Notes
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[1]
Pour une recension plus développée, voir http://thenewinquiry.com/essays/get-the-balance-right/
-
[2]
Benjamin la considère pourtant lui-même comme un tournant existentiel en même temps qu’intellectuel, comme en témoigne par exemple sa lettre à Scholem du 22 décembre 1924.
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[3]
H.-D. GONDEK et L. TENGELYI, Neue Phänomenologie in Frankreich, Suhrkamp, 2011.
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[4]
A. SCHNELL, Husserl et les fondements de la phénoménologie constructive, Grenoble, J. Millon, 2007.
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[5]
Voir particulièrement p. 81.
-
[6]
H.-D. GONDEK et L. TENGELYI, op. cit., p. 671.
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[7]
Voir par exemple En voie du réel, p. 356-357.
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[8]
Cette distinction entre « prinzipien-theoretisch » et « evidenz-theoretisch » est originairement proposée par Mohanty, afin de cerner la différence entre la philosophie transcendantale de Kant et de Husserl. Cf. J. N. MOHANTY, The possibility of Transcendental Philosophy, Dordrecht, Martinus Nijhoff, 1985.
L'« actualité » de Walter Benjamin
1 Eli FRIEDLÄNDER. — Walter Benjamin : A Philosophical Portrait, Belknap Press, Harvard University Press, 2012, 304 p.
2 Michael JENNINGS et Howard EILAND. — Walter Benjamin : A Critical Life, Belknap Press, Harvard University Press, 2014, 768 p.
3 Cahiers de l’Herne, numéro spécial « Walter Benjamin » coordonné par Patricia Lavelle, Paris, 2013, 392 p.
4 Walter BENJAMIN. — Charles Baudelaire, édition établie par Giorgio Agamben, Barbara Chitussi et Clemens-Carl Härle, Paris, La Fabrique, 2013, 1030 p.
5L’actualité de Walter Benjamin ne faiblit pas. Depuis que son œuvre est, en 2011, tombée dans le domaine public, des bouquets de ses textes fleurissent sur les étals des libraires – sans parler de la multiplication des « ouvrages sur ». Le recueil le plus impressionnant est certainement celui publié en Italie en 2012 par Giorgio Agamben, Barbara Chitussi et Clemens-Carl Härle, repris par La Fabrique en 2013. Avec la collaboration de deux autres chercheurs, le philosophe italien y a rassemblé avec rigueur textes, notes et manuscrits formant le « projet Baudelaire », interrompu par la mort tragique de Benjamin en 1940. Cette passionnante reconstruction philologique représente un événement dans la réception internationale du philosophe allemand, dont on peut esquisser le paysage à partir de trois ouvrages récemment parus. Publié chez Belknap/Harvard University Press en 2012, Walter Benjamin. Un portrait philosophique d’Eli Friedländer, a été traduit en allemand en 2013 pour C. H. Beck. Sortie en 2014 chez le même éditeur américain, la biographie monumentale de Michaël Jennings et Howard Eiland, Walter Benjamin. Une vie critique, devrait désormais faire autorité. En France, les Cahiers de l’Herne, de 2013, savamment pilotés par Patricia Lavelle, rassemblent des inédits instructifs et des commentateurs de tous horizons. Ce panorama témoigne d’une forte actualité de Walter Benjamin dont on ne peut que se réjouir. Mais il présente aussi un relief singulier que la conception benjaminienne de l’actualité nous somme d’interroger.
6 À rebours de la réception fascinée d’un « génie » insaisissable relégué aux domaines de la critique culturelle ou littéraire, Friedländer se propose de reconstruire la cohérence d’une philosophie en la situant dans l’histoire de la discipline. Pour éviter de se perdre dans les méandres de l’œuvre benjaminienne, l’auteur choisit un prisme : celui des mille pages du dernier ouvrage, resté inachevé, sur les passages parisiens – une méthode avisée que Gérard Raulet avait poussée à son paroxysme à partir des deux pages consacrées au « caractère destructeur ». Chacun des neuf chapitres commence ainsi par poser une problématique propre au Livre des passages par l’angle d’un thème (langage, image, temps, corps, rêve, mythe), d’un objet (Baudelaire) ou d’un concept (sauvetage, remémoration). Cette problématique trouve ensuite son lexique véritablement philosophique dans les textes précédents, en particulier dans les écrits de jeunesse. Le premier chapitre est à l’image du livre. Il s’ouvre sur la pratique de la citation dans le livre sur Paris (composé entre 1927 et 1940), la compare au théâtre brechtien (à partir d’un article de 1939), situe les termes de sa problématique dans l’interprétation théologique du langage (1916) et de la traduction (1921), et se clôt sur la localisation philosophique du problème : la critique, au nom de la religion, de la métaphysique de l’« expérience », dans l’acception kantienne de ce terme (1917-1918). Suggérée dans l’introduction, la démarche de Friedländer est donc la suivante : expliquer les tentatives tardives de penser des objets nouveaux et peu nobles (l’éclairage au gaz, l’architecture en fer, le cinéma) en les ramenant aux figures respectables du panthéon de l’étudiant en philosophie (Platon, Leibniz, Kant).
7Riche d’enseignements sur la position philosophique du jeune Benjamin, en particulier dans les appendices aux chapitres et dans les notes de bas de page qui prolongent la discussion, cette méthode ne laisse pourtant pas d’étonner. On peut éventuellement expliquer le développement d’une pensée à partir des problèmes auxquels elle s’est précédemment heurtée. Mais trouver, comme c’est le cas pour la plupart des chapitres, l’achèvement des derniers textes dans les premiers ? De plus, expliquer une pensée par un système de références internes qui daigne parfois intégrer d’illustres prédécesseurs n’éloigne-t-il pas le penseur de sa matière première ? Tandis que pour Adorno, la pensée de Benjamin avait pour vertu de se déployer à partir d’une architecture spécifique plutôt qu’avec des questions existentielles sur l’« Être », pour Friedländer, elle peut au contraire se laisser ranger sous la rubrique « Temps » (titre du chap. 3). Un concept ne paraît alors signifiant que par rapport à un autre. Mais celui d’allégorie (dans l’habilitation sur le baroque) prend-il vraiment son sens parce qu’il éclaire celui d’image dialectique (du livre de la maturité sur Paris) en le reconduisant à celui de « phénomène originaire » par lequel le doctorant utilisait, dans sa thèse sur le romantisme, Goethe pour corriger l’esthétique kantienne ? Si ce détour est certes instructif, ne faudrait-il pas néanmoins signaler que le concept d’allégorie permet aussi (et surtout) d’interpréter la dimension baroque du langage après des guerres ravageuses comme celle de Trente ans et, en écho à Benjamin lui-même, de 14-18 ?
8 La mise entre parenthèses, au profit de concepts abstraits, des objets concrets pensés par Walter Benjamin, force artificiellement la continuité de son œuvre. Le tournant de 1924 qui, comme Benjamin l’écrit à Rychner le 7 mars 1931, change son « idéalisme » en « matérialisme » sous la pression des événements post-révolutionnaires, s’efface derrière un « portrait » qui se veut homogène. Friedländer remarque bien que, dans le Livre des passages, le terme « idée » disparaît tout à fait d’un contexte conceptuel similaire à Origine du drame baroque allemand, mais il choisit cependant de réduire le premier au second, d’allure plus philosophique. Cet ouvrage a certes le mérite de montrer un philosophe en dialogue avec l’idéalisme néokantien de son époque, mais il en ressort un profil quelque peu statique, loin du dynamisme d’une pensée qui se révise elle-même au contact de nouveaux objets, par vertu, précisément, d’expérience.
9 Comme par un jeu de miroirs, la biographie de plus de 750 pages de Michaël Jennings et Howard Eiland cherche à conjurer un danger symétrique au mythe du génie solitaire : celui du martyr de l’histoire. Pour ne pas céder à la fascination qu’on ne peut manquer d’éprouver devant cette existence prise dans la tourmente du siècle, les auteurs ont patiemment compulsé toutes les données à ce jour accessibles sur Benjamin et son environnement intellectuel. Ils les ordonnent, avec de nombreux témoignages d’époque, dans un récit rigoureusement chronologique (1915-1919, 1920-1922, 1923-1925 et ainsi de suite, mois après mois). Sobre et pragmatique, ce manuel, qui introduit aussi aux textes-clés avec simplicité, sera désormais incontournable pour quiconque souhaite écrire sur Benjamin. Cependant, le souci méticuleux du détail a pour effet, lié à une modestie proclamée dans l’interprétation, de retenir les échappées conceptuelles du philosophe dans les remous de ses voyages initiatiques, de ses triangles amoureux et de sa complexion « mélancolique » [1]. Il est symptomatique que la date de 1924 perde, là encore, de son relief [2], et la pensée sa proximité avec une expérience historique qui la met pourtant en branle.
10 En somme, publiés par le même éditeur, ces deux ouvrages se complètent : l’un se consacre aux idées, l’autre à l’histoire. Mais le lien entre concept et expérience demeure quelque peu mystérieux, surtout à propos d’un penseur qui allait sans cesse de l’un à l’autre, et qui se méfiait des rigidités complices de l’idéalisme et l’historicisme.
11 Une anecdote peut illustrer cet écart entre ce qui arrive à Benjamin et les profondeurs de sa pensée. Entre le moment où il recevait la parole d’un interlocuteur et celui où il lui répondait, le temps semblait parfois suspendu, un peu comme si l’on avait jeté un caillou depuis la margelle d’un puits profond. Ce témoignage de Pierre Bertaux, rapporté par Heinz Wismann dans une interview, s’ajoute à ceux que Patricia Lavelle a publiés et introduits dans les Cahiers de l’Herne (lettres, portraits et souvenirs d’Asja Lacis, Siegfried Kracauer, Pierre Missac et Stéphane Hessel, entre autres). Le volume livre ainsi les matériaux biographiques à partir desquels Benjamin façonne sa pensée, comme cet extrait d’un séminaire du néokantien Heinrich Rickert qu’accompagne une lettre de l’étudiant qui y avait assisté. Le public français y découvrira aussi des notes préparatoires à Théorie du mimétisme, à Enfance berlinoise, un portrait de Socrate, un dialogue sur l’amour ou encore d’amusantes énigmes (« Pourquoi l’éléphant s’appelle “éléphant” ? »). Outre cet ensemble d’inédits, l’éditrice réunit des commentaires où elle montre le nouveau visage de la recherche (Jacques-Olivier Bégot, Véronica Ciantelli, Florent Perrier, Philippe Simay) à côté de l’établie (Georges Didi-Huberman, Michaël Löwy, Stéphane Mosès, Gérard Raulet, Rainer Rochlitz). Surtout, elle livre un aperçu de la recherche internationale, avec des noms peu connus dans l’hexagone mais qui font pourtant autorité au Brésil, en Allemagne ou aux États-Unis (Willi Bolle, Momme Brodersen, Astrid Deuber-Mankowski, Peter Fenves, Jeanne-Marie Gagnebin, Burckhardt Lindner, Erdmut Wizisla, Sigrid Weigel, Irving Wohlfarth). L’article de Gérard Raulet est représentatif de ce côtoiement, utile au novice comme à l’expert, de l’interprétation inspirée des textes, de l’histoire savante de leur gestation et de la polémique dans la réception. Le germaniste donne à lire en français son travail effectué pour l’appareil critique de l’édition allemande de Sur le concept d’histoire. La thèse qu’il y avance a déjà fait débat sur la scène internationale, contestée par d’autres participants au même recueil lors du dernier congrès de la Walter Benjamin Society à Francfort. Fort d’avoir démontré le statut incertain des « thèses » d’un point de vue philologique (notes de régie ? aphorismes achevés ? original ? copie ?), il conclut de manière surprenante qu’il faut désormais les interpréter non plus du point de vue « idéologique », c’est-à-dire comme une réponse à la situation politique de l’époque entrelaçant rédemption messianique et émancipation marxiste, mais pour leur seule « qualité esthétique ».
12 La controverse est lancée. Pourquoi le sérieux philologique devrait-il vider un texte de ses effets politiques ? Plus performative que descriptive, l’interdiction ne trahit-elle pas une hâte à « en finir » avec Walter Benjamin, ou du moins une volonté de neutraliser quelque chose de gênant chez lui, d’indigeste, peut-être, pour l’homo academicus ? On s’étonne d’autant plus que cette proscription s’autorise d’un manuscrit trouvé par Giorgio Agamben en 1981. Or dans son édition du Baudelaire, présentée à juste titre comme « indispensable à tous les amis de Walter Benjamin », ce dernier nous fait au contraire pénétrer, après une gestation de plus de trente ans, dans l’atelier politique de la production du livre sur le poète des Fleurs du mal. Le philosophe italien place notamment, en tête du projet, une définition de l’aura datée de 1937, peut-être celle « matérialiste » que Benjamin déclarait avoir trouvée dans une lettre du 17 novembre de la même année. On y reconnaît d’abord une des acceptions connues de ce concept : lorsque l’autre (homme, chose ou animal) me renvoie mon regard, alors il m’entraîne vers le lointain de son rêve. Mais survient, dans la suite de ce fragment inédit en français, un retournement surprenant : si l’opprimé répond, hostile, au regard de celui qui l’opprime, toute magie du lointain disparaît, toute aura est détruite. Ébranlé de voir sa propre violence dénudée, l’oppresseur transforme alors ce jeu de regards en enjeu de lutte.
13 Cette « tension entre les classes » par laquelle Benjamin façonne une originale dialectique du regard pour son Baudelaire reflète la situation des années 1930 : le philosophe allemand projette, par voie de méthode, l’expérience de sa génération dans la genèse même de son ouvrage. En restituant, pour paraphraser l’introduction d’Agamben, la dispositio de ce travail (tout le processus créatif qui se trouve entre l’inventio, la documentation, et l’elocutio, la rédaction : définitions préliminaires, lectures complémentaires, « questionnaires », listes de thèmes, etc.), en fouillant pour ce faire parmi les papiers les plus anodins du philosophe (le concept d’aura est griffonné sur une publicité pour une marque d’eau minérale), l’opération philologique montre, ici, à quel point la situation politique se trouve méthodiquement imbriquée dans le livre à venir.
14 Dans le Livre des passages, Benjamin décrit précisément la connaissance historique sous la forme d’une balance : sur le plateau du présent reposent quelques poids lourds et massifs ; sur celui du passé, une multitude de fragments minuscules délivrés de l’oubli. S’agissant de Baudelaire et des passages, le Troisième Reich accentue les tendances lourdes du Second Empire, celles qui emprisonnent, précisément, le regard, du XIXe au XXe siècle, depuis l’esthétisation de l’économie politique (fantasmagories de la marchandise exposée dans les passages) jusqu’à l’esthétisation du politique tout court (mythologies hitlériennes). Le Second Empire recèle, lui, une multiplicité de petits faits subversifs, comme la complicité secrète de Baudelaire et de Blanqui, témoin que l’action peut se faire « sœur du rêve » le temps d’une barricade. Le philosophe désire arracher au passé, par-delà la continuité de l’oppression, de telles bribes d’utopie et de résistance. Pourquoi ? Parce qu’au moment où il compose, elles ont atteint pour lui un coefficient d’« actualité » (Aktualität) qu’elles n’ont pas eu par le passé, et qu’elles n’auront peut-être plus dans le futur.
15On jugera certes ardu d’écrire de cette manière, et l’inachèvement des livres sur Baudelaire et sur Paris témoigne peut-être de cette difficulté. Mais il se peut que l’« actualité » de Walter Benjamin réside aussi dans ce genre de défis à relever.
16 Marc BERDET
Novalis à la jonction entre romantisme et idéalisme allemands
17 Augustin DUMONT. — L’opacité du sensible chez Fichte et Novalis. Théories et pratiques de l’imagination transcendantale à l’épreuve du langage, Grenoble, Millon, 2012, 558 p.
18 NOVALIS. — Les années d’apprentissage philosophique. Études fichtéennes 1795-96, trad. A. Dumont, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2012, 246 p.
19 L’ouvrage d’A. Dumont adopte un parti pris clair et ambitieux : il ne s’agit rien moins que de rouvrir le dialogue entre philosophie et poésie amorcé par le premier idéalisme et le premier romantisme allemands, et refermé abruptement par Hegel dans la préface à la Phénoménologie de l’esprit (p. 545). Ce rétablissement s’opère à propos de deux figures majeures des courants mentionnés que sont Novalis [N.] et Fichte [F.]. Le point de contact entre les deux auteurs se situe très exactement dans le texte de N. intitulé Études fichtéennes (que l’A. a traduit par ailleurs ; nous rendons compte de sa traduction plus loin), constitué de fragments faisant état des réflexions inspirées à N. par la lecture du premier exposé de la Doctrine de la science. Pour autant, le projet ne se limite pas à une comparaison entre les deux textes (même si cette confrontation occupe les deux premiers chapitres de l’ouvrage) et la mise en dialogue se poursuit à partir d’une lecture d’œuvres non immédiatement « philosophiques » de N. et d’œuvres plus tardives de F. que N. n’a pas pu connaître.
20 Deux principes herméneutiques guident l’entreprise. Le premier consiste à appréhender la pensée fichtéenne du point de vue du problème du langage. En cela, l’auteur s’inscrit explicitement dans la ligne interprétative proposée par I. Thomas-Fogiel, en mobilisant la catégorie de performativité et les outils conceptuels de la pragmatique (p. 41), mais l’approche diffère de celle de Thomas-Fogiel dans la mesure où la question du statut du discours philosophique n’est pas envisagée seulement comme énonciation d’un dire qui est d’emblée un faire, mais dans un sens plus large du performatif qui s’élabore à partir d’une réflexion sur le concept de poésie tel qu’il est thématisé par les philosophes et poètes allemands de la fin du xviiie siècle. Le second principe consiste à attirer l’attention sur la dimension de l’affectivité sensible, à la fois chez F. et chez N. Cette orientation se manifeste à travers l’usage du terme d’« opacité » pour qualifier l’expérience que fait le sujet de la matière et du sensible. À ce propos, on attendrait parfois une problématisation plus explicite de cette notion qui donne son titre à l’ouvrage, l’A. donnant la préférence, dans ce travail de définition et de problématisation, aux concepts opposés (lumière, image, vision, transparence…) comme si celui d’opacité devait s’y lire en creux. L’articulation entre ces deux lignes, c’est-à-dire entre la question du langage et celle du sensible, ne va pas de soi. Le pari de l’A. réside dans la tentative pour opérer cette articulation.
21 Le livre, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2011, s’ouvre par une introduction développée qui s’attache à restituer de manière précise la réception du romantisme en général et de l’œuvre de N. en particulier et de situer le point de vue adopté par l’A. lui-même. Le lecteur apprécie cet effort d’explicitation de la méthode et des options interprétatives, l’A. assumant le caractère au départ paradoxal de son entreprise. Le paradoxe consiste dans l’affirmation de la nécessité d’une lecture de N. qui soit indissociablement philosophique et poétique – sans que le second élément ne soit réduit ou marginalisé par rapport au premier (ce que l’A. reproche à l’approche de M. Frank) –, tout en prenant comme fil rouge de la lecture de l’œuvre novalissienne la confrontation avec la philosophie de F. Le paradoxe peut être levé à condition de montrer de quelle manière l’œuvre novalissienne constitue comme une mise en pratique, ou plutôt une mise à l’épreuve poétique (et non une illustration ou une application) du transcendantalisme fichtéen compris de manière radicalement originale.
22 On peut distinguer deux moments dans la réalisation de ce projet. Le premier est constitué par les deux premiers chapitres ; il s’agit d’abord de rendre possible la confrontation des deux pensées, ce qui passe d’abord par une reconstitution immanente de la philosophie de Fichte à l’époque d’Iéna, dans une relative indépendance vis-à-vis des problématiques novalissiennes, et même des conditions historiques de la réception des œuvres de F. par N. Le chapitre II est consacré aux Fichte-Studien de N. Ce premier moment est comme la condition de possibilité du second, constitué par les chapitre III à VI, où il s’agit de s’appuyer sur les résultats de la confrontation étroite menée entre le texte-source fichtéen et son libre commentaire par N. pour procéder à une investigation plus large dans l’œuvre des deux auteurs. Si le premier moment tendait à faire apparaître une communauté problématique, ce second moment n’hésite pas à faire ressortir les différences et les écarts entre les deux auteurs. Cela permet de cerner l’originalité de la lecture de N. et la subversion qu’il impose à l’idéalisme fichtéen.
23 Dans le chapitre Un (« Réflexivité, affectivité et imagination transcendantale chez Fichte à l’époque d’Iéna (1794-1799) »), l’originalité de la lecture de F. proposée consiste dans l’articulation entre la problématique du faire, de l’agir, et celle du dire, sachant que l’une comme l’autre mettent en jeu le langage. Le rôle du langage permet de comprendre comment le moi peut à la fois se produire lui-même dans un acte performatif et se découvrir comme quelque chose de trouvé, voire de donné. L’énonciation de l’identité à soi en produit dans le même temps la césure. L’A. accorde alors une attention soutenue à des aspects souvent négligés de la Doctrine de la science, à savoir la nécessité de la pulsion et du sensible dans la genèse de la réflexivité fichtéenne (il exploite particulièrement la troisième partie de l’exposé de l’Assise fondamentale de 1795 et la Doctrine de la science Nova methodo). Cette attention accordée au « moment sensible » dirige la suite de l’exposé, qui constitue un parcours à travers un certain nombre de thèmes (la spatialité, la temporalité, l’intersubjectivité), où se révèle le rôle fondamental de l’imagination transcendantale, dont la fonction est de phénoménaliser le vouloir pur. La place du langage au sein de la problématique transcendantale n’est pas aisée à déterminer et, pour la préciser, l’A. complète les analyses de l’Assise fondamentale par l’examen d’une œuvre bien moins connue, elle aussi de 1795, l’Essai sur la faculté linguistique et l’origine du langage : au départ, le langage n’apparaît que comme le dépôt dévitalisé de l’activité de l’imagination transcendantale et suscite à ce titre la méfiance à l’égard de l’arbitraire du signifiant ; d’un autre côté, la philosophie transcendantale constitue une voie par laquelle il est possible de transcender le langage ordinaire dans un usage véritablement performatif : « toute la langue abrite de manière latente une performativité que seule la science révèle » (p. 127). Le propre de la proposition transcendantale est qu’en elle le signe se signale comme signe ; elle constitue en cela la condition de possibilité de l’usage communicationnel ordinaire. Preuve est ainsi faite que, contrairement à une certaine représentation traditionnelle, l’idéalisme transcendantal n’exclut aucunement une réflexion sur le langage.
24 C’est ce caractère langagier du transcendantal que N. fait ressortir, comme s’attache à le montrer l’A. dans le chapitre II intitulé « La reconstitution du problème transcendantal dans les Études fichtéennes de Novalis », en mettant l’accent sur la perte et l’oubli qu’implique cette diction langagière de la proposition fondamentale. N. absolutise l’imagination, en plaçant la dualité et le conflit à l’origine. C’est sur ce point que s’immisce une différence vis-à-vis de F. : chez N., l’absolu est en quelque sorte opaque en droit, au sens où l’opacité ne provient pas de la démarche réflexive elle-même, ce qui va jusqu’à conférer à l’imagination le sens d’une illusion (le Grundsatz fichtéen est interprété comme Scheinsatz dans le premier fragment des Études). C’est à ce propos qu’apparaît de la manière la plus prégnante l’originalité de la lecture novalissienne de Fichte, dont l’A. indique qu’elle « oscill [e] entre mécompréhension et subversion assumée » (p. 168) ; cette subversion n’est cependant pas à mettre au compte d’autres influences (celle de Reinhold par exemple, comme le pense M. Frank), mais d’un travail d’appropriation personnelle des concepts fichtéens. La suite du chapitre est alors consacrée à la méthode de l’ordo inversus, définie comme renversement permanent et bilatéral de l’absolu dans son reflet, méthode dont l’aspect vertigineux débouche sur une « sophistique » revendiquée, qui peut se comprendre à la fois comme jeu et comme combinatoire. Il ne s’agit pas néanmoins d’un simple maniement verbeux, et le thème de l’image est investi par N., ontologiquement d’une part en tant que l’image est l’expérience d’un manque, du néant, et transcendantalement d’autre part en tant qu’elle exprime la dualité du rapport de la conscience à l’absolu, dualité qui consiste dans la concomitance d’une quête et d’un brouillage de cet absolu. L’insistance sur l’image aboutit à une interprétation du transcendantal dans laquelle le lien entre langage et image se révèle fondamental : le langage a pour fonction chez N. d’objectiver le flottement de l’imagination ; il constitue ainsi dans le même temps l’accès à l’absolu et le caractère fondamentalement instable de notre rapport à ce dernier. L’A. peut alors affirmer : « le produit ou l’existence de l’absolu est donc image en tant que langage » (p. 215).
25 Après ces deux premiers chapitres, qui fixent la méthode que l’A. emploie pour faire dialoguer les deux pensées, les quatre chapitres suivants constituent une mise à l’épreuve de cet acquis. Celle-ci s’appuie sur l’existence d’une « pulsion à devenir moi », qui va constituer le moteur d’une exploration parallèle menée chez les deux auteurs. L’A. nomme cette mise à l’épreuve « symptomatologie » (chapitre III : « Lecture croisée de deux apprentissages de la pulsion à devenir moi : vers une symptomatologie comparée »). Il s’appuie sur un fragment du Brouillon général dans lequel N. fait du langage et de la poésie quelque chose qui relève du symptôme (p. 276), le concept de symptôme se recommandant selon lui en tant qu’il est question de repérer des manifestations de la pulsion à même l’image et l’expérience du monde. La symptomatologie se définit alors comme un apprentissage des signes. Repérer cette symptomatologie implique de quitter le corpus délimité des deux premiers chapitres pour explorer plus librement l’œuvre respective des deux auteurs. L’A. s’attache d’abord à repérer comment la question de l’image se développe chez F. lui-même, dans des œuvres de « philosophie populaire » que sont La destination de l’homme et L’initiation à la vie bienheureuse. Il importe de constater que l’image n’est pas pensée ici comme reflet ou réplique, mais à proprement parler comme réflexivité, au sens transcendantal du terme, et c’est de ce point de vue que l’image peut être interprétée comme production performative, à relier à l’interprétation du Verbe johannique dans L’initiation. Cette performativité de la vision dans l’image se retrouve chez N. à travers la conception de la nature comme « image de l’être en soi hors de soi » (p. 277), dont l’A. observe la mise en œuvre dans Les disciples à Saïs. Se creuse alors un certain écart entre réflexivité fichtéenne et réflexivité novalissienne, la seconde étant attachée à la matérialité de l’image sensible comme lieu d’épreuve du moi par lui-même. Cela débouche sur l’étude du thème nocturne, à partir, comme il se doit, des Hymnes à la nuit, dont on peut tirer deux conséquences importantes : l’une concerne le concept même d’image, qui se trouve investi par N. d’une dimension de passivité dans l’idée d’un « se laisser voir », absente de la conceptualisation fichtéenne ; l’autre provient de la conscience du devenir-image, à la fois de soi et de l’absolu, qui rend possible la mort et suscite l’angoisse, toutes deux absentes chez F.
26 Les quatrième et cinquième chapitres (« Lire dans l’image sensible (1) : l’interprétation médicale de la nuit du corps chez Novalis », « Lire dans l’image sensible (2) : l’auto-compréhension spirituelle de la lumière chez Fichte ») ont pour fonction, une fois exposés les principes de la symptomatologie, de développer la « lecture » du sensible ainsi rendue possible. Celle-ci s’opère chez N. à même la nature ; cette attention accordée à la nature comme support d’une interprétation du sensible conduit à s’interroger quant à la fidélité de N. à l’actologie fichtéenne. L’A. dissipe cette impression en prévenant contre un rapprochement hâtif avec la Naturphilosophie schellingienne, dont N. se distingue par son refus d’ontologiser les éléments du conflit dans un dualisme figé de forces opposées. En outre, N. reste fidèle au fichtéanisme en faisant de l’image, même sensible, quelque chose qui est bien à entendre comme un acte (l’imagination a été définie, à propos de L’initiation, comme un véritable acte d’imager : p. 264 sq.). Le § 5 de ce chapitre est décisif à plusieurs titres : il est consacré au concept de logologie et apporte des précisions sur le statut du langage chez N. Le développement du concept de logologie pourrait laisser penser que l’on a affaire, avec N., à une vision faisant du langage un ensemble autonome et autoréférencé, qui confinerait à une forme d’acosmisme. L’A. veut prévenir fermement contre une telle interprétation (qui a pu être soutenue par le commentarisme ; l’A. s’opposera, au dernier chapitre, à Julien Gracq qui propose une vision de ce type : voir p. 438). Ce qui fait échapper N. à l’acomisme n’est autre que l’importance que revêt chez lui la réflexivité, dont permettent de faire l’expérience conjointement le langage et l’image : en effet, le langage comme l’image se présentent comme se sachant eux-mêmes respectivement langage et image. Mais cette réflexivité ne s’éprouve que dans l’effort même pour décrire le monde : « Il n’y a aucune coupure entre le langage qui dit le monde et le langage du monde ; l’un et l’autre sont des signes producteurs d’effets de sens, à l’intérieur desquels il faut chercher des lois » (p. 369).
27 Dans le cinquième chapitre, l’A. revient à Fichte, en soulignant que la centralité de l’image chez le Fichte tardif ne débouche sur aucune herméneutique, mais au contraire sur une critique de la catégorie même d’interprétation. L’A. développe alors une analyse intéressante et originale de la conception du langage que F. défend dans les Discours à la nation allemande : cette conception se présente comme assez étrange, dans la mesure où elle refuse l’arbitraire de la convention et pose un lien nécessaire entre signifiants et signifiés. L’A. y voit une insistance sur l’inscription du langage dans l’ordre du sensible. Le chapitre culmine ensuite dans la reconstitution de la doctrine fichtéenne de l’image telle qu’on la trouve dans l’exposé de la Doctrine de la science de 1804, où l’A. s’appuie sur les recherches les plus récentes dans ce domaine (les travaux d’A. Schnell notamment).
28 Un sixième chapitre (« La pulsion à l’image entre attente et accomplissement : une lecture de Heinrich von Ofterdingen ») vient compléter l’ouvrage. Chez N. l’interrogation sur l’image n’escamote pas celle de l’identité, et il convient au contraire de se demander « qui est l’image » (p. 425). Il s’agit de reconnaître la pulsion à devenir moi, en insistant sur le devenir, lequel se manifeste comme attente et accomplissement indéfiniment différé. Cette enquête prend pour objet le roman inachevé Heinrich von Ofterdingen et en propose un commentaire linéaire et exhaustif. Dans cette analyse, l’A. s’attache à souligner la confrontation à l’altérité, ou à ce qu’il nomme l’« opacité ». Le roman se révèle un terrain particulièrement adéquat à l’exploration de la problématique de l’image et du sensible définie précédemment, grâce à la figure célèbre de la fleur bleue, dont l’A. livre une interprétation très convaincante en articulant de manière fort claire le désir, l’image – à la fois comme image singulière, comme image en tant qu’image et comme image de l’absolu – et la quête d’identité (p. 453). Le rêve apparaît également comme le lieu d’une « hyper-réflexivité » propre à l’approche de N., à travers laquelle on peut lire la permanence de l’influence fichtéenne, par-delà les subversions multiples imposées par N. à l’esprit même de la philosophie de F. Cette réflexivité en devenir constitue le moteur de l’itinéraire de Heinrich et s’illustre dans la rencontre avec Mathilde, elle-même image différée de la fleur bleue. Cette réflexivité à conquérir à même l’opacité sensible culmine dans la poiésis romanesque elle-même. Heinrich von Ofterdingen peut ainsi être vu comme la réalisation littéraire du fichtéanisme, sa mise à l’épreuve, qui en implique cependant la torsion, voire la mutilation.
29 Cet ouvrage original et novateur propose l’articulation entre une lecture novalissienne de F. et une lecture fichtéenne de N. Aborder la pensée de F. par le prisme de N. permet de mettre l’accent sur des aspects parfois sous-évalués de sa philosophie : le rôle du langage, l’importance du sensible, le rapport image/langage, l’originalité de la lecture de N. consistant dans l’insistance sur la dimension aporétique des éléments mis en jeu dans la genèse de la représentation chez F. (le sentiment et le savoir ou la réflexion, le moi pur, le moi transcendantal et le moi empirique, etc.). De manière générale, l’image apparaît comme le site privilégié d’une mise à l’épreuve du transcendantalisme en tant qu’elle exprime de manière paradigmatique le paradoxe de la réflexivité. Souligner le fichtéanisme implicite et très personnel de N. permet en retour de rectifier une certaine vision du poète, qui en fait l’apôtre d’un abandon passif au monde, inattentif à la résistance et à la conflictualité. Cela permet également de développer l’idée d’une lecture des signes et des images qui se situe à quelque distance de l’herméneutique. L’exclusivité de la confrontation avec F. est à la fois le mérite et le revers de l’entreprise : l’importance du rapport à Kant, Reinhold ou Schelling s’en trouve minorée, de même que le domaine de la philosophie de la nature est peu exploité. Mais ce dernier point est assumé explicitement par l’A. Enfin, on peut noter l’usage subtil de références contemporaines (concepts psychanalytiques d’angoisse, de traumatisme, de forclusion ; références à Blanchot, Levinas, Lacan…) : elles jouent davantage le rôle de contre-références, qui permettent certes de souligner l’aspect avant-gardiste de la pensée de N., sans tomber pour autant dans l’écueil de l’anachronisme. Elles sont surtout l’occasion d’une réflexion historiographique fine sur le statut même du concept de « romantisme » (p. 532-533). La conviction que les philosophies ne sont pas « compatibles » entre elles, mais bien « compossibles » anime la volonté, non pas de ressusciter le romantisme comme tel, mais d’interroger ce qu’il reste ou peut rester de romantique en nous.
30 Outre l’ouvrage précédemment évoqué, Augustin Dumont propose une traduction française inédite des textes intitulés Études fichtéennes, rédigés par Novalis en 1795 et 1796, précédée d’une introduction riche et claire, qui fournit les outils historiques et conceptuels nécessaires pour aborder l’œuvre traduite. Le titre d’Études fichtéennes s’impose du fait que le jeune écrivain y commente sous forme de notes éparses la première version de la Doctrine de la science de Fichte, mais ces notes ne constituent en rien un commentaire cursif de l’œuvre fichtéenne et font état d’influences diverses, tout en explorant des pistes qui s’écartent de la lettre du texte « commenté ». Elles se présentent sous la forme de 667 fragments, répartis en six groupes, eux-mêmes rangés selon un ordre chronologique. La traduction se fonde sur l’édition établie par Richard Samuel (publiée pour la première fois dans les années 1960 et complétée à plusieurs reprises), qui est sans doute défaillante, mais il est, quoi qu’il en soit, difficile d’échapper à une certaine approximation dans l’ordonnancement des textes en raison du caractère même de l’œuvre. Cette traduction française paraît quelques années après une traduction en langue anglaise due à Jane Kneller et s’inscrit dans un mouvement de redécouverte de l’œuvre novalissienne en France amorcé par le travail de traduction et de commentaire d’Olivier Schefer (on peut citer notamment la traduction du Brouillon général en 2000 chez Allia, qui a permis de rendre accessible en français la philosophie de la nature, élément essentiel de la pensée du poète romantique).
31 Concernant le présent texte, le traducteur revendique un parti pris de littéralité et n’hésite pas à indiquer entre parenthèses les termes allemands quand il l’estime nécessaire. Il faut à ce propos saluer la tâche extrêmement difficile à laquelle il s’est attelé : l’allemand des Fichte-Studien est d’une difficulté redoutable, et obscur au point parfois que le sens de certaines phrases s’avère, grammaticalement, indécidable. La décision du traducteur intervient donc fréquemment et il est possible, par conséquent, de repérer certaines erreurs, ou des choix de traductions discutables : à titre d’exemple, on peut reprocher au traducteur de faciliter excessivement la tâche de l’exégète lorsqu’il traduit le couple Bezeichnende/Bezeichnete par « signifiant/signifié » (alors qu’une traduction plus littérale aurait pu opter pour « désignant/désigné », qui présentait l’avantage de conserver la notion de signe sans anticiper la terminologie saussurienne), ou beziehen par « référer », dans la mesure où ces choix orientent clairement l’interprétation du texte du côté de la problématique du langage. En revanche, le choix de traduire Scheinsatz par « proposition fictive », qui peut surprendre au départ, s’avère tout à fait pertinent à l’usage.
32 Les fragments présentent un aspect varié : certains se réduisent à une phrase, au sens parfois sibyllin, voire à une liste de mots, d’autres constituent des réflexions beaucoup plus développées. Novalis use des concepts kantiens et fichtéens comme d’instruments à manier et à combiner jusqu’à la torsion dans un effort paradoxal, voire contradictoire, de systématisation et de relativisation extrême. Effort de systématisation qui se manifeste à travers le goût pour les listes, les schémas, les plans…, et dans la reconnaissance d’un besoin de fondation inséparable de toute entreprise philosophique (voir le fragment 566 : « Tout philosopher doit donc s’achever dans un fondement absolu », p. 216, même si cette quête est par nature aporétique ; il arrive même au jeune poète de prétendre au dépassement du fichtéanisme : « Spinoza s’est élevé jusqu’à la nature – Fichte, jusqu’au moi, ou jusqu’à la personne. Moi, jusqu’à la thèse de Dieu », fragment 151, p. 91). L’effort conjoint de relativisation s’exprime à travers le fait que, chaque concept pouvant occuper une place et une fonction distinctes dans chacune des combinaisons, son sens se désubstantifie et ne surgit que dans la relation entre les éléments en présence : ce qui est matière dans telle opposition pourra faire figure de forme dans une autre. Novalis le revendique explicitement, comme dans le fragment 43 par exemple (« L’ordre du sentiment et de la réflexion est totalement arbitraire », p. 65), et évoque une « sophistique du moi pur » (fragment 41, p. 63). Telle est la logique – à la fois au sens de logos, de discours, et de règles de connexion entre concepts et propositions – de l’ordo inversus, méthode qui constitue, en tant que pratique du langage, le fil rouge de ces fragments. Ces combinaisons ne font-elles qu’un jeu qui tourne à vide dans un tourbillon de concepts vidés de leur substance, ou finissent-elles par constituer une authentique combinatoire – on peut déceler l’influence de Leibniz – créatrice d’un sens en train de se faire ? Il appartient à chaque lecteur d’en juger. Force est en tout cas de reconnaître que Novalis s’approprie de manière hautement personnelle la philosophie fichtéenne et en révèle, jusqu’au paroxysme, la mobilité intrinsèque. À ce titre, il mérite d’être pris en considération, comme le souhaite le traducteur, parmi les figures significatives des « grandes entreprises postkantiennes » (présentation, p. 11).
33 Jean-Christophe LEMAITRE
Vers un transcendantalisme spéculatif ?
34 Alexander SCHNELL. — En voie du réel, Paris, Hermann, 2013.
35 Alexander Schnell, l’un des représentants importants et productifs de la phénoménologie en France de sa génération, est un spécialiste aussi bien de l’idéalisme allemand que de la phénoménologie contemporaine. Son ouvrage En voie du réel rassemble ses études récentes consacrées à la tradition phénoménologique au sein de la philosophie transcendantale. L’auteur y cherche à clarifier et à évaluer le projet d’une philosophie transcendantale chez E. Husserl, M. Heidegger, M. Merleau-Ponty, E. Levinas, M. Richir, M. Henry et H. Blumenberg, en mettant également à l’épreuve certaines thèses et intuitions du jeune Fink. Cet ouvrage n’est cependant pas un simple agrégat d’études déconnectées. Certes, il constitue un panorama sur la pensée transcendantale chez ces différents auteurs, mais le véritable enjeu est plutôt d’offrir une nouvelle perspective (au premier abord historiographique) du transcendantalisme phénoménologique au sein des recherches phénoménologiques francophones. En effet, l’auteur thématise diverses contributions philosophiques de ces penseurs à la lumière du « transcendantalisme phénoménologique » dans son rapport à l’idéalisme allemand (notamment à Fichte). Dans ce contexte, Schnell établit l’opposition complexe et célèbre entre le projet « gnoséologico-transcendantal » husserlien et le projet « ontologico-transcendantal » heideggerien autrement que ne le font les spécialistes sur ce sujet, et il caractérise le mouvement phénoménologique (de la « deuxième » et de la « troisième génération ») comme une longue enquête afin de dépasser cette antithétique et d’ouvrir une « troisième voie ».
36 Cet ouvrage ne tente cependant pas d’éclaircir philologiquement la continuité (et la divergence) de la tradition transcendantaliste à partir de l’idéalisme allemand jusqu’à la phénoménologie issue de Husserl. Sa réflexion historique sert plutôt à préparer son propre projet philosophique, plus complet et systématique, d’un transcendantalisme phénoménologique, ou de ce qu’il appelle le « transcendantalisme spéculatif ». Autrement dit, Schnell présente une nouvelle compréhension historique du mouvement phénoménologique en vue de sa propre conception du transcendantalisme à venir. Dans cette recension, nous accentuerons le motif ultime et l’orientation fondamentale de cet ouvrage plutôt que d’examiner chacun des chapitres et leurs problématiques variées, très fécondes en soi.
37 Cet ouvrage poursuit trois objectifs fondamentaux : la préparation historiographique d’une étude systématique du « transcendantalisme spéculatif » (en écho au « réalisme spéculatif » de Q. Meillassoux) ; l’exposition d’une historiographie originale du mouvement phénoménologique en tant que recherche d’une « troisième voie » entre Husserl et Heidegger, ainsi que celle du mouvement phénoménologique jusqu’à la « nouvelle phénoménologie française » (sans doute en écho à l’étude de L. Tengelyi et H. D. Gondek [3]) ; la « réconciliation » entre l’idéalisme allemand et la tradition phénoménologique dans une perspective transcendantale.
38 Schnell déclare dans l’introduction que « l’un des acquis remarquables du débat philosophique au début du XXIe siècle consiste dans le fait que [l]e ‘dépassement’ [du clivage entre la tradition anglo-saxonne et la philosophie continentale] a redonné ses titres de noblesse à une démarche spéculative » (p. 5). Loin de se solidariser avec le « réalisme spéculatif » de Q. Meillassoux (ou du « nouveau réalisme » de M. Gabriel), l’auteur propose la conception inédite d’un « transcendantalisme spéculatif » sans, cependant, détailler dans l’ouvrage sa critique du « réalisme spéculatif ». Mais cette expression ne donne-t-elle pas lieu, en fait, à un contre-sens dans la mesure où l’on entend habituellement par « transcendantale » une approche philosophique « critique » (dans le sens kantien) plutôt que « spéculative » (qui signifierait même, dans certains contextes, « dogmatique ») ? Pour y répondre d’une manière satisfaisante, il faudra préciser la compréhension spécifique de la « construction phénoménologique » que Schnell élabore depuis plusieurs années, particulièrement dans son ouvrage Husserl et les fondements de la phénoménologie constructive [4], et dont il présente la quintessence dans le chapitre II.
39 Schnell distingue nettement entre deux dimensions phénoménologiquement constitutives pour une connaissance légitime (ou à légitimer) : d’une part, une dimension phénoménologiquement « intuitive » ou une analyse « eidético-descriptive » de la « donation de soi (Selbstgegebenheit) » qui respecte le « principe de tous les principes » (voir le § 24 des Idées I) ; et, d’autre part, une dimension « constructive » qui n’est plus accessible par une « intuition directe » (l’intuition en tant qu’elle est originairement donnée). Cette dimension devient accessible par une démarche « indirecte [5] » ou en « zigzag » entre les données originairement intuitives et ce qui est phénoménologiquement à « construire ». Selon Schnell, cette tentative de la « phénoménologie constructive » qu’opère le Husserl tardif – sans l’avoir explicitée de façon systématique – mérite d’être approfondie, parce qu’elle offre une solution pour les difficultés et les « limites » auxquelles Husserl est confronté par exemple dans l’analyse de la conscience du temps, dans la phénoménologie de l’intersubjectivité, de la pulsion et des instincts, etc. Grâce à cette démarche en « zigzag », la « phénoménologie constructive » évite une construction purement apriorique ou déductive à partir d’un principe (qui serait en soi non-intuitif) et dont la démarche est foncièrement incompatible avec la méthode phénoménologique.
40 À partir de là, on peut anticiper la caractéristique fondamentale du « transcendantalisme spéculatif ». Ce dernier ne revient pas à une démarche purement spéculative que Kant a déjà « critiquée », voire même fortement accusée, mais il ne se contente pas non plus de l’analyse intentionnelle de l’« empirisme transcendantal » husserlien dont la méthode est celle de la description eidétique de la Selbstgegebenheit. Mais le « transcendantalisme spéculatif » (telle est du moins son ambition) est « un projet cherchant […] à mettre au jour les fondements spéculatifs de la phénoménologie transcendantale » (p. 7). Or, le but de l’ouvrage n’est ni une exposition systématique du programme du « transcendantalisme spéculatif », ni l’accomplissement concret de ce dernier, mais précisément la préparation historiographique susmentionnée d’une étude systématique (en cours d’élaboration). En ce sens, cet ouvrage n’a qu’une tâche limitée, mais néanmoins cruciale, car l’idée du « transcendantalisme spéculatif » exige une révision de l’historiographie de la philosophie transcendantale (le mouvement phénoménologique y compris). Sans la mise en évidence de cette orientation fondamentale d’En voie du réel, nous ne saurions mesurer le sens même du « transcendantalisme spéculatif ».
41 La spécificité de la compréhension historique du transcendantalisme phénoménologique proposée par Schnell ne devient manifeste que si nous la comparons avec d’autres historiographies du mouvement phénoménologique. Neue Phänomenologie in Frankreich, qui développe à son tour, précisément, une compréhension très originale de l’histoire de la phénoménologie, peut ici servir de fil conducteur.
42 Selon cet essai, la « nouvelle phénoménologie française » aurait d’abord découvert dans la phénoménologie husserlienne une « contradiction cachée » entre « l’idée d’une constitution transcendantale » d’« origine intellectualiste » et la « description des phénomènes » de « provenance empiriste ». Et, ensuite, elle aurait réussi à la démanteler. Ainsi, « la donation du donné se révèle comme un événement qui arrive (widerfährt) à la conscience et qui se manifeste de lui-même [6] ». L’idée d’une constitution transcendantale serait ainsi explicitement surmontée par la conception du « caractère événementiel (Ereignischarakter) » du phénomène, qui reste toujours un surplus (ou un « excès ») pour la subjectivité transcendantale. De même, l’idée quasi empiriste d’une description et d’une donation serait également surmontée (non pas supprimée puisqu’il ne s’agit pas de revenir à la tradition métaphysique) par la découverte de l’événementialité des phénomènes, parce que la phénoménalité n’est pas conçue comme une donnée de type empiriste qui ne se laisserait plus remettre en cause. Dans la « nouvelle phénoménologie française », il s’agirait en revanche d’une analyse descriptive des phénomènes – in statu nascendi – à partir de leur événementialité. Ainsi, il est clair que, selon les thèses de Neue Phänomenologie in Frankreich, l’orientation même de la « nouvelle phénoménologie française » consisterait à opérer une synthèse de la « contradiction cachée » propre à la phénoménologie (husserlienne) et à élucider le phénomène phénoménologique (ou la phénoménalité) dans son événementialité. Tel n’est cependant pas le cas de Schnell dans En voie du réel qui met en évidence une autre « contradiction cachée » et élabore une « synthèse » d’un autre type.
43 D’abord, Schnell cherche lui aussi à mettre au jour une « contradiction cachée » caractéristique du mouvement phénoménologique, mais elle est formulée autrement que chez les auteurs de Neue Phänomenologie in Frankreich. En effet, En voie du réel propose un diagnostic dans lequel apparaît une opposition non pas entre deux origines de la phénoménologie husserlienne, mais entre la phénoménologie transcendantale husserlienne et l’ontologie phénoménologique heideggerienne. Selon Schnell, le mouvement phénoménologique met en évidence un « clivage gnoséologie/ontologie » qu’il cherche à combler [7], en soulignant toutefois que ce n’est pas Heidegger, mais plutôt Husserl qui l’a rencontré en premier (cette tentative husserlienne restant, bien entendu, « opératoire »). Ainsi, l’auteur ne cherche pas à privilégier une position – gnoséologique (Husserl) ou ontologique (Heidegger) – qui semblent être antithétiques, mais précisément une « troisième voie » en deçà d’elles. Ce clivage connaît certes des variations (« sujet/objet » ou « idéalisme/réalisme », chez tous les penseurs du mouvement phénoménologique), « appréhension/contenu d’appréhension (ou contenu hylétique) » (chez Husserl et Henry), « temps subjectif/objectif » (chez Husserl et Heidegger), « moi/autrui » (le problème de l’intersubjectivité), « immanence/transcendance » (notamment chez Levinas) et « apparaitre/réel » (Fichte et Richir), etc. Mais ces dichotomies (dont le noyau est toujours le clivage « gnoséologie/ontologie » chez les deux maîtres fribourgeois de la phénoménologie) ne sont donc pas tout à fait identiques à la « contradiction cachée » telle que Neue Phänomenologie in Frankreich l’avait formulée, c’est-à-dire qu’elles ne renvoient pas nécessairement à celle-là, parce que le « clivage » sur lequel Schnell insiste ne semble être ni d’origine « intellectualiste » ni d’origine « empiriste ». Il est plutôt en deçà de ces deux origines dans la mesure où l’opposition entre les deux origines de la phénoménologie semble plutôt présupposer ce « clivage » puisqu’à elle seule, elle n’est pas capable de rendre compte du statut et de la légitimité de la connaissance – dont l’origine s’avère, dans le mouvement phénoménologique, comme donnant lieu précisément à ce « clivage ». Mutatis mutandis, ce « clivage » est peut-être le soubassement de la « contradiction cachée » qu’est censée résoudre la nouvelle phénoménologie française (même s’il faut admettre que la seconde n’est pas déduite à partir du premier).
44 Ensuite, Schnell présente la thèse selon laquelle la phénoménologie est conduite (de manière plus ou moins explicite) à « synthétiser » ce clivage foncier par une démarche génético-constructive s’opposant à la conception « événementielle » du phénomène (et, du coup, à la thèse majeure de Neue Phänomenologie in Frankreich). Le « transcendantalisme spéculatif » est ainsi une continuation de la démarche phénoménologico-constructive dans le sens de la « phénoménologie constructive ». Et sa méthode est en même temps caractérisée comme phénoménologico-génétique au sens fichtéen, plutôt qu’au sens husserlien : elle cherche dès lors l’origine même de ce clivage, ainsi que sa genèse.
45 Selon Schnell, nous pouvons en effet trouver certains échos de la conception fichtéenne du « génétique » ou de sa célèbre doctrine de l’image chez le père fondateur de la phénoménologie transcendantale (par exemple dans l’épochè de l’attitude naturelle et dans l’analyse phénoménologique des « couches ultimement constitutives » de toute apparition immédiate, p. 63). En effet, l’épochè ou la « mise entre parenthèses » de l’attitude naturelle permettant de descendre vers « les couches ultimement constitutives » des phénomènes trouve, selon l’auteur, son équivalent chez Fichte avec « l’anéantissement du concept » (ou le phénomène comme factum irréductible) en tant que point du départ de la « médiation génétique » de « l’inconcevable ». Bref, l’auteur insinue que la phénoménologie et la doctrine de la science ne font pas deux, si nous les étudions sous l’angle de la conception transcendantale du « génétique ». Ou, pour le dire d’une autre manière, le « transcendantalisme spéculatif » est une continuation de la pensée fichtéenne qui est au fond « phénoménologique (dans le sens du Husserl tardif !) » plutôt que « métaphysique » (dans le sens d’une quelconque « pensée de survol »), « spéculative » (au sens classique) ou « dialectique » (Hegel). Schnell se concentre sur la preuve et l’épreuve de cette thèse surprenante surtout dans le chapitre III (consacré à la phénoménologie husserlienne du temps) et le chapitre IV (la phénoménologie de l’intersubjectivité) et il y parvient dans la mesure où l’ouvrage montre que la phénoménologie génétique de Husserl repose sur une idée « opératoire » de ce que nous nommerions une « médiation réciproque et génétique ». Autrement dit, l’objectif de l’ouvrage réside dans le fait que la conception phénoménologico-transcendantale du « génétique » a chez Husserl – pour le dire avec M. Merleau-Ponty – son « ombre », ou bien elle reste chez lui – dans le langage de Fink – un « concept opératoire ».
46 La « génétisation phénoménologique » qui repose donc en premier lieu sur le Husserl tardif et la doctrine fichtéenne de l’image est par ailleurs liée d’une façon étroite à la conception de la « possibilisation (Ermöglichung) » chez Heidegger que l’auteur étudie minutieusement dans les chapitres V et IX, ainsi qu’à la lecture heideggerienne de Fichte et à sa continuation chez le jeune Fink (p. 67-70). Malgré le fait que cet ouvrage présente donc un projet fécond et une historiographie originale du mouvement phénoménologique (particulièrement eu égard à son lien avec l’idéalisme allemand), deux questions de fond se posent à l’issue de cette présentation.
47 Le statut et la contribution « métaphysiques » du « transcendantalisme spéculatif » demeurent encore implicites dans cet ouvrage (à cet égard, le lecteur devra attendre l’ouvrage systématique annoncé). Si l’un des plus profonds motifs de la philosophie transcendantale consiste, depuis Kant, dans une « critique » ou « limitation » de la « métaphysique dogmatique » ainsi que dans la « fondation » d’une « nouvelle métaphysique » (en tant que « science »), c’est notamment Heidegger qui, vers la fin des années 1920, tente, on le sait, de développer sa propre métaphysique (« métaphysique de Dasein »). Mais celle-ci a rapidement été abandonnée (à partir de ce qu’on appelle la « Kehre », plus précisément à partir d’une lecture approfondie de Nietzsche). Ce fait historique du « tournant » chez Heidegger traduit-il un échec du transcendantalisme ? Ou bien cet « abandon » de l’idée de la fondation de la nouvelle métaphysique n’est-il qu’un épisode arbitraire pour l’histoire de la philosophie transcendantale ? Ou bien encore l’auteur voudrait-il plutôt offrir une lecture plus radicale qui comblerait le clivage entre le « premier » et le « deuxième » Heidegger par sa propre compréhension du « transcendantal » (une perspective qui resterait certes à approfondir, étant donné qu’en dehors du chapitre XI, En voie du réel ne se rapporte pas de manière approfondie au « deuxième » Heidegger) ?
48 En dernier lieu, ce que Schnell entend précisément par « spéculatif » n’est pas assez clair. Plus exactement, le lecteur aimerait en savoir davantage sur ce qui l’a conduit à distinguer le « transcendantalisme spéculatif » de l’idée d’une « phénoménologie constructive », élaborée depuis plusieurs années – même si l’auteur précise bien que le « spéculatif » du « transcendantalisme spéculatif » n’implique pas l’idée d’une construction purement apriorique au sens classique du terme. Dans ce contexte, on pourrait renvoyer à la célèbre distinction de Fink entre les concepts « thématiques » et les concepts « opératoires ». Si Fink souligne la nécessité d’accomplir une réflexion thématique sur le « concept opératoire » de la philosophie husserlienne pour donner par exemple un sens à l’idée de « constitution », c’est afin de surmonter une certaine « naïveté transcendantale » grâce à une réflexion qui n’est plus en soi celle, eidético-déscriptive, de la Selbstgegebenheit, mais plutôt celle clarifiant « la phénoménalité du phénomène ». L’accomplissement de cette réflexion sur les « concepts opératoires » de la phénoménologie transcendantale reviendrait bel et bien à une démarche « spéculative », dans la mesure où il s’agirait alors, pour reprendre un terme fichtéen, de « l’inconcevable » de la phénoménologie elle-même. De plus, cette « réflexion spéculative » sur les « concepts opératoires » ne s’accomplirait pas de manière « prinzipien-theoretisch » (c’est-à-dire en se laissant reconduire à un principe), mais plutôt de façon « evidenz-theoretisch » (c’est-à-dire en s’attestant dans une évidence ou dans un voir [8]), parce qu’il en irait alors de la « genèse » (qui n’est jamais empirique, ni historique) de la phénoménologie transcendantale elle-même. En effet, cette réflexion serait une phénoménologie de l’expérience du philosopher ou du penser, et accomplirait ainsi « la phénoménologie de la phénoménologie » (sous un autre angle, elle serait lato sensu une « réflexion transcendantale » au sens kantien, et jouerait même le rôle d’une doctrine transcendantale de la méthode, comme c’est le cas de la Sixième Méditation Cartésienne de Fink). C’est plus ou moins de cette manière que l’on pourrait en tout cas entendre la détermination massive du « spéculatif » proposée par En voie du réel : « Il s’agit d’un transcendantalisme ‘spéculatif’ […] parce que ‘le’ transcendantal ne relève ni de conditions qu’il faut supposer pour rendre compte de l’expérience et partant de la connaissance, ni d’une ‘expérience’ transcendantale s’appuyant sur une évidence intuitive et se confinant à une démarche descriptive, mais d’un projet cherchant précisément à mettre au jour les fondements spéculatifs de la phénoménologie transcendantale » (p. 7, nous soulignons).
49 Yusuke IKEDA
La technique, facteur de démesure ?
50 Olivier REY. — Une question de taille, Paris, Stock (Les essais), 2014, 276 p.
51 Pour créer une « ambiance générale », l’introduction brosse un tableau sans complaisance de notre condition postmoderne. La postmodernité est une combinaison de modernité radicalisée et de doute sur la légitimité de la modernité. Peu étonnant si l’histoire tourne mal : l’avenir, qui avait jusque là servi d’horizon, a disparu et le présent n’est plus pré-histoire, mais dernier délai ; le monde de la consommation, qui se présente sous les traits de la jouissance, n’est en réalité qu’un monde du manque. Cette situation tient pour une bonne part au développement de la technique. Simondon, qui nous invitait à voir en elle une médiation vraie avec le monde oublie qu’entre la roue du moulin et la centrale nucléaire, il y a une différence cruciale. Ce qu’il ne voit pas, c’est l’existence de seuils. Le reste de l’ouvrage vise à nous faire prendre conscience du caractère tout à fait fondamental d’un tel phénomène et choisit pour cela comme fil conducteur l’œuvre d’Ivan Illich.
52 « Les pompes qui font couler le bateau » reprend alors les analyses de celui-ci sur les transports (Énergie et équité, 1975), sur l’école (Une société sans école, 1971) traduction malencontreuse, puisqu’il s’agissait en réalité de déscolariser la société), sur la médecine (Némésis médicale, 1975). Cependant, Illich ne fait pas système et, pour nous orienter dans ce brouillard, le chapitre suivant propose de prendre comme boussole l’oeuvre de Leopold Kohr (1909-1994). Dans The Breakdown of Nations (1957), cet Autrichien devenu Nord-Américain, attribue tous nos maux à une seule cause : partout où quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros. Le décalage croissant entre les hommes et le monde qu’a engendré le développement moderne renvoie toujours à la taille démesurée de nos sociétés. Kohr a parfois été interprété comme un partisan du small is beautiful mais ce à quoi il nous invite en réalité, c’est à reconnaître le rôle décisif des questions d’échelle : il existe des seuils, des proportions à respecter, et l’oublier se paye tôt ou tard (on ne peut pas l’oublier impunément). Pour répondre à la question : comment a-t-on pu en arriver là ? le chapitre 4 interroge alors l’autre versant, beaucoup moins connu, de l’œuvre d’Illich. Il s’agit souvent d’analyses historiques qui portent sur des sujets aussi variés que le rapport aux sensations, la lecture, ou la différence homme femme.
53 Le chapitre suivant montre que, si la science a largement contribué à encourager la démesure, elle a su aussi reconnaître l’existence d’échelles naturelles. Galilée avait déjà formulé les raisons mécaniques pour lesquelles il ne peut pas y avoir de géant : le rapport entre la surface et le volume – soumises l’une aux forces de contact, l’autre aux forces gravitationnelles – varie de façon inverse à la taille. Voilà pourquoi un chat peut tomber d’un toit sans se faire mal. La taille d’un être vivant est fixée par la nature, ce dont nos mesures habituelles, établies par comparaison à une unité conventionnelle de mesure, ne rendent pas compte. Le monde n’est pas invariant par changement d’échelle ; la non linéarité engendre des seuils, donnant un sens à l’idée de mesure absolu. Le chapitre six constate en revanche que, dans le domaine de la politique et de la morale, ce sens de la mesure a été perdu. Alors que, de Platon à Rousseau, les philosophes avaient toujours tenu compte de la taille des sociétés, nous faisons aujourd’hui comme s’il y avait une essence de la démocratie, insensible au changement d’échelle. De même, en morale, la solidarité de l’assistance internationale tend parfois à nous dispenser d’aider notre prochain le plus proche.
54 À la question : Va t’on chercher à arrêter le mouvement ? Le chapitre sept répond : Non ! et explique ce refus par différentes raisons, en particulier la nature de la technique, ou plutôt de ses métastases, qui en font un facteur d’illimitation. Si la morale échoue à imposer de l’extérieur des limites, c’est que la technique est devenue une autre morale. Nous sommes sans cesse appelés à relever les défis, à aller toujours plus loin. Cette morale issue de la technique a permis la résurgence d’une mentalité « gnostique », en ce sens qu’elle entend soumettre le monde à l’esprit. Et si les postmodernes critiquent la technique, on ne peut compter sur eux, car ils partagent les présupposés de leurs adversaires : les comités d’éthique servent avant tout à la liquidation progressive des interdits…
55 La conclusion, L’avenir par surcroît, s’interroge sur ce qui nous attend. A long terme, les perspectives ne sont pas si alarmantes : c’est un monde qui est appelé à disparaître, non le monde ; à moyen terme en revanche, on n’évitera pas la catastrophe. Mais il ne sert à rien de se laisser écraser par cet avenir sombre, et l’ouvrage s’achève par une citation d’Illich nous invitant à célébrer le présent. Suivent deux appendices : la traduction d’un article du biologiste anglais J.B. S. Haldane, « Être de la bonne taille » (1926) ; et une notice biographique sur Illich.
56 Si le caractère crucial des seuils, des questions d’échelle, sert de trame, le motif résulte du croisement de deux fils et l’ouvrage peut encore être lu comme un hommage à Illich, ou comme une réflexion sur la technique comme facteur de démesure. Singulier destin en effet que celui d’Illich, dont l’audience diminuait à mesure que les traits qu’il avait pointés du doigt s’aggravaient. Douze ans après sa mort, en 2002, il est bon de se demander : appartiendrait-il à une époque révolue ? son succès ne tiendrait-il qu’à des malentendus ? L’ouvrage repose sur la conviction qu’il a toujours quelque chose à nous apprendre et se présente comme une tentative pour prolonger cette pensée en lui donnant un fondement. À cet égard, il faut savoir gré à l’auteur d’avoir fait une place aux considérations intempestives développées après 1970 et qui lui ont valu de se brouiller avec ceux qui l’avaient tout d’abord suivi. Il est vrai que les idées défendues sont souvent déroutantes, voire choquantes. « Le genre vernaculaire » (1982) sema la confusion : l’auteur avait dépassé les bornes… et on choisit de l’oublier. Au principe du « mauvais » Illich se trouve un rapport au passé, à la tradition, un sens de la continuité qui s’inscrit en faux contre la volonté révolutionnaire de rupture radicale, fort répandue à droite comme à gauche ; et l’on notera en passant l’omniprésence du temps tout au long de ses pages : il y est sans cesse question du présent, de l’avenir, du passé. À cela s’ajoute le souci de ne pas s’en tenir à ce qui retient immédiatement l’attention pour faire une place à la longue durée. Ainsi des pages consacrées à la lecture silencieuse et aux enluminures. À première vue, cela paraît bien futile et loin du propos mais, à la réflexion, il est permis de penser que notre rapport à l’écrit constitue bien un aspect majeur de l’histoire de l’humanité.
57 La réflexion sur la technique, facteur de démesure, prend, elle, deux formes. Elle prolonge Itinéraire de l’égarement (2003). Il serait trop simple en effet de tenir la science pour innocente et de faire retomber toutes les fautes sur la technique. Aujourd’hui, la science par excellence n’est plus l’astronomie, à qui il est interdit de manipuler son objet, mais la génétique, directement en prise sur la pratique. Mais une place importante est également accordée à la remise en cause du modèle de développement à l’occidental. La pensée d’Illich avait été profondément marquée par l’expérience de l’Amérique Latine, où il avait pu constater le caractère inadapté des programmes d’aide au développement. De là, par un effet en retour, une dénonciation des effets destructeurs du développement industriel, à commencer par la perte de savoir-faire élémentaires (la cuisine, la couture), qui aboutit à un réquisitoire : nous allons dans le mur, nous vivons à crédit, consommons les énergies renouvelables à un rythme plus rapide qu’elles se renouvellent… Le développement économique est-il la solution aux problèmes que connaît l’humanité, ou ne serait-il pas aussi la cause de ces problèmes ?
58 Ce qui précède rend très mal compte de la richesse et de l’originalité de l’ouvrage. Non sans d’humour, l’auteur puise largement dans l’actualité ; il met à contribution la littérature, la chanson, le cinéma ; il multiplie les aperçus qui nous font découvrir sous un jour nouveau des faits que nous croyions bien connaître. Tout n’est bien sûr pas également convaincant et, en maint endroit, le lecteur ne peut retenir une certaines irritation ; la richesse même des notations fait que les arbres ont tendance à cacher la forêt. Si l’auteur sait où il va, et où il veut nous mener, le lecteur, lui, a souvent du mal à suivre le fil. De même, le refus délibéré du style académique risque de dérouter plus d’un lecteur philosophe. L’ouvrage se présente comme un essai et vise un public plus large que celui des philosophes professionnels.
59 Celui qui ne se laissera pas arrêter par cette difficulté somme toute mineure se heurtera à une autre plus embarrassante. Ce qui a été établie au chap. cinq des êtres vivants peut-il s’étendre aux sociétés ? la taille des êtres vivants est déterminée par les lois de la physique ; mais quelles lois déterminent la bonne taille d’une société ? Selon quels critères Kohr peut-il décréter que la bonne taille est celle qu’il avait connue dans son enfance, où son village était séparé de la capitale du Land, Salzbourg, de vingt-deux kilomètres ? On peut penser que les facteurs démographiques jouent un rôle déterminant mais, s’ils sont évoqués dans l’introduction, il n’en est à peu près plus question par la suite. De plus, laissant de côté la question de la faisabilité, on peut encore se demander s’il est bien vrai que tous nos maux viennent de la taille de nos sociétés ? Certes, le mouvement qui nous a fait passer de la société close à la société ouverte a un coût, mais ne satisfait-il pas aussi certaines de nos aspirations les plus profondes, à commencer par le libre développement de l’individualité ? Revenir à la société close, n’est-ce pas oublier les forces quasi irrésistibles qui nous ont poussés à en sortir ? Et la question en entraîne d’autres : des positions comme celles d’Illich ou de Kohr sont-elles vraiment tenables ? Illich utilisait beaucoup les transports rapides qu’il critiquait. Vu l’étonnante capacité du système à récupérer et désamorcer les critiques, à quoi bon s’obstiner ?
60 Il est assez clair que l’auteur n’entend pas s’en tenir à un simple constat et qu’il nous invite à changer. Moins à changer le monde qu’à nous changer : plutôt que de continuer à jouer aux démiurges, il serait grand temps de nous préparer à affronter la tourmente qui approche.
61 Michel BOURDEAU
Notes
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[1]
Pour une recension plus développée, voir http://thenewinquiry.com/essays/get-the-balance-right/
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[2]
Benjamin la considère pourtant lui-même comme un tournant existentiel en même temps qu’intellectuel, comme en témoigne par exemple sa lettre à Scholem du 22 décembre 1924.
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[3]
H.-D. GONDEK et L. TENGELYI, Neue Phänomenologie in Frankreich, Suhrkamp, 2011.
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[4]
A. SCHNELL, Husserl et les fondements de la phénoménologie constructive, Grenoble, J. Millon, 2007.
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[5]
Voir particulièrement p. 81.
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[6]
H.-D. GONDEK et L. TENGELYI, op. cit., p. 671.
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[7]
Voir par exemple En voie du réel, p. 356-357.
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[8]
Cette distinction entre « prinzipien-theoretisch » et « evidenz-theoretisch » est originairement proposée par Mohanty, afin de cerner la différence entre la philosophie transcendantale de Kant et de Husserl. Cf. J. N. MOHANTY, The possibility of Transcendental Philosophy, Dordrecht, Martinus Nijhoff, 1985.