Notes
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La rédaction du présent Bulletin placé sous la responsabilité de J.-F. Kervégan, a été organisée par J.-M. Buée, G. Marmasse, F. Menegoni, A. Sell et David Wittmann (coordonnateurs). Ont également participé à la rédaction de la présente livraison : Ludovico Battista, Victor Béguin, Gilles Campagnolo, Louis Carré, Pauline Clochec, Élodie Djordjevic, Alessandro De Cesaris, Alessandro Esposito, Andreas Giesbert, Holger Glinka, Bruno Haas, Julien Labia, Guillaume Lejeune, Jean-Christophe Lemaitre, Jamila Mascat, Stany Mazurkiewicz, Alain Patrick Olivier, François Ottmann, Remy Rizzo, Alexandra Roux, Giada Scotto, Olivier Tinland, François Touchard et James Tussing.
Liminaire
1Ce vingt-sixième Bulletin recense trente-six ouvrages, ce qui le situe au-dessus de la moyenne annuelle. Les différents secteurs de la recherche hégélienne sont équitablement représentés ; il faut noter, toutefois, un nombre significatif de publications relatives à la Logique, ce qui s’explique notamment par le fait que les années 2012-2016 ont été celles du bicentenaire de la parution de la Wissenschaft der Logik, occasion de nombreux colloques dont les actes sont en cours de publication. Bon nombre d’ouvrages également dans la section « Hegel en dialogue », ce qui montre l’intérêt qui est éprouvé actuellement, à l’échelle internationale, à questionner les rencontres, sur le plan historique ou sur un plan systématique, entre les problématiques hégéliennes et celles d’autres penseurs et courants de pensée, sans se limiter aux « partenaires » habituels (Kant, Marx, Nietzsche…).
2 La liste des collaborateurs du Bulletin s’est encore élargie, mais nous rappelons aux chercheurs, en particulier à ceux de la jeune génération, que toutes les bonnes volontés sont les bienvenues dans cette entreprise résolument collective qu’est la rédaction du Bulletin. En particulier, la présence de lusophones et d’hispanophones plus nombreux permettrait de faire écho aux recherches hégéliennes publiées dans ces langues, mais aussi dans d’autres espaces linguistiques que le Bulletin n’est pas encore en mesure de couvrir.
3 Ce Bulletin sera le dernier dont je signerai le Liminaire. Il y a douze ans déjà que j’ai pris la suite de Pierre-Jean-Labarrière dans cette entreprise devenue collective et internationale, et je crois qu’il est temps que de nouvelles impulsions lui soient communiquées. Je remercie la direction des Archives de Philosophie de la confiance qu’elle m’a accordée durant cette période et de son soutien aux évolutions que j’ai cru devoir suggérer. Et je dis ma profonde reconnaissance à toutes celles et à tous ceux dont le dévouement aux études hégéliennes fait vivre ce Bulletin et en a fait une référence sur le plan international.
4Jean-François KERVÉGAN
A. Textes de Hegel
51.Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, Nachschriften zu dem Kolleg des Wintersemesters 1822/23 , Gesammelte Werke Bd. 27,1, hrsg. von Bernadette Collenberg-Plotnikov, Hamburg, Meiner, 2015.
6 Ce volume inaugure une nouvelle série des GW, consacrée aux Leçons sur la philosophie de l’histoire. La Leçon de 1822/23 fut d’ailleurs la première à être donnée sur ce thème par Hegel à Berlin. Les manuscrits témoins conservés sont au nombre de quatre : Griesheim (à la Staatsbibliothek de Berlin), Hagenbach (à la bibliothèque universitaire de Bâle), Hotho (à la Bibliothèque de la Sorbonne) et Kehler (à la Staatsbibliothek de Berlin). Cette leçon a déjà fait l’objet d’une édition critique, par K. Brehmer K.H. Ilting et N.H. Seelmann, chez Meiner également, en 1996. Mais le nouvel opus permet de corriger un certain nombre de fautes de transcription. Que l’on compare par exemple ces passages :
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— « die Erfahrung der Wahrheit » (1996, p. 21) et « die Erforschung der Wahrheit » (2015, p. 20) ;
— « daß wirklich Verursachung in der Geschichte sei » (1996, p. 22) et « daß wirklich Vernunft in der Geschichte sei » (2015, p. 20) ;
— « das was den Geist konstituirt » (1996, p. 32) et « das was den Geist construirt » (2015, p. 29).
8 Au demeurant, la méthode diffère d’une édition à l’autre. Alors que celle de 1996 mêlait les textes des différents manuscrits (sans toutefois, bizarrement, avoir recours au manuscrit Hagenbach) pour reconstituer une Leçon « probable », les GW font le choix, pour chaque cours à éditer, de transcrire intégralement le manuscrit qui semble le plus fiable (voir la préface de GW 23,1 à ce sujet). C’est ici le manuscrit Hotho qui est à l’honneur. Mais les variantes des autres manuscrits sont indiquées en notes de manière complète. Et on ne peut nier qu’elles soient significatives. Considérons par exemple ce passage, p. 28 : « Unsere Religion sagt: Gott ist Geist, und das ist eingenthümlich der christlichen Religion. Auch andre Religionen nannten ihn so, allein nur noch als bloßer Name, wodurch die Natur des Geistes noch nicht explicirt wird. »
9 La deuxième phrase devient dans le manuscrit Kehler : « Gott ist der noûs ; in der jüdischen Religion ist der Geist noch nicht gefaßt und explicirt, sondern nur allgemein vorgstellt. »
10 On attend avec impatience les volumes suivants de la série, qui livreront peut-être des matériaux réellement neufs – puisque, on le sait, les Leçons de 1824/25 et 1826/27 n’ont jamais fait l’objet d’une édition critique alors même qu’un certain nombre de témoins nous en sont restés à chaque fois. Ainsi pourra être mesurée et interprétée une éventuelle évolution de la pensée hégélienne de l’histoire durant les années de Berlin.
11 Gilles MARMASSE (Université de Poitiers)
122. Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Science de la logique. Livre premier : l’Être, textes de 1812 et 1832 , présentés, traduits et annotés par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2015, 627 p.
13 L’importance des traductions de Bernard Bourgeois pour la communauté hégélienne de langue française n’est plus à démontrer, tout comme la fidélité, la précision et la clarté avec lesquelles il parvient à restituer le texte hégélien dans la langue qui est la nôtre. Ses travaux en la matière sont des modèles du genre et servent bien souvent de canon à ceux qui se risquent à traduire notre philosophe. La traduction du premier tome de la Science de la logique qui vient de paraître ne déroge pas à cette règle d’excellence paradigmatique. Le principe énoncé p. 19 selon lequel il faut s’efforcer conjointement « de faire se plier l’auteur traduit à la langue de traduction » et « de faire se plier la langue de traduction à l’auteur traduit », dont tout traducteur de Hegel sait combien il est difficile à mettre en œuvre, nous semble avoir été parfaitement respecté et il convient immédiatement de dire que c’était sans doute une gageure en ce qui concerne la Science de la logique. Disons-le d’emblée, la recension d’un tel travail n’est pas sans poser problème, dans la mesure où toute forme de remarque ressemble peu ou prou à de la chicanerie face à une réalisation aussi impressionnante. Aussi ne nous permettrons-nous pas de discuter ici des conventions de traduction qui ont été choisies par Bernard Bourgeois, le public hégélien les connaît depuis longtemps et elles sont demeurées en majorité constantes depuis la grande entreprise de publication des trois tomes de l’Encyclopédie (Paris, Vrin ; t. 1, 1970 ; t. 3, 1988 ; t. 2, 2004), jusqu’à celle, plus récente, de la Phénoménologie de l’esprit (Paris, Vrin, 2006). On notera cependant quelques variations, en particulier dans la restitution du terme de Beschaffenheit qui, tout à la fois dans l’Encyclopédie et dans la Phénoménologie, avait tendance à être rendu par « constitution » et qui désormais (cf. par exemple p. 163) se voit traduit par le terme de « condition constitutive » qui, à notre humble avis, est plus problématique puisque le terme, dans la Science de la logique, nous semble renvoyer à la structure d’une chose et que la notion de condition, plus ambiguë, est utilisée par ailleurs avec un sens précis dans la Doctrine de l’essence. Au registre des détails, on notera peut-être que la restitution du texte hégélien peut poser problème dans certains passages, par exemple au début de la section consacrée à la finité dans la seconde édition (p. 174) ; les termes « Anderes » et « ein Anderes » sont traduits respectivement par « autre-chose » et « un Autre » (la première expression revenant d’ailleurs quelques lignes plus bas sans tiret, ce qui semble être une coquille) ; encore convient-il de confesser qu’il s’agit-là de passages hautement difficiles à restituer et que, sans doute, aucune solution ne parvient totalement à rendre les connotations du texte original. L’excellence de la traduction pouvait à elle seule justifier l’entreprise d’une nouvelle édition française de la Science de la logique, mais Bernard Bourgeois souligne une autre motivation dans son avant-propos : « Nous avons entrepris une nouvelle traduction essentiellement pour y insérer, comme constituant son premier tome, la traduction comparée des deux textes hégéliens (1812 et 1832) de la première partie de la Science de la logique » (p. 19). Il l’accorde lui-même, la difficulté est de taille ; il a choisi de traduire les deux préfaces successivement, de reporter en note de bas de page les variantes de la seconde édition pour ce qui regarde l’introduction ; puis, pour le texte lui-même, d’opérer un partage entre le texte de la première édition qui occupe la partie supérieure de la page et celui de la seconde qui se trouve dans sa partie inférieure. On pourrait néanmoins se demander s’il n’aurait pas été plus opportun de procéder, à la manière de l’édition des Gesammelte Werke, en traduisant d’abord l’édition de 1812 et en munissant ensuite la traduction de l’édition de 1832 d’un apparat permettant une telle comparaison, qui à n’en point douter est certes fastidieuse, mais néanmoins nécessaire ; car, à la vérité, les passages communs aux deux éditions dans le corps du texte ne sont pas reproduits dans la traduction de 1832, mais rendus par des points de suspension ; par exemple p. 91 : « Si, éventuellement […] avec le commencement, mais directement avec la Chose […] être présupposé comme bien connu ». Le principe de division spatiale rend difficile une lecture en continu de l’édition de 1812, et le principe de non-reproduction des parties communes requiert une gymnastique problématique pour le lecteur. Bernard Bourgeois en convient d’ailleurs avec beaucoup d’honnêteté et propose une solution élégante à ses lecteurs : « La lecture du texte de 1832 exige ainsi de constantes allées et venues entre les deux plages B et A, et cet aspect technique d’elle-même ne la rend pas aisée ; c’est pourquoi sera sans tarder mise à la disposition du lecteur une édition allégée en continu de ce texte de 1832, permettant une lecture cursive » (p. 21). La seule remarque quelque peu critique que, pour finir, nous nous permettrons eu égard à ce travail magistral consiste dans un étonnement qui nous avait déjà saisi à la lecture de la traduction de la Phénoménologie de l’esprit : pourquoi choisir de traduire sur un exemplaire paru à l’époque de Hegel et ne pas directement faire fond sur les éditions issues du long travail de publication des Œuvres complètes de Hegel chez Meiner ? L’insistance de Bernard Bourgeois sur le fait que « la traduction a été faite à partir d’un exemplaire, matériellement parlant, de l’édition originale de 1812-1813-1816, chez Johann Leonhard Schrag » (p. 20) nous semble relever d’un choix essentiellement esthétique, surtout lorsque la traduction du texte de 1832 se fonde, quant à elle, sur l’édition Lasson de 1963. Mais, encore une fois, ce ne sont là que remarques secondaires par rapport à une entreprise dont on ne peut que saluer la qualité et dont on attend avec impatience les prochaines réalisations.
14 David WITTMANN (LabEx COMOD, Lyon)
153. Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Science de la logique. Second tome – Logique Subjective. La doctrine du concept . Index des matières établi par Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Paris, Kimé, 2015, 517 p.
16 Il est sans doute inutile de rappeler au lecteur que G. Jarczyk et P-J. Labarrière se sont lancés dans une vaste entreprise de refonte complète de leur première traduction de la Science de la logique (Aubier Montaigne, 1972-) aux éditions Kimé ; entreprise initiée en 2006 par la nouvelle édition de la doctrine de l’être de 1812, poursuivie en 2007 par la traduction inédite de la version de 1832, lesquelles furent suivies par les nouvelles éditions refondues de la Logique de l’essence en 2010 et de la Logique du concept en 2014 ; c’est ce travail à la vérité monumental qui s’achève aujourd’hui avec la parution de ce gigantesque index des matières. La richesse et le caractère particulièrement détaillé de cet index font impression, mais le souci accordé à l’apparat critique a toujours été l’une des caractéristiques des traductions de G. Jarczyk et de P.-J. Labarrière qui, en la matière, se sont sans doute inspirés de ce qu’avait jadis fait J. Gauvin pour la Phénoménologie de l’esprit (Wortindex zur Phänomenologie des Geistes, Hegel-Studien, Beiheft 14, Bonn, Bouvier, 19842). D’aucuns jugeront sans doute que ce genre d’index perd de sa valeur à une époque comme la nôtre où les recherches d’occurrences sont grandement facilitées par l’informatique ; certes, mais plus qu’un index nous avons ici affaire à une véritable cartographie sémantique du texte hégélien qui repose sur l’expertise incontestable de deux des plus éminents exégètes français de Hegel. Laissons pour finir à ces deux auteurs le bénéfice de la présentation de leur index : « Les termes sélectionnés ont généralement été ordonnés de la manière suivante : à la suite du vocable de base (v. g. concept) viennent d’abord (à moins que ne s’imposent d’emblée des locutions adverbiales, conjonctives, voir prépositives) ses occurrences adjectivées (concept absolu), puis complexifiées (concept-d’entendement), et enfin en tant qu’attribuées à tel ou tel substantif (concept de la logique) » (p. 8). L’ampleur des résultats de cette analytique minutieuse a donc nécessité de faire paraître l’index de la doctrine du concept sous la forme d’un volume séparé de la traduction.
17 David WITTMANN (LabEx COMOD, Lyon)
B. Ouvrages généraux
184. Julia CHRIST & Titus STAL (Hrsg.), Momente der Freiheit. Beiträge aus den Foren freier Vorträge des Internationalen Hegelkongresses 2011 , Frankfurt/Main, Klostermann, 2015, 182 p.
19 Frankfurt/Main, Klostermann, 2015, 182 p.Cet ensemble d’excellent niveau présente onze des freie Vorträge présentés lors du Congrès de 2011 de l’Internationale Hegel-Vereinigung, dont le thème était « La liberté » ; ces textes n’avaient pas été inclus dans les Actes du Congrès (Gunnar Hindrichs & Axel Honneth (éd.), Freiheit. Stuttgarter Hegel-Kongress 2011), qui ont été recensés dans le Bulletin XXIV (2014). Neuf de ces contributions concernent principalement la doctrine de l’esprit objectif ; les deux dernières portent sur celle de l’esprit absolu.
20 Markus Rothaar justifie, à partir de Hegel, la pertinence d’une conception rétributiviste de la peine que le courant dominant de la philosophie contemporaine du droit juge obsolète, voire scandaleuse, et en tout cas incompatible avec les réquisits d’un État de droit. Sarah Jennings analyse ce que les Grundlinien (§ 137) nomment la « conscience morale véritable » qui, distinguée de la conscience morale formelle, se déploie sur le terrain de l’éthicité, sans être identique, d’après elle, à la disposition d’esprit politique (§ 268) ; sa thèse est que sa fonction propre est de faire évoluer la Rechtsverfassung. Jean-Marie Lardic montre que la conception hégélienne de la liberté concrète suppose un « cercle de la motivation », dont il considère, avec les jeunes-hégéliens plus qu’avec Hegel lui-même (dont il examine la théorie aporétique de la « populace »), qu’on ne peut sortir que par l’action. Titus Stahl revient sur les « pathologies de la liberté sociale » (thème favori d’Axel Honneth), pour montrer les limites des interprétations anglo-saxonnes (Brandom, Pippin, Pinkard) établissant la convertibilité de l’autonomie et de la reconnaissance, ce qui amoindrit la portée du concept de Sittlichkeit. Italo Testa s’intéresse à la relation entre « première » et « seconde » nature et souligne le potentiel novateur du « paradoxe » selon lequel la liberté éthico-politique institutionnalisée doit être étayée par la naturalité « première » des pratiques et des habitudes, ce qui fait d’elle une « liberté incorporée ». Andreja Novakovic traite elle aussi de l’habitude, et plus précisément de « l’habitude éthique » ; il existe entre habitudes et principes éthiques une « convertibilité » ; ceci la conduit à discuter la thèse de McDowell selon qui la vertu est « incodifiable ». S’inscrivant lui aussi dans la lignée des jeunes-hégéliens (Ruge, Bauer, Stirner, Marx…), Christian Schmidt fonde sa critique de « l’utopie hégélienne » sur une analyse précise de l’interdépendance entre la dimension subjective et la dimension institutionnelle de la liberté ; il examine de manière critique les approches procédurales de la liberté (Habermas, Honneth) et y oppose une conception institutionnelle de la liberté, ce qui ne saurait déplaire à l’auteur de cette recension. Julia Christ centre elle aussi sa contribution sur l’aporie que représente, au cœur de la philosophie politique hégélienne, la question de la « populace » et l’excès que représente par rapport au cadre théorique de cette philosophie un « moi qui ne peut pas être nous » autrement que par « l’indignation » – un motif qui ne laisse pas d’être actuel.
21 Dans une contribution centrée sur la religion, Claudia Melica montre comment, chez Hegel, liberté humaine et liberté divine s’appellent mutuellement, au moins dans le contexte du christianisme ; elle souligne pour finir que la présentation que le hégélianisme fait du rapport entre christianisme et philosophie implique un « complet renversement » de l’image que cette religion a d’elle-même. Enfin, Barbara Santini conduit une réflexion sur le rapport entre « liberté et beauté », donc entre philosophie et art, à partir du « Plus ancien programme systématique » – ce qui suppose d’admettre, comme elle, la thèse de Pöggeler selon laquelle Hegel est bien l’auteur du fragment.
22 Jean-François KERVÉGAN (Paris 1/IUF)
235. Andreas BRAUNE, Jiří CHOTAŠ, Klaus VIEWEG und Folko ZANDER (Hrsg.), Freiheit und Bildung bei Hegel , Würzburg, Königshausen und Neumann, 2013, 256 p.
24 L’ouvrage collectif, intitulé « Liberté et culture chez Hegel », offre le bouquet multicolore d’une quinzaine de textes reprenant les exposés présentés en octobre 2011, à Prague, lors d’un colloque co-organisé par diverses institutions allemandes et tchèques. Le rapport entre liberté et culture est examiné tout d’abord d’un point de vue logique, tandis qu’une seconde perspective tend à mettre en évidence le couple conceptuel dans la philosophie pratique de Hegel, ce qui est l’occasion aussi d’examiner chez lui les concepts de droit, de société et de politique. La première partie comprend huit contributions (K. Vieweg, M. Sobotka, F. Zander, J. Karásek, T. Matĕjčková, K.-U. Hoffmann, C. Wirsing, S. Dürr), parmi lesquelles on trouve quelques études sur la Phénoménologie de l’esprit et quelques études sur la philosophie de Fichte. S’agissant de la fondation logique du concept hégélien de formation, on consultera les textes de Vieweg, Hoffmann et Wirsing. Le second centre de gravité du volume est constitué de sept contributions (B. Horyna, B. Fessen, F. Schick, St. Schmidt, E. Eichenhofer, M. Dreyer, A. Braune), qui elles aussi présentent l’assemblage de divers thèmes allant de la philosophie du droit à la morale et à la religion, en passant par la culture comme droit de l’homme (Eichendorfer) et la culture dans la conception hégélienne de la société civile (Schick). Le volume ne repose pas sur une conception unitaire, mais certains de ses textes donnent un aperçu stimulant du concept de culture dans son lien à la liberté.
25 Annette SELL (Hegel-Archiv der Ruhr-Universität Bochum) (trad. G.M.)
C. Francfort et Iéna
26 6. Thomas HANKE, Thomas M. SCHMIDT (Hrsg.), Der Frankfurter Hegel in seinem Kontext , Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 2015, 301 p.
27 Les directeurs d’édition de ce livre ouvrent le propos avec un développement intitulé « Le philosophe dans la cité. Orientation biographique sur le séjour de Hegel à Francfort et introduction aux thèmes du volume ». W. Jaeschke (« Les écrits francfortois de Hegel. À propos de la parution récente du tome 2 des Œuvres complètes de Hegel », p. 31-50.), qui a récemment pris à sa charge la très importante présentation des manuscrits de GW 2 (Frühe Schriften II, Hamburg, 2014) apporte la preuve que Hegel était, déjà à Francfort, « gouverné par l’intérêt encyclopédique qui le caractérisera ensuite tout au long de sa vie » (p. 49). Selon lui, le titre conféré par Herman Nohl, à savoir L’esprit du christianisme et son destin, ne serait guère soutenable, dans la mesure où Hegel a davantage composé une longue série d’esquisses portant sur le judaïsme, le christianisme et « l’amour », dont aucune n’est datée de sa main. L’analyse des filigranes permet néanmoins de fournir des précisions chronologiques (il existe des réélaborations francfortoises de certains textes déjà rédigés à Berne, par exemple sur l’histoire du déluge). Outre des recherches portant sur les études de Hegel en matière de philosophie de la religion, d’histoire (Thucydide, Platon, Sextus Empiricus) et de géométrie (Euclide) on peut assez aisément concevoir de futures lectures politiques des textes de cette époque ; elles pourraient porter sur : (a) les formes de l’étatisation, (b) la question des magistrats eu égard au premier Württemberg-Schrift, (c) une nouvelle analyse de l’écrit sur le canton de Vaud, découvert deux ans après l’édition de Nohl (1907), semble également nécessaire ; (d) des développements sur certains aspects du droit public ecclésiastique ; (e) des questions relatives au droit de coercition (c’est-à-dire l’émergence de la position des Principes de la philosophie du droit, à savoir le problème des rapports entre liberté et droit de coercition au sein de l’État ; il est à cet égard possible que Hegel ait, déjà à l’époque, connaissance de l’écrit de F. H. Jacobi intitulé Ueber Recht und Gewalt… (1781). V. Waibel (« ‘la première condition de toute vie et de toute organisation est qu’aucune force ne soit monarchique’. Hölderlin et la symphilosophie de Homburg (p. 51-96) » souligne l’importance, pour la « constellation » (D. Henrich) désignée dans son titre, non pas de la critique de Fichte qui y fut produite, mais en revanche de la Critique de la faculté de Juger de Kant. T. Hanke (p. 97-125) reconstruit quant à lui l’émancipation de Hegel vis-à-vis d’une impulsion pratique à la Schelling, qui s’opère sous l’influence de Hölderlin, ainsi que sa réaction à la thèse de J. Zwilling relative à la théorie du « Jugement » (Urtheilung) de Hölderlin (cf. GW 2, textes 40 et 42), dans la foulée duquel il approchera son propre concept de « réflexion absolue » (p. 115-121). L. A. Ancor (« Hölderlin et Hegel au sujet de la destination de l’homme autour de 1800 ») contribue à la reconstruction du concept « d’humanité » qui germine depuis l’Aufklärung tardive, et G. Hindrichs (« Belles âmes. Schiller – Jacobi – Hegel » (p. 161-192)) constate à l’aide de la divergence entre l’auto-détermination et la norme, ou la maxime, une « aporie de l’institution » (p. 164), laquelle – jusqu’à nouvel ordre – libère l’idée moderne de la belle âme. M. de Rosario Acosta Lopez (« Une autre forme de communauté. Hegel, sur les lois, l’amour et la vie dans les fragments de Francfort » p. 193-212) montre le rapport entre la critique de la positivité religieuse et la critique du légalisme (Par différence avec Kant : la manière dont Abraham sert Dieu comme forme « d’éthicité » isolée, et ce en conformité avec sa loi suprême) que Jésus surpasse dans la plénitude de l’amour comme accomplissement de la loi. V. Rocco Lozano (« Rome, la Grèce et la révolution française. Sur le jeune Hegel » p. 213-232) constate la préoccupation constante de Hegel pour la romanité, à la suite de laquelle Hegel, après l’intronisation de Napoléon en 1799, se distancie de l’idée de la Révolution française. Le déclin du concept de « religion populaire » favorisé temporairement par Hegel sur le modèle de la religiosité gréco-romaine antique résulterait de l’ébranlement de l’ordre public et occasionnerait un repli dans la sphère privée ainsi que des rapports de propriété inégalitaires (un reflet de la réalité allemande). M. Brumlik (« Les juifs à Francfort autour de 1800 – Hegel et les juifs » p. 235-248) différencie trois théories du judaïsme chez Hegel : (a) à Francfort une critique des représentations juives de la vie teintée d’antijudaïsme, (b) la racine du judaïsme serait l’esclavage, c’est-à-dire le travail, ou encore le service (de Dieu), à savoir le fait d’être dominé par quelque chose d’étranger ; l’exploration des possibilités d’une émancipation du judaïsme (cf. « maîtrise – servitude » dans la Phénoménologie de l’esprit) ; (c) à partir de 1821 la question des juifs et du judaïsme dans les leçons berlinoises sur la philosophie de la religion (judaïsme = religion du sublime = paradigme de la crise de l’identité de l’homme moderne ; le Dieu juif = le dieu de la pensée, c’est-à-dire de la raison). J. Dierken (« Hegel et Schleiermacher : Affinités et différences » p. 251-266) cherche à déterminer la place et l’évaluation du sentiment (de l’amour et de la vie) ainsi que celle du principe de la finitude dans la religion. G. Sans lui aussi (« Comment la philosophie en tant que science est-elle possible ? Et dans quelle proportion la religion est-elle requise à cet effet ? Au sujet de Hegel et de Schelling vers 1800 » p. 269-298) explique la relation entre l’absolu et le fini, par où il souhaite comprendre – avec le jeune Hegel – le contenu de la représentation religieuse de l’absolu dans la vie des hommes comme norme qualitative pour le travail conceptuel. Il reste à souhaiter aux éditeurs de ce volume que la publication des ces actes de colloque, soigneusement rédigés et très riches philosophiquement parlant, puisse constituer le coup d’envoi d’une nouvelle réception des écrits hégéliens de Francfort dont le besoin est urgent.
28 Holger GLINKA (Berlin) (trad. D. W.)
297. Jean-Michel BUÉE et Emmanuel RENAULT, Hegel à Iéna , Paris, ENS Éditions, 2015, 236 p.
30 On sait ce que la période d’Iéna a de décisif pour la formation de la pensée hégélienne et l’élaboration de sa philosophie propre. Toutefois, comme le soulignent J.-M. Buée et E. Renault dans leur présentation, peu nombreuses sont les études en français consacrées à l’exposition de l’ensemble des enjeux des textes de cette période autres que la Phénoménologie de l’esprit : quand l’attention n’est pas exclusivement accordée à ce dernier ouvrage, c’est le plus souvent à l’analyse d’un thème particulier seulement que le commentaire s’attèle. Hegel à Iéna contribue à combler cette lacune, en offrant au lecteur francophone une réunion de contributions qui, s’appuyant sur la totalité des écrits d’Iéna à l’exclusion (ou presque) du plus fameux d’entre eux, porte sur le champ entier affronté par Hegel lors de cette période.
31 La traduction de l’article classique de K. Düsing qui ouvre le volume rend compte du passage, chez Hegel, d’une métaphysique de la substance à une métaphysique de la subjectivité, à partir de l’analyse génétique du projet, commun à Hegel et Schelling, d’une « métaphysique absolue ». Par-là sont autant éclairés les motifs de la séparation de l’idéalisme allemand à l’égard de la perspective spinoziste que ceux de la prise de distance progressive de Hegel à l’égard des positions schellingiennes. C’est aux implications des modifications de cette période relativement à l’importance accordée à la pratique qu’est consacrée l’étude de J.-M. Buée, qui montre que l’abandon de la conception de la vie éthique comme forme la plus haute de l’idée correspond moins à une renonciation à la vocation pratique de la philosophie qu’à une renonciation à une conception « théoriciste » de la pensée, à la faveur de la compréhension de la réalisation de l’idée absolue comme étant elle-même une réalisation pratique. G. Gérard présente quant à lui les écrits d’Iéna comme lieu d’un itinéraire compliqué dont l’un des enjeux majeurs est de surmonter les difficultés liées au passage de l’affirmation de l’article sur le Droit naturel selon laquelle « l’esprit est plus haut que la nature » à la thèse encyclopédique de l’absolutisation de l’esprit.
32 Les analyses des trois contributions suivantes s’appuient plus particulièrement sur les différentes versions de la philosophie de la nature. E. Renault éclaire le changement de paradigme qui intervient à Iéna quant à la conception de la nature et de la méthode de son étude au prisme des modifications de la place et de l’importance de la Naturphilosophie dans le système (de partie principale, elle devient secondaire), comme de la détermination même de la nature (d’abord pensée comme totalité en développement, elle est conçue comme réflexion sur soi). L’évolution de la Naturphilosophie au cours de la période d’Iéna est pour C. Daluz l’occasion de souligner l’originalité du concept hégélien de vie, notamment relativement à sa saisie romantique. À Iéna, la vie voit la perte progressive de son caractère totalisant et de son statut métaphysique pour faire l’objet d’une « conception naturaliste » que supporte l’étude des processus organiques. Les transformations concomitantes des concepts de vie et de nature ouvrent la voie à une autre appréhension légitime de la nature que sa compréhension métaphysique, qui fait place et droit à sa saisie positive et, partant, à sa possible « construction scientifique ». Enfin, la trame constituée par l’étude différenciée de la « dialectique du temps » dans les philosophies de la nature de 1804-05 et 1805-06 permet à C. Bouton de souligner la richesse des analyses sur le temps de cette période. Si la dialectique des moments temporels, possiblement aporétique, disparaît avec l’Encyclopédie, son analyse éclaire les rapports entre temps naturel et temps historique, et la manière dont est posée, dès avant l’écrit de 1807, une « réhabilitation philosophique du temps ».
33 Une dernière série de textes porte sur le volet pratique des écrits d’Iéna. L’analyse des figures du travail conduit F. Fischbach à déterminer la philosophie de l’esprit comme « philosophie du travail » marquée par la fondamentale ambivalence du travail, puisque, dans sa double liaison à la contrainte externe et à l’aspect libérateur de la Bildung, il est susceptible d’être aussi bien émancipation qu’oppression. En décelant des éléments constitutifs de la reconnaissance dans la genèse naturelle de la conscience qu’exposent les écrits d’Iéna, I. Testa propose un nouvel éclairage de la version hégélienne de ce concept : l’émergence de la conscience reconnaissante dans la vie naturelle signale l’importance des déterminations naturelles pour la compréhension complète de la reconnaissance chez Hegel. J.-P. Deranty dégage du Système de la vie éthique et des philosophies de l’esprit de 1803 et 1805 une théorie hégélienne originale de la valeur, comme une compréhension stimulante de la philosophie sociale et du concept de reconnaissance hégéliens. Deranty lit l’élaboration de l’« ontologie sociale » hégélienne à partir du travail social et de l’échange, pour laquelle la valeur joue, en reliant besoin et travail, un rôle fondamental, et l’auteur montre que la reconnaissance elle-même doit d’abord être comprise sur leur base. Du lien intrinsèque entre dimensions normative et économique noué par l’ontologie sociale hégélienne émergent le caractère fondateur et non seulement instrumental du travail à l’égard de la socialité, et la non-réductibilité de cette dernière à la simple interdépendance externe des intérêts privés : l’échange a ici une valeur constitutive pour l’individu, il est socialisation, ce qui lui permet d’accéder à son statut normatif.
34 Outre les traductions françaises inédites qu’elle contient, on saluera cette publication qui permet, d’une part, une meilleure compréhension des écrits de la riche période d’Iéna et, par leur analyse génétique, de plusieurs concepts centraux de la philosophie hégélienne de la maturité, comme, d’autre part, un éclairage stimulant de certains aspects de cette philosophie dans l’intérêt qu’elle revêt pour les enjeux de la pensée contemporaine.
35 Élodie DJORDJEVIC (Institut Michel-Villey)
368. Guido FRILLI, Passato senza tempo. Tempo, storia e memoria nella “Fenomenologia dello Spirito” di Hegel , Padova, Verifiche, 2015, 206 p.
37 « L’essence est l’être qui est passé, mais passé intemporellement » : ainsi Hegel, dans la Science de la logique, définit-il le rôle du temps dans l’expérience de l’esprit. Mais quelle est la fonction attribuée à la temporalité et au temps passé – ainsi qu’à la mémoire – dans la série successive des œuvres hégéliennes et, surtout, quel type de rapport la temporalité naturelle et la temporalité logique-spéculative entretiennent-elles ? Ce sont les questions auxquelles le travail de Guido Frilli cherche à répondre par une analyse qui, en examinant les premiers textes hégéliens d’Iéna, pour se concentrer plus longuement ensuite sur la Phénoménologie de l’esprit, veut montrer la centralité de la thématique du temps à l’intérieur de la pensée hégélienne, et la suprématie en elle de la temporalité passée par rapport à la temporalité future, malgré les différences qui apparaissent d’une œuvre à l’autre. En se concentrant, au début, sur la Philosophie de l’esprit d’Iéna, Frilli montre que le temps se constitue de façon double : temps naturel, c’est-à-dire temps de l’extériorisation, manifestation de la finitude de chaque détermination, mais aussi temps spirituel, temps de l’auto-compréhension de l’esprit, dans lequel le sujet s’objective et l’objet s’idéalise. Dans cet écart se révèle la fonction indispensable de la mémoire, intériorisant le temps naturel en tant que moment nécessaire de la pensée : une intériorisation qui permet de transformer le passé temporel de l’esprit en un passé logique – et donc a-temporel –, un passé qui habite le présent en tant que « non », négation immanente à chaque fixité, et donc vérité du procès dans son entier. Le rôle fondamental de la mémoire dans la constitution d’un passé sans temps se retrouve aussi dans la Phénoménologie, vrai cœur de l’étude, bien que l’on ait ici, comme Frilli le met en évidence, une sorte de réélaboration et de complication de la question de la temporalité par rapport aux premiers textes d’Iéna, liée à l’avènement de la conscience. Cette dernière, en se découvrant libre et opposée au monde extérieur, « coupe le lien émancipant avec l’altérité qui avait caractérisé la constitution de l’esprit ». D’où un parcours tortueux au cours duquel la conscience apprend à renoncer à sa propre séparation et parvient à la conscience qu’elle est elle-même la médiation logique entre le sujet et l’objet extérieur – médiation par laquelle l’expérience passée du temps naturel est idéalisée et le temps dé-temporalisé en tant que temporalité logique et éternelle. Le temps de la conscience est donc marqué dans la Phénoménologie par une tension dialectique entre un temps naturel, dénué d’épaisseur logique et historique, et un passé sans temps, continûment « poussé derrière le dos de la conscience ». Toutefois, ce « balancement » progressif de la conscience permet que le temps naturel des figures successives du mouvement renvoie continuellement aux figures déjà parcourues et que « la mémoire sans temps accumule patiemment une épaisseur conceptuelle et une ouverture historique », jusqu’à ce que la conscience, parvenue au savoir absolu, comprenne son propre noyau éternel, caractérisé par l’unité spéculative de l’intériorisation mémorielle et de l’extériorisation temporelle. La mémoire peut alors s’enlever soi-même dans la dimension spéculative, qui produit désormais la différence à partir d’elle-même. Le développement de la thématique de la nature dialectique du temps (constituée par son renversement dans le concept du temps et par sa réaffirmation en tant que temps du concept) « s’arrête » donc, soutient Frilli, à la Phénoménologie, mais sa problématique demeure tout de même, implicitement, à la base du système ultérieur en tant que justification nécessaire de la « co-implication » de l’intérieur et de l’extérieur. La Phénoménologie n’est pas tout à fait en tension avec le système, elle affirme au contraire la conception dialectique du temps et de la mémoire qui en est le fondement.
38Giada SCOTTO (Université La Sapienza, Rome)
399. GIANLUCA GARELLI, Dialettica e interpretazione. Studi su Hegel e la metodica del comprendere , Bologna, Pendragon, 2015, 308 p.
40 L’ouvrage se compose de douze essais consacrés à différents thèmes et problèmes de la philosophie de Hegel, dont la plupart sont issus du répertoire phénoménologique (la question du commencement, l’horizon de la Versöhnung, le tragique et le comique, le malheur de la conscience, entre autres). Malgré l’hétérogénéité thématique des contributions, il est possible de voir un fil conducteur majeur dans le couple conceptuel qui apparaît dans le titre du recueil, dialectique et interprétation, lequel définit les lignes de conduite d’une pratique philosophique marquée par la contamination et la co-implication réciproques de l’herméneutique et du cheminement dialectique. Garelli oppose à l’esprit anti-herméneutique, dominant dans la philosophie continentale contemporaine, la proposition d’un modèle herméneutico-dialectique élaboré à partir de la Phénoménologie de l’esprit. Les trois derniers chapitres, qui parcourent et analysent l’œuvre de P. Szondi et W. Wieland, précisent les contours de la piste théorique tracée par l’auteur rapprochant l’herméneutique d’un acte de traduction qui permettrait, paraphrasant Hegel, d’élever ce qui est « bien connu », et non pas « connu », au rang du savoir.
41 Le troisième chapitre – le plus fourni de l’ouvrage – revient sur un topos de la trajectoire phénoménologique, celui qu’illustre le déploiement de la « conscience malheureuse ». Pour Garelli, comme déjà auparavant chez J. Wahl et J. Hyppolite, cette dernière incarne un moment paradigmatique du chemin du Bewusstsein. Plus précisément, la figure de la « conscience malheureuse » témoigne, à travers l’expérience négative de la scission et de son dépassement, de la co-présence et de l’incorporation du tragique au sein du dialectique, et oblige parallèlement à s’interroger sur le sens d’un telle Aufhebung. Dans le mouvement de transcendance de la conscience malheureuse vers une « dimension commune de l’autorité rationnelle », Garelli identifie la position d’un fondement extra-individuel du vrai en tant qu’Absolu, ainsi que le démantèlement des prémisses de toute singularité se prétendant « absolue ».
42 Mais si l’Absolu en tant que tel ne peut jamais se réduire aux instances de la singularité – inexorablement vouées à être dépassées par la texture de l’Esprit, la nature du dépassement (horizontal et intersubjectif ou bien vertical et proprement transcendant) reste à approfondir. La conscience malheureuse ouvre ainsi une fenêtre sur une problématique ultérieure qui en appelle au statut ontologique de l’Absolu.
43Jamila MASCAT (Université La Sapienza, Rome)
4410. ELEONORA CARAMELLI, Eredità del sensibile. La proposizione speculativa nella « Fenomenologia dello Spirito » di Hegel , Bologna, Il Mulino, 2015, 258 p.
45 La « proposition spéculative », lieu textuel énigmatique qui apparaît dans la préface à la Phénoménologie de l’Esprit, a trouvé une réception philosophique significative, par exemple dans la pensée de H. G. Gadamer, par rapport au problème fondamental de la relation entre le langage et la pensée. Le volume d’Eleonora Caramelli contribue à l’approfondissement de ce sujet et souligne à quel point le thème de la proposition spéculative, en se donnant comme lieu où se noue une alliance significative entre élément sensible et élément spéculatif, constitue un test important pour affronter le problème de l’héritage du sensible dans le système philosophique hégélien. En effet, avec la conception spéculative de la proposition, en dénonçant l’insuffisance de la conception traditionnelle selon laquelle le sujet serait la substance (l’hypokeimenon) à laquelle s’ajoute le prédicat, Hegel ne renvoie pas à l’élaboration d’un langage spécial, pas plus qu’il ne veut mettre en évidence un mouvement unidirectionnel qui conduirait du sujet au prédicat, mais il exige plutôt que l’on reconnaisse le mouvement spéculatif complexe d’oscillation qui survient entre sujet et prédicat, dans lequel l’un ne peut être pensé sans l’autre. Si, comme l’ont déjà montré W. Marx et G. Wohlfart, la proposition spéculative décrit l’expérience du passage de la Vorstellung à la Darstellung, c’est-à-dire de la pensée représentative à la pensée conceptuelle, qui se donne dans le medium du langage, elle restitue une conception du rapport entre langage et pensée où cette dernière ne peut laisser la « parole » derrière soi, mais s’endette structurellement vis-à-vis de la forme plastique de la proposition, parce que c’est seulement à travers la manifestation linguistique, malgré son insuffisance, mais aussi grâce à cette même insuffisance, qu’elle peut parvenir à « l’expérience de soi-même ».
46 En allant à la recherche des sources philosophiques et théologiques du problème, Caramelli compose de façon originale une véritable mosaïque idéelle où convergent plusieurs éléments tirés de divers textes hégéliens. L’auteur examine d’abord la genèse particulière de la proposition spéculative dans la réflexion que mène L’esprit du Christianisme et son destin sur la différence entre le langage de l’Ancien Testament et celui du Nouveau Testament, puis elle repère des échos éclairants de cette question dans les réflexions postérieures sur la poésie hébraïque, développées dans les Leçons d’Esthétique. Le volume, en suivant des résonances lexicales significatives, cherche ensuite dans le deuxième chapitre une autre source théorique dans la critique hégélienne de Kant et Fichte dans Foi et Savoir et dans La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, où se dessine l’idée d’une « fonction schématique de la parole », c’est-à-dire l’idée selon laquelle la proposition est le lieu où la temporalité « prend corps et se produit comme sens ». Dans la dernière partie, l’auteur dit avoir l’intention de s’interroger sur cette fonction schématique en accordant une attention particulière à son rôle de médiation, non seulement entre sensible et idéel, mais aussi entre moment historique et moment transcendantal, en lisant le rapport entre le sujet et le prédicat dans la conception spéculative de la proposition à partir de la façon dont le langage, dans le septième chapitre de la Phénoménologie de l’Esprit – consacré à la religion –, contribue à la représentation du divin. En dessinant ainsi les traits cruciaux du chemin du religieux, l’auteur se demande si le rapport entre représentation religieuse et Darstellung philosophique peut être pensé comme un passage unilatéral sans retour, ou plutôt si cette dernière contracte une dette inéluctable vis-à-vis du moment sensible et historique, sans lequel on ne saurait concevoir son caractère esthétique. De cette façon, Caramelli conclut en montrant comment, à partir du thème de la proposition spéculative, on peut penser un héritage irréductible de l’élément représentatif ou sensible au sein de la Darstellung philosophique, ce qui lui permet de restituer la modalité rétrospective du savoir absolu hégélien selon laquelle il se retourne discursivement vers son propre passé, en mettant en valeur « la solidarité entre concept et représentation », entre langage et pensée.
47 Ludovico BATTISTA (Université La Sapienza, Rome)
D. Logique et spéculation
48 11. Clayton BOHNET, Logic and the Limits of Philosophy in Kant and Hegel , New York, Palgrave MacMillan, 2015, 270 p.
49 L’ouvrage entend montrer qu’en surmontant les limites que Kant a assignées à la connaissance, Hegel peut développer une tout autre conception de la nature et du rôle de la logique. L’auteur commence par établir, en exposant l’analyse kantienne du jugement sous le rapport de la quantité, que, chez Kant, la logique traditionnelle, distincte de la logique transcendantale, demeure une logique formelle, dont le seul rôle est de constituer un critère négatif et extérieur du vrai, incapable par lui-même de fournir la moindre connaissance d’un contenu objectif. En dernière analyse, cet aspect découlerait du refus kantien d’accorder à l’être fini qu’est l’homme la possibilité d’une intuition intellectuelle. Or, c’est précisément ce refus que Hegel conteste dans ses écrits d’Iéna, en particulier dans Foi et savoir, en soulignant que, lorsqu’elle en vient à déployer une forme de pensée authentiquement spéculative, la philosophie kantienne s’empresse aussitôt d’en effacer la portée en érigeant toujours en horizon ultime le point de vue de l’entendement fini. À cet égard, si Hegel a cessé en 1804 de se référer à une intuition transcendantale de l’absolu, il n’en demeure pas moins que la dialectique immanente des œuvres de la maturité remplit une fonction analogue, en déployant une connaissance rationnelle de l’infini qui comprend et dépasse les dualismes kantiens ; d’où une tout autre conception de la logique, que la fin du livre illustre en comparant les développements de la Science de la logique sur le jugement de réflexion à l’analyse kantienne de la dimension quantitative du jugement : ce qui pour la philosophie critique est une simple propédeutique, une « cour extérieure » qui se borne à préparer l’entrée dans la véritable connaissance du réel, devient dans le système un aspect à part entière de la connaissance véritable, en laquelle se manifeste l’absolu lui-même, même si, au niveau des différentes formes du jugement de réflexion, cette manifestation possède encore un aspect inadéquat. De ce point de vue, l’auteur soutient qu’en affirmant, contre Kant, que la logique traditionnelle est la connaissance d’un contenu objectif, comparable en ce sens à celle que fournissent les mathématiques ou les sciences de la nature, Hegel a ouvert la voie aux transformations décisives que va connaître la logique au XXe siècle.
50 Jean-Michel BUÉE (Université de Lyon 3)
51 12. Terje SPARBY, Hegel’s Conception of the Determinate Negation , Leiden/ Boston, Brill, 2015, 350 p.
52 Le livre de T. Sparby s’interroge sur ce qu’il considère, en s’appuyant sur l’Introduction à la Science de la logique et sur l’Introduction à la Phénoménologie de l’esprit, comme l’une des opérations majeures de la dialectique hégélienne, à savoir le fait que la négation d’une figure ou d’une catégorie, loin de signifier un pur et simple néant, constitue une négation déterminée, d’où résulte une nouvelle figure ou une nouvelle catégorie, porteuses d’un sens positif. Le texte comporte deux parties distinctes : en premier lieu, une enquête historique sur l’originalité et la spécificité de la dialectique comme « méthode » de la philosophie, que l’auteur met en évidence tant à partir d’une comparaison avec les différents statuts de la détermination chez Kant, que d’un examen des débats sur la possibilité de conférer à la philosophie transcendantale une forme systématique et cohérente (Reinhold, Fichte, Schelling). De ce point de vue, le système hégélien apparaît comme une façon de résoudre le problème qui s’épargne, grâce à la dialectique, le recours à la fixité d’un premier principe ou à une intuition intellectuelle de l’absolu. Dans un second temps, l’auteur se penche sur les occurrences précises du terme « négation déterminée » dans la Science de la logique, en en distinguant trois acceptions : un premier sens, référé à la doctrine de l’être, où l’exclusion de l’autre joue un rôle dominant (les exemples du froid et de l’obscurité mentionnés dans la remarque 3 du chapitre sur le néant) ; un sens relevant de la doctrine de l’essence, où celle-ci, qualifiée de « négation déterminée » de l’être, inclut en elle son opposé, mais demeure déterminée par son opposition à ce qu’elle inclut ; enfin, un usage proprement spéculatif, relevant de la doctrine du concept – celui auquel renvoient les Introductions de la Science de la logique et de la Phénoménologie –, où la négation déterminée, en menant à l’unification dialectique des opposés, permet à la pensée de se constituer en un tout dont l’identité processuelle n’entraîne en rien l’effacement des différences. Le livre contient nombre de développements éclairants, par exemple sur les débats autour de la refondation de la philosophie, ou sur les premières catégories de la doctrine de l’essence ; par ailleurs, il évite la paraphrase, en interrogeant constamment les textes (la négation déterminée est-elle avant tout exclusion ou inclusion ? L’identité spéculative peut-elle être une totalité ultime, alors même qu’elle s’oppose à l’opposition qu’elle inclut ? etc.), mais, outre le fait que ces questions semblent souvent provenir d’un horizon que le Hegel de la maturité aurait sans doute qualifié de point de vue de l’entendement abstrait, on peut se demander si la rareté des occurrences du terme « négation déterminée » dans la Science de la logique autorise à y discerner le développement, organisé en fonction de la division tripartite de l’ouvrage, qu’y perçoit l’auteur. À cet égard, n’aurait-il pas été plus adéquat d’analyser en détail le début de la doctrine de l’essence, en montrant comment ce qui se donne de prime abord comme un rapport extérieur entre être et essence, relevant de la sphère de l’être-là, en vient à se révéler comme le pur rapport à soi du négatif constitutif du procès infini qu’est la réflexion essentielle ?
53 Jean-Michel BUÉE (Université de Lyon 3)
5413. Michela BORDIGNON, Ai limiti della verità. Il problema della contraddizione nella logica di Hegel , Pisa, ETS, 2014, 232 p.
55 Le sujet central du livre de Bordignon est le lien entre contradiction et vérité dans la logique de Hegel. Comme on le sait, il semble bien que Hegel rejette la position classique selon laquelle quelque chose de contradictoire serait nécessairement faux. L’objectif principal de l’étude est d’élucider le sens et la portée de ce refus, en arrivant à reconnaître le critère même de la vérité dans la contradiction. En dialogue serré avec la littérature critique sur le sujet, l’auteur analyse le concept hégélien de contradiction, dans le but d’en faire ressortir la centralité du point de vue systématique. Une attention particulière est réservée à l’usage hégélien de la négation : à la différence de certaines interprétations du XXe siècle, visant une formalisation de la dialectique hégélienne à travers l’affaiblissement de la négation, Bordignon réaffirme résolument son caractère exclusif. Une autre notion centrale est celle de « négativité absolue » qui, interprétée à la lumière des paradoxes de l’autoréférence, est identifiée comme étant l’une des preuves du caractère intrinsèquement contradictoire de toute catégorie logique. Bordignon s’occupe ensuite des différentes modalités à travers lesquelles s’exerce l’action de la contradiction dans la logique hégélienne, en consacrant des analyses spécifiques à son rapport avec l’être, l’essence et le concept. La contradiction est donc présentée comme un élément trans-catégorial qui traverse la structure logique dans sa totalité : s’il est vrai que Hegel lui consacre une analyse spécifique, au tout début de la Doctrine de l’essence, la contradiction demeure en effet le moteur interne de chaque passage du développement logique, bien qu’elle assume à chaque étape une forme nouvelle et différente. Dans cette perspective, la contradiction, loin d’être simplement la limite extérieure de la vérité, devient son indispensable condition de possibilité. Autrement dit, elle est la condition nécessaire, bien que non suffisante, de la vérité : toute vérité implique une contradiction, mais toute contradiction n’est pas vraie pour autant.
56 Beaucoup d’espace est aussi réservé à la discussion critique des lectures qu’on appelle habituellement les lectures « cohérentistes » de la philosophie hégélienne, c’est-à-dire les interprétations selon lesquelles Hegel n’aurait jamais voulu nier le principe de non-contradiction, au moins dans sa version aristotélicienne. Tout en reconnaissant que ces lectures peuvent effectivement s’appuyer sur certains aspects de la pensée de Hegel, Bordignon estime qu’elles n’en expriment pas exhaustivement la position. Leur principal défaut serait, selon l’auteur, la présupposition d’une séparation entre la pensée et la réalité, ou entre Entendement et Raison, qui n’a plus (et ne peut plus avoir) lieu d’être dans le système hégélien. La contradiction doit plutôt être considérée comme une caractéristique effective de la pensée et de la réalité dans leur indissoluble union.
57 L’étude propose donc de regarder la dialectique hégélienne comme une forme ante litteram de la position dialethéiste aujourd’hui défendue par des philosophes tels que Graham Priest, dont la thèse centrale est que la contradiction est réelle mais non pas omniprésente. La réalité présente des contradictions, mais toutes les contradictions ne sont pas vraies pour autant, bien que le discours hégélien tende fortement vers l’idée que la contradiction constitue l’objet privilégié de l’expérience et de la pensée (contrairement à ce qu’affirmait Aristote, selon qui la contradiction était impensable). Ce qui ressort de la lecture de Bordignon est la tentative, de la part de Hegel, d’élaborer un modèle rationnel mais en même temps dynamique et capable de penser le mouvement et non pas uniquement ce qui est mû, le changement et non pas uniquement ce qui change, la finitude et non pas uniquement l’objet fini. C’est pour cette raison que l’auteur écrit, en conclusion de son ouvrage, que la contradiction constitue à la fois la regula veri et la regula vitae : si la vie est vraiment l’un des points culminants du développement catégoriel, la logique hégélienne apparaît alors comme la tentative de rendre raison du vivant dans sa mobilité intrinsèque.
58 Alessandro DE CESARIS (Università del Piemonte Orientale)
5914. Myriam GERHARDT, Hegel und die logische Frage , Hegel-Jahrbuch Sonderband, Berlin, Walter de Gruyter, 2015, 188 p.
60 La philosophie cherche à connaître ce qui est et a besoin à cette fin d’une logique. Mais de quel type cette logique est-elle et quelle connaissance lui est-elle associée ? Ce sont ces questions que l’A. pose à Hegel et auxquelles elle répond dans la première partie de l’ouvrage. Elle donne ici un court aperçu de la critique hégélienne des logiques existantes et propose une esquisse du projet développé par Hegel relativement à la logique et à la métaphysique. En constatant que le caractère constitutif de la raison est pour Hegel le moteur de la logique, l’A. est conduite à la thèse qu’ici, « outre le fait de surmonter la métaphysique d’autrefois, se trouve fondée la possibilité de fonder une philosophie de la nature qui dépasse la philosophia naturalis d’autrefois » (p. 18-19). La deuxième partie majeure de l’ouvrage s’intitule « une réponse hégélienne ». Ici, l’A. propose un commentaire suivi de la doctrine du concept. Dans la section sur le syllogisme est inséré un excursus sur la logique inductive de John Stuart Mill. « La différence essentielle entre Mill et le débat mené par Hegel sur l’induction consiste en ce que Mill présente l’universel comme un fait et que Hegel cherche à fonder l’universel comme fondement. » (p. 99) À la fin du parcours de la logique du concept, on saisit que l’Idée absolue à laquelle la logique doit conduire peut être un « correctif normatif » et qu’il y a en elle un « potentiel critique » (p. 155). À ces analyses se rattache un aperçu sur une philosophie critique de la nature, occasion tout d’abord de décrire le passage de la logique à la philosophie de la nature. À ce propos, l’A. s’appuie sur les paragraphes 381-384 de l’Encyclopédie de 1830 et aborde avant tout le concept de manifestation, grâce auquel Hegel pense ce passage. Elle en vient à la conclusion que l’abîme entre la nature et l’esprit ne peut jamais être comblé et que la nature demeure toujours l’autre de l’esprit. La nature ne peut donc jamais être développée à partir de l’esprit et doit être pensée comme nature. « La tâche de la philosophie de la nature reste, pour l’esprit, une motivation constante. » (p. 165) Avec cet ouvrage, nous nous trouvons devant un type de commentaire de la logique du concept qui ouvre une nouvelle perspective sur la philosophie de la nature.
61 Annette SELL (Hegel-Archiv der Ruhr-Universität Bochum) (trad. G.M.)
62 15. James KREINES, Reason in the World: Hegel’s Metaphysics and Its Philosophical Appeal , Oxford, Oxford University Press, 2015, 290 p.
63 Parmi les débats portant sur la dimension métaphysique de la pensée de Hegel, l’ouvrage de James Kreines fait assurément entendre une voix singulière et défend une position qui nous semble à la fois originale et stimulante. Cette étude, qui se présente comme une relecture de la Logique hégélienne, en particulier des deux dernières parties de la Doctrine du concept, soutient que le projet philosophique de Hegel est résolument métaphysique, à condition d’entendre ce terme dans le sens précis d’une métaphysique de la raison (metaphysics of reason). Plus précisément, la métaphysique doit être comprise chez Hegel comme « la recherche philosophique des raisons explicatives, ou raison dans le monde, et en dernier ressort de leur complétude » (p. 9) : celle-ci doit rendre compte du pourquoi des choses (p. 3), ce qui est l’occasion d’une réflexion sur la signification de la notion hégélienne de raison (Vernunft).
64 Kreines développe cette idée au moyen de ce qu’il appelle la thèse conceptuelle (concept thesis) : « les raisons pour lesquelles les choses sont telles qu’elles sont et font ce qu’elles font se situent toujours dans des « concepts » (Begriffe) immanents » (p. 31). Une telle formule est décisive : ce sont en dernier ressort les concepts immanents – autrement dit, les « universaux » ou les « natures » des choses (p. 35) – qui rendent compte de chaque chose, tandis que les autres tentatives pour trouver la raison des choses, par exemple dans le mécanisme ou dans des lois physiques, se montrent insuffisantes. La première partie de l’ouvrage se propose de justifier cette hypothèse en soulignant de quelle manière la « thèse conceptuelle » s’impose face à ces conceptions concurrentes, tout en les prenant en charge.
65 Dans les deux dernières parties, l’auteur montre comment Hegel en est venu à concevoir une telle métaphysique de la raison, et comment celle-ci se justifie. La deuxième partie introduit la contribution qui est à nos yeux la plus originale, à savoir celle sur le rôle attribué à la « Dialectique transcendantale » kantienne. Kreines insiste à de nombreuses reprises sur ce point : le projet systématique de Hegel ne peut être compris que comme une réponse au problème formulé par Kant, à savoir l’impossibilité dans laquelle se situe toute « métaphysique de la raison » de remonter à l’inconditionné, à laquelle la raison aspire pourtant nécessairement. En soutenant une telle thèse, l’auteur s’oppose d’une part aux lectures non-métaphysiques de Hegel, tendance particulièrement forte parmi les commentaires anglo-saxons, qu’elles voient dans sa philosophie une épistémologie (qui poursuivrait alors la tâche de l’Analytique transcendantale) ou une philosophie du langage ; d’autre part, aux lectures métaphysiques qui privilégient un Hegel « moniste » et « substantialiste », et qui font de lui l’héritier de Spinoza. La troisième partie montre en effet comment la métaphysique de la raison constitue à l’égard du problème kantien une réponse à la fois « inflationniste » en tant qu’elle assume le caractère complet et inconditionné de l’explication qu’elle rend possible, et « déflationniste » en tant qu’elle cesse de penser l’inconditionné comme un substrat à la manière de l’absolu spinoziste (p. 150).
66 L’un des grands mérites de l’ouvrage réside selon nous dans sa capacité à conjuguer la rigueur d’une étude d’histoire de la philosophie et la volonté de prendre part aux débats traversant la philosophie analytique contemporaine, démontrant que la pensée de Hegel est susceptible d’y apporter des solutions fécondes.
67 François TOUCHARD (Université Clermont Auvergne)
E. Philosophie de l'esprit subjectif et morale
68 16. Federico SANGUINETTI, La Teoria Hegeliana della Sensazione , Trento, Pubblicazioni di Verifiche 53, 2015, 323 p.
69 Le nouveau livre de Federico Sanguinetti a pour but principal l’analyse du concept hégélien d’Empfindung. L’analyse menée par l’auteur ne se limite pas à la simple exposition du concept de sensation tel qu’il est présenté par Hegel dans la section Anthropologie de l’Encyclopédie des sciences philosophiques. En effet, ce concept (qui est en général négligé dans les études hégéliennes) est aussi débattu à partir du contexte de la discussion épistémologique contemporaine : en particulier l’auteur trouve dans la proposition de John McDowell un repère privilégié pour analyser le concept hégélien de sensation d’un point de vue théorique.
70 Selon l’auteur, la théorie hégélienne de la sensation peut être lue « comme la tentative de concilier et de rendre compatibles des perspectives, apparemment considérées comme exclusives, sur la relation entre dimension épistémique et monde » (p. 27). Ces perspectives sont résumées en deux tendances épistémologiques différentes : l’une bottom-up, qui correspond au ‘réalisme empirique’, selon laquelle la connaissance humaine procède d’une réalité extérieure et totalement indépendante du sujet ; et l’autre top-down qui, en revanche, coïncide avec la position de l’‘idéalisme’, d’après laquelle le sujet se rapproche spontanément et librement d’un monde qu’il structure comme étant le sien.
71 Le livre entier vise donc à la résolution de cette opposition entre deux perspectives ‘vectorielles’ qui, dans la pensée hégélienne, sont censées obtenir une conciliation à l’intérieur de la théorie de la sensation. En effet, bien que les diverses positions qui peuvent être associées à l’un ou à l’autre des deux vecteurs présentés dans ce cadre épistémologique, coïncident en partie avec la position hégélienne, celle-ci se montre toujours extrêmement efficace pour démasquer les insuffisances inhérentes aux diverses propositions.
72 Dans l’intention de reconstruire la particularité de la proposition hégélienne, l’auteur analyse le concept de sensation à partir du contexte systématique dans lequel Hegel le discute dans l’Anthropologie, c’est-à-dire à partir du concept d’‘âme universelle naturelle’, qui « sert d’intermédiaire au passage systématique de la thématisation philosophique de la sphère naturelle du réel […] à la thématisation du monde spirituel » (p.151), et qui, de cette façon, se dessine comme la base à partir de laquelle la tension entre les perspectives ‘vectorielles’ peut se dissoudre.
73 Alessandro ESPOSITO (Università degli Studi di Padova)
74 17. Christopher YEOMANS, The Expansion of Autonomy. Hegel’s Pluralistic Philosophy of Action , New York, Oxford University Press, 2015, 228 p.
75 La critique hégélienne du « formalisme vide » de l’éthique kantienne constitue l’un des thèmes les plus commentés dans les études hégéliennes, au point qu’il soit difficile d’envisager que l’on puisse apporter des éléments véritablement nouveaux à un dossier déjà si riche. Le pari de Christopher Yeomans (à qui l’on doit un ouvrage intéressant sur la théorie hégélienne de « l’agentivité » envisagée dans son rapport à la Science de la logique : Freedom and Reflection: Hegel and the Logic of Agency, Oxford University Press, 2011) est pourtant de jeter une lumière nouvelle sur cette question rebattue : l’accent est mis cette fois-ci sur les enjeux de psychologie morale inhérents aux débats kantiens et postkantiens sur le rôle de la vertu, des talents et des intérêts des individus au sein d’un monde social lui-même abordé dans la richesse concrète de ses différenciations. Un tel déplacement d’accent se traduit par le recours à trois concepts qui vont jouer un rôle-pivot dans l’interprétation de la critique hégélienne de Kant et de Fichte : l’appropriation de soi, la spécification du contenu et l’effectivité. Le premier concept permet de rendre compte de la constitution hégélienne de la conscience de soi individuelle (dans le droit fil de l’aperception pure de Kant) moyennant un rapport affirmatif à soi (sentiment de soi, jouissance) et à l’autre (confiance). Le deuxième concept est mobilisé pour expliquer la détermination des besoins et des désirs individuels, des biens objectifs et des principes juridiques, ainsi que le contenu qui, dans la trame du réel, exprime l’activité d’un individu humain. Le troisième concept a pour vocation d’éclairer le problème de la transposition des buts individuels dans la réalité de façon à pouvoir les reconnaître comme tels. Au moyen de ces outils analytiques, l’auteur reconstruit avec acuité la critique de l’éthique kantienne et fichtéenne dans la Phénoménologie de l’esprit (ch. 1-3) avant d’étudier la tentative proprement hégélienne d’articuler un versant subjectif (les intérêts) et un versant objectif (les talents) dans une théorie de l’action envisagée sous l’angle de la psychologie morale (ch. 4). En découle une interprétation pluraliste des idées d’autonomie et de responsabilité, elle-même mise en étroite relation avec la théorie hégélienne des états sociaux (Stände) (ch. 5-7). La conséquence d’une telle approche est de favoriser un rapprochement entre la problématisation hégélienne de l’éthique et les débats contemporains en psychologie morale : une fois rendue à la pluralité de ses enjeux, la conception hégélienne de l’autonomie individuelle se dépouille de son apparence monolithique pour épouser les contours d’une psychologie morale enchâssée dans une théorie sociale de l’action qui demeure attentive à la complexité des registres de la socialisation et de leurs enjeux éthiques respectifs. C’est tout le mérite de cet ouvrage que d’inviter le lecteur à prendre la mesure de la subtilité avec laquelle s’opère, dans l’œuvre de Hegel, l’Aufhebung de l’idée kantienne d’autonomie.
76 Olivier TINLAND (Université Montpellier III – Paul Valéry)
7718. Mark ALZNAUER, Hegel’s Theory of Responsibility , Cambridge, Cambridge University Press, 2015, 218 p.
78 Cet ouvrage est une contribution importante aux débats récents sur la philosophie hégélienne de l’action. Mark Alznauer critique la tentative de Charles Taylor de reconstruire la philosophie hégélienne de l’esprit dans son ensemble comme une philosophie de l’action. Il soutient que l’action (Handlung par opposition à la notion plus générale de Tätigkeit) n’est pour Hegel qu’un type parmi d’autres d’activité spirituelle. L’action au sens hégélien « n’est pas coextensive à l’activité spirituelle ni même à tout comportement ayant une signification subjective : l’action est restreinte à ces expressions externes de notre volonté dont nous pouvons être tenus pour responsables » (p. 198). Pour Alznauer, la responsabilité morale (Schuld) est la caractéristique définitionnelle de la capacité humaine à agir chez Hegel. L’action relève de l’esprit objectif : l’activité de l’esprit subjectif ou absolu, non intrinsèquement social, n’est pas une action à strictement parler (p. 202).
79 Dans le premier chapitre, M. Alznauer se penche sur la philosophie hégélienne de l’esprit subjectif pour montrer pourquoi Hegel croyait que seule une volonté rationnellement déterminée est capable d’une action véritable, c’est-à-dire libre et responsable. Le deuxième chapitre discute des conditions sociales requises par l’action responsable. Le troisième traite des différentes dimensions spirituelles qui doivent servir de cadre à l’examen de l’action : dimensions légales, morales, éthiques et historiques. Le quatrième chapitre est consacré à la relation complexe entre Tat (acte) et Handlung (action) et le chapitre conclusif traite de la relation entre action responsable et action historique.
80 L’ouvrage est clair, bien organisé et le plus souvent convaincant. Il permet de mettre en évidence l’importance systématique de la responsabilité dans la philosophie hégélienne de l’esprit objectif. Trop souvent en effet, la signification éthique de la responsabilité dans la Philosophie du droit prise comme un tout est obscurcie par la critique, par Hegel, de ce qu’il considère comme l’individualisme moral de Kant.
81 Il me semble que M. Alznauer a tort d’affirmer, contre Robert Pippin, que Hegel pense qu’une capacité d’action responsable ou rationnelle est possible dans les États pré-modernes qui sont dépourvus de constitution rationnelle. En fait, Hegel croit qu’on n’obtient les conditions politiques qu’Alznauer tient pour requises par l’action responsable – « un ordre légal positif achevé qui reconnaît ses membres comme des personnes pourvues de droits » (p. 76) – que dans les États modernes. Il ne pense certainement pas que ces conditions existaient dans la polis grecque du VIe siècle avant J.-C. (p. 77 note) puisque Hegel, comme il est bien connu, soutient que le concept authentique de personnalité légale n’advient pas avant l’Empire romain.
82 Pour Hegel, Socrate est en effet schuldig, coupable ou responsable d’avoir suivi sa conscience et violé les lois d’Athènes. Toutefois, comme Alznauer le note (p. 77), il considère la mort de Socrate comme tragique. Ce n’est pas là un exemple du type d’action responsable qu’Alznauer met en avant dans son livre. Hegel croit que, de nos jours, la réflexion critique sur « les institutions centrales de la vie moderne » va conduire non pas à un conflit tragique mais à une sorte de réconciliation (p. 25). Cette croyance n’est pas séparable de celle selon laquelle l’État moderne est rationnel. Si tel n’est pas le cas, nous n’agissons pas rationnellement quand nous agissons « de manière responsable » selon les normes étatiques. Un marchand d’esclaves ou Louis XVI peuvent suivre scrupuleusement les normes injustes qu’on leur a apprises : néanmoins, pour Hegel, ils sont aussi unschuldig (innocents) que les membres d’une société patriarcale.
83James TUSSING (University of Notre-Dame, USA) (trad. G.M.)
F. Philosophie politique et histoire
84 19. Ludwig SIEP, Der Staat als irdischer Gott. Genese und Relevanz einer Hegelschen Idee , Tübingen, Mohr Siebeck, 2015, 268 p.
85 Le dernier livre de Ludwig Siep, un des principaux spécialistes germanophones de Hegel (voir la recension de La Philosophie pratique de Hegel par O. Tinland dans le Bulletin 2015), n’est pas, en dépit de ce que suggère son sous-titre, un livre sur Hegel, même si celui-ci est présent dans chacun des chapitres et s’il paraît, sur bien des points abordés, être le philosophe dont les positions, lorsqu’elles sont exactement comprises, sont les plus satisfaisantes à ses yeux. Il s’agit plutôt d’un livre qui s’interroge sur le sens, les limites et l’avenir de la sécularisation du politique qui, de quelque manière qu’on la comprenne, est au centre de la compréhension qu’on peut avoir du « Dieu terrestre » qu’est l’État moderne, selon la formule définitive de Hobbes qui fournit son titre à l’ouvrage. Les quatre premiers chapitres, historiques, examinent la position des droits individuels dans l’État souverain (chap. 1) ; le problème de la justification et des missions d’un « État social » dont Hegel a pensé les fondements (chap. 2) ; la question des finalités « éthiques » que l’État sert ou doit servir au-delà de ses intérêts immédiats (chap. 3) ; la question des formes de la liberté religieuse dans le cadre de l’État souverain (chap. 4). Le chapitre 5, enfin, s’interroge sur la manière dont les droits de la personne peuvent être justifiés et garantis « après la fin du Dieu terrestre » et alors que l’autorité de l’État est privée des fondements que la philosophie politique moderne, singulièrement avec Hegel, lui avait donnés.
86 Il s’agit donc d’une réflexion qui met l’histoire de la philosophie politique moderne (Hobbes, Locke, Rousseau, Kant, Fichte et Hegel sont les principales cibles de l’investigation, pour des raisons exposées dans l’Introduction) au service d’un questionnement on ne peut plus actuel sur ce que Habermas nomme l’État « post-séculier » (voir le développement de cette thématique dans Entre naturalisme et religion) : quel avenir cet État a-t-il « entre religion et marché » ? En effet, le retour du religieux et les formes extrêmes qu’il peut prendre (fondamentalismes de toute sorte), d’une part, et la mise en péril de la souveraineté des États par la mondialisation, d’autre part, fragilisent l’équilibre subtil que l’État moderne, tel qu’il avait été exemplairement conceptualisé par Hegel, avait pu réaliser dans la période post-révolutionnaire en mettant en place une politique laïque, mais non « laïciste » (il est manifeste que Siep juge la « laïcité ouverte » à l’allemande préférable au « laïcisme » de combat d’une certaine tradition républicaine française).
87Jean-François KERVÉGAN (Univ. Paris 1 Panthéon-Sorbonne / IUF)
88 20. Max WINTER, Hegels Formale Geschichtsphilosophie , Tübingen, Mohr Siebeck, 2015, xvii-209 p.
89 L’hypothèse de départ de cet ouvrage argumenté et à la problématique précise est que la philosophie de l’histoire de Hegel n’est pas tant une philosophie « matérielle » (qui porterait sur le commencement, le déroulement et la fin de l’histoire) qu’une philosophie « formelle » (comme analyse du savoir historique). Une philosophie formelle de l’histoire, dit l’auteur, a plus précisément deux composantes : une investigation « épistémologique » de la référence et de la structure du savoir historique et une investigation « ontologique » du rapport de l’homme à l’histoire. Or l’originalité de Hegel, selon lui, est de ne pas simplement juxtaposer ces deux composantes mais de les articuler.
90 Dans un premier temps, l’auteur examine différentes philosophies de l’histoire postérieures à Hegel qui, dans le néokantisme, la philosophie analytique et la phénoménologie, tendent à dissocier, à l’intérieur du champ formel, l’approche épistémologique et l’approche ontologique. Cela permet, par contraste, de faire ressortir l’intérêt du point de vue hégélien. Dans une deuxième partie, l’auteur se concentre sur les types de savoirs historiques thématisés par Hegel, examinés respectivement dans leurs statuts théoriques et leurs implications épistémologiques. Au-delà des textes bien connus de Hegel sur ce thème, l’auteur a recours, de manière assez originale, aux Leçons sur l’esprit subjectif transmises par Hotho. La troisième partie, quant à elle, porte sur la conception de l’historialité (Geschichtlichkeit) de l’identité subjective. L’auteur utilise ici non seulement la Science de la logique mais aussi la Philosophie de la nature d’Iéna. La quatrième partie porte plus directement sur les Leçons sur la philosophie de l’histoire et les passages correspondants dans l’Encyclopédie et les Principes de la philosophie du droit. La thèse est alors, comme dit plus haut, que la philosophie hégélienne de l’histoire est avant tout une philosophie de la connaissance historique, qui fournit un critère de sélection des problématiques et des contenus historiques pertinents pour la science – ce qui s’argumente notamment à partir de la formule selon laquelle l’histoire du monde est le tribunal du monde. Nous avons également affaire, selon l’auteur, à une théorie non-représentationnelle de la connaissance historique (la Doctrine de l’être pouvant être vue comme une critique radicale de l’idée du maintien du passé). Mais l’analyse déborde largement la question de la connaissance de l’histoire et prend pour objet la subjectivité selon Hegel, en insistant sur le fait que le devenir de l’esprit et le comportement de connaissance à propos de ce devenir s’enracinent l’un et l’autre dans une même historicité fondamentale de la subjectivité.
91 Cet ouvrage a l’intérêt de présenter une thèse forte et claire. Si l’on considère que la question « qu’est-ce que la philosophie ? » peut en effet être vue comme le fil conducteur de la pensée de Hegel, il est difficile de ne pas reconnaître son intérêt. Sa pars destruens est malheureusement moins percutante : car la philosophie de l’histoire de Hegel est aussi une réflexion sur les peuples et leur devenir. Précisément, l’intérêt de la philosophie de Hegel, pourrait-on dire, est de montrer comment les conditions subjectives de la connaissance vraie ne peuvent se comprendre qu’à l’issue du parcours objectif de l’expérience dans son ensemble.
92Gilles MARMASSE (Université de Poitiers)
93 21. Emmanuel RENAULT, Connaître ce qui est. Enquête sur le présentisme hégélien , Paris, Vrin, 2015, 276 p.
94 De Francfort (« la compréhension de ce qui est ») à Berlin (« saisir son temps en pensées »), la philosophie hégélienne aura toujours développé un rapport spécifique à l’actualité et au temps présent. Dans cet ouvrage destiné à faire date, Emmanuel Renault nous livre une « enquête » (le terme, à connotation « deweyienne », n’est sans doute pas innocent venant de sa plume) sur le « présentisme hégélien » entendu comme « une position théorique accordant un primat du présent sur le passé et l’avenir » (p. 11). L’enquête poursuit un double objectif. En revenir au présentisme de Hegel doit permettre, d’une part, de réhabiliter sa conception de l’histoire face aux appels de « retour à Kant » (Ricœur) et, d’autre part, de réexaminer la validité des critiques, tant internes qu’externes, qui ont été adressées au système en termes de clôture du processus historique (la « fin de l’histoire ») et d’absolutisme philosophique (l’histoire ne serait que la manifestation ad hoc de « l’éternel présent » de l’idée absolue). D’un point de vue méthodologique, l’ouvrage concilie avec succès la lecture interne des passages les plus saillants sur le thème du présent chez Hegel (les préfaces de la Phénoménologie et des Principes de la philosophie du droit, l’introduction à l’Encyclopédie) avec une discussion serrée des principaux conflits interprétatifs (dont on regrettera toutefois que Renault ne les étende que rarement au-delà de « l’école hégélienne » des premières générations) et un effort de contextualisation faisant la part belle à l’histoire des idées (l’influence déterminante de l’idéalisme allemand et des philosophies classiques de l’histoire, en particulier Herder, Condorcet et Ferguson) et à l’histoire tout court (l’expérience moderne décisive de la Révolution française et de ses multiples répercussions à l’échelle du continent européen).
95 Renault se montre à la hauteur de ses ambitions. Non seulement il parvient à défendre la pertinence d’une position hégélienne « présentiste » face notamment au « futurisme » kantien ; mais il nous offre aussi (et – on serait tenté de dire – surtout) un point d’entrée résolument original dans le système. À le lire, on se rend compte que la plupart des « grands » philosophèmes hégéliens (la « dialectique », l’« idée », l’« esprit », la « liberté », la « raison ») ne prennent tout leur sens qu’une fois considéré le rapport d’« action réciproque » que Hegel entend instaurer entre le discours philosophique et le présent dans lequel il s’inscrit. Renault nous rappelle que Hegel est sans doute le premier penseur pour qui « tout appartient à l’histoire » (p. 185). Mais la spécificité « spéculative » de son geste réside plus fondamentalement dans le fait que l’historicisation de la philosophie (ainsi que des sciences positives, de la politique, de l’art, de la religion) s’accompagne d’une centralité accordée au présent qui met définitivement au rebut le passéisme (il y a « impossibilité d’accéder au passé d’un autre point vue que celui du présent » (p. 188)) et l’absolutisme (l’« l’éternel présent » renvoyant en fait chez Hegel à « ce qui du passé reste actuel » (p. 191)). Relire, comme le propose ici Renault, l’hégélianisme par le biais de son rapport au présent ouvre une série de pistes prometteuses. Épinglons au troisième chapitre l’interprétation du présent comme « préjugé de l’époque ». La réhabilitation par Hegel du « préjugé » (Vorurteil) ne débouche pas sur un traditionalisme façon anti-Lumières. Au contraire, elle le conduit à poser à neuf le problème moderne de l’autonomie : l’autonomie de la raison, dans ses usages tant théorique que pratique, consiste non pas en une auto-législation formelle (Kant) mais en « un processus de position de ses présuppositions » (p. 85), autrement dit en un travail permanent de la raison, par la voie d’une réflexion immanente, sur ce qui lui est autre. Dans un extrait des Leçons sur la philosophie de l’histoire que l’auteur cite à propos, Hegel souligne d’une belle formule le caractère nécessairement médiatisé du processus d’autonomisation : « le chemin de l’esprit est la médiation, le détour » (p. 200). La non-contemporanéité, le détour, la médiation, ce sont là précisément les traits qui caractérisent une raison philosophique « spéculative » qui, ayant abandonné toute prétention à la « pureté », se confronte au présent historique en tant que résultat d’un lent développement de l’esprit et de moments de crises et de transitions. À la fin de l’ouvrage, Renault, estimant que travail de contextualisation et travail d’actualisation en philosophie doivent aller de pair, en tire des conclusions pour « un autre modèle de critique sociale » (p. 263) qui, face au renouveau actuel du normativisme abstrait et du jusnaturalisme, serait fondé sur le « diagnostic historique » et la « critique immanente » de son temps.
96 Terminons par une remarque critique qui n’enlèvera rien à la richesse de l’enquête dans son ensemble. Renault n’accorde que peu de place à la thématique du présent telle qu’elle se dégage à partir des réflexions de Hegel sur la « religion accomplie ». Il ne l’aborde à vrai dire qu’indirectement quand, au septième chapitre, il insiste avec Bruno Bauer sur le sens éminemment dynamique de la tripartition de l’esprit absolu. Une fois dynamisés les rapports entre art, religion et philosophie, la thèse controversée d’une « mort de l’art » suite à sa désacralisation peut être renversée en celle de l’art moderne comme « avenir de la religion ». Renault fait en revanche complètement l’impasse sur les longs passages dans lesquelles Hegel traite tour à tour de la libre incarnation divine en la « présence absolue » de cet homme-ci, de la négativité de sa mort, de la communauté des croyants qui se remémorent sans cesse l’événement passé. Ces passages de sa philosophie de la religion apparaissent aujourd’hui comme datés (pour ne pas dire « péremptoires »…). Mais ils demeurent incontournables si l’on souhaite correctement saisir le rôle essentiel qui, selon Hegel, a été celui du christianisme (en tant que « religion de la liberté subjective ») dans l’avènement de la modernité, ainsi que l’idée, d’origine théologique, symbolisée par la fameuse image de la rose poussant sur la croix du présent, de la « réconciliation avec ce qui est », dont on peut légitimement considérer qu’elle constitue le fin mot (même si ce n’est pas l’unique ni le dernier) du « présentisme hégélien ».
97 Louis CARRÉ (F.R.S.-FNRS, Université libre de Bruxelles)
98 22. Gilles MARMASSE, L’histoire hégélienne entre malheur et réconciliation , Paris, Vrin, 2015, 410 p.
99 « Comment écrit-on l’histoire ? » Dans la diffusion en France de la philosophie de l’histoire de Hegel, La Raison dans l’histoire (sélection et traduction de Papaioannou, UGE, 1965), qui a joué un rôle inaugural majeur, débutait par cette question – qui est tout sauf une méthodologie à l’usage des historiens. Que le superbe traité de Gilles Marmasse aborde la philosophie de l’histoire par un chapitre à ce sujet rendra donc un écho familier quasi immédiat à la plupart des lecteurs francophones de Hegel. En même temps, il projette ce lecteur in medias res. Puis, au long des quatorze chapitres d’une revue magistrale du propos hégélien, le ton professoral, au meilleur sens du terme, reste direct, simple et clair, sans jamais de simplification excessive, avec toujours le support d’un choix impeccable de textes.
100 Dès l’introduction, les sources du propos sont délimitées : Marmasse traite la philosophie de l’histoire au sein du « système » en son état final, dans la philosophie de l’esprit de l’Encyclopédie et dans les leçons sur la philosophie de l’histoire, dont il est spécialiste reconnu (voir chez le même éditeur L’histoire, dirigé en 2010 et ses traductions dont l’Introduction aux Leçons sur l’histoire de la philosophie, 2004, et au « Livre de poche », sa participation au collectif La philosophie de l’histoire, 2009). Marmasse cadre l’investigation et en fournit l’appareil bibliographique en fin de volume. Si la Phénoménologie, par exemple, n’est pas abordée, cela est expliqué. Et le propos, délibéré, est brillamment justifié tout en ménageant une approche progressive vers l’ensemble des thèmes majeurs.
101 Quoique les chapitres s’égrènent sans division en parties, trois ensembles se font jour : après l’historiographie (pour ainsi dire) au chapitre I, la place que les thèmes historiques occupent dans le système est expliquée en trois chapitres : « l’histoire et le devenir systématique », « l’histoire comme moment de l’esprit », « le peuple, l’État, les individus » (notons le pluriel). Puis les termes forgés par Hegel et qui sont passés dans le vocabulaire font l’objet d’un cours de la meilleure facture qui les rend à leur sens d’origine dans les textes cités à profusion (avec une attention louable à la traduction) : l’« enjeu de l’histoire » (chapitre V) traite du progrès, compare Hegel et Kant (comparaison qui revient passim par exemple quant au « plan caché de la nature » dont Hegel se distingue, p. 184 sq.). L’histoire manifeste en somme le « tribunal » qu’elle établit (thème traité quoique sans chapitre dédié). Suivent la « raison dans l’histoire » (VI), la « ruse de la raison » (VII), « le grand homme » (VIII), la « fin de l’histoire » (IX). Les moments du devenir des peuples sont ensuite déployés : Orient sublime et puéril (X), Grèce libre (XI), Rome impériale, prosaïque et brutale (l’auteur semble épouser sur elle le point de vue sévère de Hegel) (XII), enfin (chapitres XIII et XIV) le monde germanique – un terme lu comme synonyme d’« européen », ce qui se justifie pleinement, mais rend songeur.
102 Les chapitres suivent alors les leçons hégéliennes : cet enchaînement a des raisons nécessaires qui ont trait au développement interne de l’esprit. C’est la nature de cette nécessité qui est déploiement (inéluctable) de la liberté. La présentation de Marmasse l’éclaire de questionnements et de récapitulatifs aux formulations heureuses (p. 35, p. 65, p. 156 entre autres) avec grande érudition dénotée, parfois, au détour d’une note par un adverbe coquet (qu’on songe « évidemment » à la lettre de saint Paul à Philémon, p. 232). Surtout, foin des idioties sans nombre proférées à l’encontre du maître ! De même l’interprétation « fantaisiste » de Kojève « pas dépourvue d’intérêt philosophique » (p. 225) ou celle « infidèle » de Fukuyama « qu’il serait vain de discuter » (p. 226) mais qui figure donc bien dans l’ouvrage, et y est traité avec justesse. Car une source majeure d’erreur fut (et reste) de méconnaître la nature de la raison, qui n’écarte pas la contingence, mais la fait reculer. Ce déploiement, qui rend le rationnel réel (et inversement), est traité avec brio par l’auteur, dont l’hommage à la mémoire de Bernard Mabille (à qui l’ouvrage est dédié) montre que notre défunt collègue a inspiré de toute évidence pour partie son hégélianisme.
103 Les chapitres terminaux sur les peuples que l’esprit porte (et qui portent l’esprit) suggèrent des réflexions nombreuses, impossibles à donner ici. Pour notre part, disons un mot de l’Orient : pour être devenu, au hasard (?) de rencontres (et de programmes européens), connaisseur de ses parts extrêmes (et non extrémistes), quelles qu’aient été les lacunes du savoir à l’époque de Hegel, sa saisie conceptuelle de la Chine (et de son aire d’influence) nous a souvent servi, certes pas pour ses données périmées mais pour comprendre nos propres expériences lointaines. Le « professeur des professeurs » de Berlin parlait d’or – cette parole est ici fidèlement et agréablement restituée.
104 De part en part de sa monographie, de manière inlassable et pédagogique, Marmasse décrit, cite, corrige les erreurs d’interprétation, dénonce raccourcis et simplifications causes d’assertions hâtives de commentateurs maladroits ou d’une « doxa » mal ou dés-informée. Là où il deviendrait monotone, il s’autorise à donner ses positions, toujours excellentes à débattre, avertissant honnêtement des positions alternatives défendables au vu des textes. Nous en soutenons d’ailleurs certaines ; les discuter ici serait trop long et, comme elles s’appuieraient notamment sur des œuvres sciemment laissées de côté ici, hors-sujet. L’auteur reste dans le sien, jamais laborieux, sinon toujours passionnant.
105 Parmi l’outillage du « parfait hégélien du système » dont ce volume fort recommandable fait disposer ses lecteurs, on regrettera l’absence d’un index qui l’eût servi. Quelques « typos » seraient à éliminer pour une facture impeccable (« avoir être ajouté », p. 168, « offence » p. 231 etc.). Mais le caractère de vade mecum précieux du volume n’en est pas moindre pour des lecteurs que nous lui souhaitons (pour eux) nombreux.
106 Gilles CAMPAGNOLO (CNRS)
G. Esthétique et religion
107 23. Andreas ARNDT, Günter KRUCK, Jure ZOVKO (Hrsg.), Gebrochene Schönheit, Hegels Ästhetik – Kontexte und Rezeptionen , Berlin, Akademie-Verlag, Hegel-Jahrbuch Sonderband 4, 2014, 224 p.
108 Texte dont l’établissement problématique augmente l’intérêt, l’Esthétique ne cesse d’être relue et commentée. Le titre même de ce volume montre qu’il ne prolongera pas le cliché scolaire d’un Hegel centré sur le classicisme antique. Vrai, car jamais partial, l’art est bien l’accomplissement du concept et de sa réalité sous une belle forme, mais il ne le fait jamais que sous l’aspect d’une forme partielle de la vérité. On insiste donc sur le paradoxal pluralisme de l’art lié à l’appétence de l’esthétique pour le concret et même le détail (N. Delija Trešćec, en anglais), en particulier sur la poétique du roman, genre problématique, écartelé (W. Voßkamp) : car la contingence se trouve aussi, nécessairement redoublée à titre de présupposition du discours sur l’art et de l’art même, au péril de leur unité (G. Kruck). En tant que la philosophie de l’Esprit absolu même repasse par la beauté naturelle (B. Hilmer), l’art comme confrontation avec la nature, « l’autre de l’Esprit » selon Hegel, est le lieu de la réflexion sur le système sous son aspect concret, et sur les œuvres particulières saisies dans leur abstraction. Le regard philosophique met donc au jour la contradiction interne au jugement de goût, parfois à ses dépens (M. Wischke). L’ouvrage se concentre justement, en effet, sur le problème que la beauté pose au système de Hegel, mais à partir du double prisme de son contexte et de sa réception : Dilthey, Gadamer, Danto, Hinrich (I. Boldyrev) ; Adorno (A. Arndt) ; Forster, Vischer, Rosenkranz (N. Hebig) ; Hotho et Ruge, menant à l’idée d’user de l’esthétique pour remonter, en amont de l’art, à la culture même qui lui donne naissance (B. Collenberg-Plotnikov). Face aux nœuds gordiens du système que sont le caractère double de la beauté, à la fois idée du beau et conscience de soi de l’Esprit (W. Jaeschke), ou le dépassement de la beauté par la vie éthique ouvrant sur la persistance de la créativité (J. Zovko), la « fin de l’art » se révèle un instrument de lecture historique (D. Liebsch). On lie ainsi la pensée de Hegel aux temps passés et à sa réception psychanalytique (W. Bergande). L’article introductif de C. Iber insiste en effet à juste titre sur la triple dimension de l’œuvre esthétique de Hegel, à la fois programme, système et herméneutique. On rappelle que Hegel était déjà contre l’idée d’une esthétique qui serait partout et donc nulle part, pour souligner l’intérêt de lire cet autre Hegel en un temps où le post-modernisme invite à la déconstruction. Soulignant tout à la fois l’absence de théorie dominante en Esthétique aujourd’hui et la rupture de « continuité problématique » entre le temps de Hegel et le nôtre, on établit ainsi en un paradoxe la valeur des intermittences de la beauté hégélienne pour penser notre temps.
109 Julien LABIA (CPGE, ÉSAAB)
110 24. Julia PETERS, Hegel on Beauty , New York & London, Routledge, 2015, 161 p.
111 L’ouvrage consiste à interroger, à l’aide de Hegel, le statut de la beauté dans la modernité et son lien à la « fin de l’art » en évitant à la fois une posture néoclassique visant à réduire le beau à son moment historique grec ancien, d’une part, et le simple renoncement à la conception qui préside à la forme d’art classique, d’autre part. L’auteure veut défendre l’idée que, pour Hegel, la beauté ne se réduit pas à l’art, qu’elle n’est pas non plus quelque chose de purement historique. Elle développe de ce fait une conception fondée sur le paradigme de l’individu humain, qui emprunte à l’anthropologie autant qu’à l’esthétique. Plusieurs angles sont alors appréhendés dans les cinq chapitres du livre formant deux parties : la première partie s’attache à la conception classique proprement dite ; la seconde partie traite, au contraire, des conditions de la beauté dans la période post-classique en montrant, à l’aide d’une analyse de la tragédie grecque, que la conception classique elle-même procède d’une tension interne. L’auteure ayant suggéré que la souffrance est centrale pour comprendre l’art romantique (chrétien), elle achève son livre de façon nécessairement aporétique sur la question de la peinture hollandaise, où elle avoue sa perplexité devant le texte hégélien.
112 Il ne s’agit toutefois pas, dans ce livre, d’une approche d’ensemble des cours d’esthétique comme pourrait le laisser présumer le titre. Le concept de beauté permet plutôt de relier diverses études, dont certaines ont été publiées séparément, introduisant éventuellement à des approches éthiques. On trouvera peu de choses, par exemple, sur l’Idée proprement dite, sur la forme d’art symbolique, et rien sur la difficile question du beau dans la musique. La méthode consiste dans l’analyse de certains textes ciblés, à commencer par l’Encyclopédie. Les cours d’esthétique sont lus dans le texte à partir des nouvelles publications (les cours de 1823 et 1826 avec néanmoins de nombreux recours à Hotho). Il est prêté également une grande attention à la discussion des commentateurs contemporains (ou du moins aux auteurs anglophones ou germanophones) et ce n’est pas le moindre mérite de cette étude. L’ouvrage dans son ensemble est clair, sérieux et précis, il est aussi partiel et assez court, ce qui peut également être une qualité.
113 Alain Patrick OLIVIER (Université de Nantes)
114 25. Friedrick HERMANNI, Burkhard NONNENMACHER, Friedricke SCHICK (hrsg.), Religion und Religionen im Deutschen Idealismus , Tübingen, Mohr Siebeck, 2015, 592 p.
115 Cet imposant livre collectif est le fruit d’un colloque qui s’est tenu à Tübingen du 7 au 10 octobre 2014. Organisé par la Faculté de Théologie et par le Stift, il s’attelait à une question précise dans un corpus précisément délimité : la question du rapport entre la pluralité des religions et leur égale prétention à détenir la vérité, chez Schleiermacher, Hegel et Schelling. Les vingt et une études qui composent cet ouvrage, dont l’écrasante majorité est écrite en allemand, ont le double mérite de traiter cette question – qui, à notre connaissance, n’a jamais fait l’objet d’un livre à part entière dans le champ historique de l’idéalisme allemand – et, pour ce faire, de proposer divers angles d’attaque et divers lieux de réponse chez chacun de ces auteurs.
116 La première partie porte sur Schleiermacher. L’attention est d’abord centrée sur la manière dont ce dernier, dans ses fameux Discours sur la religion, fait dériver de son concept de religion le pluralisme religieux : Richard Crouter montre que Schleiermacher développe une théorie de l’émergence des religions à la faveur d’une intuition première à l’origine de leur vision respective du monde, et en même temps rejette tout postulat relativiste puisqu’il fournit un principe permettant de distinguer la religion vraie ou idéale des formes de religion moins idéales ; Christian König propose, quant à lui, de mettre en évidence le caractère « inclusiviste » de cette théorie de la religion en montrant tour à tour que le concept schleiermacherien de religion dépend d’une théorie de la conscience humaine, et inclut en même temps, et de manière nécessaire, l’idée de pluralité – la religion ne peut pas exister autrement que dans une pluralité des religions positives – et de processualité – dont le moteur n’est pas le sujet humain mais le plan surnaturel de l’infini lui-même, et dont le but est le christianisme en tant que sa valeur suprême inclut elle-même la valeur respective des autres religions. Les deux études suivantes s’appuient sur d’autres textes de Schleiermacher pour mettre en perspective sa thèse de la pluralité du phénomène religieux avec sa théorie ou doctrine de la foi et sa théologie (Wilhelm Gräb), ainsi qu’avec sa conception de l’historicité de la conscience que l’homme prend de la vérité (Eilert Herms).
117 Dans la seconde partie, consacrée à Hegel, l’étude d’Ulrich Schlösser est centrée sur le concept d’esprit tel qu’il est déployé dans la Phénoménologie de l’esprit : il s’agit de voir comment la religion est l’une des directions de la philosophie hégélienne de l’esprit, ce dernier n’étant pas en effet uniquement la puissance cognitive et volitive de l’homme mais étant également le Dieu actualisé et en tant que tel facteur de réconciliation. Trois des études suivantes concentrent leur attention sur ce que Hegel appelle, dans ses Leçons sur la philosophie de la religion, la religion « déterminée » comme réalisation du concept de religion, la première en partant du concept d’Absolu (Burkhard Nonnenmacher), la seconde en scrutant la processualité et la polymorphie de la conscience religieuse (Friedrich Hermanni), la troisième en montrant le profit que l’on peut tirer de ce que Hegel développe dans la deuxième partie de ses Leçons touchant les différentes religions non chrétiennes comme formes manifestant les moments du concept (Thomas A. Lewis). L’étude de Martin Wendte pose la question du pluralisme religieux dans son rapport avec l’inclusivisme et le relativisme, en partant de Hegel et en lui opposant « l’opacité » de l’identité du concept et de l’être telle qu’on peut la trouver chez le dernier Schelling. Deux autres études mettent en rapport sa conception de la religion avec l’inspiration théologique de sa philosophie (Roberto Vinco), ainsi qu’avec son approche de la foi, du pardon, de la mort et de la vie éternelle (Stephen Houlgate).
118 Dans la troisième partie, consacrée à Schelling, il est d’abord question des premiers développements que l’on trouve sous sa plume sur le fait religieux : l’étude de Paul Ziche éclaire ces développements grâce à un examen de la critique schellingienne du réalisme de Jacobi ; Jan Rohls part, quant à lui, du dialogue de Schelling avec Schleiermacher pour éclairer le fait qu’il pense la religion en rapport avec l’art et la mythologie. Les cinq études suivantes portent toutes sur la manière dont le dernier Schelling développe sa conception de l’histoire religieuse de la conscience humaine en vue et au service de sa philosophie proprement positive : Wilhelm G. Jacobs explore le sens et la portée du « processus théogonique » comme vie de Dieu, non pas seulement dans l’acte de création mais également dans la conscience humaine comme conscience religieuse ; Stefan Gerlach scrute le statut, l’origine et le contenu de la conscience religieuse en partant du concept proprement schellingien de l’esprit absolu ; Jens Halfwassen propose de mettre en évidence la vérité à l’œuvre dans la mythologie en dépit et au-delà de la fausseté des rapports que celle-ci manifeste de la conscience au Dieu ; Amit Kravitz fait le point sur le statut malaisé que Schelling reconnaît à la religion juive, non seulement au regard de ce qu’est le monothéisme, mais aussi au regard de la mythologie et de la Révélation, en montrant que ce flottement tient à sa nature même de religion « en suspens ». Enfin, Thomas Buchheim s’attache à éclaircir un motif important mais très peu étudié du tout dernier Schelling, celui de la « religion philosophique » qu’on trouve dans son Introduction à la philosophie de la mythologie, à propos de laquelle il propose une série de huit thèses qui permettent de cerner son statut non seulement en rapport avec la science philosophique, la rationalité et la philosophie positive de Schelling, mais aussi en rapport avec le christianisme et l’histoire tout entière de la conscience religieuse.
119 L’ultime partie de l’ouvrage ouvre des perspectives historico-systématiques sur le traitement que l’idéalisme allemand a réservé au phénomène religieux, Christoph Schwöbel en étudiant sa réception par le théologien et philosophe protestant Friedrich Brunstäd (1883-1944), Friedrike Schick en l’inscrivant dans une plus large perspective pour demander si ce traitement ne vient pas substituer à la théologie rationnelle des deux siècles précédents une véritable « philosophie des religions », Henning Tegtmeyer en confrontant Schleiermacher, Hegel, Schelling sur cette question centrale et directrice qui permet de mesurer l’intérêt de ce livre : de quelle vérité les religions sont-elles porteuses en leur pluralité ?
120 Alexandra ROUX (Université de Poitiers)
H. Hegel en dialogue
121 26. Béatrice LONGUENESSE, Hegel critique de la métaphysique , Paris, Vrin, 2015, 378 p.
122 Ce livre est la traduction française de Hegel’s Critique of Metaphysics (2007), recensé par Bernard Mabille dans le Bulletin 2009, et qui lui-même était une traduction augmentée du commentaire de la Logique de l’essence publié sous ce même titre en 1981. Le fait d’avoir « traversé dans les deux sens la Manche et l’Atlantique » n’a rien enlevé de sa justesse à ce travail désormais classique, dont il est heureux que le public francophone puisse désormais disposer en son entièreté. La Préface à l’édition anglaise offre un éclairage précieux sur l’itinéraire de Longuenesse, qui l’a conduite à revenir de Hegel à Kant (avec son grand livre sur la Critique), puis à se mesurer de façon créative aux interprétations anglo-saxonnes du hégélianisme, alors en plein renouveau. Des deux chapitres ajoutés dans l’édition anglaise, l’un (« Hegel lecteur de Kant sur le jugement ») avait été publié dans Philosophie en 1992 ; l’autre (« Kant et Hegel sur le concept, le jugement et la raison ») était inédit en français. La lecture de ce texte se recommande absolument, à la fois par la contribution qu’il apporte à l’éternel débat « Kant oder Hegel ? » et par l’éclairage qu’il apporte sur l’évolution philosophique d’un auteur dont on continuera d’admirer la clarté, la précision et la rigueur.
123 Jean-François KERVÉGAN (Univ. Paris 1 Panthéon-Sorbonne / IUF)
124 27. Wayne DEAKIN, Hegel and the English Romantic Tradition , London, Palgrave Macmillan, 2016, 198 p.
125 Au vu du titre, on s’attendrait à une étude de l’influence de Hegel sur la tradition romantique britannique. Le parti pris de l’auteur est pourtant tout autre. Il s’agit pour lui de lire le potentiel de quatre grandes figures du romantisme anglais : Coleridge, Wordsworth, P.B. Schelley et Mary Shelley à travers une confrontation avec la philosophie de Hegel et, plus singulièrement, avec la théorie de la reconnaissance sociale qu’elle développe.
126 Si l’auteur a raison de faire valoir le potentiel philosophique des romantiques anglais, il est dommage qu’il le fasse au détriment de la philosophie de Hegel dont il réduit le concept de reconnaissance à son aspect social. Il est à déplorer par ailleurs que l’auteur utilise sans souci critique l’édition de Hotho des leçons sur la philosophie de l’art, ignorant les travaux éditoriaux remarquables accomplis ces derniers temps dans le cadre du Hegel-Archiv de Bochum. Certes, on ne peut que se réjouir de voir proposer une nouvelle lecture du romantisme anglais qui synthétise les différentes tendances structurant la littérature secondaire sur le sujet. On regrettera toutefois que, dans sa confrontation à Hegel, l’auteur en reste souvent à des généralités, par exemple quand il interroge, à partir des romantiques, le rapport hiérarchique de l’art, de la religion et de la philosophie, sans voir les subtilités qui nuancent ce rapport chez le philosophe allemand. On regrettera également le caractère rhapsodique du livre, qui procède par analyses successives d’œuvres sans toujours montrer un développement argumentatif continu.
127 En conclusion, si le livre, dans le détail, apporte des éclaircissements intéressants sur certains enjeux des œuvres de Coleridge, Wordsworth, P. B. Shelley et M. Shelley, on ne peut s’empêcher de se demander pourquoi avoir substitué, à une étude du contexte montrant la raison et les enjeux de l’influence allemande chez les romantiques anglais, une grille de lecture fondée sur une appréhension assez superficielle de la philosophie hégélienne.
128 Guillaume LEJEUNE (Université de Liège)
129 28. Michael QUANTE & Amir MOHESNI (Hrsg.), Die linken Hegelianer. Studien zum Verhältnis von Religion und Politik im Vormärz , München, Wilhelm Fink, 2015, 263 p.
130 Sous ce titre, les actes du colloque organisé en 2012 par les éditeurs traitent à la fois d’hégéliens de gauche et de jeunes-hégéliens. Comme l’indique sa préface, l’ambition de l’ouvrage est simultanément philologique et actualisante. L’histoire de la philosophie n’en est pas pour autant abandonnée, la plupart des articles s’attardant particulièrement sur le rapport des auteurs étudiés à Hegel, afin de souligner que leurs utilisations critiques de l’hégélianisme ne peuvent être réduites à une mécompréhension ni à une rupture, documentant ainsi la réception de Hegel dans les décennies consécutives à sa mort.
131 L’ouvrage est ainsi ouvert par un remarquable article de Siep consacré à l’un des principaux contenus de l’hégélianisme dont l’ambiguïté et la réception provoquent la scission entre gauche et droite : la philosophie de la religion et le rapport entre religion et État. Soulignant que cette scission détermine encore pour partie les lectures contemporaines de Hegel, Siep reconnaît cette ambiguïté, remarquant toutefois que, chez Hegel, c’est seulement en tant qu’il est spéculativement conceptualisé que le christianisme est estimé vrai et peut valoir comme « un fondement de l’État ». Suivant ce texte, un très riche article de Waszek présente en Gans, « le “plus jeune” des vieux-hégéliens », une figure préliminaire aux divisions de l’École hégélienne, et montre sa place centrale dans l’émergence d’une lecture libérale de Hegel. Deux autres articles traitent de figures plus éminentes dans les années 1830 : ceux de Mohseni, consacré à Strauss, et de Schweikard sur les Prolégomènes à l’historiosophie de Cieszkowski, éclairant le caractère de systématisation « conséquente » de l’hégélianisme que revêt le projet historiosophique. Les autres articles traitent d’auteurs proprement jeunes-hégéliens. L’ouvrage contient ainsi deux articles sur Ruge. L’article très actualisant de Breckman applique à Ruge l’identification par Abensour d’un « moment machiavélien » chez Marx en 1843, lecture dont il n’interroge toutefois pas la pertinence. Rojek, présentant la philosophie rugéenne, partage sa problématique, l’alternative entre réforme et révolution, avec l’article que Schmidt am Busch consacre à la contribution de la réception des saint-simoniens et de Fourier à la « radicalisation » politique des hégéliens, s’attachant à distinguer les phases de la réception hégélienne des socialistes français et, d’une manière plus contestable, à identifier un fouriérisme implicite des Manuscrits de 1844. Marx est ainsi abordé dans des articles plus généraux. L’important article de Tomba sur la polémique entre Bauer et Marx à propos de la question juive souligne finement la continuité partielle entre leurs positions. Enfin, un article de Brudney reconstruit, dans les théories de la sensibilité de Feuerbach et du Marx de 1844, une théorie du « point de vue ». Le second article sur Bauer, de Moggach, revient sur la critique de Feuerbach et Stirner par Bauer, et le second article sur Feuerbach, de Mooren éclaire les continuités entre L’essence du christianisme et la philosophie hégélienne de la religion. Hess est l’objet d’une contribution de Derpmann distinguant ses modèles successifs de critique de la propriété. L’ouvrage s’achève sur un article de Quante sur Stirner et ses critiques. L’exposition de ce conflit est mise au service d’une critique du rejet de tout perfectionnisme dans la philosophie libérale contemporaine. Le sommet d’un tel libéralisme serait incarné par l’« absurdité » (appréciation peu argumentée ici) de Stirner.
132 En traitant le jeune hégélianisme à partir de ses figures principales, ce collectif en propose une présentation marquante, complémentaire d’approches plus globales saisissant la gauche hégélienne et le jeune hégélianisme en tant que mouvements dotés de logiques collectives propres. Par la réunion d’une partie des recherches menées ces dernières années, l’ouvrage vaut à la fois comme contribution et témoignage de la vitalité de ce champ d’études en développement.
133 Pauline CLOCHEC (Université de Dijon)
134 29. Andreas ARNDT, Geschichte und Freiheitsbewusstsein. Zur Dialektik der Freiheit bei Hegel und Marx , Berlin, Eule der Minerva, 2015, 167 p.
135 L’ouvrage se propose de considérer à nouveaux frais le rapport de Marx (M.) à Hegel (H.). L’A. commence ainsi par décrire une certaine interprétation marxiste de ce qu’il appelle la « Hegel-Maschine » : la sphère de la société civile, comme domaine d’individus animés par des besoins propres, mais également porteurs de droits, contribue au mouvement historique vers la conscience de la liberté, mais la dynamique qui lui est propre menace l’unité politique. Intervient alors le « matérialisme dialectique » pour réparer la Hegel-maschine en dépassant la conception juridique et formelle de l’égalité et de la liberté dans l’élaboration de droits proprement sociaux. L’A. s’attache à réfuter cette représentation en montrant d’un côté que H. a conscience des difficultés que pose la sphère de la société civile dans son rapport à l’État et, d’un autre côté, que M. maintient l’aspiration à la liberté individuelle comme part constitutive de l’émancipation sociale.
136 L’A. mène sa démonstration à travers trois grands thèmes. Le premier concerne la liberté et son caractère historique : H. propose-t-il une histoire de l’avènement à la conscience de la liberté, ou bien de sa réalisation effective ? Dans le premier cas, M. dépasserait H. en orientant la réflexion sur les moyens de faire advenir la liberté. L’A. répond que le concept d’esprit désigne, à travers l’auto-saisie du concept comme liberté, le mode de réalisation même du principe. Il retrace le débat qui a occupé la réception de la pensée hégélienne, en distinguant radicalement, par une étude minutieuse, le point de vue des jeunes-hégéliens et celui de M. H. et M. s’accordent sur le fait que la philosophie n’a pas à fixer un devoir-être idéal auquel la réalité aurait à se conformer. Le principe ou le telos du devenir doit être tiré de la compréhension même du réel. En revanche, M. se séparerait de H. en ce que la philosophie ne peut se contenter d’être une corroboration a posteriori du réel.
137 Le deuxième thème concerne le rapport entre société civile et État, et le rôle du droit dans l’avènement de la liberté. Si H. considère la sphère de la société civile comme une condition nécessaire de la juridicisation de la liberté, il est également conscient des menaces qu’elle implique, car la pauvreté qu’elle engendre peut constituer un obstacle dans l’accès à la liberté politique. Cet aspect constitue un point de convergence de H. et de M., la différence résidant en ce que H. ne présente pas de remède à cette situation. L’écart est encore plus marqué dans la critique que M. adresse au rapport entre société civile et droit comme relevant d’une illusion : le fait qu’une partie des membres de la société civile soient privés de la propriété des moyens de production n’est pas une caractéristique accidentelle, mais un élément constitutif de l’ordre social et juridique décrit par H. L’A. rappelle cependant que M. attribue au droit un rôle dans la réalisation de l’émancipation sociale : la loi reste la condition de l’existence effective de la liberté, même si elle est le produit de rapports matériels, et non spirituels.
138 L’A. termine son étude par un examen des conceptions de la dialectique propres à H. et à M. Il réfute la critique marxienne de la conception hégélienne de la dialectique et de la logique en montrant une proximité dans la conception du rapport ente le concept et l’effectif, au sens où la philosophie a pour but de rendre compte (et non pas seulement de postuler) de quelle manière le réel peut accéder à la conceptualisation. L’ouvrage se conclut enfin par une reprise de la problématique de la conscience et de l’effectuation de la liberté. La lutte pour la réalisation de la liberté produit continuellement le besoin d’une auto-compréhension humaine, dans l’art, la religion ou la philosophie. C’est sur ce fondement qu’une nouvelle appréciation des rapports entre hégélianisme et marxisme devient possible.
139Jean-Christophe LEMAITRE (Lycée français de Lisbonne)
140 30. Henriette HÜBNER, Dialektik als philosophische Theorie der Selbstorganisation. Hegel und Marx in aktuellen Auseinandersetzungen , Berlin, LIT Verlag, 2014, 800 p.
141 La thèse d’Henriette Hübner enrichie d’une partie de discussion critique se propose un but ambitieux. Avec les théories de Hegel et de Marx doit se développer un modèle contemporain de totalité concrète, qui se distingue tant de conceptions scientifiques particulières que d’une pensée systémique de type déterministe. Le noyau de la conception est une théorie matérialiste de l’auto-organisation de l’absolu, d’une totalité qui se concrétise. Pour la détermination de celle-ci, matérialisme historique et matérialisme dialectique doivent être réunis. Ce vocabulaire montre, à lui seul, que l’orientation d’Hübner suit étroitement le marxisme traditionnel. Cette orientation va de pair avec un choix unilatéral de références, qui semble largement arbitraire et obsolète. Avec la théorie de la réflexion de Lukács, les travaux de Treptow sur Marx et la philosophie de la nature de Hörz est affirmée l’actualité de théories que l’on ne pourrait guère introduire immédiatement dans les débats actuels. Ce choix, associé à une critique sévère des positions opposées, expose Hübner au reproche de faire preuve de parti-pris sur le plan politique. Ce qui renforce ce soupçon, c’est notamment la partie annexe consacrée à la discussion. La confrontation porte ici, à côté de la philosophie analytique, sur la théorie critique (marxiste) et la Neue Marx Lektüre considérée comme le prolongement de celle-ci. Les deux approches marxistes sont rejetées de façon simpliste par Hübner comme une pure forme nihiliste de la critique de la totalité ; elles auraient oublié le rapport à la matière et à la nature et auraient expulsé toute logique et toute raison des énoncés sur l’appropriation. À cet égard, le rejet qu’oppose Hübner aux positions qu’elle juge « révisionnistes » ne demeure jamais dans l’ombre. Toutefois, la critique, souvent polémique, n’est mise en œuvre qu’à propos de travaux isolés – parfois simplement de courts textes introductifs – de ses adversaires. Un débat détaillé avec des approches relevant des courants contestés qui traitent directement du même ordre de problèmes – par exemple le travail de Schmidt sur la philosophie de la nature marxienne – a été négligé malgré leur proximité, ce qui amène le débat productif avec les positions opposées à céder la place à un pseudo-débat.
142 L’appel insistant de Hübner en faveur d’une revitalisation d’une théorie matérialiste-dialectique tranche agréablement avec les travaux philosophiques spécialisés. Mais le caractère inconsistant du mode d’argumentation ruine le grand projet. Restent de nombreuses réflexions sans doute intéressantes dans le détail, mais dont le lien, en opposition complète avec l’ambition affichée, demeure obscur.
143Andreas GIESBERT (Ruhr-Universität Bochum / The University of Kansas) (trad. J.-M. B.)
144 31. Claire PAGÈS, Hegel & Freud. Les intermittences du sens , Paris, CNRS Éditions, 2015, 411 p.
145 Ce livre, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2010 à l’université Paris-Ouest Nanterre-La Défense, entend proposer une lecture croisée des œuvres de Hegel et de Freud afin de faire valoir la puissance d’explication de leurs pensées – dont le cœur est d’après l’auteur à chercher dans le concept de négativité – relativement aux phénomènes dont la détermination commune fournit au livre son sous-titre : les « intermittences du sens » (p. 15). Ruptures, discontinuités, différences, répétitions, déraillements, dysfonctionnements, dont la suite de l’ouvrage déploie un certain nombre de figures, sont – c’est la thèse de l’ouvrage – adéquatement pris en charge par ces pensées de la négativité (dialectique ou psychique) en tant que celles-ci permettraient d’en prendre la pleine mesure tout en en réinscrivant la puissance d’écart dans une tentative jamais abandonnée de restituer, voire de produire, malgré tout, quelque chose comme le (ou du) sens.
146 Afin de promouvoir la négativité comme opérateur de construction d’une pensée complexe du sens capable de faire droit au non-sens en ses diverses figures, l’auteur, après une brève introduction, s’emploie d’abord (ch. 1) à élucider le concept de négativité (et en particulier son introduction dans la psychanalyse freudienne, où il ne se trouve pas verbatim). Elle tente ensuite (ch. 2 à 5) un inventaire raisonné des critiques adressées aux pensées de la négativité, à qui d’aucuns ont pu reprocher une commune incapacité à prendre au sérieux ces formes du non-sens ici ordonnées en trois rubriques : la « dysfonction », la « dis-fonction ou différence » et l’« automatisme » ; qu’elles soient visées par des critiques similaires est même ce qui incite à les rapprocher. Elle se propose finalement (ch. 6 à 8) de répondre point par point à ces critiques pour manifester la fécondité de l’abord, tant hégélien que freudien, du sens comme travaillé par le négatif.
147 Comme le revendique l’auteur, la possibilité même d’une telle entreprise repose sur un « coup de force » (p. 16), en réalité double, puisqu’il ne va de soi, ni d’interpréter l’œuvre de Freud à partir d’un concept qui ne s’y trouve pas explicitement constitué (l’auteur s’appuie sur le travail d’André Green pour défendre une telle lecture de Freud et lever cette difficulté), ni de rapprocher la « négativité psychique » ainsi reconstruite de la négativité hégélienne. On peut regretter que l’introduction ne s’attarde pas plus longuement sur les préalables méthodologiques de ce travail, et notamment sur la question de la différence de régime entre les discours spéculatif et psychanalytique. La suite de l’ouvrage donne cependant corps et sens à ce rapprochement, et fait régulièrement le point, en introduction et en conclusion de chaque développement, sur ce qui réunit les deux pensées étudiées, tout en respectant leurs différences.
148 En ce qui concerne plus spécifiquement Hegel, trop de lieux décisifs de sa pensée sont parcourus au fil de l’ouvrage pour que l’on puisse en rendre un compte détaillé. On doit en tout cas insister sur la clarté, jamais démentie, dont fait preuve l’auteur dans tous ses développements. Indiscutable est le rôle central ici accordé à la négativité, et remarquable l’effort fourni par le premier chapitre pour en caractériser précisément le fonctionnement et les figures, jusqu’à en décrire (p. 75 sq.) les « lois » ; c’est ensuite à en souligner l’actualité qu’est consacrée la suite de l’ouvrage. Cela implique de répondre aux objections qui ont pu, au XIXe et surtout au XXe siècle, lui être adressées. C’est pourquoi l’hégélien trouvera dans cet ouvrage un utile bréviaire des critiques adressées à son auteur de prédilection par la philosophie française contemporaine, que l’auteur utilise (en y ajoutant quelques incursions, par exemple, du côté d’Adorno ou Kierkegaard) comme corpus de travail pour relier anti-hégélianisme et anti-freudisme : y sont amplement et précisément restituées les objections de Sartre, Deleuze & Guattari, Bataille, Derrida ou encore Lyotard. Il y aurait ensuite beaucoup à dire sur les analyses des ch. 6 à 8, qui proposent une relecture croisée de Hegel et Freud visant à les faire triompher solidairement de ces critiques ; relevons par exemple un excellent passage sur le concept hégélien d’entendement (en particulier les p. 285-288), ou encore ces pages où l’auteur introduit hardiment l’idée d’« automatisme » pour penser le procès spéculatif de déploiement du concept. Ce livre offre donc une remarquable tentative de faire valoir l’actualité de la négativité hégélienne en la faisant travailler au contact de la psychanalyse freudienne, et en la mettant à l’épreuve de certaines des plus décisives critiques qu’on a pu formuler à son encontre.
149 Victor BÉGUIN (Université de Poitiers)
150 32. Stephan BIRD-POLLAN, Hegel, Freud and Fanon. The Dialectic of Emancipation , London-New-York, Rowman and Littlefield, 2015, 250 p.
151 En trouvant chez Hegel la justification philosophique des analyses de Fanon, S. Bird-Pollan cherche avant tout à les soustraire à l’emprise qu’exercent, dans le champ des études postcoloniales, les théories du sujet fragmenté ou la théorie du trauma : pour qu’un sujet soit divisé ou fragmenté, encore faut-il qu’il soit d’abord un sujet, dont la visée essentielle est de réaliser sa liberté dans une vie en commun fondée sur la reconnaissance mutuelle de tous et de chacun comme sujets libres. À cet égard, les développements de la Phénoménologie sur l’émergence de la conscience de soi et la dialectique du maître et du serviteur peuvent être considérés comme le fondement, sur le plan ontologique, d’une théorie dialectique du sujet dont le livre s’efforce de montrer qu’elle est, de fait, mise en œuvre tant dans les analyses freudiennes de la structure du psychisme humain que dans les conséquences qu’en tire Fanon, à propos du sujet colonisé, sur le plan thérapeutique et sur le plan politique. Il est cependant évident qu’une telle approche implique une tout autre lecture de Freud que celle qu’il propose lui-même ; d’où l’idée d’un rapport dialectique entre pulsions de vie et de mort, et celle d’un accès à la conscience de soi à travers le complexe d’Œdipe qui serait comparable à l’émancipation hégélienne du serviteur vis-à-vis du pouvoir immédiat du maître. S. Bird-Pollan peut ainsi porter sur les textes de Fanon un regard qui y décèle une certaine convergence avec la thématique hégélienne : ainsi, la pathologie du sujet colonisé que Peau noire, masques blancs lie au fait que l’homme noir se voit contraint de retourner contre soi l’agressivité d’un surmoi qui est celui du blanc, renvoie-t-elle, en dernière analyse, à l’impossibilité de la reconnaissance mutuelle au sein d’une société coloniale et raciste ; de ce point de vue, même si toute psycho-pathologie ne dérive pas directement du colonialisme, on peut affirmer, comme le font les écrits cliniques de Fanon, que les effets de la structure coloniale s’exercent aussi sur la relation médecin/malade, en contraignant le travail du psychiatre, qui possède lui-même une dimension politique, à ne pouvoir atteindre que des résultats limités, dans un contexte qui interdit au sujet de s’affirmer comme sujet à part entière. En ce sens, la question centrale aux yeux de Fanon est celle de la renaissance du sujet révolutionnaire dans une situation où le rôle de l’agressivité et de la pulsion de mort semblent vouer le combat du colonisé à ne produire qu’une simple inversion du rapport de domination. Pour S. Bird-Pollan, les analyses des Damnés de la terre dessinent une autre voie : il est possible, en unifiant le paradigme hégélien et le paradigme freudien de la constitution du sujet, d’envisager, contre le pessimisme de Malaise dans la civilisation, la transformation d’une relation de violence destructrice en une relation éthique de type intersubjectif si, au sein du sujet, le narcissisme propre à l’idéal du moi l’emporte sur l’agressivité du surmoi. Dès lors, comme l’explique le dernier chapitre, on peut relire la conception freudienne de l’émergence et de l’histoire des sociétés humaines développée dans Totem et tabou en la rendant compatible avec l’idée hégélienne d’une vie éthique réalisant concrètement la subjectivité libre, et défendre, avec Fanon et contre Sartre, l’idée d’une histoire ouverte, où le socialisme n’est pas le seul destin possible du combat anticolonial.
152 Jean-Michel BUÉE (Université de Lyon 3)
153 33. Alberto MORANI, La dialettica e i suoi riformatori. Spaventa, Croce, Gentile a confronto con Hegel , Milano, Mimesis, 2015, 832 p.
154 Ce volumineux ouvrage d’Alberto Morani se présente comme un travail original, entrelacement d’une enquête historiographique et d’une analyse théorique. C’est à propos de la question du commencement de la Science de la logique, en tant que nœud dans lequel sont enveloppés les problèmes cruciaux de l’interprétation et de la réception de Hegel, que l’auteur trouve un point de vue à partir duquel reconstituer les « réformes de la dialectique hégélienne » accomplies en Italie par B. Spaventa, B. Croce et G. Gentile. Il y trouve aussi le moyen de dialoguer avec Hegel, et de produire une image vivante de sa philosophie, de manière à la rendre capable de dialoguer avec d’autres voix de la pensée occidentale, comme celles de Nietzsche et de Heidegger. La première partie du volume reconstitue les critiques adressées au système hégélien par Schelling, Feuerbach et Trendelenburg à propos surtout du « point faible » que serait le commencement de la Logique. En faisant intervenir les résultats récents de la Hegel-Forschung, Morani essaie d’évaluer la validité générale de ces critiques. Il se réfère notamment à ce qui lui apparaît comme l’« auto-réforme » hégélienne du Fortgang logique, qui se produit selon lui avec la Begriffslogik de 1816, où le « concept » est explicitement élevé au rang de fondement, en tant que vis a tergo du commencement, ou moteur effectif de l’ensemble du mouvement logique. L’auteur montre ainsi les écarts théoriques qui sont à l’origine des objections, objections qui étaient formulées à partir de perspectives et de raisons extrinsèques à la philosophie hégélienne – bien que l’on doive constater, de façon étonnante, leur succès ultérieur chez ceux qui se sont considérés comme les héritiers de Hegel et, donc, comme chargés d’y répondre. En conséquence, l’auteur peut tout autant évaluer la contribution innovatrice que les éventuelles méprises qui dérivent des réformes successives de la dialectique chez Spaventa, Croce et Gentile. Le programme réformateur de Spaventa puis de Gentile, qui avait l’intention de remédier à la présumée inertie du commencement dénoncée par Trendelenburg en fondant le mouvement logique sur le Denkendes, s’annonce comme l’origine d’une véritable « contre-réforme » schellingienne de la dialectique qui, avec l’actualisme, aboutit à un renversement subjectiviste de l’idéalisme hégélien. La philosophie de Croce, en revanche, en donnant du relief au thème de la « dialectique des distincts » et de la vitalité de l’esprit, se révèle fidèle au cœur de la philosophie hégélienne – bien qu’il faille constater le fourvoiement exégétique de Croce et même inverser son auto-interprétation, en montrant que plus il pense corriger Hegel, plus il s’approche de sa philosophie, et que plus il pense reprendre ses aspects vivants, plus il s’écarte de son cœur. On peut voir ici la fécondité de l’entrelacement entre les approches théoriques et historiographiques : non seulement la reconstitution historique ne doit pas renoncer à instaurer un dialogue vivant avec Hegel, mais penser aujourd’hui avec ou contre Hegel ne peut se permettre de négliger la recherche historiographique.
155 Ludovico BATTISTA (Université La Sapienza, Rome)
156 34. Guido KREIS, Negative Dialektik des Unendlichen. Kant, Hegel, Cantor , Frankfurt a.M., Suhrkamp, 2015, 490 p.
157 La structure de cet ouvrage ambitieux, fortement influencé par la philosophie contemporaine de langue anglaise, se veut elle-même dialectique : à la « dialectique limitative » de Kant fait suite la « dialectique positive » de Hegel, à son tour dépassée par la « dialectique négative » de Cantor. C’est à travers cette dernière catégorie, reprise à Adorno, qu’est interprété l’ensemble du parcours, concluant de manière résolue : « Nous ne sommes pas en état de penser l’infini sans contradiction » (p. 465).
158 La clé – certes critiquable – de l’argumentation de l’auteur est l’identification de l’infini à la « totalité infinie de tout ce qui est », à la proposition « tous les objets » (alle Gegenstände) ou, en un mot, à « tout » (alles). Sur cette base, Kreis entend mettre en lumière des contradictions à même les discours kantiens et hégéliens, amenés de la sorte à être dépassés. Kant tout d’abord, transposant le concept de « monde » au niveau sémantique, le priverait d’un rôle constitutif, c’est-à-dire interdirait de conférer sans contradiction une valeur de vérité à des assertions universelles portant sur la totalité (des choses, mais aussi des propositions). Ce faisant il se priverait de la base logique autorisant des affirmations universelles, quand celles-ci forment pourtant le socle de l’argumentation déployée dans la Critique de la raison pure. Une telle contradiction pragmatique amènerait Hegel à outrepasser les limites posées par Kant à la pensée, vers une dialectique positive de l’infini. Traduisant la dialectique cosmologique kantienne en système catégorial, Hegel prétendrait pour sa part que la totalité des catégories se laisse penser sans contradiction, ne devant dès lors conduire à aucun renoncement épistémologique. Toutefois, le sommet de ce système, le concept, témoignerait d’un point aveugle : si, en effet, selon les termes de Hegel, le concept est tout (der Begriff […] ist alles) et tout est concept, il faudrait alors à son tour examiner cette catégorie logique de « tout » afin de voir si celle-ci n’ouvre pas à une nouvelle antinomie. Or, ce serait bien le cas. Nous avons ici affaire, selon l’auteur, à une réémergence du moment quantitatif du concept, jamais vraiment réduit – parce qu’irréductible – par le discours spéculatif. C’est à Cantor que reviendrait enfin le mérite d’avoir montré l’impossibilité de résoudre les antinomies de l’infini. Philosophiquement, la position de Cantor est dès lors comprise comme « métathéorique », prenant acte de l’échec des tentatives kantiennes et hégéliennes à résoudre les paradoxes de l’infini, et cherchant non pas tant à résoudre ceux-ci qu’à les situer.
159 La trame globale du propos, dont la maîtrise est indéniable, semble cependant aller parfois trop vite, et ne manquera certainement pas d’être accueillie de manière critique et polémique. On peut d’ailleurs regretter que la confrontation aux commentaires déjà existants, dont la majorité refuserait sans aucun doute beaucoup des conclusions de l’auteur, soit réduite au strict minimum. Cela ne diminue toutefois en rien les très belles analyses de détail qui ponctuent une argumentation dont un des grands mérites est la clarté.
160 Stany MAZURKIEWICZ (Université de Liège)
161 35. Holden KELM, Hegel und Foucault: Die Geschichtlichkeit des Wissens als Entwicklung und Transformation , Hegel-Jahrbuch Sonderband, Band 5, Berlin-München-Boston, De Gruyter, 2015, 455 p.c
162 Le projet de l’A. consiste en une lecture comparative de Hegel et de Foucault à partir de leur analyse respective de l’historicité du savoir qui, dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, se développe en regard du concept de développement (Entwicklung) et, dans l’Archéologie du savoir de Foucault, s’agence autour de la notion de transformation. La problématique directrice de cette étude peut être formulée à partir de la question suivante : en quoi, tant pour Hegel que pour Foucault, le savoir s’avère-t-il animé d’une nécessité interne tandis que la vérité de ce même savoir fait l’objet d’un conditionnement historique ?
163 Afin d’apporter une réponse à cette question, l’A. invite d’abord à remonter à la source historique de ce problème. Kant, le premier, a reconnu la nécessité de concevoir l’historicité de la raison. En effet, dans les Lose Blätter, il développe l’expression d’une « archéologie philosophique » entendue comme l’histoire philosophique de la philosophie (eine philosophische Geschichte der Philosophie) qui est a priori possible en tant qu’elle émane de la raison humaine elle-même. À la suite de Kant, et déjà en 1797 dans le Philosophisches Journal, Schelling soutenait que les actions de l’esprit devaient être envisagées à l’aune d’une histoire de la conscience de soi. Après quoi Schlegel s’essayera à une historisation du transcendantal (Historisierung des Transzendentalen) dont la tâche vise à rendre manifeste l’unité du théorique et du pratique. C’est encore ce même dessein qui animera le Husserl de la Krisis qui cherchera à dévoiler un universel a priori du monde historique.
164 Ensuite, après avoir étudié l’émergence des concepts d’esprit et de conscience durant la période d’Iéna, et après l’analyse de la Geschichtlichkeit dans les Leçons sur l’histoire de la philosophie, l’A. cherche à démontrer que le concept de développement, dans l’œuvre de 1807, désigne la structure de médiation des figures de la conscience et du déploiement de l’esprit dans sa réalité concrète socio-historique qui libère le concept pur de la science. L’A. caractérise la position hégélienne comme un « réalisme interne » dans la mesure où la science, pour lui, se réalise à l’intérieur des formes concrètes immanentes à l’esprit. Notons néanmoins que si, en suivant Kelm, l’Entwicklung est la modalité spécifique d’effectuation de l’esprit dans son historicité (ce dont on peut discuter), nous aurions été en droit d’attendre une mise en rapport avec la Logique du concept dont le mouvement apparaît, justement, comme un développement.
165 De son côté, le concept foucaldien de transformation contredit la thèse hégélienne du développement unitaire des niveaux de formations historiques et logiques du savoir. Foucault considère le rapport des conditions de l’historicité du savoir à partir de règles, à la fois historiques et transcendantales, qui conditionnent les positivités. On reconnaît l’a priori historique entendu comme l’ensemble de ces règles déterminant la diversité des pratiques discursives. La transformation des positivités à travers les époques est à rapporter à une discontinuité dépourvue de telos immanent. La totalité anonyme des pratiques discursives est caractérisée par l’A. comme un « déterminisme de la règle ».
166 Mais par-delà les divergences de projets, l’A. soutient que la pensée de Foucault n’est pas réductible à un anti-hégélianisme. Son entreprise philosophique, marquée par l’influence de son maître Jean Hyppolite, est surtout dirigée contre l’interprétation anthropologique et existentialiste kojévienne de Hegel. En ce sens, Hegel et Foucault récusent la prévalence de la singularité immédiate puisque, déjà dans sa critique de Jacobi exposée dans Foi et Savoir, Hegel avait ruiné l’interprétation du sujet que l’A. qualifie d’existentialiste, tandis que, pour Foucault, le sujet et l’objet du discours s’avèrent nécessairement médiatisés par les pratiques discursives dépendant des règles historico-transcendantales de la formation des discours. En conclusion, par la manière dont l’A. retrace la généalogie d’un problème commun, par la richesse aussi de ses analyses, cette étude nous convainc que Foucault pense contre Hegel et avec lui.
167 Remy RIZZO (Université de Liège)
168 36. Robert B. PIPPIN, Interanimations: Receiving Modern German Philosophy , Chicago, University of Chicago Press, 2015, 273 p.
169 Le dernier ouvrage de R. Pippin présente une collection de onze articles publiés de 2001 à 2015 dans diverses revues, regroupées autour de trois auteurs : Kant, Hegel et Nietzsche. Il entend ouvrir par l’exemple une nouvelle voie à l’exégèse philosophique en renvoyant dos-à-dos une certaine stérilité historienne et un rapport proprement vampirique à la tradition philosophique. Les chapitres du livre doivent témoigner par eux-mêmes du caractère intrinsèquement dialogique de la philosophie et du phénomène d’« inter-animation » qui préside à ce dialogue.
170 R. Pippin analyse en premier lieu le dialogue entre Kant et certains de ses lecteurs contemporains (Barbara Herman, Marcia Baron et Allen Wood) concernant le problème du rigorisme (chap. 1). Il en vient ensuite aux dialogues avec Hegel de Robert Brandom concernant sa méthode d’interprétation (dite de re) et ses implications sur l’évaluation de l’idéalisme objectif de Hegel (chap. 2), de John McDowell concernant l’interprétation du rapport entre entendement et sensibilité à partir d’une critique détaillée de sa lecture de la déduction transcendantale kantienne (chap. 3), de Slavoj Žižek concernant son interprétation (schellingienne) du rapport entre conscience et conscience de soi (chap. 4) et d’Axel Honneth concernant l’impensé logique de la rationalité à l’œuvre dans sa théorie (chap. 5).
171 Dans la deuxième partie, il engage des dialogues autour de Nietzsche : il discute les limites du modèle textuel de la conscience de soi défendu par Alexander Nehamas (chap. 6), décrit tour à tour la teneur nietzschéenne de l’opposition responsabilité/ moralité à l’œuvre dans l’éthique de Bernard Williams (chap. 7), les mutations de la notion de nihilisme chez Heidegger (chap. 8), se penche sur les problèmes du platonisme et la religiosité du Nietzsche de Leo Strauss (chap. 9), avant de délivrer quelques prolongements synthétiques de sa propre interprétation de Nietzsche (chap. 10). Il démasque enfin l’hégélianisme latent de certains motifs de la philosophie pratique d’Alasdair MacIntyre (chap. 11).
172 L’ensemble allie clarté démonstrative et élégance de l’exposition. Le dialogue avec ces protagonistes majeurs de la réception anglo-saxonne de la philosophie allemande permet un éclairage nouveau de certaines thèses désormais classiques de l’auteur (concernant entre autres sa lecture de la logique hégélienne, de la déduction transcendantale chez Kant, et de la psychologie chez Nietzsche). R. Pippin parvient à restituer l’intérêt des perspectives décrites tout en ne sacrifiant rien à la vigueur de la critique qu’il leur oppose (par exemple dans la lecture patiente des idiosyncrasies de L. Strauss dont il montre l’ironie), et ceci tant pour des points de détail (voir la critique de la dépendance de la conception žižekienne de la conscience de soi à l’exposé canonique de D. Henrich sur la question) que pour des pans entiers de l’argumentation (la critique vigoureuse des implications de l’esquive de la Science de la logique par A. Honneth). Il discute opportunément les exemples littéraires mobilisés par les différents protagonistes (Proust chez Nehamas, James chez MacIntyre et Coetzee chez Žižek). Seul regret : la grande référentialité du propos atténue parfois localement la vigueur de la preuve. Mais n’est-ce pas la contrepartie nécessaire d’un débat inter-animé ?
173François OTTMANN (Paris IV)
174 37. Slavoj ŽIŽEK, Moins que rien. Hegel et l’ombre du matérialisme dialectique , traduit de l’anglais par Christine Vivier, Paris, Fayard, 2015, 955 p.
175 Les études hégéliennes n’ont rien à perdre à s’enrichir des progrès du savoir. Même une approche « purement » philologique ne saurait faire l’économie de la connaissance de l’objet d’étude de son auteur. C’est pourquoi on ne saurait que saluer la décision d’un grand connaisseur de la psychanalyse qui fréquente de surcroît depuis des décennies les textes de Hegel, lorsqu’il décide de résumer ses travaux dans une somme généreuse et très lisible (et fort bien traduite). Le livre aborde un grand nombre de sujets, mais cela ne l’empêche pas de suivre une trame unitaire. Il se divise en deux parties dont la première traite de la « Chose elle-même » du point de vue de Hegel, alors que la seconde répète la question (au sens heideggérien du terme) à partir de Lacan. Les deux parties développent la « Chose » des deux auteurs dans un dialogue étroit. Cette « Chose » a un nom (p. 429 sq.) : c’est la négativité (Hegel) et la répétition (Freud, Lacan) ; on ne s’en étonnera guère. La différence entre la négativité hégélienne et la répétition freudo-lacanienne consiste en ceci que la seconde repose sur le ratage (référence à Kierkegaard, p. 440 sq.), l’opposition avortée, alors que la première fonctionne autour de la contradiction radicale et accomplie. Dans la version lacanienne, le sujet se construit d’abord par le signifiant maître vide Selbst (sujet, ou S « barré », puisque vide, p. 654 sq.). Comme il est vide, il faut une relation d’objet pour le remplir, pour lui donner contour et contenu. Cet objet, c’est quelqu’un d’autre, c’est une personne avec laquelle le sujet barré s’identifie. Sans cette identification, il n’a aucun accès à aucune relation à soi. Mais comme l’objet de son identification est un autre, l’identification reste entachée d’un ratage structural et d’une différence indélébile, dont le sujet se ressentira toute sa vie durant. Voilà la structure minimale de la « béance » du sujet selon Lacan, par laquelle Lacan formalise l’articulation dialectique entre narcissisme (d’abord construction de soi) et libido (d’abord rapport à l’autre) découverte par Freud dans l’œuvre de la maturité. Or, pour Lacan, cette béance est de l’ordre du réel, irréductible ; à travers la relation d’objet, la tentative d’identification et son ratage, le sujet « barré » finit par se donner une réalité « dure ». Ce qui apparaît, c’est donc un certain rapport entre la contradiction et la réalité (Wirklichkeit). Face à cette formalisation, la théorie hégélienne du sujet semble d’abord naïve, si on la réduit à l’idée d’un sujet-objet transparent à lui-même, c’est-à-dire si l’on suppose que le sujet hégélien puisse se faire objet soi-même et se reconnaître soi-même sans reste dans l’autre qu’est son objet. Mais peut-être le paradigme lacanien permet-il de quitter ce jargon hégélianisant. En fin de compte, Hegel lui-même conçoit la subjectivité comme contradiction et celle-ci comme relation à la réalité (Wirklichkeit). L’avancée lacanienne nous permettrait alors de quitter certaines Vorstellungen (représentations) que nous nous faisions des philosophèmes hégéliens et nous libèrerait ainsi des réductions courantes de cette grande pensée à ce que l’on suppose être « l’opinion » de son auteur.
176 L’enjeu du livre de Žižek est, d’une part, de démontrer la pertinence d’une application des formalisations hégéliennes aux découvertes de la psychanalyse (notamment dans leur dimension politique), tout en apportant à cette dernière une assise théorique plus rationnelle. Hegel est ainsi très présent dans les deux parties du livre. L’idée que l’on puisse faire avancer le savoir tout simplement en appliquant la logique (et philosophie) hégélienne et que la pensée de Lacan n’est pas juste une collection d’aperçus, mais une avancée systématique de longue haleine encore à assimiler, aurait pu éviter à l’auteur de donner dans la rhétorique du « dépassement » de l’un par l’autre (de Hegel par Lacan, de Lacan par Hegel), comme s’il s’agissait d’une compétition entre auteurs (attitude étrangement fétichiste), alors qu’il suffisait de conjuguer des approches scientifiques bien différentes, mais d’autant plus fécondes l’une pour l’autre, et par là de les faire avancer toutes les deux. Pour qui veut s’introduire à la problématique qui se dessine ici entre Hegel et Lacan et ces implications et applications, l’ouvrage de Žižek constitue une introduction de grande valeur.
177 Bruno HAAS (TU Dresden)
Notes
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[1]
La rédaction du présent Bulletin placé sous la responsabilité de J.-F. Kervégan, a été organisée par J.-M. Buée, G. Marmasse, F. Menegoni, A. Sell et David Wittmann (coordonnateurs). Ont également participé à la rédaction de la présente livraison : Ludovico Battista, Victor Béguin, Gilles Campagnolo, Louis Carré, Pauline Clochec, Élodie Djordjevic, Alessandro De Cesaris, Alessandro Esposito, Andreas Giesbert, Holger Glinka, Bruno Haas, Julien Labia, Guillaume Lejeune, Jean-Christophe Lemaitre, Jamila Mascat, Stany Mazurkiewicz, Alain Patrick Olivier, François Ottmann, Remy Rizzo, Alexandra Roux, Giada Scotto, Olivier Tinland, François Touchard et James Tussing.