Notes
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[1]
Je tiens ici à remercier le Centre d’Histoire des Systèmes de Pensée Moderne (EA 1451) de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, tout particulièrement Paul Rateau, son directeur adjoint, d’avoir permis l’organisation, en 2015, d’une journée d’étude dont les communications sont à l’origine de la plupart des articles de ce numéro. Je tiens également à remercier tous les auteurs des textes ici présentés, ainsi que les Archives de philosophie.
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[2]
Principes de la philosophie du droit, Préface, trad. R. Derathé avec la collaboration de J.-P. Frick, Paris, Vrin, 1986, p. 57.
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[3]
Histoire de la philosophie, Introduction, Paris, PUF, 1931 ; repr. PUF (Quadrige), 1981, t. 1, p. 7.
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[4]
Pensons seulement ici à la critique baconienne des idoles ou à celle, spinozienne, de la superstition ou des miracles.
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[5]
Voir respectivement – et en nous en tenant à une seule occurrence : De dignitate et augmentis scientarum (L. II, chap. 1) ; Léviathan, chap. 9 ; Lettre-Préface des Principes de la philosophie ; Metaphysica vera (II).
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[6]
Voir Recherche de la vérité, Livre II, 2e partie, chap. 3 à 9 ; Livre VI, 2e partie, chap. 5 et 6.
-
[7]
Voir par exemple Francis BACON, De Dignitate et augmentis scientarum, L. III, chap. I, 2 ; Thomas HOBBES, Léviathan, chap. 46 ; Benedictus de SPINOZA, Traité théologico-politique, chap. XIV et XV.
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[8]
Leçons sur l’histoire de la philosophie, Introduction : Système et histoire de la philosophie, trad. J. Gibelin, t. II, Paris, Gallimard (Folio essais), 1991, p. 210.
-
[9]
Ibid., p. 211 (souligné par nous).
-
[10]
La crise de la conscience européenne, Paris, Fayard, 1961 ; repr. Livre de Poche (Références), p. 117.
-
[11]
Cf. Le stoïcisme au XVIe et au XVIIe siècle, Pierre-François Moreau dir., t. 1 et 2, Paris, Albin Michel, 1999 et 2001. P.-F. Moreau écrit à cet égard, dans le premier de ces ouvrages : « Le XVIIe siècle voit une nouvelle organisation du savoir et, avec elle, une autre constitution du moi. Cependant, la raison triomphante à son tour fait ses comptes avec le passé, et ne se contente pas du nemo ante me cartésien – y compris chez Descartes lui-même. Si dans la connaissance du monde physique la nouveauté est de rigueur, le regard sur le vivant ou sur l’éthique peut faire appel à ce passé soit en ce qu’il incarne la raison, soit en ce qu’il a su décrire l’autre de la raison ; et même pour ce qu’il n’a pas su, il peut jouer le rôle de cible à combattre » (p. 14).
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[12]
Leçons sur l’histoire de la philosophie, Introduction : Système et histoire de la philosophie (Introduction du cours de Berlin), trad. J. Gibelin, t. I, Paris, Gallimard (Folio essais), 1990, p. 35.
-
[13]
Ibid., p. 190.
-
[14]
Bacon : « Restait donc à recommencer tout le travail, en recourant à des moyens plus réels, à entreprendre une totale restauration des sciences, des arts, en un mot de toutes les connaissances humaines ; enfin à reprendre l’édifice par les fondements, et à le faire reposer sur une base plus solide » (Grande Restauration des sciences, Exposition de l’ouvrage, in Œuvres de Bacon, trad. F. Riaux, Paris, Charpentier, 1843, p. 2). Descartes : « il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences » (Méditations métaphysiques I). Hobbes : « L’unique moyen de ramener cette doctrine aux règles infaillibles de la raison, c’est de commencer par établir des principes que la passion ne puisse attaquer, d’élever par degrés sur ces fondements solides et de rendre inébranlables des vérités puisées dans les lois de nature, qui jusqu’ici ont été bâties en l’air » (De la nature humaine, Épître dédicatoire, trad. du baron d’Holbach, Paris, Actes sud, 1997, p. 7).
-
[15]
Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. I, op. cit., p. 191.
-
[16]
Ibid.
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[17]
Ibid., p. 190.
1 L’objet des contributions réunies dans ce numéro est d’examiner comment la philosophie se pense à un moment singulier de son histoire. L’âge classique – que l’on identifiera par commodité au XVIIe siècle – se montre en effet remarquable par les bouleversements et les ruptures qu’il connaît, tant du point de vue épistémologique, anthropologique que politique. Examiner « comment la philosophie se pense » signifie surtout, si tant est que toute philosophie soit fille de son temps, examiner comment, sur fond de traditions de pensée et en une période historique singulière, elle se repense ou se relance en ses objets, ses démarches et ses fins, comment elle se saisit des problèmes dont elle hérite.
2 Mais l’intitulé de ce dossier peut paraître problématique au sens où il présuppose quelque chose comme une unité de l’idée de philosophie à l’âge classique. Où donc trouver une telle idée ? Quelle unité de signification serait-il possible d’en relever à travers des démarches, des contenus, des visées et des usages aussi différents que ceux du rationalisme de Descartes, du « platonisme » des philosophes de Cambridge, du matérialisme hobbesien, des penseurs de Port-Royal ou encore des métaphysiciens allemands tels Timpler ou Alsted ? La philosophie, au XVIIe siècle, n’est pas « nouvelle » pour tout le monde. Il peut donc sembler totalement vain de chercher un concept de philosophie unifié, stable et identifiable. Aucune philosophie n’est la philosophie. La diversité se montre déjà à travers ce que ce siècle reçoit de la tradition comme sens du mot « philosophie », entre conception aristotélicienne d’une totalisation du savoir, démarche scolastique attachée aux distinctions et aux disputations, usage de la philosophie comme servante de la théologie, idée de philosophie « naturelle », etc. Voilà qui vaut également pour le terme « philosophe ». Il désigne aussi bien le professeur érudit, celui qui s’applique à la science des mœurs, le savant qui s’adonne à la philosophie naturelle ou même, chez certains chrétiens, un païen, celui qui pense « par la nature » et non par la grâce. Ajoutons enfin qu’en ce siècle où certainement « travaillent » plusieurs conceptions, ce qui est entendu par « philosophie » entretient des liens variables avec la théologie, la métaphysique ou la science, autant de champs eux-mêmes aux contours imprécis et aux contenus parfois mouvants. Penser l’idée de philosophie à l’âge classique – et cela vaudrait sans doute pour toute autre période – contraindrait par conséquent d’en rester à un strict point de vue des différences.
3 Ce n’est pourtant pas si sûr. Par-delà la diversité des contenus et des approches observables, faire de « la » philosophie ou édifier « une » philosophie n’est-il pas toujours subordonné à un ensemble de représentations intellectuelles propre à une époque déterminée et rapporté à un certain type d’activité ? On connaît le mot de Hegel selon lequel la philosophie « saisit son temps dans la pensée [2] ». Pratiques, thèmes et problèmes ne sont pas dissociables d’une situation culturelle et politique qui les a vus naître, à l’image de la conception platonicienne de la philosophie, inséparable du rôle et de l’importance des sophistes dans la Grèce du Ve siècle avant notre ère. Et se joue encore, comme l’écrit Bréhier,
ce que la société à chaque époque, exige d’un philosophe. Le noble Romain, qui cherche un directeur de conscience, les papes du XIIIe siècle qui voient dans l’enseignement philosophique de l’université de Paris un moyen d’affermir le christianisme, les encyclopédistes qui veulent mettre fin à l’oppression des forces du passé, demandent à la philosophie des choses fort différentes ; elle se fait tour à tour missionnaire, critique, doctrinale [3].
5 Si donc les doctrines se déploient à partir d’un même terreau historique et intellectuel, il devient alors possible d’en repérer certains caractères communs. Pensons seulement, pour le XVIIe siècle, aux suites de l’héliocentrisme, au développement du mécanisme, à une façon singulière de traiter des passions humaines, de se saisir du problème de l’union de l’âme et du corps, du rapport de la raison et de la foi ou d’envisager, dans la réflexion politique, la fiction d’un « état de nature ». Un même contexte permet d’identifier des préoccupations, des problématiques et des enjeux suffisamment partagés pour être caractéristiques de ce qui se laisse nommer et reconnaître sous le terme de « philosophie ». Sous ce point de vue, « la » philosophie du XVIIe siècle est marquée par une exigence de refondation du savoir adossée à un refus de l’autorité ; elle ne se distingue pas – ou peu – de la science et conçoit désormais, par un entendement capable de briser les idoles, une nature dénuée de mystère [4] ; dans le cadre, enfin, d’une émancipation de son statut ancillaire médiéval, elle revendique un libre exercice de la raison, capable de produire d’elle-même le vrai.
6 Soit. Mais s’en tenir à de tels caractères n’a-t-il pas aussi quelque chose d’insuffisant sinon de vain ? Car non seulement il resterait à déterminer jusqu’où ils seraient effectivement partagés, mais il va de soi, surtout, que ces traits généraux ne sauraient s’exprimer hors de gestes irréductiblement singuliers qui les constituent. Ainsi, la volonté de refonder la science s’exprime différemment chez Bacon, Descartes et Hobbes, comme la séparation d’avec la théologie diffère, en son principe, entre Hobbes et Spinoza ; de même, Bacon, Descartes, Hobbes et Geulincx – pour ne citer qu’eux – accordent, chacun à sa façon, une place et une importance à l’idée de philosophie, et définissent en conséquence le programme de travail qu’elle implique [5]. Ces caractères communs s’expriment en outre à travers des concepts et des enjeux eux-mêmes singuliers, déterminant de la sorte des usages singuliers de l’idée de philosophie.
7 Mais alors, n’est-ce pas là simplement en revenir à l’obstacle de la diversité ? En réalité, la diversité des doctrines n’est pas un obstacle à la recherche : elle en est au contraire la condition. Elle est ce qui d’abord est donné et c’est bien à travers l’affirmation des différences qu’il est possible au commentateur de faire des liens. Ce que seuls des philosophes peuvent proposer à un certain moment, c’est une définition de la philosophie telle qu’elle se trouve réélaborée à partir de leur propre travail et de leurs prises de positions – que l’idée de philosophie fasse ou non, par ailleurs, l’objet d’une réflexivité explicite. C’est en effet à partir des doctrines elles-mêmes que se mesurent un certain type de rapport à la théologie ou à l’histoire de la philosophie, un certain degré d’assimilation à la « science » comme l’importance d’un programme des connaissances.
8 Revenons sur ce que nous avons avancé, pour le XVIIe siècle, à titre de « caractères communs ». Ne concourent-ils pas, à travers les singularités doctrinales, à marquer la période moderne comme un moment important de la vie de la raison ? Car il s’y produit d’abord, manifestement, quelque chose de l’ordre d’une émancipation de la raison. D’un côté, on voit la vérité ne plus borner ses titres au prestige d’une autorité prétendant l’imposer, mais devoir être reconnue comme telle par les seules opérations de l’esprit humain. Comme Malebranche ne cesse de le répéter, il n’est pas d’un philosophe de lire les philosophes pour la réputation ou l’autorité que la notoriété ou l’ancienneté leur a faites, car la vérité n’a pas sa source dans les hommes, fussent-ils prestigieux, mais dans la raison, que tout esprit peut seul consulter [6]. D’un autre côté, à la revendication du libre exercice de la raison en quête de vérité et affranchie de l’argument d’autorité, s’adosse le refus, comme chez Descartes ou Spinoza, qu’une vérité révélée extérieure au sujet puisse être au fondement de la recherche philosophique. C’est, là encore, affirmer le principe d’une autonomie rationnelle, à travers la volonté affichée de séparer philosophie et théologie [7].
9 Que la raison, en ce siècle, travaille de la sorte à sa propre émancipation, a son corollaire : celui de se considérer comme un point de départ, comme un pouvoir de commencement. Après le moment de la philosophie chrétienne, moment d’« un monde réconcilié [8] », divin, où la pensée se sait en présence de la vérité substantielle, suit en effet, selon Hegel, cette époque où la pensée
s’oppose à la vérité substantielle jusqu’à ce qu’elle ait d’elle-même une conscience pleine et claire, qu’elle ait conscience de sa destination, de sa liberté, en sorte qu’elle n’ait plus comme point de départ une présupposition, mais elle-même, et qu’en partant de là elle ait tout à comprendre ; il s’ensuit que la pensée part du néant, même si elle commençait par ce qu’on reconnaît comme vrai, pour appréhender, en se prenant comme point de départ, l’esprit de la vérité du monde. C’est cette philosophie qui commence avec Descartes [9].
11 Indissociablement d’un rejet de l’autorité en général et du prestige, en particulier, des Anciens, le XVIIe siècle se signale donc fondamentalement par une certaine conception de l’acte même de philosopher qui se saisit lui-même comme un commencement véritable. Comme l’écrit Paul Hazard :
Elle entrait en jeu, la Raison agressive ; elle voulait examiner non pas seulement Aristote, mais quiconque avait pensé, quiconque avait écrit ; elle prétendait faire table rase de toutes les erreurs passées, et recommencer la vie. Elle n’était pas une inconnue, puisqu’on l’avait toujours invoquée, dans tous les temps ; mais elle se présentait avec une face nouvelle [10].
13 Ainsi, et sans occulter ni la situation d’un aristotélisme et d’un thomisme à la fois persistants et combattus dès le XVIe siècle, ni un certain « retour » des philosophies antiques à l’âge classique [11], le XVIIe siècle philosophique légitime et assume la confiance dans le pouvoir inaugural et souverain de la raison, faculté des idées claires et distinctes. Au fond, il se distingue en ce que la philosophie se saisit elle-même non pas comme une connaissance historique ou dogmatique, mais comme une connaissance rationnelle.
14 Certes, l’histoire de la philosophie, pour reprendre la fameuse formule de Hegel, nous présente « la suite des nobles esprits, la galerie des héros de la raison pensante qui, par la vertu de cette raison, […] nous ont acquis par leur effort le trésor suprême, celui de la connaissance rationnelle [12] ». Mais ces « héros » sont toujours ceux d’un moment déterminé de l’élaboration de cette connaissance. L’émancipation à l’égard de l’autorité et la confiance de la raison dans son pouvoir de commencer – ou de recommencer – ouvrent la voie à ce par quoi la période moderne se différencie : constituer le moment « de la renaissance des sciences [13] ». La raison se donne en effet à elle-même un projet qui, mutatis mutandis, réunit Bacon, Descartes et Hobbes : celui de refonder l’édifice du savoir [14] et, partant, d’en redéfinir tous les éléments et la manière de se saisir des objets :
Une sagesse différente, une tout autre source de vérité apparut, sagesse tout opposée à la vérité donnée, révélée. Ce savoir nouveau était une science de choses finies, son contenu était le monde et en même temps il était puisé dans l’humaine raison ; on voulait voir par soi-même, non plus d’après les idées religieuses données. […] Voilà ce que signifia pour la philosophie la renaissance des sciences [15].
16 Mais cette refondation, signe que les auteurs se pensent à l’aube d’une ère nouvelle, ne s’arrête pas à ce seul enjeu théorique :
De même en ce qui concernait l’État, le droit, on chercha d’autres sources d’où les dériver. On définit alors le droit d’après ce qui chez les peuples les plus divers était considéré et avait été considéré comme le droit. On chercha aussi pour justifier le pouvoir des princes une autre raison que l’autorité divine, par exemple le but de l’État, le bien du peuple. On posa comme principe la liberté de l’homme, de la raison humaine et l’on déclara que c’était là le fondement, la fin de la société humaine [16].
18 S’il est permis de parler, pour l’âge classique, d’un moment important de la raison, c’est qu’il y a en tous ces aspects, note Hegel, « un principe qui leur est commun avec la philosophie qui consiste à voir, sentir, penser par soi-même, à être là soi-même. C’est le grand principe qui s’oppose à toute autorité dans quelque domaine que ce soit [17] ».
19 La lecture des contributions qui suivent permettra d’apprécier ce moment dans la vie de la raison. On pourra bien sûr regretter l’absence de tel ou tel auteur, et même reprocher aux éditeurs de n’avoir retenu que des grandes figures reconnues de l’âge classique. Le but n’était pas d’être exhaustif. Il s’agissait de montrer comment, par des voies différentes, s’élabore une idée de la philosophie, de ses tâches et de ses démarches – à travers des définitions explicites ou implicites, des manières d’en parler ou de ne pas en parler. Seule la considération de conceptions singulières rend possibles des comparaisons, des désaccords, des faisceaux de convergence ou de simples liens ; seule elle permet de faire apparaître des déterminations propres, au moins, à constituer un état des lieux précis de l’idée de philosophie.
20 Ainsi, Bacon et ses héritiers, montre Éric Marquer, marquent une nouvelle manière de philosopher. Repenser les différents champs du savoir, c’est devoir rompre avec une philosophie usée par de vaines spéculations, mais aussi avec une philosophie qui n’a pas su mesurer l’importance publique et politique de l’utilité du savoir. À un moment qui porte à repenser les conditions du lien civil et le rapport entre religion et politique, l’exigence est d’instaurer ou de restaurer la confiance dans le savoir grâce aux différentes ressources et stratégies, même rhétoriques ou textuelles, dont la philosophie dispose pour transformer les hommes et améliorer leurs conditions d’existence : la fiction, sous la forme de la fable ou de l’utopie, les voyages et les découvertes, la méthode et l’observation de la nature. Ce projet ne peut cependant être parfaitement compris que si l’on prend en compte le rapport de la philosophie à l’institution, non pas seulement savante, mais également politique.
21 Philosopher, chez Descartes, sert à augmenter la lumière naturelle afin de savoir bien choisir et de « marcher avec assurance en cette vie ». Toutefois, note Édouard Mehl, cette acception traditionnelle relève de l’image simpliste. Car Descartes, soucieux de (re)commencer, accorde son attention moins aux objets du savoir qu’aux conditions de possibilité de leur connaissance. La philosophie est donc moins la recherche de la connaissance, ou même de la sagesse, que celle des « moyens » et des « voies » à suivre pour y parvenir.
22 La nature du discours philosophique, chez Pascal, se comprend en regard du discours théologique. En étudiant la distinction entre discours conforme à un principe et discours par principe, Hélène Bouchilloux s’attache à montrer que la philosophie, qui n’est que de l’homme, ne peut reposer en elle-même, car le principe de la « vraie » philosophie, chez Pascal, est christique.
23 Spinoza, remarque Philippe Danino, ni ne définit l’idée de philosophie, ni n’en dresse un tableau des connaissances qui en exposerait le programme ou le contenu. Car la philosophie est d’abord une pratique : celle d’opérer des distinctions. Mais elle ne prend elle-même sens qu’en ce geste : l’idée de philosophie n’a rien d’un préalable, mais elle s’autoproduit dans un système de rencontres, c’est-à-dire par le biais de relations avec ce qui a priori n’est pas elle – le vulgaire, l’ignorant, le théologien, le politique.
24 Locke, montre Philippe Hamou, reconnaît la possible dimension spéculative de la philosophie. Mais ce qui distingue le penseur anglais est le statut tout à fait spécifique qu’il donne à ses propres idées métaphysiques, toujours présentées comme des hypothèses raisonnables, des opinions probables. La philosophie se révèle ainsi comme l’un des champs possibles de l’enquête « doxastique », où la pesée rationnelle des arguments délivre une vérité à l’égard de laquelle il n’y aura jamais lieu d’être magistral ou impérieux.
25 Paul Rateau, enfin, étudie la métaphore retenue par Leibniz pour penser l’organisation interne et les rapports entre les parties de la philosophie : celle de l’océan, qui offre au voyageur philosophe des « itinéraires » multiples selon ses intérêts et les buts qu’il poursuit. Le choix de la métaphore marine invite à considérer qu’il n’y a pas une manière unique de pratiquer la philosophie. Mais, parce qu’il faut, à cette métaphore, adjoindre celle du réseau, c’est à l’encyclopédie qu’il appartient de rendre compte de la complexité de cette structure, tout en favorisant, par sa « plasticité », le progrès du savoir.
Mots-clés éditeurs : Histoire, Science, Refondation, Autorité, Raison, Philosophie, Commencement
Date de mise en ligne : 19/02/2018.
https://doi.org/10.3917/aphi.811.0007Notes
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[1]
Je tiens ici à remercier le Centre d’Histoire des Systèmes de Pensée Moderne (EA 1451) de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, tout particulièrement Paul Rateau, son directeur adjoint, d’avoir permis l’organisation, en 2015, d’une journée d’étude dont les communications sont à l’origine de la plupart des articles de ce numéro. Je tiens également à remercier tous les auteurs des textes ici présentés, ainsi que les Archives de philosophie.
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[2]
Principes de la philosophie du droit, Préface, trad. R. Derathé avec la collaboration de J.-P. Frick, Paris, Vrin, 1986, p. 57.
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[3]
Histoire de la philosophie, Introduction, Paris, PUF, 1931 ; repr. PUF (Quadrige), 1981, t. 1, p. 7.
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[4]
Pensons seulement ici à la critique baconienne des idoles ou à celle, spinozienne, de la superstition ou des miracles.
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[5]
Voir respectivement – et en nous en tenant à une seule occurrence : De dignitate et augmentis scientarum (L. II, chap. 1) ; Léviathan, chap. 9 ; Lettre-Préface des Principes de la philosophie ; Metaphysica vera (II).
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[6]
Voir Recherche de la vérité, Livre II, 2e partie, chap. 3 à 9 ; Livre VI, 2e partie, chap. 5 et 6.
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[7]
Voir par exemple Francis BACON, De Dignitate et augmentis scientarum, L. III, chap. I, 2 ; Thomas HOBBES, Léviathan, chap. 46 ; Benedictus de SPINOZA, Traité théologico-politique, chap. XIV et XV.
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[8]
Leçons sur l’histoire de la philosophie, Introduction : Système et histoire de la philosophie, trad. J. Gibelin, t. II, Paris, Gallimard (Folio essais), 1991, p. 210.
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[9]
Ibid., p. 211 (souligné par nous).
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[10]
La crise de la conscience européenne, Paris, Fayard, 1961 ; repr. Livre de Poche (Références), p. 117.
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[11]
Cf. Le stoïcisme au XVIe et au XVIIe siècle, Pierre-François Moreau dir., t. 1 et 2, Paris, Albin Michel, 1999 et 2001. P.-F. Moreau écrit à cet égard, dans le premier de ces ouvrages : « Le XVIIe siècle voit une nouvelle organisation du savoir et, avec elle, une autre constitution du moi. Cependant, la raison triomphante à son tour fait ses comptes avec le passé, et ne se contente pas du nemo ante me cartésien – y compris chez Descartes lui-même. Si dans la connaissance du monde physique la nouveauté est de rigueur, le regard sur le vivant ou sur l’éthique peut faire appel à ce passé soit en ce qu’il incarne la raison, soit en ce qu’il a su décrire l’autre de la raison ; et même pour ce qu’il n’a pas su, il peut jouer le rôle de cible à combattre » (p. 14).
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[12]
Leçons sur l’histoire de la philosophie, Introduction : Système et histoire de la philosophie (Introduction du cours de Berlin), trad. J. Gibelin, t. I, Paris, Gallimard (Folio essais), 1990, p. 35.
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[13]
Ibid., p. 190.
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[14]
Bacon : « Restait donc à recommencer tout le travail, en recourant à des moyens plus réels, à entreprendre une totale restauration des sciences, des arts, en un mot de toutes les connaissances humaines ; enfin à reprendre l’édifice par les fondements, et à le faire reposer sur une base plus solide » (Grande Restauration des sciences, Exposition de l’ouvrage, in Œuvres de Bacon, trad. F. Riaux, Paris, Charpentier, 1843, p. 2). Descartes : « il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences » (Méditations métaphysiques I). Hobbes : « L’unique moyen de ramener cette doctrine aux règles infaillibles de la raison, c’est de commencer par établir des principes que la passion ne puisse attaquer, d’élever par degrés sur ces fondements solides et de rendre inébranlables des vérités puisées dans les lois de nature, qui jusqu’ici ont été bâties en l’air » (De la nature humaine, Épître dédicatoire, trad. du baron d’Holbach, Paris, Actes sud, 1997, p. 7).
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[15]
Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. I, op. cit., p. 191.
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[16]
Ibid.
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[17]
Ibid., p. 190.