Couverture de APHI_802

Article de revue

Violence et pitié

Du pouvoir que nous donnons aux images

Pages 311 à 326

Notes

  • [1]
    Aby WARBURG, Atlas Mnémosyne, Écrits II, trad. S. Zilberfarb, L’Écarquillé, Paris, 2012, Introduction à l’Atlas Mnémosyne, p. 56.
  • [2]
    Aby WARBURG, Fragments sur l’expression, Écrits III, Suzanne Müller éd., trad. S. Zilberfarb, L’Écarquillé, Paris, n°433, p. 282.
  • [3]
    Aby WARBURG, Miroirs de faille. À Rome avec Giordano Bruno et Edouard Manet, 1928-1929, Écrits I, M. Ghelardi éd., trad. S. Zilberfarb, L’Écarquillé, Paris, 2011, p. 112.
  • [4]
    Gottfried BOEHM, Was ist ein Bild? Wilhelm Fink, München, 1994.
  • [5]
    Cf. L’Humanité, 18 octobre 2016, Georges Didi-Huberman, entretien avec Magali Jauffret.
  • [6]
    Horst BREDEKAMP, Théorie de l’acte d’image, trad. F. Joly, La Découverte, Paris, 2015, p. 44.
  • [7]
    Hermann BROCH, Création littéraire et connaissance, trad. A. Kohn, Gallimard, Paris, 1966 p. 232,
  • [8]
    Aby WARBURG, Le rituel du serpent, Macula, Paris, 2003 p. 111.
  • [9]
    Imre KERTÉSZ, Être sans destin, trad. C. Zaremba et N. Zaremba-Huzsvai, Actes Sud, Arles, 1997, p. 356.
  • [10]
    Imre KERTÉSZ, « Die exilierte Sprache » in Die exilierte Sprache, trad. all. de K. Schwamm, Suhrkamp, Berlin, 2004.
Djamel TATAH, Sans titre, 2016 (Copyright Djamel Tatah © adagp Paris – Photo copyright © Jean-Louis Losi – Courtesy of Ben Brown Fine Arts, London).

1 Une grande toile, à la verticale, dressée. Le tiers inférieur est sombre, quasi noir, les deux tiers supérieurs sont d’un vert dans lequel le bleu et le gris voisinent, sorte de mixte entre un émeraude éteint et un céladon. Ce n’est pas que le tableau soit lumineux ou sombre, il est, disons, pris dans un « trouble ». Selon la Farbenlehre goethéenne, les couleurs sont issues d’un « trouble » de la lumière – das Trübe – qui fait le passage, la médiation entre l’éclat lumineux et l’obscurité. Dans le tableau de Djamel Tatah, ce « trouble », en termes de valence des couleurs, est en affinité avec l’expérience du spectateur face à la toile et aux deux êtres qui sont là, terriblement présents. Ils lui sont rendus visibles et s’imposent à lui, sans coup de force, mais avec une prégnance à laquelle il ne saurait échapper. Les silhouettes – découpées sur l’aplat coloré par le trait qui les cerne – forment un couple : un homme, un enfant. Leurs visages sont blêmes, blanc crayeux, lèvres dessinées d’un trait plus rouge chez l’homme, dont les traits sont marqués, alors que l’enfant détient encore une sorte de rondeur. L’homme est grand, longiligne ; si tel était le jugement requis, on pourrait dire qu’il est beau – il l’est. Il est surtout infiniment triste, préoccupé et fatigué. Sa lassitude ne nous regarde pas, il ne nous voit pas, épuisé par notre indifférence, habitué depuis trop longtemps à elle. Il n’a plus de temps pour nos regards, si jamais ils lui étaient adressés. Il lui faut juste – et ce juste est violent – continuer son chemin ; il est engagé, embarqué dans un destin. Il avance, pris jusqu’à la taille par ce noir qui pourrait être une mer dont il sort, marchant vers une grève, avec l’enfant dans ses bras. Le coude gauche est replié, et la main protège les pieds de l’enfant, la droite le cale contre son torse, et son cœur. L’enfant repose sur l’avant bras, il abandonne un peu sa tête au niveau de l’épaule de ce Wanderer. Bordeaux brun sur noir, les habits regorgent de plis, fêlures dans les tissus, lignes blanches qui soulignent les reliefs, vêtements en ronde bosse, corps palpables et malgré tout incertains, celui de l’enfant en particulier. Il ne dort pas, cet enfant ; il veille, les yeux battus, bleuis, tête recouverte par une capuche, fille ou garçon peu importe. Il accompagne le rythme de la marche, s’efforçant de ne pas trop peser, pour que l’homme ne soit pas gêné dans leur route. Il sait qu’ils doivent aller, avancer, tous les deux, ensemble, sans assurance d’un but, d’un terme.

figure im1
Djamel Tatah

2Il suffirait de presque rien, et nous pourrions croire que nous les avons déjà vus en photo ces deux êtres là, ou à peu près les mêmes, dans le journal, hier, il y a quelques semaines, aussi bien demain, ou les jours qui viendront. Notre imaginaire est rempli de figures, de gestuelles, de positions si ce n’est de poses, de corps placés, déplacés : les images, fixes ou mouvantes, ne nous manquent pas. Elles se répètent et nous vivons avec, émus certes, aux larmes parfois, souvent dans une satisfaction plus ou moins avouée du choc visuel, de l’efficacité plastique, mais jamais désorientés, ni déstabilisés. Au nom d’une critique de la vérité que la déconstruction a largement répandue dans les sciences humaines, nous avons remisé au placard d’une naïveté de mauvais aloi l’enquête documentaire, la prise sur le vif dans un instantané, la possibilité d’un témoignage. La teneur en vérité, le « morceau de réalité » ne font plus le poids face à notre conscience avertie, qui soupçonne la tromperie de la composition, la retouche par Photoshop. Notre méfiance de principe semble nous assurer que nous sommes au courant, et comprenons d’emblée de quoi il retourne. Fugitifs, réfugiés, migrants, prisonniers, déportés, ne les connaissons-nous d’ailleurs pas tous depuis longtemps ? Le lexique est aussi vague qu’abondant. Époques, conflits, lieux, statuts des personnes, les strates s’empilent, se mêlent ; les représentations aussi, donc les nôtres. Constituent-elles pour autant une expérience au sens plein du terme, qui nous donnerait accès à une intelligibilité plus grande et plus juste du monde, de nous-mêmes et des autres ? Rien n’est moins sûr. Ce qui est certain en revanche c’est que les médias, le photojournalisme, les reportages, les images amateurs convoquent des représentations et les font circuler. Titrées d’après l’iconographie chrétienne, comme la Madone de Benthala ou la Pietà du Kosovo, nombre d’images d’actualité exposent ainsi une référence culturelle, en même temps que nous les identifions grâce à celle-ci, souvent dans un après coup. La production médiatique la plus actuelle puise donc au réservoir formel des œuvres du passé, elle en vient et y retourne, entre prédation et citation, le sachant, et pas. Beaucoup d’artistes contemporains – à l’instar de Pascal Convert qui, exemplairement, le théorise autant qu’il en innerve ses oeuvres – construisent un autre réemploi, dans une reprise seconde en quelque sorte. Ils confrontent explicitement les images des médias aux œuvres du passé, non sans les avoir soumises à une critique de type généalogique pour mieux cerner leur origine. Ils vivifient ainsi les images fixes et mouvantes d’aujourd’hui et d’autrefois, jouant des rappels et des décalages, nouant imagination et mémoire. Ils contribuent ainsi à la migration des images dans une familiarité avec une anthropologie du visuel, nourrie à une histoire de l’art marquée par les travaux d’Aby Warburg. Ayant entériné la thèse de la puissance mnésique de l’iconique, ils en usent à leur mode et réaffirment la nature déictique et ostensive de l’image, sa force cogni­tive, libre de toute dépendance au verbal.

3Serions-nous placés là devant un « sensus communis » moderne – inscrit dans une filiation kantienne, nous y reviendrons – qui nous lie aux images et à nous-mêmes ? Notre situation est, pour le moins, de nous trouver tous voués – producteurs ou récepteurs – à être savants, ce qui n’est pas la même chose, si ce n’est le contraire. Kant précise en effet au § 20, puis au § 40 de la Critique de la faculté de juger que le sens commun n’est pas « der gesunde Verstand », un entendement en bonne santé que l’on peut appeler le bon sens, qui constitue un pouvoir de connaissance. À défaut de participer d’un sens commun, nous voici donc réflexifs, trop peut-être. Mais comment y échapper, et pourquoi après tout ? Il vaut ici la peine de relire les premières pages des Cours d’esthétique, dans lesquelles Hegel avait établi un diagnostic : « Sous tous ces rapports, l’art est et reste pour nous, quant à sa destination la plus haute, quelque chose de révolu. Il a de ce fait perdu aussi pour nous sa vérité et sa vie authentiques, et il est davantage relégué dans notre représentation qu’il n’affirme dans l’effectivité son ancienne nécessité et n’y occupe sa place éminente. Ce que les œuvres d’art suscitent à présent en nous, outre le plaisir immédiat, est l’exercice de notre jugement : nous soumettons à l’examen de notre pensée le contenu de l’œuvre d’art et ses moyens d’exposition, en évaluant leur mutuelle adéquation ou inadéquation. C’est pourquoi la science de l’art est bien plus encore un besoin à notre époque qu’elle ne l’était aux temps où l’art pour lui-même procurait déjà en tant que tel une pleine satisfaction. L’art nous invite à présent à l’examiner par la pensée, et ce non pas pour susciter un renouveau artistique, mais pour reconnaître scientifiquement ce qu’est l’art ». En faisant de la science de l’art notre « besoin » actuel, la méditation hégélienne offre une préhistoire à la Kunstwissenschaft, qu’elle appelle de ses vœux explicitement. Si la résonance de ces quelques lignes eut à l’époque une petite tonalité mélancolique, disons romantique, que le peintre Philipp Otto Runge avait exprimée ainsi : « nous ne sommes plus des Grecs », à notre époque, elles prennent une connotation postmoderne. Libérant l’art à venir de sa nécessité, assurant une autonomie de l’art d’après la fin de l’art, elles ouvrent à l’exercice d’un jugement dans la critique et l’histoire de l’art, à une position réflexive pour l’activité artistique. Arthur Danto ne s’y est pas trompé, lui qui a revendiqué joyeusement d’être un born again Hegelian, et a soutenu indéfectiblement le pop art. Hans Belting non plus qui d’Image et culte à Florence et Bagdad a voulu démontrer la fin de l’histoire de l’art et a contribué à élaboré le passage de l’iconic turn au global turn. Les travaux de ces deux penseurs instaurent une philosophie et une histoire de l’art d’après la fin de l’art, délivrée de tout souci des fins de l’art. Fin de l’époque de l’art, fin de l’esthétique, et bascule vers une science de l’art, qui peut aisément devenir une science de la représentation dans l’art, donc dans l’image que l’art postmoderne produit et se fait de lui-même.

4Si, dans les différents cercles de la Kunstwissenschaft, c’est, comme nous l’avons dit, Aby Warburg qui a exercé dans les dernières décennies l’attrait le plus vif, la raison en est, selon nous, double. Son parcours condense le passage de la science de l’art à la science de l’image. Et sa vie, son œuvre contiennent tous les éléments qui conduisent, à raison et à tort, à une identification, une projection, une empathie. Contrairement à des figures plus sereines et plus lisses, celles qu’il a réunies autour de lui et de sa bibliothèque à Hambourg, Cassirer, Panofsky, Saxl, Wind, pour citer quelques noms, Aby Warburg se prête aisément à une pathétisation. Son destin personnel, les fulgurations de ses articles contribuent à faire de lui un « prophète du XXe siècle ». La formule est d’Ernest Gombrich qui s’inquiétait d’une telle panthéonisation tragique dans son ouvrage paru en 1970, Aby Warburg, une biographie intellectuelle. Savant reconnu, mais refusant une fonction universitaire stable, il met la fortune de la banque Warburg à contribution pour édifier la bibliothèque. Historien de la culture, habitué des longs séjours en Italie, mais aussi anthropologue de terrain faisant un voyage chez les Indiens Hopis, il est un juif converti au catholicisme, rejetant très tôt les pratiques religieuses familiales, mais attentif jusqu’à l’obsession à toutes les manifestations de l’antisémitisme. Héritier des Lumières allemandes, interné de longues années dans la clinique de Binswanger, un hétérodoxe qui croise une psychanalyse non-freudienne et une phénoménologie husserlienne, Warburg meurt en 1929 d’une crise cardiaque laissant son Atlas Mnémosyne inachevé.

5Ce livre a quelque chose d’auroral, qui n’est pas sans similitude avec l’esthétique transcendantale kantienne, ne serait-ce que par la refondation qu’il ouvre d’une réflexion sur le temps et l’espace autour de l’idée d’orientation. En France, l’idée d’un Atlas d’images comme la notion de Pathosformel qui structure la construction de la mémoire dans ce livre, ont pris le relais depuis les années quatre-vingt-dix de l’aura et de la reproductibilité technique. Warburg comme Benjamin ont en commun, en tant que figures de la pensée, de produire ce qu’il faut de compassion concernée pour un destin individuel et d’enthousiasme quelque peu narcissique pour des œuvres dont les opacités participent d’une vision géniale. Atlas, Mnémosyne, Pathosformel, ces notions valent aujourd’hui, dans une décontextualisation quelque peu dommageable, pour une doxa théorique et une pratique artistique. On ne peut que le regretter. Mais par delà cet effet bien réel de séduction, et un suremploi de la référence à Warburg, la nouveauté de l’Atlas demeure, le livre a bousculé la discipline. Les tableaux de l’Atlas Mnémosyne proposent en effet une réécriture de l’histoire des arts et c’est ce qui importe, et elle continue de résonner pour nous, aujourd’hui. Les panneaux noirs, présentés lors des conférences données par Aby Warburg sont devenus autant de pages de l’ouvrage testament. Pris chacun comme un tout, ils font tableau. Ils constituent, pris un à un, des Bilder, donc autant d’images d’un album où se composent des lignes d’erre de certaines formes expressives à travers les temps et les espaces. Les panneaux sont à la fois des objets et des représentations mentales, idées – Vorstellungen – qui viennent à leur expression – Ausdruck. Pièces brèves, aphorismes visuels, les feuillets présentent une figurabilité mentale en acte. L’esprit ne se circonscrit pas à un entendement érudit, Verstand, mais est une pensée sensible produite par un Gemüt qui accorde tous ses droits aux harmoniques historiques du pâtir et de ses mises en forme. Faite d’un assemblage de reproductions de peintures et de sculptures, de cartes postales, de photos découpées dans des journaux, de publicités, la cartographie ainsi dessinée est donnée à voir dans un recueil ouvert et mobile des témoignages figuraux, Gestalten du « transitoire », de ce qui « transite », depuis la Renaissance, de l’Antiquité. La continuité réalisée dans chacun des panneaux est un état momentané et attend ajouts et retraits ; les modifications ne sont pas subies mais agies dans une présentation « féconde », ou « prégnante », comme est qualifié l’instant chez Lessing, l’un des auteurs favoris de Warburg.

6Conception iconique de ce qui est le fond narratif de l’histoire des arts visuels – la mise en récit –, conception cinétique du photographique, usage multiforme des reproductions des œuvres, donc libéré de la contrainte d’un regard sur l’œuvre authentique et singulière, attention à une nouvelle visibilité accordée à la reproductibilité technique, le projet iconologique de Warburg n’en a pas moins – et pour ces raisons mêmes – un contexte disciplinaire et historique. Il participe d’une réflexion transdisciplinaire sur la culture comme force formatrice, les frayages de sa transmission et son pouvoir d’enchaîner, de continuer, sans pour autant encourir les risques d’une dialectique résolutive telle qu’un néo-hégélianisme pouvait conduire à l’instaurer sur le plan d’une phénoménologie de l’esprit. Le souci de la continuité selon la Kunstwissenschaft hambourgeoise vaut pour une condition de l’intelligibilité et de la capacité de résistance de la culture. Cette culture n’a rien d’européanocentré, ni d’occidentalocentré, tout au contraire : l’anthropologie est l’une des sources phares de la réflexion, la pensée mythique et magique est prise au sérieux. Donner forme aux esprits, trouver l’apaisement de nos peurs, chercher les traces des fantômes de formes qui se réveillent et se livrent à leur étrange migration, c’est la tâche des artistes. L’historien d’art, lui, doit aiguiser sa sensibilité aux mouvements de ces images aussi bien qu’à leurs potentialités de mise en mouvement, en dresser un constat et en rendre visible l’histoire. Vivre sans oublier, se souvenir pour continuer : l’Atlas Mnémosyne – histoire iconologique de la culture, la formule est de Warburg – se voulait une réponse à la « satanocratie », terme employé par Panofsky, qui se déploie dans l’Allemagne des années vingt. Le Nachleben, cette vie qui continue au-delà de la période historique qui a vu naître des formes et des styles, est une condition de possibilité de la culture, dont la transcendantalité est, en strict kantisme, impure. Il est un outil, si ce n’est une arme, pour un Überleben, une survie des cultures, c’est-à-dire de toute culture possible, donc une survie des individus grâce à la culture. Il s’agit ainsi de comprendre comment la Renaissance a su, par une vivification éclectique de l’antique, non pas « classiciser » l’art après l’époque gothique mais répondre à nouveaux frais aux angoisses des contemporains. « Caractériser le retour à l’antique comme le résultat d’une nouvelle conscience du fait historique et d’une empathie artistique affranchie de toute férule morale, c’est s’en tenir à un évolutionnisme descriptif inadéquat si l’on ne se risque pas en même temps à descendre au plus profond de l’intrication pulsionnelle qui noue l’esprit humain à une matière sédimentée au mépris de toute chronologie. Car c’est là que se donne à voir la matrice qui communique son empreinte aux valeurs expressives de l’exaltation païenne issues de l’expérience orgiaque originelle : le thiase tragique  [1]. » Inspirés tant par la polarité Apollon-Dionysos instruite par Nietzsche que par la morphologie goethéenne, les historiens d’art réunis à Hambourg autour de la bibliothèque Warburg développent une conception de la forme, des formes, qui inscrit l’émotion, le pathos, ou plus exactement les émotions primaires – la lecture de Darwin les avait marqués – dans une articulation historique, et clairement historienne. L’antiquité et ses survivances jusqu’à l’époque où ils écrivent sont conçues, suivant la formule de Warburg, au titre d’« un matériau historique pour une histoire stylistique de l’expression artistique plastique  [2] ». Aussi l’étude des Pathosformeln antiques se fait-elle par le prisme de leurs modalités de survie à la Renaissance, et non pas d’un point de vue d’antiquisant. La définition de l’Atlas que Warburg énonce est explicite : « Le réveil des dieux païens à l’époque de la renaissance européenne comme acte formateur de valeurs expressives énergétiques. Un essai de science de la culture dans le champ de l’histoire de l’art  [3]… »

7Le Nachleben s’avère un viatique humaniste insufflé par la Kunstwissenschaftliche Bibliothek Warburgs dans une fidélité lucide aux Lumières. Le projet est donc intellectuel et moral, il doit nourrir l’histoire de l’art comme discipline humaniste (Panofsky), saisir les formes symboliques (Cassirer). On est au plus loin d’un quelconque tout narcissisme, ou d’une pathétisation personnalisée. Le Nachleben signifie exemplairement que la mémoire artistique « descend au plus profond de l’intrication pulsionnelle qui noue l’esprit humain à une matière sédimentée au mépris de toute chronologie ». (Atlas, p. 56). Nous pourrions ajouter de toute psychologie individuelle. « L’aiguillon qu’est ce patrimoine héréditaire d’engrammes phobiques (…) s’exerce sous l’espèce d’une fonction mnémique, parce que la création artistique l’avait déjà passé au filtre de formes primitivement forgées » (ibid.). Beaucoup est dit dans cette Introduction à l’Atlas, dernier texte rédigé par Warburg avant sa disparition. Postérieur à la crise psychique la plus lourde qu’ait traversée Warburg, l’Atlas – commencé dès la sortie de Kreuzlingen – lègue donc avec cette Introduction en forme de petit discours de la méthode la promesse d’une autre écriture de l’histoire de l’art. Il contribue à inventer une autre fonction à la science de l’art et prépare son tournant iconique selon la formulation inventée par Gottfried Boehm  [4]. Sorte d’Angelus novus, dont l’évangile éclaire les travaux antérieurs, il esquisse le programme d’une activité de recherche inédite assise sur une théorie de la temporalité des styles et des formes. Ce faisant, il est aussi une promesse de réconciliation, d’une histoire croisée, entre esthétique et science de l’art, comme l’affirmait dans son titre même le grand périodique Zeitschrift für Aesthetik und allgemeine Kunstwissenschaft, fondé en 1906, et dirigé jusqu’à son dernier volume paru en 1943, par Max Dessoir, l’un des maîtres qui ont marqué Aby Warburg. Notre vulgate esthétique actuelle a modifié le projet initial du cercle de Hambourg, peu convaincue par son humanisme, mais captivée, dans un sillage postfreudien et postfoucaldien, par les possibilités d’une énergétique des affects, d’une dynamique émotionnelle, et par la disparition des auteurs comme des objets. Elle a transféré le motif indéfendable d’une autonomie de l’art à une toute puissance des images. Les œuvres en ont été déshistoricisées et désobjectalisées, au nom d’une empathie fort éloignée des travaux des tenants de l’Einfühlung. Les nombreux ouvrages de Georges Didi-Huberman en témoignent, et le déclinent en France, reprenant les thèses développées outre-Rhin par Horst Bredekamp autour du Bildakt, dont la filiation combine la philosophie du langage de Searle et Austin, et une lecture de Warburg marquée par l’iconic turn de la Bildwissenschaft. L’instauration de l’esthétique comme pensée sensible du sensible aux Lumières s’en voit réformée, si ce n’est remise en question, pour cause de logocentrisme résilient et suspect. La dimension sensible est déplacée vers, dans une image agissante, qui a une dimension politique propre, liée à son pouvoir iconique interne et non à sa production par des agents libres et responsables ni à ses effets sur les divers récepteurs. En faisant de tout un « acte d’image », et de toute image le monument d’une survivance, le philosophe-historien d’art aurait pour tâche de constituer un trésor d’images afin d’offrir une mémoire pour « le désir ». L’art, quant à lui, se voit indiquer pour mission de « permettre l’exercice d’une imagination politique », quitte à en revenir à une rhétorique de l’engagement révolutionnaire  [5]. À l’instar de certains historiens d’art, dans les mots desquels ils situeraient leur activité, où leur activité artistique serait analysée et évaluée, des artistes produiraient des images qui désignent, mobilisent, commentent, autrement dit des « actes d’image ».

8Revenons au tableau de Djamel Tatah. Répond-il aux critères d’un Bildakt ? Tatah travaille à l’ordinateur à partir de son stock d’images, il choisit, associe, élague et décide ainsi peu à peu de la composition de la toile à venir. Il la transfère ensuite sur la toile. Sa peinture emprunte donc aux images diffusées par les médias sur la toile virtuelle de l’internet, et à disposition sur nos écrans. Elle pourrait valoir pour une réaction citoyenne face à la misère du monde, un témoignage, comme malgré tout, en peinture, chronique sombre d’un artiste qui documente le monde violent et inquiet qui nous entoure. S’agit-il vraiment de cela ? La toile est également prise dans une mémoire d’images. Un homme porte un enfant : un Saint Christophe ? La Légende dorée de Jacques de Voragine livre ce récit : un géant à l’aspect monstrueux, dit le « réprouvé » est à la recherche d’un maître tout puissant. Après quelques errances et autant d’erreurs instructives dans sa quête, il décide d’attendre le vrai Dieu et s’installe au bord d’une rivière dangereuse. Il aide les voyageurs à franchir le cours d’eau tumultueux. Sa vie est devenue celle d’un « bon » passeur. Survient un jour un enfant dont le transport l’épuise : c’était l’enfant Christ qui pesait tant sur les épaules du géant parce qu’il porte, lui, le poids du monde entier. Le géant devient véritablement son nom, et l’histoire de Christophe prend un nouveau cours : sa conversion, son martyr et sa métamorphose en Saint Christophe s’ensuivent. Une mémoire de tableaux s’installe, pleine de lumière, de douceur et de promesses, des images rassurantes et touchantes affluent, le merveilleux n’est pas loin, l’enfant divin, calé sur l’épaule du gros géant, en marche vers le bon port. En warburgisme simplifié, le tableau de Djamel Tatah serait une image, issue de l’Atlas du peintre (Tatah collectionne des images et affiche quelques assemblages dans son atelier) et prête à être punaisée dans l’un de nos Atlas personnels. Il enrichirait une filiation iconique et nourrirait une énergétique. Par un croisement avec des Vierges à l’enfant et des images de douleur, et parce qu’une actualité désolée nous éloigne de la tonalité joyeuse du christophore, l’homme peint qui porte un enfant, serait ici pietà masculine : autre filiation d’images – sans titre, comme très souvent, si ce n’est systématiquement, dans l’œuvre de Tatah. Ni Christophe, ni père, rendu à l’anonymat de son humanité nue, il relèverait d’une nouvelle « Pathosformel », dont l’identité mêlée serait à creuser, d’un point de vue iconologique. Il inviterait à construire autour de sa figure une constellation nouvelle, il engendrerait un autre panneau pour un Atlas continué.

9Est-ce l’enjeu de ce tableau, de telles œuvres ? La science de l’art a démontré et pratiqué qu’esthétique et histoire de l’art se croisent et se déploient l’une par l’autre. L’esthétique, qui n’est pas une philosophie de l’art, sait-elle tenir, dans l’analyse d’un tableau, d’une activité artistique, une ligne qui lui soit propre et touche juste ? Laquelle et comment ? Le tableau de Djamel Tatah montre une action : un homme porte un enfant. L’urgence est de porter, marcher, ne pas s’arrêter, tenir bon. Il est cette action. Et c’est le peintre qui agit là, dans la maîtrise de son médium. Tatah accomplit un travail précis, aigu, comme Kant disait du jugement qu’il devait être akut. Il équilibre les couleurs, revient sur leurs valeurs, les cendre peu à peu à partir d’une palette plus forte et contrastée, pour atteindre une qualité particulière, cette matière sourde, qui accède à une consistance forte, et impose le tableau à la fin, c’est-à-dire au moment où le peintre peut décider de s’arrêter, de clore, constatant que sa peinture est là achevée. Temporalité longue, patiente, de l’ouvrage qui ne correspond en rien à la définition du Bildakt : « La problématique de l’acte d’image consiste à déterminer la puissance dont est capable l’image, ce pouvoir qui lui permet, dans la contemplation ou l’effleurement, de passer de la latence à l’influence visible sur la sensation, la pensée et l’action  [6] ». Le tableau n’est pas cette image, dans ses circulations rapides, son apparition-disparition, et son pouvoir inquiétant et contraignant établi dans cet entre-deux entre le mort et le vif qui, selon un warburgisme du Bildakt, exercerait d’autant plus son pouvoir autonome que la mise en mouvement serait idoine. Ce qui vaut pour le photoreportage, et son souci de déclencher une émotion, y compris en donnant l’illusion d’un instantané, sans auteur, donc en acceptant un peu de faux pour faire plus vrai, ne vaut guère pour l’objet qui est étudié ici à titre d’exemple, c’est-à-dire dans sa dimension exemplaire. Si puissance il y a dans ce tableau et dans tant d’autres, c’est en vertu de ce qui tient l’imagerie à distance, écarte son caractère fantasmatique, et barre la route à tout danger de bascule vers le kitsch, ce « mal dans le système des valeurs de l’art » comme l’écrivait Hermann Broch  [7]. Le kitsch pour l’écrivain autrichien est en effet une catégorie qui relève de l’éthique ; et sa puissance émotionnelle, cette surcharge signe le détournement moral qui s’opère par son usage, sa production et sa réception. « Il (…) importe que l’artiste se détourne de la tâche décorative qui appartient à l’activité artistique et qu’il mette en relief son devoir éthique ». Voici une injonction adéquate au tableau de Tatah et qui relève de l’esthétique. Ce qui concerne les souffrances de ces deux êtres réunis ici, de leur douleur, n’est ici en rien représenté, exposé à notre vue, à notre éventuel voyeurisme ou, ce qui ne vaut pas mieux, à notre envie de pathos devant des « victimes », grâce à elles presque. La peinture de Djamel Tatah, cette œuvre-ci, puisque nous avons choisi la description d’une œuvre singulière, récuse toute sympathie molle et sentimentale. Elle la tient à distance et nous tient ainsi en respect. C’est l’une de ses forces. La peinture de Djamel Tatah ne requiert pas notre compassion. Ni l’enfant ni l’homme ne cherchent à « faire pitié » : question de moralité, de devoir éthique, c’est-à-dire prise de position du peintre et de sa peinture. Ils ne crient pas. Au cœur de la grande controverse autour du groupe statuaire grec du Laocoon à l’époque des Lumières était la question « pourquoi Laocoon ne crie-t-il pas ? ». La filiation des tableaux de Tatah n’est pas le Laocoon, dont Warburg, grand admirateur de Lessing, disait (Le rituel du serpent, p. 111), qu’il est « l’expression de la suprême souffrance humaine », « le pessimisme tragique et désespéré de l’Antiquité  [8] ». Les tableaux de Tatah ne connaissent pas l’agitation, la gestualité trop marquée ; ils se taisent, ou se sont tus. Leur forme expressive est une présence silencieuse. Ils se gardent de toute expressivité corporelle, se tiennent à l’écart de tout expressionisme des lignes ou de couleurs, comme s’ils cherchaient à ne pas tomber dans ce que l’esthétique aux Lumières a appelé la manière. Diderot dans l’appendice au Salon de 1767, intitulé De la manière, comme Goethe dans son essai Simple imitation de la nature, manière et style, daté de 1789 ont statué sur la faiblesse de la manière, trop envahie par la subjectivité de l’artiste, nous dirions aujourd’hui son psychisme.

10Décantation anti-kitsch, l’œuvre n’est pas un message qui énonce la révolte de l’artiste devant la violence faite à l’humanité de l’homme, pas plus qu’elle ne s’autorise à requérir par le biais d’un pouvoir de l’image un spectateur compassionnel. Rappelons ceci : Warburg, lui-même, avait construit une polarité dans laquelle la sophrosunè a toute sa place. Il n’est que de relire un autre passage de son Introduction à l’Atlas d’images Mnémosyne : « La création consciente d’une distance entre soi et le monde extérieur, tel est sans doute ce qui constitue l’acte fondamental de la civilisation humaine. Si l’intervalle ainsi créé forme le substrat d’une création artistique, alors les conditions sont réunies pour que la conscience de cette distance revête une fonction sociale durable, dont l’oscillation rythmique entre immersion dans la matière et retour à la sophrosyne donne à voir le mouvement cyclique entre une cosmologie de l’image et une cosmologie du signe. Il s’agit là d’un instrument d’orientation spirituelle dont le bon fonctionnement ou la défaillance ne déterminent rien de moins que le destin de la culture humaine ». Il faut donc prendre garde que la Pathosformel est une formule historique du pathos, historique c’est-à-dire liée à un esprit d’époque. Il est essentiel de faire un sort à ce que signifient l’esprit d’époque, et la notion de formule. Warburg fait un usage récurrent d’un passage du Faust de Goethe qui vaut pour lui au titre d’une mise en garde. La maxime, à l’instar du « nul n’entre ici s’il n’est géomètre » platonicien, devrait, à ses yeux, figurer sur la porte d’entrée de l’atelier de l’historien de la culture. « Ce que vous appelez l’esprit des époques c’est au fond l’esprit qui appartient en propre aux hommes dans lequel les époques se reflètent ». Cette définition du Zeitgeist vaut pour les sciences historiques comme pour l’activité artistique. La connaissance que nous pouvons obtenir d’une période dépend du miroir que nous lui tendons et ce miroir est comme la source sur laquelle se penche l’historien de la culture en Narcisse. Quel que soit l’investissement psychique de l’historien, il ne saurait s’abandonner à sa propre extase, la tenant pour l’écho de celle qu’il suppose être celle de l’artiste. Il doit, en psychologue de l’âme humaine, veiller à tenir présent à son esprit la force du pathos, sa violence destructrice. La maîtrise par l’artiste de la mise en forme du pathos est la condition de possibilité d’une distance salvatrice. Cette distance est celle de la forme qui se décline dans les résolutions historiques que sont les formules. Si les formules constituent un réservoir, ce sont les formes qui ont la capacité d’animer les formules et d’en inventer de nouvelles. Car seule la forme est une force formatrice, forme entendue comme morphè et non eidos, c’est pourquoi nous l’avions appelée forme expressive. Si la culture implique la fondation continuée d’une distance, ses créations réalisent la distance, la font exercer son efficace. Ce n’est pas le pathos qui y parvient. Aussi serait-il dangereux de considérer que notre besoin d’art et la tâche de l’art seraient de produire des émotions, des affects, des sentiments auxquels s’abandonner. L’esprit d’époque, à suivre Warburg, est une projection de ce qu’il y a d’universel dans l’esprit humain, et ce dernier est polarisé entre immersion dans la matière et retour à la sophrosunè, entre image et signe, selon les termes mêmes employés par Warburg. Le va et vient entre les deux pôles a lieu dans un régime de l’intensification – cette Steigerung qui va de pair avec la Polarität dans la morphologie inventée par Goethe. L’intensification n’est pas une intensité émotionnelle ; elle est dynamisation, qui transforme le mouvement cyclique que décrit Warburg en création d’une spirale.

11Face au flot d’images de terreur et de guerre, de déréliction et d’abandon auxquels nos yeux et nos esprits sont aujourd’hui confrontés, un artiste, cet artiste dans le tableau duquel nous est devenu visible ce qui relève de l’humaine humanité, ne saurait en « rajouter » comme le dit le langage ordinaire. Il est assez bouleversant d’apprendre à voir, dans des œuvres, ce qu’il en est d’une dignité, d’une gravité qui deviennent des viatiques face à la généralisation du compassionnel. Ce compassionnel s’avère en effet à l’opposé d’un principe de pitié qui, des Lumières aux années trente du XXe siècle a constitué le socle d’une éducation esthétique de l’humanité dans sa socialité intrinsèque, et de la postulation d’une moralisation des hommes, loin de tout programme moralisateur. Ne pas faire pitié aujourd’hui implique un refus, qui n’est pas un déni du principe de pitié. Au contraire peut-être. Deux points méritent d’être soulignés. Que ce soit chez Rousseau, chez Lessing, chez Mendelssohn, la pitié ne consiste pas à verser des larmes. Les larmes sèchent trop vite et sont bien incapables d’action. Or la pitié est autant action que réaction, si ce n’est plus. La pitié fait se déplacer vers l’être vivant qui souffre, mouvement lié à un sentiment naturel dit Rousseau. Ce transfert de soi vers l’autre n’est pas une absorption dans l’autre, car il est tempéré par l’amour de soi. Polarité des deux principes, pitié et conservation, intensification au titre d’une éducation esthétique fondée sur la perfectibilité de l’homme. Spirale donc qui œuvre dans l’homme selon une dynamique très proche de celle décrite par Warburg entre immersion et sophrosunè. Second point, la pitié est une attention, elle a besoin de temps pour apprendre à comprendre et c’est à ce titre seul qu’elle ouvre vers la construction d’une expérience dont la part sensible ne se distingue pas de la part cognitive car le sentiment connaît. Le compassionnel actuel est aussi éruptif qu’éphémère, il se succède à lui même dans une discontinuité des réactions émotives momentanées. Son exhibition a quelque chose d’obscène, au sens où toute pudeur, tout aidôs lui manque. Il montre qu’il se montre. Le compassionnel en cours vaut pour l’image qu’il donne et qu’il est, et s’ajuste à la définition devenue usuelle de l’image, qui entraîne en conséquence l’idée d’un pouvoir des images. Or les images n’ont de pouvoir que celui que nous leur accordons, elles ne peuvent rien faire seules, d’elles-mêmes – aucun Tun, ni Handeln – si nous ne les fabriquons pas ni n’en faisons rien. Le compassionnel est un pur pathos, c’est-à dire cette modification de l’âme quand elle subit quelque chose. Il ne trouve pas sa grammaire propre. Il ignore cette distance, qui crée l’intervalle indispensable, la pause d’une respiration. Effusion lacrymale réflexe, le compassionnel ne se transforme pas en formule du pathos originale, et ne peut dans le meilleur des cas qu’emprunter au lexique existant, nous l’avons vu, sans parvenir à une incorporation d’une formule et à sa transformation, qui conduirait à une construction durable, susceptible d’une migration ultérieure.

12Il revient donc aux artistes de contribuer à la morphogenèse d’une spirale de la culture, seule parade contre une entropie mortifère, et largesse pour nous qui construisons notre expérience du monde, des autres et de nous-mêmes grâce aux formes expressives. Les œuvres d’art sont des pensées sensibles dont les significations peuvent être confiées au titre d’une herméneutique ouverte à une iconologie. Mais les jeux de l’interprétation ne sauraient en épuiser le fondement, à savoir le sens et sa nécessité, qui déborde toutes les significations suffisantes, qu’elles soient existantes ou possibles. Le tableau de Djamel Tatah qui a accompagné notre réflexion n’est ainsi pas réductible à une formule du pathos connue. Il contribuera peut-être à l’invention d’une nouvelle formulation. Pour l’heure, il nous semble donner plastiquement une forme expressive à l’humanité de l’homme, dans une justesse que son adéquation à nos temps d’aujourd’hui rend pour nous évidente, dans l’éclat de son enargeia. « Tout le monde avançait pas à pas, tant que c’était possible : moi aussi j’ai fait mes pas, pas seulement dans la file de Birkenau, mais déjà à la maison. J’ai avancé pas à pas avec mon père, et puis avec ma mère… Moi aussi, j’ai vécu un destin donné. Ce n’était pas mon destin, mais c’est moi qui l’ai vécu jusqu’au bout » écrit Imre Kertész dans Être sans destin  [9]. L’homme qui porte l’enfant met un pied devant l’autre, il avance pas à pas, tant que cela lui est encore possible, permis. Il y a un temps pour cela, le roman comme le tableau montrent ce progressif au sens grammatical du terme, cet « entrain de se faire » qu’est la marche. Être sans destin ne veut pas dire qu’on ne vit pas un destin, mais que « le destin classique dans lequel on se reconnaît soi-même, ainsi que ses fautes, sa grandeur et ses particularités » n’existe plus. Fin de la tragédie, fin de la catharsis, car le phobos est devenu pur effroi, l’eleos ne peut en être le pendant, et la pitié des Lumières s’est muée en jouissance des larmes que nous versons.

13Volontairement décontextualisée, dépouillée de toute tonalité romantique – Caspar David Friedrich – de la marche dans la grande nature, plus proche des figures d’exilés que la peinture germanique des années trente a conçues en réponse à l’entreprise de destruction de l’homme et à sa violence – Felix Nussbaum, ou ce petit tableau de Paul Klee, Rayé de la liste –, la figure du Wanderer à l’enfant constitue un choix classique, le peintre ose l’affirmer explicitement, c’est-à-dire pour les siècles des siècles. Est posé ainsi, par le biais d’un médium négligé si ce n’est récusé par le marché de l’art, dans une force à laquelle la tristesse n’ôte rien de sa puissance, un tableau. Cette œuvre d’art n’est pas une image, sauf à jouer, dans un plaisir intéressé, du terme allemand Bild et d’une étymologie ad hoc. Elle n’est pas un portrait, cet homme est vous et moi, nous donc, un passager à l’enfant qui chemine, un être « sans destin » pour emprunter à nouveau à Imre Kertész. « J’appelle destin une possibilité de tragédie, de chute, d’échec dans l’action. C’est le destin classique, dans lequel on se reconnaît soi-même, ainsi que ses fautes, sa grandeur et ses particularités  [10] ». Nous ne larmoyons pas en le voyant, non, nous avons un coup au cœur, à notre Gemüt, nous le regardons, nous apprenons à le regarder, et peu à peu, avec ce tableau, grâce à lui, nous nous mettons à comprendre. Telle est l’action que produit le travail du peintre : notre attention croît, notre intelligence du monde et de l’autre aussi. Dans une lettre à Joe Bousquet au printemps 1942, Simone Weil écrit : « L’attention est la forme la plus rare de la générosité. Il est donné à très peu d’esprits de découvrir que les choses et les êtres existent ». « Durch Mitleid wissend », comprenant par la pitié, c’est celui que le Graal attend dans le Parsifal de Wagner ; ce serait tout autant une définition possible de l’expérience esthétique. La pitié est bien ce mouvement vers l’autre qui a pour forme : quel est ton tourment, de quoi souffres-tu ? Le sensus communis s’instaure dans, par ces interrogations, ces adresses, car les demandes sont adressées, et il a fallu du temps pour qu’elles prennent leur forme, cette interrogation attentive, qui fait de la sensibilité le règne du dialogique. Si Kant n’a pas voulu que la pitié entre en jeu dans la constitution d’un sensus communis, l’une des raisons est peut-être sa méfiance envers un sentiment naturel, tel que Rousseau avait pu le dépeindre. La méfiance kantienne ne pouvait être que redoublée, à constater le rôle protreptique que Lessing lui accorde dans son Sur Laocoon et ce lien entre pitié et beauté, qui autorise un pouvoir des images. Autre raison donc, mais la plus certaine pourrait bien être celle-ci et nous en faisons l’hypothèse : le mal est radical. L’Essai sur le mal radical suit immédiatement la parution de la Critique de la Faculté de juger, dans laquelle la pitié telle que les Lumières l’entendait n’a trouvé aucune place. Pitié dangereuse, séduction de la violence : le sensus communis serait une veille, un gardien attentif à ne pas donner aux images un pouvoir que nous sommes libres d’accorder ou de refuser. Attention, confiance, responsabilité : telle serait la voie d’un savoir sensible que les œuvres d’art nous offrent, dans leur largesse.


Mots-clés éditeurs : Pitié, Pouvoir des images, Mémoire, Tableau, Violence, Mal radical, Image, Sensus communis

Date de mise en ligne : 24/04/2017.

https://doi.org/10.3917/aphi.802.0311

Notes

  • [1]
    Aby WARBURG, Atlas Mnémosyne, Écrits II, trad. S. Zilberfarb, L’Écarquillé, Paris, 2012, Introduction à l’Atlas Mnémosyne, p. 56.
  • [2]
    Aby WARBURG, Fragments sur l’expression, Écrits III, Suzanne Müller éd., trad. S. Zilberfarb, L’Écarquillé, Paris, n°433, p. 282.
  • [3]
    Aby WARBURG, Miroirs de faille. À Rome avec Giordano Bruno et Edouard Manet, 1928-1929, Écrits I, M. Ghelardi éd., trad. S. Zilberfarb, L’Écarquillé, Paris, 2011, p. 112.
  • [4]
    Gottfried BOEHM, Was ist ein Bild? Wilhelm Fink, München, 1994.
  • [5]
    Cf. L’Humanité, 18 octobre 2016, Georges Didi-Huberman, entretien avec Magali Jauffret.
  • [6]
    Horst BREDEKAMP, Théorie de l’acte d’image, trad. F. Joly, La Découverte, Paris, 2015, p. 44.
  • [7]
    Hermann BROCH, Création littéraire et connaissance, trad. A. Kohn, Gallimard, Paris, 1966 p. 232,
  • [8]
    Aby WARBURG, Le rituel du serpent, Macula, Paris, 2003 p. 111.
  • [9]
    Imre KERTÉSZ, Être sans destin, trad. C. Zaremba et N. Zaremba-Huzsvai, Actes Sud, Arles, 1997, p. 356.
  • [10]
    Imre KERTÉSZ, « Die exilierte Sprache » in Die exilierte Sprache, trad. all. de K. Schwamm, Suhrkamp, Berlin, 2004.
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