acceptable de mentir ? Cette question est en fait équivalente à une autre, selon D. Denery : comment peut-on vivre dans un monde déchu ? En fait, c’est donc toute la question de notre rapport à la contingence qui est considérée. Le point important que veut mettre en évidence D. Denery, c’est qu’il n’y a pas de réponse unique à cette question, y compris au Moyen Âge. La démarche qui consiste à multiplier les narrations vise ainsi à rendre compte de cette pluralité des réponses et de leur inclusion dans une tendance plus large qui conduit d’une conception uniformément morale et rigide de la question à une approche plus sociale qui appréhende le mensonge comme un outil de gestion de la contingence. Pour le montrer, D. Denery considère deux types de discours structurants, celui du théologien dans la première partie, celui du « laïc » (en l’occurrence, le courtisan et la femme) dans la seconde partie. Le discours du théologien est décliné en trois chapitres : le diable, Dieu, l’homme. Dans le premier chapitre, D. Denery examine la réception du texte de la Genèse pour le replacer ensuite dans une réflexion plus large sur le rapport entre mensonge et obéissance. Quelques pages tout à fait remarquables consacrées à Jacobus Acontius montrent bien que la question clé est liée à la difficulté – épistémologique – de parvenir à la vérité. À l’arrière-plan donc, c’est la question du faillibilisme et du scepticisme, à laquelle D. Denery a consacré plusieurs travaux, qui est en jeu. De ce fait, se noue un lien surprenant, et peut-être involontaire, entre le diable et le courtisan, puisque le chapitre quatre consacré au courtisan insiste de la même manière (mais de façon plus éthique qu’épistémologique) sur la question du scepticisme et du rapport à la faillibilité. C’est la même question que l’on retrouve dans les chapitres consacrés à la tromperie divine et à la casuistique. Mais surtout, par une sorte de ruse diabolique, c’est bien le chapitre consacré aux femmes qui fait apparaître la subversion sociale d’une idéologie éthico-médicale véhiculée dans l’Antiquité et au Moyen Âge. Les pages consacrées à Christine de Pizan indiquent un tournant médiéval fondamental dans la considération du problème du mensonge. Chaque fois en effet, un auteur ou un couple d’auteurs (Augustin et Luther, Jacobus Acontius, Jean de Salisbury, Pascal, etc.) fonctionnent comme autant de paradigmes indiciaires, tantôt de la cristallisation d’un problème, tantôt de son renversement.
5 Finalement, ce qui apparaît clairement dans les narrations mises en place par D. Denery, c’est que l’histoire du mensonge ici proposée est celle de l’arbitre du vrai. On passe progressivement d’une norme objective et extérieure à une norme socialisée, subjective et intérieure. On le voit, l’historiographie des modernistes critiquée en introduction n’a pas été fondamentalement subvertie. Simplement, la myopie propre à leur démarche est apparue en pleine lumière, et il ressort, une fois ce livre refermé, que l’on comprend mieux les problèmes, leur formation et leur dénouement (provisoire) quand ils sont replacés dans la longue durée. C’est une belle leçon de méthode en histoire intellectuelle que nous livre D. Denery.
6Christophe GRELLARD (EPHE)
71.2.Alain de LIBERA, L’invention du sujet moderne. Cours du Collège de France 2013-2014 , Paris, Vrin, 2015, 267 p.
Alain de LIBERA. L’archéologie philosophique, Séminaire du Collège de France 2013-2014 , Paris, Vrin, 2016, 267 p.
8 Les éditions Vrin publient les cours (L’invention du sujet moderne) et séminaires (L’archéologie philosophique) professés en 2013-2014 au Collège de France par Alain de Libera, titulaire de la chaire d’Histoire de la philosophie médiévale, recréée une soixantaine d’années après qu’elle avait été occupée par son illustre prédécesseur, Étienne Gilson. Ces deux ouvrages peuvent et doivent être lus de manière complémentaire : le premier expose le volet théorique de la recherche d’A. de Libera, et le second offre, comme en miroir, une approche réflexive sur la méthodologie du médiéviste, en révélant la nature et le sens d’une démarche « archéologique » en philosophie, et plus spécialement en histoire de la philosophie.
9 Dans L’invention du sujet, A. de Libera se livre à une véritable investigation philosophique, dont le point de départ est l’affirmation provocante de Foucault, relayée par Veyne, selon laquelle « La question du sujet a fait couler plus de sang au XVIe siècle que la lutte des classes au XXe siècle » (p. 14, p. 225). L’interrogation directrice, la « question du sujet », trouve sa formulation initiale dans le cours du 20 mars 2014 : « Comment le sujet pensant est-il entré en philosophie ? Plus précisément : Comment l’homme est-il entré en philosophie en tant que sujet et agent de la pensée et du vouloir ? » (p. 58). Le présent livre s’attache à la partie théorique, c’est-à-dire au sujet pensant et au sujet de la pensée, et sera complété par la publication des cours 2014-2015 consacrés à la partie pratique sur la volonté et l’action. Animée par le soupçon que la question du sujet aurait une origine bien antérieure au XVIe siècle, cette entreprise critique déconstruit le présupposé selon lequel Kant, le premier, aurait introduit la subjectivité (Subjectivität) en philosophie (p. 53), ou même que le sujet moderne serait né avec Descartes. C’est en archéologue de la pensée, en historien de la philosophie et en médiéviste qu’A. de Libera retrace la manière dont le sujet se constitue progressivement en « question », c’est-à-dire comme objet problématique dans l’histoire de la pensée. Le fil directeur de l’enquête est donc la « question de la question du sujet » ou, en termes heideggériens, le « devenir-question » du sujet dont l’histoire se trouve inextricablement enchevêtrée à celle de la « question de l’homme ».
10 La publication de son séminaire, L’archéologie philosophique propose quant à elle une réflexion sur la méthode archéologique en histoire de la philosophie, placée sous l’égide de Michel Foucault et de Robin G. Collingwood, se distinguant à la fois de l’histoire des idées (Ideengeschichte) et de l’histoire des problèmes (Problemgeschichte). À Collingwood, Libera emprunte deux outils : sa matière, les « complexes constitués de questions et de réponses » (complexes of questions and answers, abrégé en CQR) et la ré-effectuation des questionnements du passé dans le présent (Constructive Reenactment). Car, comme l’indique A. de Libera : « réactiver un questionnaire, c’est en refaire le questionnement » (L’archéologie philosophique, p. 18). Afin d’expliciter sa démarche, Libera l’applique ensuite à trois dossiers, la querelle des universaux, le statut ontologique du mal, et le mode d’existence des fictions, et il livre une version condensée mais limpide de ses thèmes de prédilection, développés dans d’autres ouvrages, notamment La querelle des universaux (1996).
11 Suivant la même méthode, L’invention du sujet invite à se demander pour qui, quand, comment, pourquoi la question du sujet s’est posée et l’être de l’homme progressivement redéfini comme « sujet ». C’est dans une histoire au long cours, passant de Kant au XVIe siècle, et du XVIe au Concile de Chalcédoine, que l’auteur retrace l’émergence de la notion d’un sujet, agent et suppôt de la pensée. Dans ce dédale, il s’agit de retracer le fil, en suivant les déplacements de sens du terme de sujet (cours du 27 mars 2014), le subjectus ou subditus, le sujet assujetti politique et le subjectum, le sujet logique de prédication et substrat ontologique d’inhérence afin d’évaluer la manière dont se constitue, par enrichissements et stratifications successifs, la définition d’un sujet, auteur et acteur de ses actes de pensée. L’intuition fondamentale est que pour « saisir le lien du politique et du psychologique, il faut en revenir à l’aspect logique » (p. 22), c’est-à-dire à l’ὑποκείμενον aristotélicien, le sujet-substrat tel que défini dans Les Catégories, et opérer le nouage conceptuel entre ce sujet d’attribution et son sens judiciaire, le sujet d’imputation. Dans le massif sédimenté de l’Histoire de la pensée, plusieurs strates sont alors sondées et forment autant de « moments » (Kant, Descartes, mais aussi Aristote et surtout Augustin). À partir d’une lecture de Locke (cours du 3 avril 2014), A. de Libera établit que le « sujet » se fonde sur l’« attribuabilité », c’est-à-dire sur la capacité d’attribuer les actes de pensée comme à un soi (self) et de les imputer à soi-même comme étant les siens propres, avant de montrer, à la suite de Strawson, que cette auto-attribution fonde une hétéro-attribution, c’est-à-dire la capacité de postuler qu’il y a cette même capacité chez d’autres êtres. Cette inférence, Libera l’appelle la « supposition du sujet » (p. 224). Il se focalise alors sur une analyse serrée du débat entre Pierre de Jean Olivi, Thomas d’Aquin et Mathieu d’Acquasparta (p. 127-222). Dans la pensée d’Olivi se trouve conceptualisé un modèle attributiviste où la perception de ses actes psychiques, et la possibilité de se les attribuer, dépendent de la perception préalable et fondamentale, d’une expérience de soi comme sujet de ses actes. Cette connaissance intuitive, sensible et quasi tactile (inspiratio) ouvre ensuite sur une dimension intersubjective où le sujet reconnaît, par une inférence toute sensible (une « puissante conspiratio », p. 218) que d’autres sont également sujets de leur pensée (cours du 19 juin 2014). Sur la base de ces textes médiévaux, le soupçon de l’archéologue se vérifie : l’invention du sujet – sa découverte et sa conceptualisation – doit être reculée de quelques siècles, du XVIe au XIIe siècle : elle trouve son origine dans les débats sur la connaissance de l’âme par elle-même et s’articule dans le quadrilatère médiéval formé par ces quatre questions : Qui pense ? Quel est le sujet de la pensée ? Qui sommes-nous ? Qu’est-ce que l’homme ? (cours conclusif du 26 juin).
12 La démonstration est magistrale et il serait impossible de résumer ici cette enquête passionnante dont l’ampleur n’a d’égale que la concision, et dans laquelle l’immense érudition s’allie à la plus grande clarté. L’invention du sujet et L’archéologie philosophique – verbatim des Cours au Collège de France enrichi de notes et d’index – en ont conservé les marques d’oralité, ainsi que les répétitions et moments de reprise nécessaires à tout enseignement, ce qui donne au propos toute sa vivacité, et au lecteur, l’impression réelle d’y assister. Ces livres forment un volet didactique, où se trouvent résumés, remaniés, et redistribués des pans entiers de l’œuvre considérable de l’auteur (Archéologie du sujet, également publiée chez Vrin : A. de LIBERA, Archéologie du sujet I. Naissance du sujet, Paris, Vrin, 2007 [22010] ; Archéologie du sujet II. La Quête de l’identité, Paris, Vrin, 2008 [22010] ; Archéologie du sujet III. L’acte de penser 1. La double révolution, Paris, Vrin, 2014), et plus généralement de sa carrière, en vue de les rendre accessibles au plus grand nombre, dans l’esprit du Collège. Par là, A. de Libera montre qu’il n’est pas seulement le grand médiéviste que l’on sait, mais également un excellent professeur. C’est pourquoi ces ouvrages fournissent un magnifique compendium à qui voudrait découvrir son œuvre foisonnante.
13Véronique DECAIX (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
14 1.3. Cristina CERAMI, Génération et substance. Aristote et Averroès entre physique et métaphysique , Berlin-Boston, De Gruyter, « Scientia Graeco-Arabica », 2015, 734 p.
15 L’ouvrage porte sur la doctrine de la génération substantielle, telle qu’elle est développée par Aristote puis réélaborée par Averroès dans la phase de maturité de son œuvre, celle des Commentaires Moyens et des Grands Commentaires. Son objectif est d’établir que la génération substantielle est, dans les deux systèmes, le point de rencontre où physique et métaphysique répondent ensemble à la question de savoir « ce qu’est la substance », pour affirmer que c’est, en un certain sens, la forme. Il s’agit donc d’une étude vaste, puisqu’elle porte sur l’intégralité de la philosophie naturelle d’Aristote et d’Averroès, et sans précédent, puisque l’unique monographie consacrée jusqu’à présent à la physique du Cordouan (Ruth GLASNER, Averroes’ Physics, Oxford, 2009) porte uniquement sur les commentaires à la Physique. Par ses traductions, l’ouvrage donne accès à un grand nombre de textes peu connus d’Averroès, et l’angle historique et thématique est suffisamment ouvert pour que chacun puisse se déployer librement, sans la pression directe d’une hypothèse qu’une étude plus brève devrait immédiatement vérifier. S’il est vrai que l’époque est aux études courtes et ciblées qui cartographient les positions pour les comparer, les évaluer et, en dernière instance, les départager, alors Génération et substance est, dans son effort de synthèse, d’un anachronisme rafraîchissant.
16 Le volume contient deux parties : la première, de moitié plus courte (p. 23-233), porte sur Aristote, la seconde (p. 237-671) sur Averroès. Assurément, chacune pourrait constituer un livre à part entière. Pour autant, l’unité de l’ouvrage n’est nullement compromise. Certes, les innovations d’Averroès sont dans bien des cas dictées par sa situation historique propre, et notamment par le besoin de déconstruire le platonisme d’Avicenne et, au-delà, la théologie du kalām, en particulier la théologie ašʿarite, cible privilégiée d’Averroès selon C. Cerami (p. 532, 569). Cet aspect fait l’objet de développements nourris et on ne saurait en exagérer l’importance pour la compréhension de la philosophie naturelle du Cordouan. Toutefois, le « néo-aristotélisme » qu’Averroès développe remonte, comme y insiste C. Cerami, à Alexandre d’Aphrodise, dont la pensée est bien évidemment étrangère à de telles confrontations. Il est ainsi clair que la reconstruction d’Averroès n’est pas seulement appelée, indépendamment de son inspiration aristotélicienne, par le contexte polémique dans lequel il est engagé, mais aussi par les esquisses que contient en elle-même, et inévitablement, la théorie inaugurale d’Aristote. Son analyse détaillée, en première partie, permet à la seconde de montrer précisément qu’Averroès, d’abord et avant tout, est un aristotélicien.
17 Les deux parties de l’ouvrage suivent le même plan. Elles commencent par l’exposition des principes épistémologiques qui permettent l’organisation et l’unification du corpus physique. Suit l’étude ordonnée des lieux – au sein dudit corpus – qui traitent de la génération, soit une lecture, dans l’ordre, de Physique I (théorie générale), du traité De la génération et la corruption (théorie des éléments), de la Génération des animaux (biologie) – et de leurs commentaires dans la partie sur Averroès. Enfin, C. Cerami examine Métaphysique Z 7-9 et son commentaire rushdien, afin de montrer le sens de l’insertion, au cœur de la métaphysique aristotélicienne, de la doctrine physique de la génération substantielle. Ce plan pourrait donner l’impression que l’enjeu de l’ouvrage est essentiellement épistémologique : unifier un corpus physique en un système que l’on parcourt ensuite, pour en livrer les résultats au métaphysicien et ainsi « souder la science du devenir à la science de l’être » (p. 534). Les opérations décisives seraient la première (l’unification de la philosophie naturelle) et la dernière (la soudure à la philosophie première). Et, en effet, les premiers chapitres de chaque partie, dans l’effort de systématisation qu’ils déploient, peuvent donner l’impression que la réussite de cette opération est cruciale et décide de la suite. Mais cette impression est sans doute trompeuse. D’abord, ces systématisations sont évidemment fragiles, comme en témoignent les deux schémas qui les résument et où apparaît, pour chacun, une anomalie révélatrice de la difficulté de faire correspondre exactement un corpus à la science qui s’y déploie. Ensuite, si une science particulière, pour être comprise, suppose acquis les résultats de la science plus générale qu’elle mettra en application, cette application, on va le voir, déforme le cadre de départ au point de le rendre méconnaissable et de faire apparaître qu’il est en vérité fort peu contraignant. Ainsi, « le schéma que Physique I nous fournit est, pour ainsi dire, une coquille vide » (p. 55) ; plus précisément, « le modèle des deux contraires est un modèle en soi vide, qui doit être interprété à la lumière de la structure réelle de l’univers (p. 113) ».
18 L’essentiel n’est donc ni le contexte polémique, ni l’architecture scientifique dans laquelle s’inscrit la doctrine de la génération substantielle, mais la « génération substantielle » elle-même, dans la nécessité interne que cette formule et ce qu’elle désigne renferment. Pour qu’il y ait « génération substantielle », il faut, d’une part, que le processus génératif n’ait aucun substrat en acte (sans quoi il s’agirait d’un changement accidentel), d’autre part, qu’il ne soit pas le fait d’agents surnaturels (sans quoi il ne s’agirait plus d’un changement). En ce sens, « le grand enjeu de la lecture qu’Averroès propose de la génération substantielle » est « d’échapper aux Charybde et Scylla de l’hylémorphisme : la réification de la matière, d’un côté ; le fait d’attribuer à l’intelligible une fonction véritablement agente, de l’autre côté » (p. 444).
19 La manœuvre par laquelle Aristote et Averroès parviennent à éviter ces deux écueils, et que l’ouvrage ressaisit dans les chapitres centraux de chacune de ses parties, est complexe. Elle consiste, en bref, à dématérialiser le substrat dont l’existence est démontrée en Physique I. Le fil rouge de l’ouvrage est là : dans la série des étapes par lesquelles la « matière » se mue en une partie de la forme, de sorte que la génération substantielle se révèle un processus entièrement formel, bien que naturel. C. Cerami montre, en ce sens, que la forme substantielle, telle que la génération la donne à penser, est moins la forme d’une matière que ce qu’Alexandre d’Aphrodise nomme une « forme de formes » (n. 194 p. 355). Ainsi, le « néo-aristotélisme » dans lequel C. Cerami inscrit Averroès est, pour reprendre le mot de M. Rashed à l’endroit d’Alexandre, un « essentialisme », c’est-à-dire un « formalisme », voire un « ultraformalisme » (p. 163) où la composition entre forme et matière s’efface au profit d’une composition entre formes de niveaux distincts. Reprenons les différentes étapes de cette transformation, qui commence dans l’œuvre même d’Aristote.
20 Les premières étapes peuvent être ressaisies brièvement. D’abord, lorsqu’Aristote élabore sa théorie générale du devenir, la « matière » nomme une fonction : « Il ne faut pas admettre l’existence d’une matière première commune à tout étant engendré, mais une fonction “substratique” partagée par tout ce qui demeure dans les diverses générations » (p. 69). Ensuite, dans le cas de la génération des éléments, cette fonction est remplie par une qualité : la qualité qui demeure dans la transformation élémentaire sert de substrat (p. 114, où C. Cerami suit R. Brague). Enfin, dans le cas de la génération directe d’un élément à partir d’un autre avec lequel il ne partage aucune qualité, cette fonction est remplie par une qualité qui advient au cours même de la génération. Ce dernier cas semble extrême et l’on pourrait, semble-t-il, aisément y échapper. Mais C. Cerami, non seulement ferme toute issue, et maintient qu’Aristote admet la transformation du feu en eau (n. 72 p. 122), mais fait de ce cas extrême un cas révélateur, à la lumière duquel le processus génératif apparaît pour ce qu’il est : un processus au cours duquel advient son propre substrat. « La génération absolue n’est donc pas un simple processus de remplacement de deux contraires, mais la constitution d’un nouveau ὅλον » (p. 122).
21 À ce point, il semble clair que la « puissance qualitative » (p. 125), dans la mesure où elle assume le rôle de substrat, ne saurait être un simple accident. Ce doit être, remarque C. Cerami, une « “propriété” d’un type particulier » (p. 116) qui, chez Aristote toutefois, n’a pas de nom. C. Cerami propose de l’identifier aux « accidents par soi » des Analytiques Postérieurs I 4, auxquels elle identifie également ce qu’Averroès appelle les « accidents propres », c’est-à-dire les « concomitants ou les accidents essentiels du sujet, qui déterminent les étapes qualitatives de la génération substantielle » (p. 399). Cela même est une réélaboration, par Averroès, de la thèse d’Alexandre selon laquelle la chaleur du feu appartient à des « qualités d’un type particulier, différentes des qualités accidentelles en raison de leur proximité avec la substance » (p. 398).
22 Tel est le vrai héros, conceptuel, de l’ouvrage, qu’Aristote devine, qu’Alexandre repère, et qu’Averroès débusque : cet accident qui n’en est pas un, parce qu’il est nécessairement uni à la substance, dont il est un conséquent essentiel. En effet, c’est par son truchement que la forme advient en une matière qualitative déjà sienne, et c’est lui qui, ainsi, « fixe l’épicentre de la génération substantielle » (p. 525). Pour prendre un exemple trivial : lorsque le feu brûle le bois jusqu’à ce qu’il s’enflamme, le substrat de la génération du feu est le bois chaud, où le chaud doit être pensé, dès l’entame du processus, comme la qualité substantielle du feu, et non comme un simple accident du bois. Ainsi la fonction de substrat est-elle remplie sans que celui-ci n’échappe à la forme, donc sans que rien ne compromette l’unité, c’est-à-dire la substantialité du tout engendré. C. Cerami montre comment l’avènement de qualité substantielle est précisément conceptualisé par Averroès : c’est une « altération substantielle », au terme de laquelle se produit instantanément la génération proprement dite, c’est-à-dire la venue de la forme. La génération substantielle est ainsi un « mouvement composé » d’une altération substantielle et d’un « changement par accident », l’avènement de la forme (p. 395 sq.).
23 L’étude de la génération animale permet d’abord de montrer que l’analyse de la génération élémentaire peut être maintenue dans le cas des corps complexes. C. Cerami montre en effet que la matière propre de l’être engendré est le sang menstruel, mais seulement dans la mesure où il reçoit la chaleur vitale de la semence, qui a le statut d’une qualité. La chaleur vitale est ainsi une qualité progressivement acquise au cours du processus génératif, et dont l’intensification s’achèvera par l’apparition de l’âme (p. 526). Ici encore, le substrat de la génération n’est pas une matière indifférente, mais une matière propre, que la forme même, pour ainsi dire, se donne. L’étude de la génération animale permet ensuite d’approfondir le statut de la qualité substantielle. Aristote avait déjà suggéré que la chaleur vitale est un instrument de l’âme (p. 133). Averroès suit cette suggestion, en la détaillant considérablement. Selon lui, « la semence est l’outil de la vertu formative par sa partie aérienne » (texte cité p. 505), la virtus formativa n’étant autre que l’âme même du géniteur en puissance ou, mieux, en tant que puissance, où « puissance » désigne un principe de mouvement, ce qu’est justement l’âme (p. 515). La forme substantielle est donc déjà à l’œuvre dans cette qualité – la chaleur vitale – par laquelle elle dispose la matière à la recevoir.
24 Le principe de synonymie défendu en Métaphysique Z 7-9 permet d’achever la démonstration. Le sens de ce passage inséré a posteriori est en effet, selon Averroès, d’établir la validité universelle du principe de synonymie : c’est un homme qui engendre un homme. Ce principe indique la présence nécessaire d’une forme identique, donc elle-même incorporée, à l’origine de tout processus génératif. Ainsi, « la forme préexiste toujours, en tant qu’elle est forme de ou dans la cause efficiente ou bien forme d’une partie qui précède le produit engendré » (p. 572). En définitive, tel est le résultat que le physicien livre au métaphysicien et dont celui-ci doit tenir compte, s’il veut rejeter l’hypothèse platonicienne des formes séparées, et montrer que la forme, qui est substance, est ce qui, au niveau du sensible, se perpétue soi-même dans la génération.
25 À l’issue de ce parcours, le plus spectaculaire est le renversement auquel il procède. Alors que la théorie générale du devenir pose une matière substrat qui demeure identique dans le passage de la privation à la forme, la génération substantielle demande in fine de penser une qualité-substrat qui advient progressivement, sous l’influence d’une forme qui, elle, n’est pas engendrée au cours du processus, mais qui est toujours là. Assister à ce renversement constitue certainement un des principaux intérêts philosophiques de l’ouvrage, qui offre ainsi une clé de lecture indispensable à la compréhension du développement au long cours de l’aristotélisme.
26Charles EHRET (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
27 1.4. Bernardo C. BAZÁN, La noétique de Siger de Brabant , Paris, Vrin, « Sic et non », 2016, 272 p.
28 L’étude contenue dans cet ouvrage n’a pas été écrite récemment, comme le souligne la préface rédigée par l’auteur. C’est la seconde partie d’une thèse de doctorat soutenue à Louvain en 1972 (la première partie, qui contenait l’édition critique des Quaestiones in librum tertium de anima, ayant été publiée dès 1972). Plus, le choix a été fait de ne pas la modifier, seulement d’actualiser quelques notes et références.
29 Cependant, cet ouvrage est bienvenu. Le titre annonçant une étude de la noétique de Siger de Brabant est pourtant doublement trompeur : d’un côté, il ne concerne que les Quaestiones in librum tertium de anima, un texte d’avant 1270 et qui constitue pour Siger le point de départ de son évolution ultérieure ; les textes que Siger a publiés ensuite, et notamment le De anima intellectiva, ne sont pas examinés ; de l’autre, plus de la moitié de l’ouvrage ne porte pas sur Siger mais sur la tradition noétique antérieure. Il en résulte pourtant une excellente introduction aux questions de noétique telles qu’elles se posent chez les maîtres latins dans la seconde moitié des années 1260.
30 La première partie, intitulée « La situation historique de Siger » retrace l’aporie du « problème noétique » c’est-à-dire des relations entre l’âme et l’intellect, d’Aristote à Averroès. L’exercice est périlleux et ne produit généralement qu’un survol superficiel. Il n’en est rien ici. Ce parcours d’environ 150 pages propose une synthèse certes rapide, mais qui parvient à mettre en exergue les points nodaux des controverses. Le point de départ réside dans « une grande indétermination et une ambiguïté foncière » chez Aristote (p. 29). Si au premier abord les opérations de l’âme paraissent relever du composé psycho-physique, une série de précisions et de restrictions font que l’intellect semble échapper aux déterminations générales de l’âme. Bernardo Bazán rappelle quelques questions décisives à cet égard, comme le type de « passion » de l’intellect, la notion de « séparation », l’antinomie entre la substantialité de l’intellect et son caractère en puissance, l’immanence et la transcendance de l’intellect en tant qu’agent.
31 À partir de là B. Bazán retrace l’histoire de ces apories chez les commentateurs grecs et arabes qui vont devenir les points de repère de la discussion médiévale. Il évoque d’abord Théophraste, mais dans le prolongement d’Aristote et au sein du même chapitre, car l’un et l’autre auraient formulé les antinomies sans chercher vraiment à les résoudre. Le chapitre suivant est consacré à des commentateurs ultérieurs qui vont tous chercher à résoudre ces apories. On commence par Alexandre d’Aphrodise. Si les débats interprétatifs sont évoqués, Alexandre est présenté comme penchant vers la thèse de la matérialité de l’âme, ce qui pourrait sans doute être nuancé d’après son De anima. Quoi qu’il en soit, c’est bien ainsi qu’il a été lu au Moyen Âge. De même B. Bazán défend l’authenticité du De intellectu, qui a également été contestée, comme lui-même le rappelle. Suit un chapitre sur Thémistius. Celui-ci privilégie l’immatérialité de l’intellect, tant réceptif qu’actif, tout en affirmant son caractère personnel. Il y ajoute un intellect actif premier, et un intellect « patient » sujet à la corruption. Selon B. Bazán, ce qui est alors perdu, c’est l’unité métaphysique de l’homme. Le parcours se poursuit avec Avicenne, dont la psychologie est inscrite plus largement dans sa cosmologie. À cette occasion, B. Bazán donne une présentation très claire de la hiérarchie des intelligences telle qu’Avicenne la reprend à Kindī et Fārābī. Ce sont alors la transcendance de l’intellect actif et la théorie de l’émanation et de l’illumination qui sont ici décisives. Enfin est évoqué Averroès, pour qui tant l’intellect matériel que l’intellect agent sont posés comme inengendrables et incorruptibles, donc comme uniques en raison de leur immatérialité. Mais Bazán explique aussi la théorie du double sujet (l’intellect dit « matériel » et les images) des intelligés en acte, et l’union dite « opérationnelle » (et non pas substantielle) entre l’homme et l’intellect.
32 L’exposé de cette histoire antérieure à Siger occupe plus de la moitié du volume. Mais cette fresque est très utile, même si certains débats interprétatifs pourraient être relancés.
33 La deuxième partie étudie « l’anthropologie et la noétique des Quaestiones in tertium de anima ». Le texte de Siger est expliqué pour lui-même, une fois rappelée son opposition à l’anthropologie augustinienne qui dominait la première moitié du siècle et qui avait accentué la substantialité de l’âme afin de garantir son immortalité, tout en adoptant un rapport hylémorphique entre ces substances. Bazán choisit d’étudier l’acte d’intelligere puis la nature de l’intellect, ensuite il traite dans un deuxième chapitre de l’union entre l’intellect et l’homme, enfin il examine quelques aspects de l’intellect considéré en lui-même. Insistant sur l’immatérialité et l’éternité de l’intellect, fondées sur l’exigence de saisie des formes universelles, Siger est conduit à une lecture d’Aristote fortement marquée par Averroès, inaugurant ainsi la tradition de ce qu’on appellera, d’une expression aujourd’hui contestée, l’averroïsme latin. La fin de l’ouvrage insistera sur cette dépendance assumée vis-à-vis d’Averroès. Cependant, dans le premier chapitre de cette partie, B. Bazán insiste sur le fait que l’univers de Siger n’est plus celui d’Aristote dans la mesure où il est causé par Dieu, si bien qu’aucune chose créée n’est absolument nécessaire ni éternelle – y compris l’intellect. Comme il sera rappelé à la fin, le texte de Siger se déroule sur un plan entièrement philosophique et non dans une opposition entre la théologie et la philosophie où chacune définirait son territoire. Mais Siger distinguerait deux plans : le plan prédicamental de l’essence, et le plan dit ici « transcendantal » de la causalité divine. Cela conduit à plusieurs reprises à rapprocher Siger de thèses soutenues par Thomas d’Aquin. Assurément, cela permet de contrebalancer des oppositions parfois excessives faites à partir de l’évolution générale de Siger, mais il faut veiller à ne pas ériger Thomas en repère pour juger de la doctrine sigérienne, comme lorsqu’on lit par exemple « une véritable critique devrait s’attaquer aux prémisses de la doctrine [sigérienne] et procéder comme l’a fait, par exemple saint Thomas dans son De unitate » (n. 1 p. 234). Ensuite, le chapitre sur l’union présente clairement la théorie selon laquelle l’intellect et les individus s’unissent dans l’accomplissement d’une opération, celle de l’intellection. Le problème est exposé à partir d’un examen détaillé des questions 8, 14 et 15 des Questions sur le livre III de l’âme.
34 L’ouvrage souligne qu’il y a chez Siger la recherche d’une cohérence, sur la base d’un retour à Aristote lu à l’aide d’Averroès. Il accentue le côté immatériel de l’intellect, ce qui le conduit à poser sa séparation et son unicité. Le travail n’aborde pas l’évolution ultérieure de Siger à l’occasion des attaques de Thomas et des condamnations de 1270 et 1277. Mais on peut penser que cette première intervention du maître brabançon est déterminante pour l’histoire ultérieure de la noétique et de la psychologie.
35Joël BIARD (Université de Tours)
361.5. Carla CASAGRANDE et Gianfranco FIORAVANTI (éd.), La filosofia in Italia al tempo di Dante , Bologna, Il Mulino, « Le vie della civiltà », 2016, xxi-291 p.
37 L’historien de la philosophie médiévale doit affronter un problème de taille : d’un côté, la philosophie est partout au Moyen Âge, on trouve des arguments philosophiques dans des sources extrêmement variées, de la théologie à la médecine en passant par la poésie ; de l’autre, rares sont les penseurs qui revendiquent pour eux-mêmes le statut de philosophe avant la fin du XIIIe siècle, de sorte que si l’on devait se contenter de faire l’histoire des productions intellectuelles des « philosophes », celle-ci serait assurément très restreinte et ne fournirait qu’une vision partielle de la richesse des débats de l’époque. Les auteurs de ce livre affrontent directement ce problème à partir du cas italien à l’époque de Dante, en faisant la part belle aux textes des auteurs qui revendiquent explicitement le statut de philosophes, sans négliger le rôle des autres savoirs et des autres groupes sociaux. Une telle entreprise paraît largement justifiée par les particularités remarquables de ce contexte géographique et politique : d’abord, la philosophie s’enseigne aux côtés de la médecine, ce qui modifie ses contenus, comme ses marges ; ensuite, avant que des facultés de théologie soient instaurées dans les universités de Bologne ou de Padoue, la philosophie entrait en concurrence institutionnelle avec le droit, et dans une moindre mesure avec sa sœur la médecine, mais non avec la théologie, comme à Paris ou Oxford ; enfin, les maîtres ès arts dépendaient le plus souvent du pouvoir politique, communal ou parfois à un niveau supérieur, et dans une moindre mesure de l’Église, même s’ils entretenaient des rapports étroits avec les couvents mendiants installés dans les villes.
38 Partant de ce constat, la première partie du livre, intitulée « le retour des philosophes en Italie : Bologne 1295 », défend avec force la thèse selon laquelle la pratique autonome de la philosophie, si fortement revendiquée à la Faculté des arts de Paris dans la seconde moitié du XIIIe siècle, s’est rapidement répandue en Italie, mais selon des modalités différentes, qui sont intimement liées au contexte institutionnel, politique et intellectuel de l’Italie du duecento et du trecento. Autrement dit, comprendre ce qu’était la philosophie en Italie à l’époque de Dante requiert une étude détaillée du milieu universitaire des facultés des arts et de médecine, tant du point de vue institutionnel que du point de vue de ses productions intellectuelles, dans ses rapports avec les autres disciplines (médecine et droit) et avec les studia des ordres mendiants présents dans les villes universitaires italiennes. Il convient aussi d’étudier le rayonnement des idées nouvelles issues de ce milieu en dehors des murs de l’Université, en particulier dans les textes en langue vulgaire et la poésie, afin de pouvoir éclairer l’œuvre de Dante par son contexte. C’est ce que parvient à faire de manière magistrale ce livre collectif. Nul doute qu’il deviendra rapidement un manuel de référence pour quiconque s’intéresse à la philosophie médiévale dans le contexte italien.
39 Dans le premier chapitre, Gianfranco Fioravanti rappelle ce fait bien connu : ce n’est qu’en 1263, dans une lettre de Manfred, que les membres de la Faculté des arts de Paris sont désignés comme des philosophes. Avant cela, le terme philosophi renvoyait aux païens grecs ou aux philosophes arabes. Cette date correspond à peu près à celle des premières revendications des artiens, comme Siger de Brabant ou Boèce de Dacie, de pouvoir effectuer librement des recherches philosophiques à partir des textes d’Aristote. G. Fioravanti indique que l’on retrouve une démarche semblable à Bologne, après que certains maîtres, comme Gentile da Cingoli par exemple, ont rapporté de leur séjour parisien de nouveaux textes et de nouveaux thèmes de recherche. Cependant, comme le montre Andrea Tabarroni dans le second chapitre, intitulé « la naissance du Studium de médecine et d’arts à Bologne », le contexte institutionnel italien et plus particulièrement bolonais, dans lequel Gentile da Cingoli et ses successeurs évoluent, est bien différent du contexte parisien. On apprend notamment que la faculté des arts et de médecine s’est d’abord construite contre les juristes. On comprend aussi que cette association très forte entre philosophes et médecins, peut-être de circonstance au départ, eut des effets sur le contenu des doctrines, comme cela apparaît clairement dans le troisième chapitre rédigé par Chiara Crisciani. Elle y montre en effet que les médecins italiens, depuis Taddeo Alderotti, Pietro Torrigiano, Gentile da Foligno jusqu’à Tommaso del Garbo, font montre d’une connaissance très fine de la philosophie aristotélicienne et de ses commentateurs arabes, mais aussi des débats philosophiques parisiens et bolonais. Cela étant dit, avec des outils parfois empruntés aux artiens de Paris, leur but est le plus souvent d’éclairer certains points de la doctrine médicale galénique ou avicennienne. Cela donne ce que l’on pourrait appeler une « philosophie médicale » originale, absente à Paris, et qui met l’accent sur des notions restées secondaires dans le contexte parisien, comme celle de complexio du corps, notion absolument centrale dans la médecine médiévale. Dans le chapitre suivant, Gianfranco Fioravanti aborde plusieurs exemples de traitement philosophique de questions d’origine médicale (comme celles relatives à la digestion par exemple), tout en indiquant que dans la seconde moitié du XIVe siècle, c’est-à-dire après Antonio da Parma, les champs disciplinaires semblent se distinguer plus nettement à Bologne. Cette dissociation progressive des savoirs apparaît aussi dans le chapitre cinq, intitulé « les philosophes et les médecins comme groupe : autoreprésentation et autopromotion », dans lequel Chiara Crisciani et Gianfranco Fioravanti s’intéressent aux discours officiels prononcés par ces maîtres à propos de leurs disciplines, lors de sermons universitaires ou des principia qui célébraient le début de l’année scolaire. Si du côté médical on insiste sur la proximité entre médecine et sagesse, du côté philosophique on retrouve clairement l’idéal d’autonomie des artiens parisiens, mais dans une version plus radicale, notamment lorsqu’il est question du bonheur accessible à l’homme ici-bas. Dans les chapitres VI et VII, Gianfranco Fioravanti montre donc comment cet idéal d’autonomie intellectuelle de la philosophie a été interprété à Bologne face aux revendications des juristes, très puissants à Bologne, et aux théologiens des studia mendiants avec lesquels les artiens débattaient ouvertement dans la cité. Il ressort de cette analyse que la pression de l’Église était beaucoup moins forte à Bologne qu’à Paris, probablement en raison de l’absence d’une véritable faculté de théologie dans l’université. Les philosophes bolonais pouvaient donc soutenir librement certaines thèses encore plus radicales que celles de leurs confrères parisiens. Par exemple, Jacopo da Piacenza et Matteo da Gubbio pouvaient écrire qu’il n’y a pas de vie après la mort ou que l’on peut s’unir à Dieu en cette vie sans être condamnés. D’autres philosophes se permettent de traiter l’opinio fidei comme une opinion parmi d’autres, sans lui attribuer une quelconque supériorité épistémologique par rapport aux arguments philosophiques, notamment d’auteurs païens. Ces auteurs utilisent donc une forme de pluralisme épistémologique, parfois une forme de probabilisme, pour évacuer le fantasme de la double vérité inventé par Etienne Tempier en 1277, y compris sur des questions épineuses comme celle de la nécessité et de la contingence ou de l’unicité de l’intellect attribuée à Averroès. On voit donc naître au tournant de cette époque à Bologne certaines méthodes qui resteront centrales à la Renaissance, notamment chez Pietro Pomponazzi.
40 La deuxième partie du livre, intitulée « contextes, thèmes, figures », aborde les mêmes questions sous des angles légèrement différents. Dans le chapitre VIII, Roberto Lambertini s’intéresse à la place d’Aristote dans la réflexion politique en Italie au début du XIVe siècle. En effet, la première partie du livre a longuement abordé la philosophie naturelle, la médecine et dans une moindre mesure l’idéal éthique d’une « félicité intellectuelle », mais il restait à comprendre la place de la philosophie pratique d’Aristote dans l’enseignement des facultés des arts italiennes. Certains statuts universitaires attestent l’existence d’un enseignement de l’Éthique à Nicomaque ou de la Politique, mais nous n’avons conservé aucun commentaire des auteurs mentionnés dans la première partie du livre. Certes, nous connaissons deux commentaires aux Économiques d’Aristote rédigés par des médecins (Bartolomeo da Varignana et Ugo Benzi), nous savons aussi que la philosophie pratique d’Aristote était lue et commentée dans certains studia des ordres mendiants (le dominicain Guido Vernani a commenté la Politique), mais la situation des philosophes aristotéliciens de Bologne est moins claire. Roberto Lambertini propose donc un panorama extrêmement utile des différentes interprétations de la Politique d’Aristote chez des penseurs des ordres mendiants comme Ptolémée de Lucques et Guillaume de Sarzano, et chez des laïcs comme Marsile de Padoue et Dante.
41 Dans le chapitre IX, Sonia Gentili se penche sur un autre aspect fondamental pour comprendre ce qu’était la philosophie à l’époque de Dante : l’écriture en langue vulgaire. En s’appuyant sur plusieurs cas, dont la traduction de la Summa Alexandrinorum en italien par le médecin bolonais Taddeo Alderotti, S. Gentili parvient à montrer à quel point l’exercice de vulgarisation dépasse le simple geste de traduction et charrie avec lui plusieurs idées chères aux artiens de l’époque et dont certaines se retrouvent ensuite chez Dante, comme la théorie de la double béatitude. Mais elle montre aussi que Taddeo Alderotti utilise aussi le vocabulaire biblique pour rendre certaines parties du texte original.
42 Dans le chapitre X, Paolo Falzone offre une introduction magistrale aux principaux thèmes du Convivio de Dante à la lumière des chapitres précédents. En effet, d’un côté, Dante semble reprendre certaines thèses chères aux artiens de Paris et de Bologne, comme celle de la double béatitude, ce qui l’inscrirait pleinement dans le contexte si bien décrit dans ce livre, mais, de l’autre, il se réfère plus volontiers aux théologiens des studia mendiants qu’il a fréquentés à Florence et P. Falzone montre qu’une lecture politique du Convivio et de la Commedia nous invite à situer le poète dans toute la complexité du contexte politique italien abordé dans le chapitre VIII par Roberto Lambertini. D’un point de vue formel, le Convivio doit être rapproché des autres tentatives de « vulgarisation » étudiées par Sonia Gentili et il va de soi que Dante connaît les débats philosophiques reconstruits par Gianfranco Fioravanti dans la première partie du livre. Bref, ce chapitre est en quelque sorte l’aboutissement du livre, dont l’ambition était d’éclairer la nature et la pratique de la philosophie à l’époque de Dante.
43 Les éditeurs ont pourtant décidé d’ajouter un dernier chapitre dans lequel Sonia Gentili s’interroge sur la place et le rôle de la philosophie dans l’œuvre de Pétrarque. Contre l’image d’un Pétrarque opposé aux philosophes, S. Gentili tente de montrer la dimension philosophique de son œuvre à partir de son usage des Tusculanes de Cicéron, malgré ses critiques acerbes contre le savoir scolastique et contre Aristote en particulier.
44 Saluons une fois de plus, pour conclure, cette magnifique synthèse collective qui renouvelle profondément les cadres de l’historiographie traditionnelle sur Dante et son contexte en offrant une vision synoptique et contrastée de la philosophie pratiquée en Italie au tournant des XIIIe et XIVe siècles.
45Aurélien ROBERT (CNRS, Centre d’Études Supérieures de la Renaissance, UMR 7323)
46 1.6. Magali ROQUES, L’essentialisme de Guillaume d’Ockham , Paris, Vrin, « Études de philosophie médiévale », 2016, 228 p.
47 Dans cette monographie courte, mais dense, Magali Roques comble une lacune importante dans la littérature sur la logique, l’épistémologie et la métaphysique de Guillaume d’Ockham, surtout en ce qui concerne sa théorie de la définition réelle. Il est étonnant que ce sujet ait suscité si peu d’intérêt, étant donné que les définitions nominales ont été fort étudiées depuis les années 80, particulièrement en lien avec les concepts connotatifs complexes dans le langage mental et leur rôle dans le réductionnisme ontologique ockhamien. Cette omission peut s’expliquer par le fait que les définitions réelles sont historiquement liées à la position réaliste selon laquelle les essences sont des entités universelles. Ockham, qui défend une variante du nominalisme de la ressemblance, pense que toute essence est individuelle, mais ce fait n’implique pas, comme le montre Magali Roques, qu’il soit « anti-essentialiste ».
48 Depuis Aristote, on estime que les substances ont des essences et qu’elles peuvent dès lors être définies par des définitions réelles, qui expriment leurs propriétés nécessaires et qui sont prédicables de ces substances. La question principale que M. Roques pose est celle-ci : la théorie des définitions réelles d’Ockham est-elle essentialiste ? Esquissant un tableau des différentes conceptions de l’« essentialisme » que l’on trouve chez les médiévistes et les philosophes analytiques contemporains, M. Roques se concentre sur la description de l’essentialisme aristotélicien de Willard Quine. Selon Quine, l’essentialisme aristotélicien est la thèse selon laquelle certaines propriétés nécessaires existent de manière indépendante de notre esprit. M. Roques, qui croit à juste titre qu’Ockham défend un tel essentialisme, se donne pour tâche d’analyser les définitions réelles dans la pensée de ce dernier de manière détaillée et exhaustive.
49 Le deuxième chapitre traite de la sémantique des définitions réelles. M. Roques propose une lecture attentive d’un texte peu discuté, la distinction 8 de l’Ordinatio, qui examine plusieurs aspects sémantiques des termes de genre (« animal ») et de différence (« rationnel »). Les termes de genre et de différence peuvent former un concept ou une expression complexe qui constitue bel et bien une définition réelle (« animal rationnel »). Il semble qu’une définition réelle complète exprime toute la partie essentielle d’une substance définie, un fait qui confirme que seules les substances composées de matière et de forme(s) sont définissables ; les anges et les accidents, par exemple, ne sont pas définissables. M. Roques clôt ce chapitre avec la déclaration suggestive, mais peu étayée, voulant que le critère d’engagement ontologique d’Ockham puisse être satisfait par l’ensemble des propositions dans lesquelles les définitions réelles et nominales sont adéquatement prédiquées de ce qu’elles définissent.
50 Le troisième chapitre est dédié à l’épistémologie des définitions réelles. L’un des principaux objectifs ici est de déterminer comment l’on peut connaître avec évidence les propositions dans lesquelles les définitions réelles sont prédiquées de ce qu’elles définissent (« tout homme est un animal rationnel »). Parce qu’Ockham pense que ces propositions ne peuvent être découvertes qu’au moyen de l’expérience, alors que ce n’est en fait pas possible pour les êtres humains ici-bas, M. Roques défend l’idée qu’il s’agit de vérités analytiques, contingentes et a posteriori. Elle discute également le statut des définitions réelles dans la production du savoir scientifique portant sur les substances naturelles.
51 Le quatrième chapitre étudie la métaphysique des essences ou quiddités, ce qui, pour M. Roques, revient à analyser la thèse ockhamienne réductionniste concernant la structure méréologique des substances composées. L’essence d’une substance composée est identique à ses parties essentielles, matière et forme(s), au moins quand ces parties sont naturellement unifiées et se trouvent dans le même lieu (il reste toujours métaphysiquement possible que Dieu puisse les séparer).
52 M. Roques conclut de manière convaincante que la théorie de la définition réelle d’Ockham est essentialiste. Les substances, les essences, ont des propriétés nécessaires indépendamment du fait d’être nommées ou pensées. Si Socrate est un homme, il est nécessairement un homme, un animal rationnel. M. Roques réussit à éclairer la nature et le rôle des définitions réelles dans le corpus ockhamien. Son étude est historiquement précise et philosophiquement astucieuse. Elle vise ambitieusement à mettre Ockham en discussion explicite avec quelques philosophes analytiques contemporains, chose que la plupart des historiens de la philosophie médiévale ne font ou n’osent pas faire.
53Jenny PELLETIER (Leuven University)
541.7. Tiziana SUAREZ-NANI, La matière et l’esprit. Études sur François de la Marche , Fribourg (Suisse), Paris, Academic Press Fribourg, Éditions du Cerf, « Vestigia. Pensée antique et médiévale » 41, 2016, 420 p.
55 Bien qu’il soit composé à partir d’études publiées antérieurement, cet ouvrage constitue une présentation unifiée, synthétique et novatrice sur François de la Marche. Ces études ont été élaborées à l’occasion du long travail d’édition du livre II des Questions sur les Sentences de François de la Marche (ou François d’Ascoli), disciple italien de Jean Duns Scot, qui commenta les Sentences à Paris dans les années 1319-1320. L’édition, réalisée sous la direction de Tiziana Suarez-Nani, a été publiée en trois volumes à Leuven University Press en 2008, 2010 et 2013.
56 Après une introduction qui présente brièvement François de la Marche, l’ouvrage est composé de treize chapitres (auxquels s’ajoutent deux annexes, une bibliographie détaillée et un index des noms). Chacun de ces chapitres aborde un thème majeur de la théologie et de la philosophie médiévales, et est organisé de manière similaire. Suivant la démarche même de François de la Marche, qui examine chaque fois en détail plusieurs opinions de contemporains ou de penseurs des décennies précédentes avant de proposer sa solution, Tiziana Suarez-Nani présente en quelque sorte l’état de la question au moment où François rédige son commentaire, puis expose les choix de ce dernier, qui reprennent, critiquent ou infléchissent ceux de ses prédécesseurs, notamment franciscains. Les chapitres sont répartis en trois parties, consacrées respectivement à « La matière et les formes », « L’esprit angélique », « L’âme humaine et ses facultés ». Dans le détail, ils sont consacrés à la matière, dans son rapport à la forme ; au composé humain ; à l’intension et rémission des formes accidentelles ; à la latitude des formes substantielles ; à l’individualité des substances séparées ; à la connaissance et son objet (intuition, composition, division) ; à la connaissance des objets matériels et à la spatialisation du rapport cognitif ; au langage des anges ; au rapport des esprits au lieu ; à l’âme humaine et ses facultés, comparées à celles des animaux et des anges ; à la critique du monopsychisme ; à l’immortalité de l’âme. Deux annexes évoquent l’obstination des démons (en rapport à la volonté et à sa liberté) et la réception d’Olivi.
57 Dans chacun de ces chapitres, la position de François de la Marche est analysée et comparée à celle de ses prédécesseurs. Il est impossible de mentionner ici tous les résultats, et je ne prendrai que quelques exemples. Dans sa conception de la matière, François de la Marche insiste sur la consistance et l’actualité de celle-ci, unique pour tous les étants. Il rejette cependant l’idée d’une matière spirituelle (telle qu’on la trouvait par exemple chez Bonaventure) tant pour les substances séparées que pour les âmes. À propos du composé humain, il admet une pluralité de formes et considère que l’âme intellectuelle, forme ultime, ne se rapporte pas directement à la matière mais à une forme antérieure qui sert de sujet ; toutefois c’est la totalité qui est en quelque sorte humanisée par l’âme rationnelle, c’est pourquoi les facultés sensitives de l’homme diffèrent de celles des animaux comme elles diffèrent de celles de l’ange. La partie sur l’ange (un domaine particulièrement familier à T. Suarez-Nani) précise la nature de la cognition et du langage angéliques, qui selon François sont soumis à la discursivité, à tel point qu’ici la connaissance discursive est plus parfaite que la connaissance intuitive simple. On examine également la connaissance humaine, où c’est l’âme intellective qui est cause totale de l’intellection, alors que l’objet assume simplement, selon une thèse reprise à Olivi, une fonction de « cause terminative ». Plusieurs chapitres concernent les problèmes du lieu et François de la Marche contribue au mouvement de l’époque qui accorde de plus en plus d’importance au lieu comme position. Dans tous ces thèmes (dont je n’ai évoqué qu’une partie), l’ouvrage présente un penseur qui, tout en étant ancré dans les débats de son temps, développe aussi des thèses originales, la plupart du temps en discussion critique avec Scot, réélaborant souvent des théories de Pierre de Jean Olivi (avec lequel les convergences sont recensées dans un appendice).
58 Même si T. Suarez-Nani affirme qu’il ne s’agit là que de quelques thématiques émergeant du livre II des Sentences et qu’il conviendrait, pour cerner l’originalité de François de la Marche, d’examiner ses autres œuvres, ce livre nous donne néanmoins une vue déjà précise de la pensée philosophique de cet auteur. L’ouvrage est une contribution à l’histoire de la théologie à la fin du xiiie siècle et dans le premier quart du XIVe, notamment de la théologie franciscaine. Il retrace quelques-uns des problèmes philosophiques soulevés dans le livre II des Sentences. Mais il esquisse aussi et surtout le portrait intellectuel d’un penseur qui reste peu connu. Il met en valeur sa promotion de l’individu, tenu pour une unité positive, irréductible, par soi. Il retrouve une même conception de la diversité et de la pluralité en plusieurs domaines, à propos des formes ou des actes de connaissance. Ce qui est ainsi considéré comme un « marqueur de sa pensée » se déploie à travers plusieurs problèmes. C’est le mérite de cet ouvrage que de nous faire mesurer cette force de pensée.
59 Joël BIARD (Université de Tours)
60 1.8. Graziella FEDERICI VESCOVINI, Nicolas de Cues , Paris, Vrin, « Bibliothèque des Philosophes », 2016, 248 p.
61 Graziella Federici Vescovini nous offre dans un livre en français la synthèse d’une vie entière de recherches sur Nicolas de Cues. Après une brève introduction qui va à l’essentiel de la biobibliographie et de la Wirkungsgesellschaft, le premier chapitre s’ouvre sur la docte ignorance et les trois infinis. Il situe la position originale du Cusain entre le dogmatisme aristotélicien hérité du XIIe siècle et le scepticisme venant des disciples d’Ockham au XIVe. Pour Nicolas de Cues, Aristote considère la réalité comme l’objet de la connaissance, mais qui n’est jamais possédé, serré toujours de plus près par des conjectures selon une approche ascendante à laquelle il ajoute une connaissance descendante dans la lumière divine de la docte ignorance dont les sources sont Bonaventure et l’école de Padoue selon l’auteur. Elle avance que la théorie de la proportion de Blaise de Parme serait reprise par le Cusain pour la connaissance de l’infini positif et des réalités ordinaires. Elle passe ensuite à l’infini négatif avec l’analyse du premier livre de La docte ignorance. La transcendance absolue du maximum coïncidant à l’infini avec le minimum réduit notre connaissance à n’être plus tant une adéquation à l’être qu’une docte ignorance progressant par conjectures. La deuxième partie de La docte ignorance met en place l’univers comme infini privatif, contracté, se déployant par l’explicatio (tentant de rendre compte d’une création ex nihilo). L’auteur rappelle que l’univers infini du Cusain n’est nullement héliocentrique. Enfin, la troisième partie de La docte ignorance présente le Christ en son humanité comme infini contracté en mode absolu, unique médiateur entre les deux premiers infinis. L’auteur souligne l’importance de cette christologie, trop souvent négligée, pour la compréhension du Cusain.
62 Le chapitre II, consacré aux sources hermétiques du Cusain rappelle sa grande érudition en la matière, attestée par divers manuscrits annotés de sa main en même temps que son rejet de la dimension magique de cette tradition. La proposition XXIII du Livre des XXIV philosophes pourrait être une source de la docte ignorance, comme la XIV (dans sa version commune) une source du schème essentiel des deux triangles emboîtés des ténèbres et de la lumière en De conjecturis, I, X et plus largement de la coïncidence des opposés. L’auteur entend situer l’intérêt philosophique et religieux du Cusain pour cette tradition dans la lignée chrétienne ouverte par Lactance. La médiation d’Eckhart et de Lulle apporte-t-elle quelque clarté ? C’est en tout cas la conception christologique de la médiation et ses conséquences humanistes pour la mens, à l’image de Dieu qui font l’originalité du Cusain.
63Le chapitre III en vient à la théologie, sous les formes très variées qu’elle prend chez le Cusain dont l’auteur commence par rappeler l’opposition dans ses opuscules théologiques à celles qu’elle avait prises dans la scolastique : la question disputée disparaît au profit du dialogue socratique et surtout la contradiction n’est plus limitée par le principe aristotélicien qui la refuse au plan logico-métaphysique, mais résorbée dans l’Un transcendant comme non-autre. Les opuscules théologiques témoignent de ce rapport nouveau à la vérité sur la question de Dieu dépassant les limites aristotéliciennes et transformant les ouvertures proclusiennes. Ainsi par exemple, dans le De filiatione Dei (III, p. 98-99 de la traduction d’Hervé Pasqua) : « Dieu triomphant en soi, n’est ni intelligible, ni communicable, il n’est ni la vérité ni la vie, ni l’être, mais précède tout intelligible en tant que principe absolument un. » Ainsi la théologie va-t-elle se décliner selon nos diverses « considérations » correspondant aux modes cognitifs selon lesquels Dieu se communique à nous : théologie anthropocentrique, ou plutôt christocentrique du Verbe incarné, théologie mystique, horizon de la coïncidence des opposés, dans le De visione Dei en particulier, théologie de la Création originale dans son insistance sur la réceptivité des créatures, en particulier dans Le don du Père des lumières ou La Genèse, entre autres ; théologies dynamique, mathématique, la plus parfaite étant celle de Jean, théologie par énigmes, spéculative et intuitive ou discursive, notamment dans La recherche de Dieu. Cette variété des modes de la théologie n’en grève d’ailleurs nullement l’unité, rapportée à celle du Dieu transcendant, ainsi que nous l’avons vu dans la citation du De filiatione Dei. Le chapitre IV redescend à la philosophie des mathématiques. Disons en bref que les deux niveaux mathématiques rationnel et intellectuel visent une vérité absolue. Rappelant les débats mathématiques précédant le Cusain, l’auteur souligne le tournant opéré dans les dialogues de L’idiot sur la sagesse (1450). L’esprit apparaît comme une force concréée de jugement dont la vitalité mathématique est capable d’opérer la remontée de ces trois niveaux de vérité. Le parcours ainsi conçu dans l’œuvre du Cusain en vient alors naturellement (Ch. V) à l’anthropologie du Jeu de la boule (1463) et rappelle la progression de la conception cusaine de la connaissance en ses différentes étapes à partir de La docte ignorance où la conception de l’homme microcosme trouve son fondement dans les pages éminemment spéculatives consacrées à l’union maximale de la maximalité contractée du Christ dans la Maximalité infinie de Dieu, ainsi que le rappelle fort justement G. Federici Vescovini (p. 138). L’anthropologie humaniste du jeu de la boule est ainsi avant tout christologique selon elle.
64 Les trois chapitres suivants déploient une vision relativiste de la dernière philosophie du Cusain : vérité modalisée dans une théorie des signes (VI), tournant du Non-Autre qualifié de linguistique (VII), Paix de la foi et tolérance (VIII). Le contexte historique est à chaque fois rappelé, en particulier celui de la sémantique du Moyen Âge tardif pour le premier chapitre et de la prise de Constantinople pour le troisième. Le dernier chapitre est consacré à la Chasse de la sagesse, qualifiée d’œuvre de vieillesse (1462). Vieillesse non plus du renoncement impuissant, mais de la synthèse récapitulative d’une quête de la sagesse qui n’a pas manqué de vaillance. Ses principaux paradigmes sont parcourus dans les trois régions et selon les dix champs d’une sagesse qui est en même temps louange. La conclusion très brève insiste sur des aspects négatifs et contestables de la pensée du Cusain : transformation de l’Un transcendant en unité mathématique comme raison de proportionnalité ; contraste spécialement présent dans les derniers dialogues du Cusain entre un Dieu tout puissant et la faiblesse de l’homme, certes conçu comme un atome spirituel et immortel. Le lecteur fera la part de ce que ce parcours peut avoir de singulier dans son insistance par exemple sur l’influence de l’école de Padoue, de l’astrologie ou de l’Hermétisme. Il reste le legs de l’une des plus grandes spécialistes de Nicolas de Cues, forte d’une constante fréquentation du Cusain durant une vie longue et très féconde pour l’histoire de la philosophie médiévale.
65Christian TROTTMANN (CNRS)
661.9. Anne-Hélène KLINGER-DOLLÉ, Le De sensu de Charles de Bovelles (1511). Conception philosophique des sens et figuration de la pensée, suivi du texte latin du De sensu traduit et annoté , Genève, Droz, 2016, 881 p.
67 L’auteur conçoit les études bovilliennes comme « un champ de recherche bien vivant… mais encore en friche ». L’édition de sa thèse monumentale constitue une, sinon la contribution majeure de ces dernières années à l’exploration de la pensée de cet auteur. Satisfaisant à toutes les exigences de l’érudition, cet ouvrage de 880 pages correspond parfaitement aux standards d’une recherche scientifique. Son approche est aussi centrée sur la pédagogie de Bovelles et son recours aux figures. Outre l’édition bilingue très soignée du De Sensu, réalisée sur l’édition de 1509 et indiquant les variantes des éditions ultérieures, l’ouvrage comprend quatre annexes fort utiles : répertoire des dédicataires de Bovelles, table des correspondants de Bovelles, liste de notions, dénombrement des figures, ainsi qu’une bibliographie très à jour de plus de 40 pages de ce bel in-quarto. Après l’introduction qui donne l’état de l’art et l’essentiel de la biographie de Bovelles en centrant sa problématique sur la question de la pédagogie, l’ouvrage très bien écrit, qui se lit de A à Z comme un roman, se divise en quatre parties.
68 La première situe Bovelles par rapport au cercle fabriste en insistant sur la vocation pédagogique des humanistes parisiens. Le premier chapitre dresse le portrait de ses principaux personnages : Lefèvre d’Étaples, Clichtove et surtout Bovelles : non seulement mathématicien, mais contemplatif excellant dans la créativité spéculative et ascète socratique en proie à des extases. Cette supériorité métaphysique aurait engendré des jalousies et pourrait constituer la raison principale de la rupture avec les fabristes et du silence des années 1516-1520, selon l’auteur qui propose d’y rapporter la lettre incendiaire du 4 février 1528 (p. 39). Le second chapitre revient sur les affinités intellectuelles entre Lefèvre d’Étaples et Bovelles : enthousiasme pour un projet pédagogique commun et recours à l’analogie, en particulier celle des deux grands luminaires avec les intellects angélique et humain, révélée à Bovelles lors d’une promenade nocturne. Le troisième chapitre, toujours en recourant essentiellement à la correspondance, expression de l’amitié, élargit le regard sur l’ensemble des condisciples du collège du cardinal Lemoine, leur idéal contemplatif et les convergences entre Bovelles et Clichtove en particulier. Le chapitre suivant élargit encore l’intérêt pour Bovelles épistolier en montrant sa réputation auprès des humanistes parisiens et européens. Avec le cardinal Cisneros auprès de qui il fut reçu, espérant peut-être un poste d’enseignement, il partage prophétisme et désir de réforme dans un contexte lulliste. Avec les frères Gannay et Guillaume Budé il s’entretient de la symbolique des nombres et de l’analogie. Le dernier chapitre de cette première partie tente d’expliquer la marginalisation de Bovelles et sa rupture avec les fabristes. Son génie spéculatif risquant de faire de l’ombre à Lefèvre d’Étaples, il aurait été calomnié et marginalisé par les autres membres du clan, préférant se retirer à Noyon plutôt que de donner prise à leurs crocs. Mais peut-on écarter les divergences religieuses ? L’auteur souligne la critique bovillienne d’une exégèse fabriste superficielle et inféconde, incapable d’extraire la substantifique moelle des œuvres scripturaires ou théologiques. Qui plus est le chanoine n’est pas tenté par l’expérience pastorale de Meaux. Surtout, il reste fidèle à ce qu’il a retiré de l’enseignement de son maître ès arts lorsque, passé lui aussi à des écrits plus explicitement théologiques, il les alimente d’inventions et d’analogies spéculatives plus nourrissantes pour le lecteur que la plate exégèse de l’éditeur de Denys dans la traduction de Traversari. En radicalisant un peu la thèse prudente de Madame Klinger-Dollé, on pourrait dire que le Socrate du XVIe siècle ne renie pas son maître en philosophie mais regrette plutôt qu’il se soit renié lui-même pour devenir un théologien parmi d’autres.
69 La deuxième partie au titre interrogatif : « Une œuvre pédagogique ? », repart (chap. 1) du Libellus de constitutione et utilitate artium humanarum pour dégager le projet à la fois pédagogique et philosophique qui anime toute l’œuvre de Bovelles. Tout d’abord, l’antériorité du quadrivium sur le trivium, option fabriste s’il en est (dont il faudrait remarquer l’opposition à celle de saint Augustin dans le De ordine qui subordonne la genèse des arts à celle du langage donnant la primeur au trivium). La comparaison avec l’Introductio de artium et scientiarum de Clichtove s’impose plus que celle avec le Didascalicon, mais elle laisse ressortir le fait que l’intérêt de Bovelles pour la mise en ordre des arts qu’il qualifie d’humains, ne s’arrête pas au projet pédagogique. Elle est animée par une réflexion philosophique sur l’homme et sa connaissance, faisant une place de choix aux sens. Le chapitre suivant (VII) passe en revue les œuvres philosophiques majeures de Bovelles à la lumière de la pédagogie fabriste : rôle des figures, de l’analogie, limitation des autorités, projet humaniste de promouvoir l’activité intellectuelle de l’homme, fleuron de la Création. Après le libellus sur les arts libéraux, c’est le dialogue sur l’immortalité de l’âme qui sert de base au chapitre suivant (VIII). Il est rapproché d’autres dialogues, pédagogiques de Lefèvre, philosophiques du Cusain, mais présente la spécificité d’exalter la Prisca Theologia des Gaulois en la personne du Druide, tout en étant influencé par les débats italiens sur l’entéléchie. Il allie l’enthymème, la figure, voire le poème pour argumenter en faveur de l’immortalité de l’âme qui ne saurait pour Bovelles relever de la seule foi chrétienne, mais relève bien de la raison naturelle.
70 La troisième partie, intitulée « Une philosophie des médiations sensibles », est centrée sur le De sensu. Nous trouvons là le cœur de la thèse de l’auteur. Attentif aux médiations sensibles : nature, mais aussi parole, écriture, voire Incarnation du Verbe, Bovelles ne se contente pas de réhabiliter les sens, mais développe un humanisme où le De sensu fait le lien entre un De intellectu très néoplatonicien et le De sapiente exaltant l’homme trois fois homme. Le chapitre IX, en comparant le De sensu avec divers écrits encyclopédiques de son temps ou encore avec Lulle ou Clichtove, montre que ce traité ne s’en tient pas à une description de la connaissance sensible. Le chapitre suivant, poursuivant l’analyse de ce texte, montre qu’au-delà d’une réhabilitation des sens il vise à établir leur rôle dans la connaissance et surtout pour son acquisition d’où l’éloge de la pédagogie qui en résulte. Les sens qui sont au bas de la hiérarchie des puissances cognitives, sont l’intermédiaire entre macro et microcosme. Ils sont d’ailleurs savamment hiérarchisés entre eux, du toucher à l’audition et au sens interne imaginatif. Mais, remarque l’auteur de la thèse, l’analyse des sens laisse progressivement la place aux médiations sensibles et à leur rôle dans la pédagogie. Certes l’enseignement de l’homme par Dieu à travers sa Création et l’Écriture précède celui de l’homme par l’homme, mais c’est ce dernier qui est au cœur du traité, en particulier avec l’analyse du rôle de la parole et de l’audition, de l’écriture et de la vision pour une relecture intelligente et réflexive des notes de cours. L’homme aurait plus à apprendre de l’homme que de la nature ou de Dieu, socratisme de Bovelles qui tenant compte de l’Incarnation n’en serait pas moins chrétien pour autant. Le chapitre XI voit un prolongement du De sensu dans le mythe de l’inspiration développé par le philosophe poète dans sa correspondance, et qu’il oppose à la stérilité des théologiens de métier.
71 La dernière partie est consacrée aux figures qui émaillent les traités de Bovelles, à leur rôle pédagogique mais aussi à leur intégration dans la démarche même de la pensée. Coïncidence entre figures de style et images, spécialement présentes dans les grands traités du recueil de 1511, mais aussi tout au long de l’œuvre de Bovelles et jusque dans sa correspondance. Figures moins présentes dans les œuvres des années 1520-1530, mais dont le sens est explicité dans les frontispices et les images conclusives des dialogues de 1551-1552 : joie pour le sens et aide pédagogique à l’intelligence de ce qui est caché. Le chapitre XIV revient sur les rôles pédagogiques des figures, moyen (medium) sensible complémentaire de l’écriture et facilitant la mémorisation, voire une certaine jubilation dans l’analogie. C’est ainsi que le chapitre XV peut commencer à conclure sur le bonheur littéraire et la force spéculative d’une pensée figurée, à partir d’une analyse détaillée des figures du De sapiente où sagesses philosophique et biblique convergent avec les grâces humanistes. Il laisse à la conclusion plus brève et moins philosophique le soin d’une récapitulation finale insistant sur la nécessité de réévaluer la place de Bovelles non seulement dans l’histoire des idées, mais dans la littérature de la Renaissance en lui restituant son rôle de pédagogue et d’écrivain source probable des connaissances scientifiques et philosophiques des poètes de ce temps.
72 L’érudition et l’acribie déjà relevées tout au long de ce livre admirable, sont évidemment plus présentes encore dans les notes et la traduction du De sensu. Devant poser sa plume l’auteur de ces lignes manifestement conquis outrepassera encore ses prérogatives en se demandant si cet ouvrage modèle qui fera date, tant pour le renouvellement du regard philosophique sur la pensée de Bovelles que pour la réflexion littéraire et historique sur la figuration de la pensée, ne mériterait pas d’être couronné par l’une ou l’autre académie.
73Christian TROTTMANN (CNRS)
2. Éditions et traductions
742.1. Thomas D’AQUIN, L’âme et le corps. Somme de théologie, Première partie, questions 75 et 76 , traduction Jean-Baptiste Brenet, Introduction Bernardo C. Bazán, Paris, Vrin, « Sic et non », 2016, 230 p.
75 Le présent livre propose de lire séparément les questions 75 et 76 de la prima pars de la Somme de théologie de Thomas d’Aquin. Les deux questions sont présentées en latin, traduites par J.-B. Brenet et introduites par une importante étude de B. C. Bazán (p. 7-113).
76 D’autres traductions de ce passage existaient déjà, et une autre est parue depuis (cf. Somme théologique. L’âme humaine. Ia, Questions 75-83, trad. J. Wébert, Paris-Tournai-Rome, Cerf, 1928 ; trad. A.-M. Roguet, Paris, Cerf, 1984, p. 649-724. ; trad. F.-X. Putallaz, Cerf, Paris, 2018). Aucune, toutefois, ne colle au texte autant que la traduction de J.-B. Brenet, qui ne craint pas de parler, par exemple, d’« espèces (species) », d’« intelliger (intelligere) » ou de « fantasmes (phantasma) », là où d’autres parlent de « formes », d’« acte d’intellection » ou d’« images ». Au vu de l’extrême technicité du propos – tout particulièrement lorsque Thomas discute la noétique d’Averroès, dont Brenet est spécialiste – il est précieux de disposer d’un texte français qui laisse aussi nettement paraître l’original, et qui sait éviter les pièges de transposition (un seul exemple : lorsque Thomas dit que l’espèce intelligible « habet duplex subiectum », toutes les traductions précédentes faisaient l’économie de la notion, pourtant cruciale, de sujet). L’apparat est réduit à l’essentiel et se contente d’indiquer les sources, avec de rares et brefs commentaires. On regrette seulement l’absence d’une note du traducteur, aussi courte fût-elle, qui nous aurait indiqué, notamment, l’édition suivie, même si l’on se doute que c’est la Léonine.
77 Les q. 75-76 appartiennent à la section (q. 75-102) consacrée à l’homme, et plus précisément à la première partie (q. 75-89) qui traite « de la nature de l’homme (de natura ipsius hominis) », dont elles forment la première sous-partie. Dans le prologue consacré à l’ensemble de la section, qui en donne le plan et dont les éditeurs tirent leurs titres, Thomas annonce la sous-partie formée par les q. 75-76 en expliquant qu’elle portera « sur l’essence de l’âme (ad essentiam animae) ». Puis il présente chaque question : la q. 75 traitera « de l’âme prise en elle-même (de ipsa anima secundum se) ; la q. 76 « de l’union de l’âme au corps (de unione eius ad corpus) ».
78 À la lumière de ce plan, la présentation donnée ici peut surprendre. En effet, la q. 75 est intitulée : « De l’homme, qui est composé d’une substance spirituelle et d’une substance corporelle ». Or ce titre ne correspond pas à la question 75, mais à la section qui porte sur l’homme (q. 75-102). De plus, parmi les quelques variantes qu’offrent les différents manuscrits, qui ne sont pas indiquées ici, il y en a une qui concerne la formule malencontreusement retenue pour servir de titre à la q. 75. En effet, dans « de homine, qui ex spirituali et corporali substantia componitur », on peut lire natura à la place de substantia. Adopter cette lecture aurait permis d’éliminer de la formule le dualisme substantiel qu’elle suggère et d’atténuer « la difficulté qu’on a d’y trouver un sens définitif, unique et indiscutable », soulignée par Bazan au début de son introduction (p. 13). Surtout, intituler la question 75 « De l’âme prise en elle-même » plutôt que « De l’homme, qui est composé d’une substance spirituelle et d’une substance corporelle », aurait peut-être évité le curieux titre L’âme et le corps, et invité à intituler l’ensemble des deux questions conformément aux indications de Thomas : « L’essence de l’âme ». – Toutefois, ces quelques approximations, minimes, offusquent moins le sens des q. 75-76 qu’elles ne révèlent l’ambition du livre. En effet, garder la substantia de la formule et s’en servir pour intituler la question 75, cela autorise un titre d’ensemble, L’âme et le corps, qui permet de suggérer dès la couverture que l’on veut ici affronter une difficulté, une difficulté qui tient précisément à un reste non digéré de dualisme dans la doctrine de Thomas.
79 L’introduction de B. C. Bazán a pour fonction d’isoler et d’expurger cette difficulté. Après avoir rappelé le contexte historique et littéraire dont relève la Somme (p. 9-12), le savant argentin décrit et justifie sa méthode (p. 12-19). Il s’agit d’extraire une doctrine philosophique du propos théologique de l’Aquinate et de donner ainsi l’« esquisse d’une anthropologie philosophique selon Thomas d’Aquin ». Le projet est de faire pour l’anthropologie ce que John F. Wippel a fait pour la métaphysique (The Metaphysical Thought of Thomas Aquinas. From Finite Being to Uncreated Being, Washington, The Catholic University of America Press, 2000) : reconstruire la doctrine de l’Aquinate selon les principes de la science philosophique, qui part des créatures, les étudie pour ce qu’elles sont et selon la lumière naturelle. Puisque ces principes scientifiques sont énoncés par Thomas, leur application peut se réclamer de lui, même si Thomas lui-même ne les a jamais appliqués, tout occupé qu’il était à sa tâche de théologien. Mais ne s’agit-il pas là d’une abstraction historique ? Le contenu philosophique de l’œuvre thomasienne ne constitue-t-il pas, comme l’a défendu Gilson, une « philosophie chrétienne », nourrie par la théologie, et qui ne saurait subsister sans elle ? La réponse de Bazán est à la fois habile et audacieuse : il assume pleinement qu’il s’agit d’une abstraction, mais précise, en recourant à la doctrine de Thomas, que « l’abstraction de choses qui sont unies dans la réalité est possible, et ne conduit pas à l’erreur, si l’intelligibilité de la chose abstraite ne dépend pas de l’autre à laquelle elle est unie » (p. 15). Remarquons que cette réponse n’est que partielle : si théoriquement la philosophie, parce qu’elle a des principes propres, peut être exfiltrée du cadre théologique, où elle n’agit que comme servante, de façon à obtenir une doctrine intelligible, au sens où elle est à la fois cohérente et complète, il n’est pas garanti pour autant que la doctrine obtenue soit historiquement intelligible. En ce sens, le plus intéressant, dans la réponse de Bazán, nous semble être sa part tacite : l’intelligibilité visée n’est pas historique mais strictement philosophique. Il ne s’agit pas de décrire l’anthropologie de Thomas d’Aquin, mais de construire une anthropologie selon Thomas d’Aquin. La méthode adoptée, en assumant pleinement de tirer du système théologique de Thomas un contenu philosophique qui n’y existe pas à l’état séparé, permet de l’actualiser. Ce n’est pas son moindre mérite.
80 Sa méthode défendue, Bazán s’emploie à déterminer « la place de l’être humain dans l’univers » (p. 19-64). Pour cela, il part de la substance, puis en examine les différentes compositions : de matière et de forme, de puissance et d’acte, enfin d’être et d’essence. Il aboutit à la personne humaine, c’est-à-dire à la substance individuelle (hypostase) de nature rationnelle, qu’il pointe comme sujet de l’être, du devenir et de l’agir. On tient là, dans ces quelques pages, un condensé d’ontologie thomiste qui réussit à être en même temps d’une extrême densité et d’une extrême clarté. Le propos est constamment démonstratif, ne semble faire l’économie d’aucune subtilité doctrinale, et il est généreusement annoté, de sorte que chaque étape de la progression résonne, en bas de page, à travers l’œuvre entière de Thomas, jusqu’à ses sources.
81 La suite consiste à appliquer les acquis de cette synthèse à la psychologie de Thomas, et d’abord aux q. 75-76. Principalement, il s’agit de montrer que l’âme est la forme substantielle du composé, donc qu’elle est une partie de la substance : elle n’est ni le sujet de l’être, ni le sujet d’aucune opération. Cette doctrine s’affermit et se précise, montre Bazán, lorsque Thomas argumente contre Averroès au moyen de la formule « cet homme-ci pense (hic homo intelligit) » (p. 86), dont l’évidente vérité signifie que même l’opération de penser a comme sujet l’homme tout entier, et pas seulement l’âme. Toutefois, Thomas soutient, en q. 75, a. 2, que l’âme humaine est subsistante (sujet de l’être) parce qu’elle est le sujet d’une opération incorporelle, la pensée. Il y a ici un problème de cohérence, insoluble selon Bazán : « la tension entre la métaphysique de Thomas (qui attribue l’être et l’agir à la substance première) et cette affirmation de sa théorie de la connaissance (qui attribue une opération à une partie de la substance) s’approche trop d’une contradiction ouverte » (p. 95). Des deux membres de cette contradiction, c’est le fondement du second qu’il faudrait rejeter, c’est-à-dire la thèse selon laquelle la pensée s’accomplit « sine communicatione corporis » (p. 97). L’opération intellective a en effet un rapport essentiel à l’imagination, conformément à la thèse aristotélicienne que « jamais l’âme ne pense sans images » (De l’âme III, 7, 431a 14-18, cité p. 98). Chez Thomas, ce rapport est triple : « l’intellect n’opère pas sans images, […] il est en puissance à l’égard d’intelligibles selon qu’ils sont dans les images, et […] il comprend les espèces intelligibles dans les images » (p. 103-104). Après avoir précisé ces trois thèses, Bazán conclut : « l’intelliger n’est pas une opération que l’intellect réalise “per se” », donc « l’âme n’est pas subsistante, mais forme substantielle dépendant du corps pour être et pour agir » (p. 108).
82 Cette conclusion pourrait être discutée. Dire que l’intellection suppose des images, ce n’est pas dire qu’elles « font partie de l’intellection elle-même » (p. 99) ; dire que l’intellect pâtit de l’intelligible dans l’image comme le mobile pâtit du moteur, cela ne suppose rien de plus entre eux qu’un simple contact ; enfin, dire que l’intelligible est compris dans l’image signifie qu’elle vérifie la pensée, non qu’elle la constitue. Bazán, visiblement conscient des éventuelles réticences que pourrait lui opposer son lecteur, ajoute, rapidement, un dernier argument : « les formes substantielles ne sont pas connues, selon Thomas », de sorte que « la saisie de l’essence est une illusion. Nous ne connaissons et distinguons les choses, poursuit-il, que par les accidents […]. Or, les accidents sont connus par les sens. C’est donc par des puissances corporelles que nous connaissons la réalité » (p. 108). Cet argument est décisif, car c’est seulement si nous connaissons les essences au moyen des images (et pas seulement à partir des images, au contact des images et en vue des images) que la pensée impliquera le sensible, donc le corps, dans son opération. Mais cet argument, rapide, est aussi « paradoxal » (ibid.) ; en effet, « la notion d’essence devient peu significative si les formes substantielles sont ignotae » (p. 109). C’est à ce point que l’interprétation de Bazán entre en tension avec son objet, en une tension qui, à son tour peut-être, « s’approche trop d’une contradiction ouverte ». Qui voudrait discuter la lecture stimulante du chercheur argentin devrait certainement la prendre par ce bout.
83 Au terme de l’introduction, la thèse de la subsistance naturelle de l’âme humaine défendue dans la q. 75 se révèle parasitaire. Vieux reste d’un dualisme dont on trouve encore des traces chez le jeune Thomas (p. 13), chez le Thomas de la maturité, elle doit être identifiée à un corps théologique étranger qu’il faut éliminer de son anthropologie philosophique. Cette élimination revient à faire payer à Thomas le prix de son opposition à Averroès, car on ne peut pas, semble-t-il, dire hic homo intelligit et soutenir en même temps que la pensée est une opération que l’âme accomplit par soi. L’âme et le corps montre ainsi que, dans cette expérience de pensée qu’est la « philosophie de Thomas d’Aquin », tout compte fait, il n’y a pas « l’âme et le corps », mais seulement l’homme.
84Charles EHRET (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
85 2.2. Thomas D’AQUIN, La Royauté, au roi de Chypre , introduction, traduction et notes par Delphine Carron, Paris, Vrin, coll. « Translatio », 2017, 296 p.
86 Après Sur le bonheur, qui regroupait en 2006 des extraits de Thomas d’Aquin et Boèce de Dacie (trad., intro. et notes par R. Imbach et I. Fouche) puis en 2016, Le Maître (intro. R. Imbach, trad. Bernadette Jollès), la collection « Translatio » se tourne à nouveau vers le Docteur angélique. Mais à la différence des deux ouvrages précédents, il s’agit cette fois non pas d’extraits d’œuvres, mais d’un opuscule à part entière. Le De regno ad regem Cypri (nouvellement traduit et présenté dans cette collection bilingue par Delphine Carron avec la collaboration de Véronique Decaix), texte inachevé de Thomas, est en effet proposé au lecteur comme un texte philosophique à part entière, présentant une doctrine politique non seulement consistante, mais également cohérente avec les positions défendues par Thomas dans d’autres œuvres (Somme contre les Gentils, Somme théologique, Commentaire à la Politique et Commentaire à l’Éthique).
87Delphine Carron ne fait pas mystère de la difficulté que pose la lecture de ce texte, et choisit au contraire d’en faire la matière même de son introduction. Sans parti pris cependant, elle propose un véritable travail historiographique et cherche à mettre en perspective les raisons pour lesquelles La Royauté est un opuscule souvent mal aimé, reconnaît-elle, ou du moins négligé. En dépit d’un apparent manque de structuration et de profondeur conceptuelle, La Royauté est en réalité un texte dont la « validité relative » apparaît, dès lors que l’on a pris connaissance « de ses propres prémisses et de son contexte historique » (p. 70).
88C’est pour s’atteler à une telle entreprise de contextualisation que D. Carron consacre une première partie de son ample introduction (p. 7 à 75) à une synthèse de la littérature secondaire. La Royauté semble en effet embarrassant pour quiconque souhaiterait prêter à la pensée de Thomas d’Aquin dans son ensemble une cohérence absolue. Thomas y défend en effet l’idée que la royauté est le meilleur régime politique, tandis que dans son commentaire à la Politique notamment, c’est le gouvernement mixte qui reçoit ses faveurs, de façon apparemment plus conforme avec ses positions éthiques et métaphysiques. Pour dénouer ce problème, la solution la plus évidente serait de reconduire La Royauté à son caractère d’ouvrage circonstanciel, adressé au roi de Chypre dont il importerait de diriger les actions en s’étant d’abord assuré son adhésion – peut-être au prix d’une certaine compromission philosophique. Afin de pouvoir examiner l’impact de cette inscription dans un contexte historique dense, D. Carron commence donc par rappeler les spéculations ayant eu cours au long du XXe siècle sur l’identité présumée du roi de Chypre dédicataire de l’opuscule et sur l’authenticité de l’ouvrage.
89 Cette entrée en matière très didactique permet ainsi au lecteur de découvrir de manière synthétique, mais précise et documentée la pensée politique de Thomas d’Aquin, ainsi que les principaux jeux de force animant la vie politique de l’Europe du sud au XIIIe siècle.
90 La seconde partie de l’introduction est, quant à elle, consacrée à l’examen de l’hypothèse « concordiste » défendue par D. Carron : La Royauté présenterait une position compatible avec le reste des œuvres magistrales de Thomas. La traductrice cherche à tout le moins à mettre en œuvre une lecture honnête et bienveillante du texte, et à prévenir son lecteur contre la tentation d’une lecture trop rapide et facile qui n’en retiendrait avec amertume que les redondances et les circonvolutions apparentes. En suivant trois axes qu’elle estime centraux dans La Royauté (le caractère naturel pour l’homme de la vie en communauté ; la royauté comme meilleure forme de gouvernement ; le rapport entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel), elle élabore un guide de lecture du traité, en mettant en lumière de façon tout à fait convaincante les articulations parfois un peu lâches du texte. La seconde partie de l’ouvrage, en particulier, prend grâce à ces éclaircissements une nouvelle dimension, puisque tous les développements sur l’office royal peuvent être compris comme l’aboutissement d’une réflexion sur la nature de l’organisation politique humaine, nullement incompatible avec les positions thomasiennes sur la grâce et la rédemption, ailleurs exprimées.
91 Cherchant à offrir un accès aisé au texte de Thomas sans en sacrifier la précision, la traductrice offre une langue française claire et fluide. Le lexique médiéval de la philosophie politique n’est pourtant pas effacé, et la correspondance latin-français de certains termes particulièrement centraux est récapitulée dans un tableau (p. 74) afin que le lecteur ne soit pas troublé lors de sa lecture par la rencontre avec un mot étonnamment familier (« chef » pour « dux ») ou au contraire vieilli (« office » pour « officium »).
92 L’ouvrage est de surcroît agrémenté d’un glossaire des mots-clés de la philosophie politique médiévale, qui confirme la volonté de la traductrice de faire de cette édition un ouvrage lisible par le plus nombre, voire une porte d’entrée vers ce champ d’études. Y figurent notamment les termes potestas et dominium, multitudo et congregatio – deux couples de notions dont les ambiguïtés sont bien connues et rendent les traductions délicates. On pourrait regretter qu’à l’entrée societas ne réponde pas, pour des raisons comparables, une entrée civitas, mais D. Carron précise en note que si ces termes possèdent des inflexions différentes, ils sont quasi synonymes chez Thomas d’Aquin et elle renvoie le lecteur à J. Habermas (Théorie et pratique. Critique de la politique. I, 1975) pour de plus amples précisions (p. 267).
93 C’est là l’une des grandes vertus de cet ouvrage : le recours aux notes de bas de page est mesuré et facilite une lecture suivie. Dans l’introduction, les références à la littérature secondaire sont nombreuses, mais l’essentiel des points doctrinaux est traité dans le corps du développement ; et dans la partie dévolue au texte de Thomas lui-même, seules les sources bibliques, antiques ou médiévales de Thomas sont indiquées sans autre développement, de manière à ne pas interrompre le déroulement argumentatif. L’objectif simple, mais important recherché par D. Carron – offrir un accès au texte, débarrassé de méfiances et de préconception à son endroit – est donc parfaitement atteint et matérialisé par cette attention supplémentaire.
94 Cette parution confirme le regain d’intérêt pour la philosophie politique médiévale auquel on assiste depuis quelques années. Il semble donc que le jury de l’agrégation de philosophie 2018, en mettant La Royauté au programme de l’épreuve de texte latin, n’ait pas ainsi simplement salué les qualités pédagogiques indéniables de cette nouvelle parution, mais ait également pris acte de l’importance de ce texte pour l’histoire de la philosophie médiévale latine. C’est donc avec impatience que nous attendons, pour compléter la lecture de ce texte dorénavant lu avec plus de justesse, la traduction de sa continuatio par Ptolémée de Lucques, annoncée par D. Carron (p. 75).
95Sophie SERRA (ENS)
96 2.3. Jean BURIDAN, Quaestiones super octo libros Physicorum Aristotelis (secundum ultimam lecturam), livres I-II, éd. Michiel Streijger et Paul J.J.M. Bakker, Leiden-Boston, Brill, « Medieval and Early Modern Philosophy and Science », 2015, clxxxvi-364 p.
97 L’importance de Jean Buridan dans l’université médiévale n’a pas besoin d’être soulignée. Son œuvre couvre tous les champs de la philosophie de son époque et a eu une influence considérable, à Paris mais aussi dans les nouvelles universités d’Europe centrale (Prague, Vienne, Cracovie) où elle a fait partie du cursus des études. La richesse exceptionnelle de la tradition manuscrite témoigne de cette importance, mais cette richesse est aussi due à la longueur de la carrière de Buridan qui l’a amené à modifier à plusieurs reprises son enseignement. Il faut dire également que, parmi les manuscrits buridaniens conservés, certains résultent d’enseignements par d’autres maîtres qui ont suivi la méthode de Buridan, manuscrits qui sont dits secundum Buridanum, sans que la distinction avec les manuscrits authentiques soit toujours très nette. Il faut une fois de plus rendre hommage au travail de Bernd Michael qui dans sa thèse a proposé un premier classement des manuscrits et des versions des différentes œuvres de Buridan, classement qui reste une référence (voir Bernd MICHAEL, Johannes Buridan. Studien zu seinem Leben, seinen Werken und zur Rezeption seiner Theorien im Europa des späten Mittelalters, 2 vol., PhD. Dissertation, Freie Universität Berlin, Berlin, 1985). Confrontée à cette tradition manuscrite pour le moins embrouillée, la critique s’est souvent contentée de recourir aux dernières versions des enseignements de Buridan, dites secundum ultimam lecturam, en fait des ordinationes rédigées par le maître, car ces versions ont bénéficié d’éditions à la Renaissance. C’est particulièrement le cas pour ses questions sur la Physique, qui constituent une de ses œuvres majeures. La nécessité d’une véritable édition critique ne se discute donc pas, d’autant plus que l’édition de la Renaissance (Subtilissime Quaestiones super octo Physicorum libros Aristotelis, Paris, Pierre le Dru pour Denis Roce, 1509) n’est pas dépourvue de défauts. Mais c’est une entreprise particulièrement difficile, ce qui explique, en particulier, que le volume qui nous est présenté ne comporte que l’édition critique des questions sur les deux premiers livres de la Physique. Cette édition est précédée d’une introduction de J.M.M. Thijssen et d’un guide de lecture par Edith Sylla. Le tout résulte d’un travail collectif au sein du Center for the History of Philosophy and Science de Radboud University à Nimègue.
98 L’introduction fait le point sur nos connaissances actuelles des différentes versions des commentaires sur la Physique de Buridan et apporte des éléments nouveaux par rapport au travail de Michael. En ce qui concerne l’ultima lectura, en plus de l’édition de 1509 les auteurs répertorient 32 manuscrits, tous posthumes, dont ils donnent une brève description. D’autres manuscrits attribués à Buridan par les copistes ont aussi été examinés avant d’être écartés. La réalisation d’un stemma pour cet ensemble particulièrement complexe relevait de la gageure, néanmoins les auteurs, à partir de comparaisons portant sur quelques passages tests, ont choisi de répartir les 32 manuscrits en un groupe d’origine parisienne et un groupe provenant d’Europe centrale, le premier étant lui-même divisé en 4 sous-groupes, et le second en trois. Les auteurs soulignent que les manuscrits d’origine parisienne semblent plutôt plus fiables, mais que les manuscrits de l’autre groupe n’ont pas été négligés. Si bien que le texte proposé dans la seconde partie de l’ouvrage résulte de la collation de trois manuscrits, tous d’origine parisienne et qui correspondent à des sous-groupes différents, et de l’édition de 1509, une deuxième série de 7 manuscrits ayant été utilisée quand les 4 leçons de base ne donnaient pas un texte satisfaisant. Toutes les variantes des 4 textes de base sont indiquées. Les vérifications ponctuelles auxquelles j’ai procédé confirment que c’est bien ainsi que l’édition a été réalisée.
99 Je l’indiquais plus haut, l’édition proprement dite est précédée d’un long « Guide to the text » par Edith Sylla. Même si l’édition critique d’un texte médiéval est avant tout un outil indispensable aux chercheurs, E. Sylla, avec son « guide », se propose aussi d’aider le non spécialiste à aborder le texte de Buridan. Très raisonnablement, elle explique qu’elle va tenter de faire comprendre la physique buridanienne dans son contexte, sans s’appesantir sur les aspects de la philosophie buridanienne ayant des résonnances dans la philosophie contemporaine. Elle fait alors le point sur les dernières avancées de la critique buridanienne, et elle montre à quel point il est difficile de situer le texte proposé dans la philosophie du XIVe siècle. Les incertitudes de datation, notre ignorance des versions antérieures du commentaire de Buridan, le fait que nous ne sachions pas quel était l’impact réel des débats théologiques sur la faculté des arts, rendent pour une bonne part illusoire la détermination des « influences ». C’est pourquoi E. Sylla dans sa présentation s’est résolue à décrire successivement toutes les questions des livres I et II et à les comparer avec les questions correspondantes de commentaires à la Physique antérieurs, contemporains et postérieurs à celui de Buridan. Dans ces comparaisons, tenant compte des acquis de la critique, elle fait jouer un rôle particulier aux questions de Jean de Jandun, de Gauthier Burley, Guillaume d’Ockham, et pour les contemporains à celles d’Albert de Saxe et de Nicole Oresme. E. Sylla a ainsi constitué une base de travail précieuse pour le spécialiste.
100 En résumé, le livre qui nous est proposé est un outil indispensable pour la recherche sur la philosophie naturelle médiévale et on ne peut que souhaiter une parution prochaine, sous la même forme, de la suite de cette édition critique.
101Jean CELEYRETTE (Université de Lille 3)
102 2.4. Richard KILVINGTON, Quaestiones super libros Ethicorum. A Critical Edition with an Introduction, éd. Monika Michalowska, Leiden-Boston, Brill, « Studien und Texte zur Geistesgeschichte des Mittelalters », 2016, 342 p.
103 Richard Kilvington (mort en 1361) est resté célèbre pour ses œuvres de logique et de physique écrites dans le style caractéristique des « Calculateurs d’Oxford » dont il fut l’un des membres éminents, aux côtés de Thomas Bradwardine, William Heytesbury ou Richard Swinshead. Outre ses Sophismata, œuvre emblématique, Kilvington est l’auteur d’un commentaire sur la Physique et le De generatione et corruptione d’Aristote, d’un commentaire sur les Sentences de Pierre Lombard, et du commentaire sur l’Éthique à Nicomaque qui vient d’être édité par Monika Michalowska. À ce jour, seuls ses Sophismata avaient fait l’objet d’une édition critique par B. et N. Kretzmann en 1990. Il faut donc saluer ce travail d’édition parfaitement réalisé à partir des onze manuscrits connus à ce jour, car il nous permet de mieux connaître la pensée de Richard Kilvington ainsi que les débats des années 1330 à Oxford.
104 Ce commentaire par questions fait probablement suite aux cours sur l’Éthique à Nicomaque que Kilvington a donnés dans les années 1324-1326 à Oxford, même si sa forme définitive date de 1332 selon M. Michalowska. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un commentaire suivi du texte d’Aristote, mais d’un choix de dix questions, qui couvrent les livres II à VI seulement (deux questions pour le livre II, quatre pour le III, deux pour le IV, une pour le V et une pour le VI). Ces questions, toutes formulées à partir d’une assertion présente dans l’Éthique à Nicomaque, ont la même structure : une série d’arguments d’ordre physique ou logique apparemment opposés à la thèse d’Aristote, le rappel de cette thèse, une courte determinatio dans laquelle Kilvington montre qu’il est possible de défendre le Stagirite avec les bons outils conceptuels, puis une longue réponse aux arguments de départ. Il est donc évident que le critère qui a présidé au choix de ces questions est la possibilité d’appliquer à certains thèmes de l’éthique aristotélicienne les nouveaux outils d’analyse logico-physiques mis en place dans ses Sophismata ou dans son commentaire à la Physique d’Aristote. Aussi le texte ne contient-il aucune question sur le bonheur ou l’amitié, et à part une question sur la liberté de la volonté et une autre sur la légitimité des punitions par les législateurs, le reste porte essentiellement sur les vertus morales, auxquelles sont appliquées des réflexions sur le premier instant de changement ou sur l’intension et la rémission des formes par exemple.
105 Un exemple suffira à illustrer cette méthode. Dans la première question, Richard Kilvington se demande si toute vertu morale est engendrée à partir d’actions, comme le dit Aristote à de nombreuses reprises. L’enjeu est ici de savoir s’il est possible de déterminer l’instant de changement à partir duquel le sujet devient vertueux. L’exercice est d’autant plus difficile que l’habitus vertueux requiert la répétition de l’acte pour que l’agent puisse être dit véritablement vertueux, comme s’il existait des degrés dans la qualité morale progressivement acquise dans le temps. La première partie de la quaestio ne donne pas moins de neuf arguments, fondés plus ou moins directement sur certains paradoxes logiques inspirés par ceux de Zénon d’Elée, pour montrer que la vertu ne peut pas être engendrée par la répétition de certaines actions. Reprenant des arguments présents dans ses Sophismata sur le premier et le dernier instant de changement, Kilvington montre comment concevoir le premier instant de l’engendrement de la vertu dans l’agent, même s’il faut concéder qu’elle existe au départ de manière très faible.
106Les questions suivantes abordent des thèmes légèrement différents : la corruption des vertus morales par défaut ou excès (q. 2), le rapport de survenance entre action vertueuse et plaisir (q. 3), la liberté de la volonté (q. 4), le milieu dans la vertu (q. 5), sur le juste moment de la peine par les législateurs (q. 6), à nouveau sur la notion de milieu dans la libéralité (q. 7), puis trois questions sur des vertus particulières (magnanimité dans la q. 8, justice dans la q. 9 et prudence dans la q. 10). Chacune de ces questions constitue un prétexte pour une analyse logico-physique du changement.
107 Il s’agit donc d’un texte extrêmement original qui montre bien l’ambition des Calculatores d’analyser tous les phénomènes quantifiables avec leurs propres outils. Face à la difficulté des arguments, on regrettera que l’introduction doctrinale soit si brève, même si Monika Michalowska renvoie dans ses notes à plusieurs de ses études parues sous forme d’articles. Espérons donc que cette édition sera suivie d’une monographie replaçant le foisonnement théorique de l’éthique de Kilvington dans le contexte des débats oxoniens des premières décennies du XIVe siècle.
108Aurélien ROBERT (CNRS, Centre d’Études Supérieures de la Renaissance, UMR 7323)
1092.5. Nicolas de CUES, L’icône ou la vision de Dieu , traduction, introduction et notes par Hervé Pasqua, Paris, PUF, Épiméthée, 2016, 194 p.
110 Hervé Pasqua qui a traduit une grande partie de l’œuvre du Cusain propose ici une nouvelle traduction d’une œuvre qu’il considère comme la plus belle du Cusain, jusqu’ici disponible dans la traduction d’Agnès Minazzoli qui remonte à 1986 et n’offre pas le latin en regard. L’introduction rappelle le contexte immédiat de la controverse déclenchée par Vincent d’Aggsbach, partisan d’une conception affective de l’union mystique dans laquelle l’intellect ne prend aucune part. Il aurait été utile de mentionner l’origine de cette mystique affective dans les commentaires de Thomas Gallus sur Denys et sur le Cantique et surtout dans la Théologie mystique d’Hugues de Balma. L’auteur revient sur un contexte plus large : la prétention des Bégards à une béatitude naturelle pour toute créature intellectuelle et la définition de la vision béatifique après la mort par Benoît XII dans la constitution Benedictus Deus du 29 janvier 1336. À l’interrogation des moines de Tegernsee sur la controverse de la théologie mystique le Cusain avait répondu dans une lettre du 22 septembre 1452 qu’on ne peut aimer que ce que l’on connaît. Son traité adressé l’année suivante aux moines de l’abbaye bénédictine précise comment, dans la nuée de l’union mystique une vision intellectuelle est bien atteinte. Elle reste toutefois en deçà de la vision béatifique face à face qui suppose, rappelle Hervé Pasqua, une mise à niveau de l’intellect créé par le lumen gloriae. Il se demande toutefois si le traité du Cusain concerne la vision de Dieu imparfaite en ce monde ou celle des bienheureux dans l’au-delà. La vision de Dieu est prise au double sens d’un génitif objectif et subjectif et c’est l’ambiguïté même du texte affrontée dans un premier temps à partir de l’expérience proposée aux moines de déambuler devant le tableau de l’omnivoyant. Notre regard sur Dieu présuppose le sien sur nous et sur lui-même. Hervé Pasqua situe le Cusain dans la lignée d’Eckhart pour qui « l’œil de Dieu et l’œil de l’homme sont un seul œil ». En fait c’est dans une coïncidence des opposés que convergent en Dieu voir et être vu, voir et parler, créer et être créé. L’icône conduit ainsi au silence comme le fait remarquer Bernard McGinn cité dans cette introduction, elle invite à contempler la face de toutes les faces. Ici encore, en rapprochant ce thème du De aequalitate, le traducteur tire Nicolas de Cues vers Eckhart en évoquant sa thématique de la naissance de Dieu. Mais il rappelle aussi que cette égalité de l’unité concerne la génération éternelle du Verbe dans son rapport à la Création. Il conviendrait ici de mentionner une autre filiation du Cusain à l’égard de l’École de Chartres où il a pu trouver ce thème. La vision de la face de toutes les faces et de tout visage reste toutefois en deçà des puissances et du pouvoir humain pour le Cusain comme pour Levinas, ainsi que le suggère un rapprochement intéressant (p. 23-24) avec un passage de Totalité et infini. La vision faciale suppose un au-delà du concept en une remontée vers l’Un divin, déjà pour les viatores ajouterions-nous et pour les comprehensores a fortiori. Hervé Pasqua montre bien que le Cusain, en disciple de Denys, entend ici rendre compte de l’entrée dans les ténèbres de Moïse, au-delà de la raison et de l’intellect et il recourt à la filiation divine évoquée dans les chapitres XIX-XXV du traité du Cusain pour en poser la dimension chrétienne. Au fond c’est dans la filiation divine que s’opère tant le reditus de cette remontée que déjà l’exitus de la Création, pourrions-nous dire pour tenter de résumer la contemplation du Cusain dans le De Icona. Hervé Pasqua reconnaît encore une filiation eckhartienne dans la conception cusaine de la résorption de l’altérité dans l’infini de l’Un. Mais l’apparition du visage des visages en tous les visages ne laisse-t-elle pas transparaître un humanisme qui fait basculer le Cusain vers une modernité dont Hervé Pasqua rappelle qu’elle culmine dans un fin silence au-delà du concept ? La traduction est à la fois rigoureuse et fine, évitant tout jargon et toute facilité. Les notes, outre les références à l’Écriture et à la tradition philosophique et théologique, renvoient aux passages convergents des autres œuvres du Cusain grâce à la connaissance très précise d’Hervé Pasqua qui les a traduites pour la plupart. Cette édition bilingue de grande qualité devrait désormais faire référence dans le monde francophone.
111Christian TROTTMANN (CNRS)
3. Liste non exhaustive d’ouvrages parus en 2015-2016
1123.1. Monographies
- Peter ADAMSON, Philosophy in the Islamic World: A History of Philosophy without Any Gaps, Volume 3, Oxford, Oxford University Press, 2016.
- Béatrice BAKHOUCHE et Alain GALONNIER (éd.), Lectures médiévales et renaissantes du Timée de Platon, Paris-Leuven, Vrin/Peeters, 2016.
- Luca BIANCHI, Simon GILSON et Jill KRAYE (eds.), Vernacular Aristotelianism in Italy from the Fourteenth to the Seventeenth Century, Londres, The Warburg Institute, 2016.
- Joël BIARD (éd.), Raison et démonstration. Les commentaires médiévaux sur les Seconds Analytiques, Turnhout, Brepols, 2015.
- Ziad BOU AKL, Averroès : Le philosophe et la Loi. Édition, traduction et commentaire de l’Abrégé du Mustasfa, Berlin-München-Boston, Walter de Gruyter, 2015.
- Jean-Baptiste BRENET, Averroès l’inquiétant, Paris, Les Belles Lettres, 2015.
- Keagan BREWER, Wonder and Skepticism in the Middle Ages, Londres, Routledge, 2016.
- Charles F. BRIGGS and Peter S. EARDLEY (eds.), A Companion to Giles of Rome, Leiden-Boston, Brill, 2016.
- Gianluca BRIGUGLIA, Marsile de Padoue, Paris, Classiques Garnier, 2015.
- Gianluca BRIGUGLIA et Irène ROSIER-CATACH (éd.), Adam, la nature humaine avant/après. Épistémologie de la Chute, Paris, Presse de la Sorbonne, 2016.
- Gianluca BRIGUGLIA, Le pouvoir mis en question : Théologiens et théorie politique à l’époque du conflit entre Boniface VIII et Philippe le Bel, Paris, Les Belles lettres, 2016.
- Dragos CALMA (ed.), Neoplatonism in the Middle Ages. New Commentaries on Liber de Causis and Elementatio Theologica, Turnhout, Brepols, 2016.
- Carla CASAGRANDE e Silvana VECCHIO, Passioni dell’anima. Teorie e usi degli affetti nella cultura medievale, Florence, SISMEL-Edizioni del Galluzzo, 2015.
- Anthony J. CELANO, Aristotle’s Ethics and Medieval Philosophy: Moral Goodness and Practical Wisdom, Cambridge, Cambridge University Press, 2015.
- Joël CHANDELIER et Aurélien ROBERT (éd.), Frontières des savoirs à l’époque des premières universités (XIIIe-XVe siècles), Rome, École française de Rome, 2015.
- François DAGUET, Du Politique chez Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 2015.
- Caner K. DAGLI, Ibn al-‘Arabi and Islamic Intellectual Culture: From Mysticism to Philosophy, Londres, Routledge, 2016.
- Pieter DE LEEMANS et Maarten J.F.M. HOENEN (eds.), Between Text and Tradition: Pietro d’Abano and the Reception of Pseudo-Aristotle’s Problemata Physica in the Middle Ages, Leuven, Leuven University Press, 2016.
- Blake D. DUTTON, Augustine and Academic Skepticism: A Philosophical Study, Cornell University Press, 2016.
- Catarina DUTILH NOVAES and Stephen READ (eds.), The Cambridge Companion to Medieval Logic, Cambridge, Cambridge University Press, 2016.
- Michal GLOWALA, Singleness: Self-Individuation and Its Rejection in the Scholastic Debate on Principles of Individuation, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 2016.
- Alexander GREEN, The Virtue Ethics of Levi Gersonides, Londres, Palgrave MacMillan, 2016.
- Christophe GRELLARD and Frédérique LACHAUD (eds.), A Companion to John of Salisbury, Leiden-Boston, Brill, 2015.
- Dag Nikolaus HASSE, Success and Suppression: Arabic Sciences and Philosophy in the Renaissance, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2016.
- Catherine KÖNIG-PRALONG, Médiévisme philosophique et raison moderne : de Pierre Bayle à Ernest Renan, Paris, Vrin, 2016.
- Susan R. KRAMER, Sin, Interiority, and Selfhood in the Twelfth-Century West, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 2016.
- Gerhard KRIEGER, Die Metaphysik des Aristoteles im Mittelalter: Rezeption und Transformation, Boston-Berlin, Walter de Gruyter, 2016.
- John MARENBON, Pagans and Philosophers: The Problem of Paganism from Augustine to Leibniz, Princeton, Princeton University Press, 2015.
- John MARENBON, Medieval Philosophy: A Very Short Introduction, Oxford, Oxford University Press, 2016.
- Anna Maria MORA-MARQUEZ, The Thirteenth-Century Notion of Signification. The Discussions and their Origin and Development, Leyde-Boston, Brill, 2015.
- Isabelle MOULIN (éd.), Philosophie et théologie chez Jean Scot Érigène, Paris, Vrin, 2016.
- Moshe M. PAVLOV, Abū’l-Barakāt al-Baghdādī’s Scientific Philosophy, Londres, Routledge, 2016.
- Roshdi RASHED, Angles et grandeur d’Euclide à Kamāl al-Dīn al-Fārisī, Berlin-Boston, Walter de Gruyter, 2015.
- Christian RODE (ed.), A Companion to Responses to Ockham, Leyde-Boston, Brill, 2015.
- Anna RODOLFI, “Cognitio obumbrata”. Lo statuto epistemologico della profezia nel secolo XIII, Florence, SISMEL-Edizioni del Galluzzo, 2016.
- Paolo RUBINI, Pietro Pomponazzis Erkenntnistheorie: Naturalisierung des menschlichen Geistes im Spätaristotelismus, Leyde, Brill, 2015.
- Riccardo SACCENTI, Debating Medieval Natural Law: A Survey, Notre Dame, Notre Dame University Press, 2016.
- John SLOTEMAKER and Jeffrey WITT, Robert Holcot, Oxford, Oxford University Press, 2016.
- Hassan TAHIRI, Mathematics and the Mind. An Introduction into Ibn Sīnā’s Theory of Knowledge, Dordrecht-Londres-New York, Springer, 2016.
- Kristell TREGO, La liberté en actes. Éthique et métaphysique, d’Alexandre d’Aphrodise à Jean Duns Scot, Paris, Vrin, 2015.
- Georges VAJDA, Pensées médiévales en hébreu et en arabe. Études (1931-1981), éd. Elisa Coda, Études musulmanes XLIX, Paris, Vrin, 2016.
- Olga WEIJERS, A Scholar’s Paradise. Teaching and Debating in Medieval Paris, Turnhout, Brepols, 2015.
1133.2 Éditions et traductions
- Adélard DE BATH, De eodem et diverso. Quaestiones naturales (De causis rerum). Additur Anonymi Ut testatur Ergaphalau, éd. Ch. Burnett, trad. M. Lejbowicz, E. Ndiaye, C. Dussourt, Paris, Les Belles Lettres, 2016.
- AL-HASAN IBN MUSA AL-NAWBAKHTI, Commentary on Aristotle ‘De generatione et corruptione’, édition, traduction et commentaire de M. Rashed, Berlin, Walter de Gruyter, 2015.
- Jean Duns SCOT, Collationes Oxonienses, éd. G. Alliney et M. Fedeli, Florence, SISMEL, 2016.
- Jean PECKHAM, Tractatus de sphaera, edition and translation, with commentary, by B. R. MacLaren et G. Etzkorn, St Bonaventure, Franciscan Institute, 2015.
- MAGISTER RICARDUS SOPHISTA, Abstractiones, ed. S. Ebbesen, M. Sirridge, and J. Ashworth, Oxford, Oxford University Press-British Academy, 2016.
- Nicolas of DINKELSBÜHL, In Sententiarum, ed. Monica Brînzei, in Nicholas of Dinkelsbühl and the Sentences at Vienna in the Early Fifteenth Century, Turnhout, Brepols, 2015.
- Pierre ABÉLARD et ANONYME, Glossae super Peri Hermeneias II. Glossae ‘Doctrinae sermonum’, de propositionibus modalibus, ed. K. Jacobi, P. King, C. Stub, Turnhout, Brepols, 2016.
- Pierre THOMAE, Quaestiones de esse intelligibili, ed. Garrett R. Smith, in Petri Thomae opera, vol. I, Leuven, Leuven University Press, 2015.
- Robert GROSSETESTE, Versio Caelestis Hierarchiae Pseudo-Dionysii Areopagitae, ed. D. A. Lawell, Turnhout, Brepols, 2015.
- Robert KILWARDBY, Notule libri Priorum, éd. et trad. anglaise par P. Thom et J. Scott, Oxford, Oxford University Press – British Academy, 2016.
- Thierry de CHARTRES, The Commentary on the De arithmetica of Boethius, ed. I. Caiazzo, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 2015.
Notes
-
[1]
Le Bulletin de philosophie médiévale, placé sous la responsabilité scientifique d’Aurélien Robert (CNRS, Centre d’Études Supérieures de la Renaissance) et de Véronique Decaix (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), est dirigé par Joël Biard (Professseur à l’Université de Tours). Ont collaboré au présent Bulletin : Joël Biard, Jean Celeyrette, Véronique Decaix, Charles Ehret, Christophe Grellard, Jenny Pelletier, Aurélien Robert, Sophie Serra, Christian Trottmann.