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Article de revue

Autour de la notion complète. Le débat entre Leibniz et Arnauld

Pages 75 à 110

Notes

  • [1]
    Il avoue au Landgrave de Hesse-Rheinfels en lui adressant la première réponse destinée à Leibniz : « mais je serai bien aise que cela en demeure là et que je ne sois plus obligé de lui dire ce que je pense de ses sentiments… » (Gottfried Wilhelm LEIBNIZ, Discours de métaphysique et Correspondance avec Arnauld, Introduction, notes et commentaires par Georges Le Roy, Paris, Vrin, 1970, p. 101).
  • [2]
    Sur ce personnage, protestant converti au catholicisme, et directement intéressé à l’union des Églises, on consultera les éléments d’information donnés par G. Le Roy dans l’Introduction de la Correspondance, op. cit., p. 13-17, et Graeme HUNTER, « The Phantom of Jansenism in the Arnauld-Leibniz Correspondence » in E. J. Kremer (ed.), The Great Arnauld and Some of His Philosophical Correspondents, University of Toronto Press, 1994, p. 187-199.
  • [3]
    G.W. LEIBNIZ, Correspondance avec Arnauld, éd. cit., p. 79.
  • [4]
    Ibid., p. 129.
  • [5]
    Ibid., p. 83-84.
  • [6]
    Ibid., p. 133.
  • [7]
    Ibid., p. 83.
  • [8]
    Ibid., p. 86.
  • [9]
    Ibid., p. 43.
  • [10]
    Ibid., p. 95.
  • [11]
    Antoine ARNAULD et Pierre NICOLE, La Logique ou l’Art de penser, introduction de Louis Marin, Paris, Flammarion, 1970, p. 87 (nous soulignons).
  • [12]
    Ibid., p. 87.
  • [13]
    Correspondance avec Arnauld, éd. cit., p. 99.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Ibid., p. 98.
  • [16]
    Ibid., p. 98.
  • [17]
    Ibid., p. 99.
  • [18]
    Ibid., p. 96.
  • [19]
    Ibid., p. 99.
  • [20]
    Comme l’écrit Martine de Gaudemar : « Arnauld suppose [la notion du sujet créé] relativement indéterminée [...] Cette indétermination ou incomplétude des notions laisse à Dieu une marge d’intervention dans les choses créées, et laisse aux créatures un espace potentiel qu’ils [sic] pourront remplir à leur gré » (Leibniz, de la puissance au sujet, Paris, Vrin, 1994, p. 220).
  • [21]
    Correspondance avec Arnauld, p. 96-97.
  • [22]
    Ibid., p. 97.
  • [23]
    Ibid., p. 99.
  • [24]
    Ibid., p. 97.
  • [25]
    Ibid., p. 83.
  • [26]
    Ibid., p. 96.
  • [27]
    Ibid., p. 115.
  • [28]
    Ibid., p. 118.
  • [29]
    Ibid., p. 118.
  • [30]
    Ibid., p. 116.
  • [31]
    Ibid., p. 107.
  • [32]
    Discours de métaphysique, art. 21, éd. cit., p. 59.
  • [33]
    Ibid., art. 13, p. 48-49.
  • [34]
    Correspondance avec Arnauld, p. 117.
  • [35]
    Ibid., p. 117.
  • [36]
    Ibid., p. 117-118.
  • [37]
    Opuscules et fragments inédits, édités par Louis Couturat, Paris, 1903, réimp. Georg Olms Verlag, Hildesheim, Zurich, New York, 1988, p. 17. J’emprunte ici la traduction donnée de ce passage par M. Boudot, « La sémantique kripkéenne et les doctrines logiques de Leibniz », dans Sémantique formelle et philosophie du langage, Cahier du Groupe de recherches sur la philosophie et le langage, n° 10, Université de Grenoble II, 1989, p. 15-38 ; réimprimé dans Maurice BOUDOT, Philosophie et logique, préf. de M. Clavelin, PUPS, Paris, 2009, p. 255-278, ici p. 19-20.
  • [38]
    Opuscules et fragments inédits (2), p. 364.
  • [39]
    Ibid., (32), p. 368.
  • [40]
    Ibid., p. 366, p. 378.
  • [41]
    Discours de métaphysique, art. 13, p. 47.
  • [42]
    Opuscules et fragments inédits, p. 17.
  • [43]
    Ibid., p. 518.
  • [44]
    Ibid., p. 258.
  • [45]
    Ibid., p. 1-2.
  • [46]
    Ibid., p. 1-2, p. 17.
  • [47]
    Ibid., p. 19.
  • [48]
    Ibid., p. 3, n. 2.
  • [49]
    HIDE ISHIGURO, « Contingent Truths and Possible Worlds », dans R. S. Woolhouse (éd.), Leibniz : Metaphysics and Philosophy of Science, Oxford, Oxford University Press, 1981, p. 64-76 ; ici p. 68.
  • [50]
    Maurice BOUDOT, art. cit., p. 22.
  • [51]
    Opuscules et fragments inédits, p. 1-2.
  • [52]
    Je recoupe ainsi une affirmation de Jacques Bouveresse quand il écrit : « ... Dieu est en mesure de faire pour les vérités contingentes ce que les géomètres parviennent à faire pour les proportions irrationnelles… » (J. BOUVERESSE, « Leibniz et le problème de la “science moyenne” », Revue internationale de philosophie, 2/1994, p. 98-126 ; ici p. 107).
  • [53]
    Opuscules et fragments inédits, p. 2.
  • [54]
    Ibid., p. 388.
  • [55]
    « Mais la connaissance des choses de la Géométrie et l’analyse des infinis m’ont apporté une lumière, qui m’a fait comprendre que les notions aussi étaient résolubles à l’infini » (ibid., p. 18).
  • [56]
    Correspondance, p. 117.
  • [57]
    Opuscules et fragments inédits (130), p. 387-388.
  • [58]
    Discours de métaphysique, p. 49.
  • [59]
    Ibid., p. 48.
  • [60]
    Ibid., p. 48.
  • [61]
    Ibid., p. 105.
  • [62]
    Ibid., p. 121.
  • [63]
    Ibid., p. 67.
  • [64]
    « Il est vrai qu’il n’y aurait point eu de contradiction dans la supposition que Spinoza fût mort à Leyde, et non pas à La Haye ; il n’y avait rien de si possible… » (Essais de théodicée, II, art. 174. Chronologie et introduction par Jacques Brunschwig, Paris, Garnier Flammarion, 1969, p. 21).
  • [65]
    Discours de métaphysique, p. 48.
  • [66]
    Elle est fréquemment mise en œuvre dans les Essais de Théodicée, voir par exemple : « ... les événements en eux-mêmes demeurent contingents [...] l’événement n’a rien en lui qui le rende nécessaire… » (I, art. 53, p. 133). Les expressions en eux-mêmes, en lui, etc. peuvent être remplacées par une autre, de même portée. Ainsi, à propos des réflexions d’Abélard sur les réprouvés, Leibniz écrit-il : « Mais puisqu’il avoue qu’on peut fort bien dire en un sens, absolument parlant [nous soulignons] et mettant à part la supposition de la réprobation, qu’un tel qui est réprouvé peut être sauvé… » (II, art.171, p. 218).
  • [67]
    G.W. LEIBNIZ, Opuscula Philosophica Selecta, texte revu par Paul Schrecker, Paris, Boivin et Cie, 1939, p. 110.
  • [68]
    G.W. LEIBNIZ, Correspondance avec Arnauld, p. 119.
  • [69]
    Ibid., p. 88.
  • [70]
    Ibid., p. 88.
  • [71]
    Ibid., p. 121.
  • [72]
    Ibid., p. 98.
  • [73]
    Ibid., p. 97.
  • [74]
    Ibid., p. 119-120.
  • [75]
    Ibid., p. 115.
  • [76]
    G.W. LEIBNIZ, Nouveaux Essais sur l’entendement humain [1765], Chronologie et introduction par Jacques Brunschwig, Paris, Garnier Flammarion, 1966, II, 31, § 2, p. 228.
  • [77]
    G.W. LEIBNIZ, Essais de Théodicée [1710], Chronologie et introduction par Jacques Brunschwig, Paris, Garnier Flammarion, 1969.
  • [78]
    Discours de métaphysique, p. 44.
  • [79]
    Essais de Théodicée, Ire partie, art. 35, p. 124 : « … il y a toujours eu quelque cause ou raison qui nous a incliné vers le parti qu’on a pris, quoique bien souvent on ne s’aperçoive pas de ce qui nous meut ; tout comme on ne s’aperçoit point pourquoi, en sortant d’une porte, on a mis le pied droit avant le gauche, ou le gauche avant le droit ».
  • [80]
    Comme dit J. Bouveresse, « ... nous ne pouvons raisonner à propos des individus que dans des termes plus ou moins incomplets et abstraits » (« Leibniz et le problème de la “science moyenne” », p. 121).
  • [81]
    Correspondance avec Arnauld, p. 133.
  • [82]
    Ibid., p. 133.
  • [83]
    Ibid., p. 98-99.
  • [84]
    Ibid., p. 121.
  • [85]
    J’ai cru pouvoir affirmer à propos justement des propositions singulières : « une proposition n’est jamais vraie qu’à condition que son attribut fasse partie de la compréhension de son sujet » (Jean-Claude PARIENTE, L’Analyse du langage à Port-Royal, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 223).
  • [86]
    Correspondance avec Leibniz, p. 95-96.
  • [87]
    « Le possible est ce qui ne contient pas le contradictoire, c’est-à-dire A non-A » (Opuscules et fragments inédits, p. 364).

1 Qu’y a-t-il au juste dans la compréhension d’une idée singulière ? C’est dans ces termes, propres à la Logique de Port-Royal (première édition en 1662), qu’Arnauld pouvait traduire l’une des questions que Leibniz traite dans le Discours de métaphysique, celle de savoir ce qu’il y a dans la notion complète d’une substance individuelle. Bien que la discussion de cette question occupe toute la première partie de leur correspondance de 1686-1690 (Lettres I à XIV), ils ne l’entendent cependant pas exactement de la même façon, et la différence terminologique est peut-être le symptôme d’une distance plus grave. Pour Leibniz, qui a pris l’initiative de l’échange épistolaire afin de mettre à l’épreuve les thèses qu’il vient d’élaborer, le problème est d’obtenir d’Arnauld une évaluation de la réponse qu’il a proposée ; pour Arnauld, qui manifeste beaucoup moins d’empressement tout au long de cet échange dans lequel il n’est pas en position de demandeur  [1], le problème est d’abord de comprendre quel sens peut avoir la question. Leibniz, on le sait, a fait parvenir à Arnauld par le Landgrave Ernest de Hesse-Rheinfels  [2] le sommaire du Discours de métaphysique en indiquant qu’il serait bien aise d’avoir le sentiment de M. Arnauld « sur les questions qu’il y touche ». Et il précise : « ... les questions de la grâce, du concours de Dieu avec les créatures, de la nature des miracles, de la cause du péché et de l’origine du mal, de l’immortalité de l’âme, des idées etc., y sont touchées d’une manière qui semble donner de nouvelles ouvertures propres à éclaircir des difficultés très grandes   [3] ».

2Ces difficultés sont sans doute de nature pleinement métaphysique et théologique. Mais elles ont peut-être une autre dimension : la lettre est envoyée le 1/11 février 1686, quelques mois à peine après la révocation de l’édit de Nantes (18 octobre 1685), et il n’est pas concevable que Leibniz se soit à cette date tourné vers Arnauld sans penser à l’aggravation que la décision de Louis XIV venait d’entraîner dans la crise religieuse, et qui risquait de frapper d’inanité ses propres efforts en vue de parvenir à l’union des Églises.

3Dans sa liste de questions, Leibniz n’a pas mentionné celle de la notion complète, quelle que soit l’étroitesse des liens qu’elle entretient avec la majorité, sinon la totalité de celles qu’il mentionne. Or c’est justement elle qui devait donner lieu à la première vague d’objections de la part d’Arnauld, celles qui sont communiquées au Landgrave le 13 mars 1686, puis à Leibniz le 13 mai 1686. Ce dernier répond, toujours par l’intermédiaire du Landgrave, dans deux lettres datées du 4/14 juillet suivant, et accompagnées d’un billet dans lequel, s’adressant à Ernest de Hesse-Rheinfels, Leibniz exprime plus clairement que dans ses réponses à Arnauld la dimension particulière de l’inquiétude que suscitent en lui les objections d’Arnauld contre la doctrine de la notion complète :

4

Je supplie V. A. de demander à M. Arnauld comme d’elle-même s’il croit véritablement qu’il y a un si grand mal de dire que chaque chose, soit espèce, soit individu ou personne, a une certaine notion parfaite qui comprend tout ce qu’on en peut énoncer véritablement, selon laquelle notion Dieu, qui connoît tout en perfection, connoît ladite chose. Et si M. A. croit de bonne foi qu’un homme qui serait dans ce sentiment ne pourrait être souffert dans l’Eglise catholique, quand même il désavouerait sincèrement la conséquence prétendue de la fatalité  [4].

5 On voit l’inquiétude que ressent Leibniz devant la réaction d’Arnauld. Elle est à la mesure de la « douleur » ressentie par Arnauld devant la doctrine en question :

6

... je ne puis m’empêcher de témoigner à V. A. ma douleur, de ce qu’il semble que c’est l’attachement qu’il [Leibniz] a à ces opinions là, qu’il a bien cru qu’on aurait peine à souffrir dans l’Église Catholique, qui l’empêche d’y entrer [...]. Ne vaudrait-il pas mieux qu’il laissât là ces spéculations métaphysiques qui ne peuvent être d’aucune utilité ni à lui ni aux autres, pour s’appliquer sérieusement à la plus grande affaire qu’il puisse jamais avoir, qui est d’assurer son salut en rentrant dans l’Église, dont les nouvelles sectes n’ont pu sortir qu’en se rendant schismatiques  [5] ?

7 Leibniz a eu connaissance de ces propos ; il y a trouvé matière à se demander si ses spéculations sur la notion complète n’allaient pas faire obstacle aux efforts qu’il déployait pour contribuer au rapprochement des Églises. Quoi qu’il en soit, le problème est posé : la doctrine de la notion complète enveloppe-t-elle le fatalisme ? Toute la discussion entre les deux correspondants va se centrer sur ce problème, du moins dans les premières lettres, celles qui s’échangent jusqu’à ce qu’Arnauld rende les armes sur ce point, et passe à d’autres questions, qui occuperont toute la fin de l’échange épistolaire  [6].

1)Les enjeux de la discussion

8 Dans la lettre au Landgrave du 13 mars 1686, où il accuse réception du sommaire du Discours de métaphysique, Arnauld a fait savoir par quoi il était choqué ou effrayé en mentionnant ce que Leibniz dit en l’article 13 : « Que la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais, etc. ». C’est dans ce passage qu’il décèle un fatalisme attentatoire à la fois à la liberté de l’homme et à celle de Dieu, car, si la notion individuelle d’Adam enferme qu’il aura tant d’enfants et si la notion individuelle de chacun de ses enfants enferme tout ce qu’il fera, la seule liberté dont Dieu dispose est de créer ou de ne pas créer Adam, « mais supposant qu’il l’ait voulu créer, tout ce qui est depuis arrivé au genre humain, et qui lui arrivera à jamais, a dû et doit arriver par une nécessité plus que fatale  [7] ». Leibniz a certes le droit de rappeler au Landgrave que, à la fin de l’intitulé du même article, il avait « protesté expressément [...] de ne pas admettre une telle conséquence  [8] » puisqu’il y avait écrit : « mais ces vérités, quoique assurées, ne laissent pas d’être contingentes, étant fondées sur le libre arbitre de Dieu ou des créatures, dont le choix a toujours ses raisons qui inclinent sans nécessiter ». Il faut cependant reconnaître qu’Arnauld pouvait se tromper de bonne foi, car deux raisons au moins contribuent à expliquer son incompréhension, outre qu’on se trouve là devant un des points les plus délicats du leibnizianisme.

9De ces raisons, la première est objective. Celui qui lit la correspondance entre Leibniz et Arnauld comme un appendice du Discours de métaphysique aborde cet article 13 après avoir appris par l’article 8 que le propre d’une substance individuelle était d’avoir une notion complète, c’est-à-dire une notion qui contienne tous les prédicats d’une telle substance, et dont la connaissance soit donc susceptible de fonder toutes les prédications vraies qu’on peut faire sur cette substance. Ce lecteur perçoit ainsi le lien que Leibniz établit entre la théorie de la vérité et la doctrine de la notion complète ; il constate de plus, toujours dans l’article 8, que la notion individuelle est tout de suite mise en rapport avec l’entendement divin, comme l’objet d’une vision qui permet à Dieu de voir, s’agissant d’Alexandre, « le fondement et la raison de tous les prédicats qui se peuvent dire de lui véritablement, comme par exemple qu’il vaincrait Darius et Porus  [9] ». Arnauld n’est pas du tout dans la situation d’un tel lecteur. Il n’a sous les yeux que le sommaire du Discours ; il a pu lire que l’article 8 « explique en quoi consiste la notion d’une substance individuelle », mais l’explication annoncée n’est pas fournie dans le titre. Il tombe sur le début de l’article 13 sans aucun point de repère, et n’a pas les éléments qui l’aideraient à comprendre comment la notion individuelle donne une preuve a priori de « la vérité de chaque événement », qui en garantit la certitude sans en éliminer la contingence. Entre l’a priori, le certain et le contingent, Leibniz impose un jeu de relations qui ne se conçoit qu’au prix d’une analyse serrée : le sommaire qu’Arnauld tient entre ses mains n’en donne aucunement l’idée.

10La seconde raison qu’on invoquera est relative à Arnauld lui-même, plus exactement à son passé intellectuel immédiat, dont on peut retenir deux données. Trois ans avant le début de la correspondance, Arnauld a publié contre Malebranche le traité Des vraies et des fausses idées. Il y attaque la conception que Malebranche se fait des idées quand il leur donne le statut d’êtres représentatifs, distincts des perceptions, et ayant leur siège en Dieu. On peut penser que cette polémique n’a pas porté Arnauld à comprendre d’emblée que, quand Leibniz parle de la notion individuelle, il s’agit pour lui au premier chef d’une notion qui réside dans l’entendement de Dieu. C’est ce qu’Arnauld « avoue de bonne foi  [10] » quand il prend connaissance de la véritable position de Leibniz. Mais il y a autre chose, et sans doute plus.

11En 1683 également, a été publiée la cinquième édition de La Logique ou l’Art de penser, la dernière de celles auxquelles ont travaillé Arnauld et Nicole. Or, s’agissant des termes singuliers, cet ouvrage s’intéresse surtout aux problèmes que pose leur interprétation, mais fort peu à la mise au point de leur contenu. Il est en particulier notable que les définitions données en I, 6 de la compréhension et de l’extension d’une idée ne concernent pas les idées singulières puisqu’elles sont introduites par cet avertissement : « Or dans ces idées universelles il y a deux choses, qu’il est très important de bien distinguer, la compréhension, et l’étendue  [11] ». Le début de ce même chapitre a réglé le cas le plus simple, celui de l’étendue des idées singulières, en les définissant comme celles « qui ne représentent qu’une seule chose », mais rien n’est dit de la question beaucoup plus difficile de la compréhension de ces idées. Et rien n’en sera dit dans la suite. Tout se passe dans la Logique de Port-Royal comme s’il n’y avait pas lieu de s’interroger sur cette question. On comprend alors qu’Arnauld soit en quelque sorte bien démuni quand il découvre comme des conséquences privées de leurs prémisses les résultats de l’analyse complexe et très élaborée que Leibniz fait des notions individuelles : il riposte dans sa lettre au Landgrave du 13 mars 1686 avec sa vigueur habituelle, mais aussi avec une maladresse que Leibniz ne manquera pas de relever, comme on l’a rappelé plus haut. Et, quand les prémisses lui seront révélées à travers les lettres de Leibniz au Landgrave qui lui seront communiquées, il en tentera la discussion en transférant sur les notions individuelles la théorie de la compréhension qu’il avait mise au point pour les notions générales : il passera ainsi une deuxième fois à côté de la question, en manquant le point essentiel que constitue pour Leibniz la distinction entre les deux catégories de notions.

12De la compréhension, la Logique donne en effet la définition suivante :

13

J’appelle compréhension de l’idée, les attributs qu’elle enferme en soi, &qu’on ne lui peut ôter sans la détruire ; comme la compréhension de l’idée du triangle enferme extension, figure, trois lignes, trois angles, &l’égalité de ces trois angles à deux droits, &c.  [12]

14 La compréhension d’une idée générale est donc formée de l’ensemble de ses attributs nécessaires, ceux qui sont tels que, si on les enlève, on cesse d’avoir affaire à l’idée considérée. Or, dans la lettre du 13 mai 1686, Arnauld reprend exactement cette définition quand il expose à Leibniz la procédure qu’il suit pour savoir ce qui est enfermé dans une idée comme l’idée d’une sphère :

15

Or je n’ai point d’autre règle pour cela, sinon de considérer ce qui est tel qu’une sphère ne serait plus sphère si elle ne l’avait : comme est d’avoir tous les points de sa circonférence également distants du centre ; ou qui ne ferait pas qu’elle ne serait point sphère, comme de n’avoir qu’un pied de diamètre au lieu qu’une autre sphère en aurait dix [...]. Je juge par là que le premier est enfermé dans la notion spécifique d’une sphère, et que pour le dernier, qui est d’avoir un plus grand ou un plus petit diamètre, cela n’y est point enfermé  [13].

16C’est toujours, on le voit, l’ensemble des caractères nécessaires qui forme la compréhension.

17Jusque là, Arnauld et Leibniz sont d’accord. Mais la distance entre eux se creuse lorsqu’Arnauld continue en écrivant :

18

J’applique la même règle à la notion individuelle de moi. [...] je puis penser que je ferai un tel voyage, ou que je ne le ferai pas, en demeurant très assuré que ni l’un ni l’autre n’empêchera que je ne sois moi. Je me tiens donc très assuré que ni l’un ni l’autre n’est enfermé dans la notion individuelle de moi  [14].

19 Car, à cet instant, en considérant qu’une même règle est applicable aux notions individuelles et aux notions spécifiques, il manifeste qu’il ne perçoit pas la différence que Leibniz propose d’instituer entre les deux espèces de notions : en se servant de la même règle (cherchez les prédicats nécessaires !) pour déterminer leur compréhension, il raisonne comme si cette différence n’existait pas.

20Pourquoi Arnauld prend-il cette position ? On peut invoquer au moins deux raisons. Tout d’abord, quand il pense à la notion individuelle, il pense à ce qu’un entendement humain peut connaître d’un individu, alors que Leibniz pense à ce que Dieu peut en connaître. Comme il l’a déclaré auparavant, il a « de la peine à croire que ce soit bien philosopher, que de chercher dans la manière dont Dieu connaît les choses ce que nous devons penser ou de leurs notions spécifiques ou de leurs notions individuelles  [15] ». Arnauld répugne à se placer au point de vue de Dieu (« Car que savons-nous présentement de la science de Dieu  [16] ? »), et il met longuement Leibniz en garde contre « la difficulté de savoir de quelle manière les choses sont dans la connaissance de Dieu  [17] ». Même s’il ne peut nier que Dieu, dans son omniscience, avait connaissance au moment de la création d’Adam de tout ce qui devait lui arriver, à lui et à sa postérité, même s’il doit reconnaître qu’« en ce sens » on peut parler comme le fait Leibniz de la notion individuelle que Dieu avait d’Adam  [18], il n’en reste pas moins qu’il n’a pas d’autre idée de la notion individuelle que celle qu’il s’en fait à partir des « idées que nous trouvons en nous  [19] ».

21C’est ce qui l’autorise à appliquer aux notions individuelles de Dieu l’analyse de la compréhension que la Logique de Port-Royal avait élaborée pour les idées présentes dans l’entendement humain. Mais il se produit ici un second glissement. La compréhension d’une idée est, on l’a dit, constituée par les caractères qui lui sont nécessairement attachés. Arnauld va appliquer cette définition de la compréhension à un objet pour lequel elle n’est pas faite : il l’avait élaborée à propos des seules idées spécifiques, il la met en œuvre sans aucunement la modifier à propos de la notion complète, alors que Leibniz distingue celle-ci de la notion spécifique. Dans le deuxième cas donc, si la notion que Dieu a d’Adam enferme tout ce qui doit lui arriver, à lui et à toute sa postérité, Arnauld ne voit pas qu’on puisse éviter de conclure que tous les événements qu’Adam et sa descendance sont appelés à vivre ne soient nécessaires, et d’une nécessité qui s’impose à Dieu lui-même. C’est pourquoi il s’estime fondé à conclure que, pour qu’un événement se produise librement, il faut que le prédicat correspondant ne soit pas enfermé dans la notion complète  [20]. Cette conclusion vaut relativement à Dieu aussi bien que relativement à l’homme.

22Si l’on veut ménager la possibilité d’interventions libres de Dieu dans le cours de l’histoire de l’humanité, il faut laisser Dieu libre de les décréter, et il ne le serait pas si ces interventions étaient enfermées dans la notion individuelle d’Adam. Rien dans le cours ordinaire des choses ne permettait d’attendre la naissance d’Isaac, de Samson ou de Samuel ; il a fallu que Dieu prenne des décrets très libres : mais si la notion individuelle d’Adam avait, avant la création, contenu leur venue au monde, celle-ci n’aurait pas fait l’objet de décrets libres. Cela ne signifie pas, bien entendu, que Dieu ignorait avant la création d’Adam que la postérité du premier homme devait compter les trois bénéficiaires de ses décrets libres, mais il ne le savait pas parce qu’il le voyait dans la notion individuelle d’Adam possible  [21]. Dans une notion individuelle ou complète comme dans une notion spécifique, il n’y a, selon Arnauld, pas de place pour le contingent.

23C’est ce qui le conduit également à écarter de la notion complète les prédicats correspondant à des actions contingentes du sujet. Que je sois théologien et célibataire ou médecin et marié  [22], que je fasse ou ne fasse pas tel voyage  [23], rien de tout cela n’est enfermé dans la notion individuelle de moi, sans quoi ceux des prédicats qui y seraient enfermés seraient nécessairement vrais de moi. Il ne faut donc composer la notion individuelle qu’avec les prédicats dont l’absence détruirait l’identité à soi de l’individu, « ce qui est tel que je ne serais plus moi s’il n’était en moi  [24] ». On opposera à cet égard le cas du voyage et celui de la pensée. Si Dieu veut me créer, il veut par là-même, nécessairement, créer un être capable de penser  [25], et la pensée fait partie de la notion individuelle qu’il a de moi. Mais le voyage n’en fait pas partie ; il est contingent que je le fasse ou non, encore que Dieu sache si je le ferai ou non, mais ne le sache pas en consultant ma notion individuelle. Le voyage est donc aussi extérieur à la notion individuelle du moi que le nombre de pieds du diamètre l’est à la notion spécifique de la sphère. Leibniz ne peut être d’un autre avis que s’il admet l’existence d’une « connexion intrinsèque et nécessaire  [26] » entre la notion individuelle d’un sujet et l’ensemble des prédicats qui sont vrais de lui ; mais alors il réduit presque à néant la liberté de Dieu et supprime la liberté de l’homme.

24Quand la discussion s’engage directement entre Arnauld et Leibniz, la pensée du premier est, on le voit, soumise à deux présupposés :

25 (1) Dieu étant inaccessible à notre entendement, il paraît téméraire de spéculer comme le fait Leibniz sur les notions à l’aide desquelles Dieu connaît chaque chose ; à l’évidence, il vaudrait mieux se borner à affirmer globalement l’omniscience divine sans s’interroger sur ses instruments.

26 (2) Dans l’ignorance où nous sommes de l’entendement de Dieu, on ne peut penser aux notions spécifiques ou individuelles que sur le modèle des idées que nous trouvons dans notre entendement. Et selon ce modèle, la compréhension d’une idée, quel que soit son objet, est constituée par l’ensemble des attributs qui lui sont nécessairement attachés.

27 Bien d’autres éléments vont intervenir dans le cours de la discussion. Ils sont de nature métaphysico-théologique (y a-t-il en Dieu des possibles purs ?) ou anthropologique (qu’est-ce que le moi, et quelle connaissance avons-nous de lui ?). Mais, dans la mesure où la discussion porte sur les idées, il semble bien que les présupposés mentionnés soient ceux qui vont occuper la place centrale. Leibniz va faire porter son effort sur le second point en essayant de convaincre son interlocuteur qu’il faut distinguer deux types de notions, et par voie de conséquence que la compréhension de toutes les notions ne présente pas la même structure. Il n’affrontera pas directement le premier présupposé, dans l’idée sans doute que les explications données à propos du second sont de nature à apaiser les scrupules d’Arnauld. Il est temps de donner la parole à Leibniz.

2) Sur la théorie leibnizienne de la notion complète

28On ne peut pas ne pas penser qu’Arnauld a dû éprouver un certain effarement en découvrant tout ce que Leibniz mettait dans une notion complète. En guise d’entrée en matière, contentons-nous d’une simple énumération en développant les indications que donne Leibniz au début de sa lettre du 4/14 juillet 1686 :

29

mais les notions des substances individuelles, qui sont complètes et capables de distinguer leur sujet, et qui enveloppent par conséquent les vérités contingentes ou de fait, et les circonstances individuelles du temps, du lieu, et autres, doivent aussi envelopper dans leur notion, prise comme possible, les décrets libres de Dieu, pris aussi comme possibles, parce que ces décrets libres sont les principales sources des existences ou faits ; au lieu que les essences sont dans l’entendement divin avant la considération de la volonté  [27].

30Leibniz s’en prend tout de suite à l’uniformité de la doctrine arnaldienne de l’idée, et dissocie les deux cas qu’Arnauld ramenait à l’unité : celui des essences ou notions spécifiques et celui des notions individuelles. Pour les premières, plus exactement pour les plus abstraites parmi les premières comme il l’a dit juste avant, il admet avec Arnauld qu’elles ne contiennent que des vérités nécessaires ou éternelles, des vérités donc qui ne dépendent point des décrets divins. Mais pour les secondes, il en va autrement : si elles doivent permettre de distinguer leur sujet de toute autre entité individuelle, elles doivent envelopper des vérités contingentes et jusqu’aux circonstances singulières de lieu et de temps qui conviennent à tel individu, ce qui exige qu’elles enveloppent des décrets libres de Dieu considérés comme possibles, et qui pourront ou non être actualisés selon que l’individu considéré sera créé ou non. Leibniz conduit donc simultanément deux opérations : la première consiste à distinguer deux cas qu’Arnauld confondait ; la seconde consiste à parer à l’objection de nécessitarisme qui lui avait été adressée en réintroduisant dans la notion individuelle la référence à la liberté de Dieu. Cette simultanéité est la caractéristique du leibnizianisme, en ceci que le clivage entre les notions individuelles et les notions spécifiques les plus abstraites, c’est-à-dire les notions mathématiques, se fait selon que ces notions enferment ou n’enferment pas des décrets libres possibles, ou encore selon que ces notions, toutes présentes dans l’entendement de Dieu, enferment ou n’enferment pas une relation à sa volonté.

31Il s’agit en effet pour Leibniz de comprendre comment Dieu peut se représenter dans sa singularité chacune des substances qu’il appellera à l’existence au moment de la création ; dans sa singularité, c’est-à-dire en la distinguant non seulement de chacune des autres substances qu’il créera, mais aussi de chacune de celles qu’il laissera à l’état de possibles parce qu’elle ne s’intègrera pas dans le plan qu’il forme pour la création. La notion complète répond à ce problème. Dire qu’elle contient tous les prédicats qui conviennent à un sujet donné, c’est dire qu’on peut à partir d’elle rendre raison, et des propriétés qui le caractérisent isolément, et des relations que ce sujet entretient avec tous les autres. Sans entrer ici dans la difficile question du traitement leibnizien des relations, on se contentera de remarquer que, compte tenu du rôle qu’elle joue dans la pensée de Leibniz, la notion complète enferme une infinité de prédicats, et qu’elle se distingue par là de la notion spécifique, que Leibniz du reste appelle souvent notion incomplète. C’est pourquoi il explique à Arnauld, avec une ironie imperceptible, que la règle qu’il applique pour déterminer les composantes de la compréhension ne permet de parvenir qu’à une notion très insuffisante du moi :

32

Car la notion de moi en particulier et de toute autre substance individuelle est infiniment plus étendue et plus difficile à comprendre qu’une notion spécifique comme est celle de la sphère, qui n’est qu’incomplète et n’enferme pas toutes les circonstances nécessaires pour venir à une certaine sphère. Ce n’est pas assez que je me sente une substance qui pense, il faudrait concevoir distinctement ce qui me discerne de tous les autres esprits possibles ; mais je n’en ai qu’une expérience confuse  [28].

33Ici du reste, on le notera au passage, ce que Leibniz reproche à la règle proposée par Arnauld n’est pas de retenir seulement les propriétés nécessaires, c’est plutôt d’être par principe incapable de conduire à une représentation distincte de l’ensemble des propriétés différentielles d’une substance individuelle. Arnauld se satisfait trop facilement de la notion du moi comme substance pensante, qui n’est encore pour son correspondant qu’une notion spécifique. Leibniz, qui n’hésite pas à se placer au point de vue de Dieu, veut aller au détail, et, comme le détail est infini, il se donne le moyen de transgresser les limites de l’expérience effective en posant une fois pour toutes que « je puis connaître en général que tout ce qui m’appartient y est enfermé [dans la notion du moi] par la considération générale de la notion individuelle  [29] ».

34Tout ce qui appartient à une substance individuelle est enfermé dans sa notion complète : par cette formulation, Leibniz récuse à un double titre la thèse d’Arnauld. D’une part en effet, il refuse le principe de sélection avancé par son correspondant : la notion individuelle comprend tous les attributs du sujet, et non pas seulement les attributs nécessaires. D’autre part, en composant la notion à partir de tout ce qui appartient à la substance, et non pas seulement à partir de tout ce que nous savons sur elle, il se donne le moyen d’élargir à l’infini l’ensemble de ses attributs, d’y intégrer des attributs dont nous n’avons et ne pouvons avoir aucune conscience, que ce soit par la voie de l’expérience ou par celle de la démonstration. De ce fait, il délie l’assimilation proposée par Arnauld entre les notions individuelles et les idées que nous trouvons en nous. La notion individuelle étant celle que Dieu a d’une substance, et non celle que nous en avons, elle se voit conférer une valeur objective qui autorise Leibniz à en faire le fondement de la vérité de nos propositions. C’est un point dont il faut tenir compte pour donner tout son sens au principe selon lequel dans une proposition vraie la notion du prédicat est comprise en quelque façon dans celle du sujet.

35La notion complète enferme donc assurément les prédicats qui sont nécessairement vrais du sujet ; sur ce point, il n’y a pas de litige entre les deux correspondants. Leibniz ajoute qu’elle enferme aussi tous les prédicats qui sont vrais de lui de manière contingente, ceux qui expriment tout ce qui lui arrive (en y comprenant, on l’a vu, tout ce qui arrivera à toute sa descendance). Il est bon de mesurer les conséquences de cette addition, qui est la marque propre de la pensée de Leibniz en détaillant un peu ce que doit enfermer une notion complète pour envelopper les vérités de fait relatives à une substance donnée. Pour cela, repartons du texte de la lettre du 4/14 juillet qui a été citée plus haut.

36

Tout d’abord on trouve dans la notion complète la totalité des décrets libres que Dieu doit prendre pour que la substance considérée, si elle est créée, voie se produire effectivement tous les événements qui correspondent aux prédicats enfermés dans sa notion individuelle. S’il est inscrit dans la notion d’Adam qu’il doit vivre dans un monde où se produira l’Incarnation du Verbe divin, cette notion enfermera à titre de possibles les décrets indispensables pour la réalisation de cet événement  [30].

37De même, elle enferme tous les décrets régissant l’ordre général du monde dans lequel la substance considérée doit être créée, toutes les maximes subalternes dont dépendent les lois physiques de ce monde. Leibniz le dit plus nettement dans le brouillon de sa réponse que dans la réponse elle-même : « ... la notion individuelle de quelque corps de ce monde, qui enferme certains mouvements comme possibles, enfermerait aussi nos lois du mouvement (qui sont des décrets libres de Dieu), mais aussi comme possibles seulement  [31] ». Le Discours précise en son article 21 que c’est entre autres le cas de la loi de conservation de la force  [32]. Et il avait précédemment inclus dans ces décrets libres ceux qui concernent les lois morales, en disposant que « l’homme fera toujours (quoique librement) ce qui paraîtra le meilleur  [33] ».

38Les miracles qui doivent s’accomplir dans le monde créé sont eux aussi inclus dans les décrets libres par lesquels Dieu détermine l’ordre auquel ce monde se conforme  [34]. Car s’ils violent les maximes particulières que sont les lois de la nature, ils sont cependant conformes aux desseins que Dieu poursuit par la création. Et ainsi la notion individuelle d’Adam enfermera comme possibles les décrets desquels dépendent les naissances extraordinaires d’Isaac, de Samson et de Samuel.

39En insistant sur la présence de ces décrets libres possibles dans la notion complète, Leibniz pare à l’une des objections que lui adressait Arnauld. La présence de toute la suite de l’univers dans la notion complète d’une substance n’exclut pas la liberté de Dieu puisqu’elle est assurée par des décrets qu’il a pris librement ; elle témoigne seulement de la solidarité qui existe entre les résolutions de Dieu tout en garantissant un fondement à la totalité des prédications vraies qui peuvent être faites à propos de cette substance. Relativement à Dieu, la difficulté est donc en principe levée. Mais il n’est pas évident qu’il en soit de même relativement à la substance créée : du fait qu’il a d’elle une notion complète, Dieu sait d’avance, a priori, tout ce qui doit lui arriver, et il s’agit de comprendre comment il peut se faire que la prescience du créateur soit compatible avec la liberté de la créature. Du reste, puisque la théorie de la notion complète a pour effet de résoudre simultanément un problème théologique et un problème logique, celui du fondement de la vérité, on peut aussi bien poser la question sous une seconde forme en disant qu’il s’agit maintenant de montrer que ce qui garantit la vérité de certaines de nos propositions n’en entraîne pas du même coup la nécessité : si l’on admet que la vérité de l’affirmation que A est B s’explique par le fait que la notion de B est enfermée dans celle de A, peut-on en effet éviter de conclure que si A est B, il l’est nécessairement ?

3) Le nécessaire et le certain

40Parmi les attributs d’une substance, Arnauld, on s’en souvient, n’inscrit dans la notion individuelle que ceux qui sont nécessaires, ceux qui sont tels que leur absence priverait la substance de son identité à soi. C’est le cas de la pensée relativement au moi. Ce n’est pas le cas du voyage : je peux le faire ou ne pas le faire sans cesser d’être moi, et de ce fait le voyage ne figure pas dans la notion individuelle que j’ai de moi. Pour Leibniz, si je fais le voyage, il est inscrit dans la notion individuelle qui me définit, et cependant il n’est pas nécessaire que je le fasse. « Car quoiqu’il soit enfermé dans ma notion que je le ferai, il y est enfermé aussi que je le ferai librement  [35] ». Formule énigmatique : comment puis-je rester libre par rapport à ce qui me constitue dans mon identité ? Mais lisons la suite :

41

Et il n’y a rien en moi de tout ce qui se peut concevoir sub ratione generalitatis seu essentiae, seu notionis specificae sive incompletae, dont on puisse tirer que je le ferai, au lieu que de ce que je suis homme on peut conclure que je suis capable de penser ; et par conséquent si je ne fais pas le voyage, cela ne combattra aucune vérité éternelle ou nécessaire. Cependant, puisqu’il est certain que je le ferai, il faut bien qu’il y ait quelque connexion entre moi, qui suis le sujet, et l’exécution du voyage, qui est le prédicat, semper enim notio praedicati inest subjecto in propositione vera. Il y aurait donc une fausseté, si je ne le faisais pas, qui détruirait ma notion individuelle ou complète, ou ce que Dieu conçoit ou concevait de moi avant même que de résoudre de me créer...  [36]

42Tout se joue, on le voit, entre le nécessaire et le certain : si l’exécution du voyage figure au nombre des prédicats d’un sujet donné, il est certain que le voyage aura lieu, mais il aura lieu librement, et non nécessairement. La nécessité dont il est ici question est celle que Leibniz qualifie souvent de géométrique, ou d’absolue. Leibniz en distingue la nécessité hypothétique, celle des événements qui surviennent dans l’hypothèse que soit créé le monde où ils doivent avoir lieu. Ces événements sont contingents en ceci qu’ils dépendent du décret créateur, et Leibniz considère que le sujet garde sa liberté par rapport à eux puisqu’ils ne sont pas absolument nécessaires. Pour préciser ces points, il faut revenir à la définition leibnizienne de la nécessité (dans la suite du texte, quand le mot est employé sans qualification, il s’agit de la nécessité absolue).

43D’un bout à l’autre de son œuvre, Leibniz en donne une même définition, dont une des formulations les plus explicites est la suivante :

44

Est absolument nécessaire une proposition qui peut se résoudre en identiques ou dont l’opposé implique contradiction [...] Cette nécessité, je l’appelle métaphysique ou géométrique. Ce qui manque d’une telle nécessité, je l’appelle contingent ; ce qui implique contradiction ou dont l’opposé est nécessaire, je l’appelle impossible  [37].

45La définition de la proposition nécessaire se présente donc sous deux formes qui sont posées comme équivalentes (le premier et le dernier ou traduisent le latin seu) ; je commencerai par étudier la deuxième partie de la définition, en demandant ce que signifie le mot de contradiction qui y figure. Si la question doit être posée, c’est que le bien-fondé des notions modales en dépend étroitement, et que la pensée métaphysique de Leibniz exige qu’il soit légitime de faire usage de notions modales.

46Or l’assimilation de la contradiction et du faux aurait pour effet de provoquer un collapsus des modalités : si nous lisions la définition de Leibniz dans le sens de l’expression suivante (où L est le symbole de la nécessité et ? celui du faux) :

equation im1

47 nous en conclurions

equation im2

et il n’y aurait plus de différence entre l’affirmation d’une proposition et l’affirmation de sa nécessité.

48Bien que Leibniz tienne à cette différence, il semble pourtant qu’il ait eu du mal à la préserver. C’est que la contradiction est pour Leibniz la situation qui résulte de la coexistence de deux termes opposés dans une même notion. Les Generales Inquisitiones (contemporaines du Discours de métaphysique) le disent de la manière la plus claire : « A non-A est le contradictoire  [38] ». Or le faux se définit exactement de la même façon : « B non-B est impossible [...] L’impossible dans les incomplexes est le non-être, dans les complexes [c’est-à-dire dans les propositions], c’est le faux  [39] ». Du fait donc qu’il ne dissocie pas contradiction, impossibilité et fausseté, Leibniz se trouve placé dans une position difficile pour maintenir une distinction entre le vrai et le nécessaire.

49Considérons en effet une proposition vraie et contingente, telle que la proposition Judas trahit le Christ. Elle est représentable par la formule :
(1) A = AB

50 avec A pour la notion individuelle de Judas et B pour le prédicat de trahir le Christ, puisque Leibniz utilise ce genre de formule pour exprimer que A contient B  [40]. Dans ces conditions, la négation de cette proposition pourra s’exprimer par une formule telle que
(2) A = A non-B

51Mais, si (1) est vraie, (2) devient équivalente à
(3) AB = AB non-B

52 et (3) est une proposition dont on voit manifestement le caractère contradictoire. Seulement, comme (3) est l’opposée de (1), du même coup (1) devient une proposition nécessaire. Faut-il donc penser que toute proposition vraie serait nécessaire ? La réponse est évidemment négative, mais le problème qui se pose est alors de trouver un critère qui permette de fonder cette réponse. Il n’est pas douteux que Leibniz ait eu conscience de cette difficulté, comme l’indiquent plusieurs de ses écrits, notamment ce passage du Discours :

53

Nous avons dit que la notion d’une substance individuelle enferme une fois pour toutes tout ce qui lui peut jamais arriver [...]. Mais il semble que par là la différence des vérités contingentes et nécessaires sera détruite   [41].

54 Mais, avant de suivre la tentative de Leibniz pour sortir de l’impasse, il convient de revenir un instant sur la forme de la proposition (1), afin de montrer comment elle se lit également selon la première des deux définitions de la nécessité rappelées plus haut, celle qui affirme qu’une proposition est nécessaire quand elle se réduit en identiques. La réduction se fait en une seule étape dans le cas considéré, car de (1) on tire
(4) AB = AB

55 et, à nouveau, la proposition vraie, se réduisant en identiques, se transforme en proposition nécessaire. Il faut parer à ce glissement, si l’on veut éviter le nécessitarisme.

56C’est à mon avis l’objectif que poursuit Leibniz quand il introduit ce qui m’apparaît moins comme une deuxième définition de la nécessité que comme une clause complémentaire dans la définition précédente, et comme un moyen de bloquer la conséquence nécessitariste qui en dérivait. Leibniz va en effet ajouter qu’une proposition n’est nécessaire que si la réduction en identiques (ou bien la démonstration que l’opposée est contradictoire) se fait en un nombre fini d’étapes. Les exemples qu’il donne souvent de propositions nécessaires « un nombre divisible par 12 est divisible par 4  [42] », ou bien « la partie est plus petite que le tout  [43] » le mettent en pleine lumière, car Leibniz en donne des démonstrations finies : elles ne s’appuient que sur les définitions des termes, et sur la substitution du définissant à la place du défini, qui constitue la résolution dans le sens proprement leibnizien du terme  [44]. La définition de la démonstration le confirme, en présentant celle-ci comme une analyse finie que Leibniz oppose à l’analyse infinie propre aux vérités contingentes  [45]. Il se plaît à comparer le rapport entre vérités nécessaires et vérités contingentes à celui qui existe entre les nombres commensurables et les nombres incommensurables : de même qu’une procédure finie permet de réduire deux nombres commensurables à une commune mesure, alors que la résolution va à l’infini si les nombres sont incommensurables, de même, si une proposition est nécessaire, parviendra-t-on à réduire ses deux termes à une identité en un nombre fini d’étapes, tandis que l’analyse d’une vérité contingente, si loin qu’on la prolonge, ne parviendra jamais à une identité  [46]. Il semble dès lors que Leibniz ait trouvé le moyen de vaincre la difficulté signalée : pour qu’une proposition soit nécessaire, il ne suffit pas que le prédicat soit enfermé dans le sujet, il faut en outre que l’inhérence du prédicat dans le sujet puisse être mise en évidence au terme d’une procédure finie. Dans ces conditions, on retrouve, comme il est souhaitable, une distinction entre le cas de « la partie est plus petite que le tout » et celui de « Judas trahit le Christ » : là, il est effectivement possible de parvenir à la résolution en identiques, ici, ce n’est pas effectivement possible car il faut une analyse infinie pour montrer que le prédicat est enfermé dans le sujet. Et Leibniz généralise cette conclusion :

57

Par suite toutes les propositions où entrent l’existence et le temps, il y entre de ce fait même toute la série des choses, et en effet le maintenant ou l’ici ne peuvent être compris sinon par relation à tout le reste. Dès lors de telles propositions n’admettent pas de démonstration, c’est-à-dire de résolution terminable par laquelle apparaisse leur vérité  [47].

58Étant donnée une proposition vraie, ou bien donc l’analyse en est possible par la seule considération des termes, elle est par conséquent finie et la proposition est nécessaire ; ou bien l’analyse va à l’infini, et la proposition est contingente. Ainsi se présente à première vue la solution de Leibniz, qui se résume dans des affirmations dont la forme la plus énergique pourrait être la suivante : « La racine de la contingence est l’infini  [48] ».

59 Tout n’est pourtant pas satisfaisant dans cette présentation, et il faut poser au moins deux questions brutales pour clarifier les points qui restent obscurs :

60 (1) Leibniz veut-il dire qu’il suffit que l’analyse d’une proposition vraie aille à l’infini pour que la proposition soit contingente ?

61 (2) Leibniz veut-il dire que, en allant à l’infini, on résoudra une proposition contingente en identiques, ou bien que, même à l’infini, ce type de résolution est exclu pour les propositions contingentes ?

62 Une réponse affirmative à la première question serait incompatible avec l’expérience du mathématicien qu’était Leibniz, et le choix de la première branche de l’alternative pour la deuxième tendrait à dissoudre la distinction du nécessaire et du contingent.

63 Ces remarques ont du reste été faites par divers spécialistes de la pensée de Leibniz. H. Ishiguro observe que « même si le concept d’un quotient différentiel d’une fonction enveloppe une analyse infinie, il peut être déduit de la nature de la fonction donnée par des moyens seulement logiques  [49] ». Et, tout de même, quand Leibniz établit par exemple le développement en série de

equation im3
en démontrant que

64

equation im4

65 il n’entend évidemment pas que, parce que la procédure va à l’infini, il s’agirait d’une vérité contingente.

66 A propos de l’alternative ci-dessus, M. Boudot pose à juste titre la question : « comment concevoir que A puisse ne pas être B si l’analyse de A produit B, fût-ce à l’infini  [50] ? » Si nous devons penser que la vérité contingente exprimée par l’affirmation que A est B prend, fût-ce à l’infini, la forme A= AB, elle devient vérité nécessaire.

67 De l’observation de H. Ishiguro, on tirera sans attendre la conséquence que l’infinité de l’analyse n’est pas condition suffisante de la contingence d’une proposition. Ce n’est pas en ce sens qu’il convient de prendre la formule selon laquelle l’infini est la racine de la contingence. Mais alors pourquoi Leibniz répète-t-il si souvent que la « lumière » lui est venue de considérations sur la nature de l’infini ? Il faut regarder de plus près les textes dans lesquels il analyse ce point. On constatera, je crois, que ce que Leibniz a trouvé dans ces considérations n’est pas la contingence, mais le moyen de traiter les questions qu’elle lui pose.

68Examinons d’abord le célèbre tableau comparatif que Leibniz établit entre les vérités et les proportions  [51]. Quand il les compare du point de vue de la longueur de l’analyse, ce n’est pas pour dire que, si l’analyse est infinie, on entre dans la contingence, mais pour dire tout d’abord que le clivage entre analyse finie et infinie est associé, en ce qui concerne les vérités, à un clivage entre vérité nécessaire et vérité contingente, comme il est associé, en ce qui concerne les proportions, à un clivage entre proportions rationnelles (ou effables) et proportions irrationnelles. L’infinité de l’analyse ne produit pas partout la contingence ; dans le domaine mathématique, elle produit seulement l’ineffabilité des proportions. Mais Leibniz dit encore autre chose, et quelque chose d’au moins aussi important à ses yeux : c’est que Dieu est devant les vérités contingentes comme le géomètre devant les proportions sourdes  [52], il en a une science a priori, science de vision pour Dieu, doctrine des nombres sourds pour le géomètre. Et Leibniz met clairement en évidence le point qui importe en précisant que la science de vision procède « par des raisons certaines accessibles seulement au regard de Dieu qui comprend l’infini, et cependant non nécessaires [nous soulignons] », tandis que la doctrine des nombres sourds procède « par des démonstrations nécessaires [nous soulignons] connues du géomètre, mais qui ne sont cependant pas à comprendre avec des nombres effables ». L’infinité de l’analyse est donc compatible avec la nécessité comme avec la contingence. Si la considération de la nature de l’infini a apporté une « lumière », c’est en enseignant à Leibniz que, même pour des objets qui enveloppent l’infini, une connaissance a priori restait possible, que l’infinité n’excluait pas la science.

69D’un autre côté, la méditation de la doctrine des nombres sourds aide à comprendre comment une connaissance a priori peut vaincre l’obstacle constitué par l’infini. Si l’on peut assurer que la série mentionnée plus haut détermine exactement la valeur de

equation im5
, ce n’est évidemment pas parce qu’on a mené le calcul à son terme, mais parce qu’on peut prouver qu’il s’agit d’une série convergente, et que l’erreur tombe au dessous de toute valeur assignable. Grâce à la preuve de convergence, le géomètre évite la tâche irréalisable de poursuivre le calcul à l’infini ; il découvre cependant la valeur exacte de la notion à analyser et résout là aussi la notion en identiques, mais à l’infini. De même, pour les vérités contingentes, Dieu ne pousse pas la résolution à son terme ; c’est la science de vision qui lui permet de voir l’enveloppement du prédicat dans le sujet et de connaître parfaitement la série infinie des prédicats d’une substance  [53]. C’est que, dans ce cas, il n’y a rien de comparable à une preuve de convergence, et c’est pourquoi Leibniz précise que, entre les proportions sourdes et les vérités contingentes, « il y a certes ressemblance, mais il n’y a pas convenance à tous les égards  [54] ». De ce point de vue, qu’est-ce donc que la considération de l’infini a apporté à Leibniz ? Non certes le moyen de parvenir à démontrer des propositions contingentes, ni l’idée que l’infini produisait par lui-même la contingence, mais la garantie que, pour les notions aussi, il y avait une résolution à l’infini  [55].

70Les remarques précédentes avaient pour but d’expliquer, sans faire de l’infini la condition suffisante de la contingence, pourquoi Leibniz avait affirmé que ses réflexions sur l’infini lui avaient fourni des pistes de solution pour le problème de la contingence. Il reste à indiquer comment Leibniz pense le résoudre, et donc à revenir à la question de M. Boudot : « comment concevoir que A puisse ne pas être B si l’analyse de A produit B, fût-ce à l’infini ? ». Il faut réexaminer le cas des propositions singulières, en demandant si Leibniz peut en expliquer la vérité par l’inclusion du prédicat dans le sujet sans les rendre du même coup nécessaires. Comparons à cet égard « je pense » et « je fais le voyage », en admettant avec Leibniz qu’on peut associer à je une notion complète.

71La première de ces propositions exprime incontestablement une vérité nécessaire si du moins on la prend au sens de « je suis doué de pensée », plutôt qu’au sens de « j’exerce actuellement la pensée ». Pourquoi ? Parce que l’analyse de la notion complète du sujet conduira en un nombre fini d’étapes à la découverte de la capacité de penser comme un de ses prédicats. L’analyse de A, la notion du sujet, produit rapidement P, la notion de la pensée ; dès lors, cette proposition est bien de la forme A = AP, et, se réduisant à des identiques après un nombre fini d’étapes, elle présente bien les caractères de la nécessité : la pensée est enfermée dans la notion du moi de telle manière que la présence de son opposé serait contradictoire, revenant à poser un terme de la forme AP non-P.

72Qu’est-ce qui va changer avec la proposition « je fais le voyage » ? Non pas le fait que le prédicat est inclus dans le sujet : si cette proposition est vraie, il l’est. Ce qui change selon Leibniz est le mode selon lequel se fait l’inclusion. Si V représente le prédicat de faire le voyage, ce que dit Leibniz est que la proposition « je ne fais pas le voyage » ne revient pas à poser un terme contradictoire de la forme AV non-V, mais seulement un terme de la forme A non-V. Il dit même plus dans la lettre du 4-14 juillet 1686, quand il écrit : « et par conséquent, si je ne fais pas le voyage, cela ne combattra aucune vérité éternelle ou nécessaire  [56] » (p. 117), indiquant ainsi que le terme AP non-V n’est pas selon lui un terme contradictoire, même si V est enfermé dans A, et s’il est par conséquent certain que je ferai le voyage. Si donc on veut préserver la possibilité de distinguer le certain et le nécessaire, il faut se donner le moyen d’exprimer différemment la relation entre un prédicat et un sujet selon que l’attribution du prédicat est nécessaire ou contingente. Et, si la forme A = AB sert à exprimer l’idée que B est un prédicat nécessaire de A, comme la pensée l’est du moi, elle ne peut pas servir à exprimer l’idée que B soit un prédicat contingent, comme le voyage l’est du moi. Les choses seraient plus claires pour nous si Leibniz les avait présentées de cette manière. Il ne le fait pas, à ma connaissance du moins ; mais il lui arrive de s’en rapprocher considérablement. C’est le cas dans un passage de la fin des Generales Inquisitiones, où il déclare que « ... A = AB, si la preuve est faite par une résolution finie, doit être distingué de A = AB, si la preuve est faite par une résolution à l’infini... »  [57]. Même s’il se sert dans tous les cas de la même formule, Leibniz a donc bien reconnu qu’il ne fallait pas lui donner toujours la même interprétation. En s’appuyant sur un passage de ce genre, il paraît possible de répondre à Maurice Boudot que, si Leibniz croit que sa définition de la vérité n’entraîne pas le nécessitarisme, c’est parce que le cas où A produit B par une procédure finie lui paraît distinct du cas où A produit B par une procédure infinie : selon lui, il ne faudrait pas dire que, A produisant B de toute façon, la longueur de la procédure n’est pas à prendre en compte, mais admettre que la nécessité est liée au premier cas, la contingence au second.

73Les considérations précédentes mettent en cause les formulations dont Leibniz s’est doté ou aurait dû se doter pour exprimer sa pensée. Mais, en dépassant ce niveau, il faut maintenant tenter d’expliciter la réponse de Leibniz à la question autour de laquelle tout se joue dans la réalité : si, comme on l’a dit plus haut, l’infinité n’est pas condition suffisante de la contingence, en quoi consiste au juste l’association instituée entre elles ? La théorie des deux types de connexion entre le sujet et ses prédicats, que développe l’article 13 du Discours, servira ici de guide. Leibniz y expose clairement la thèse selon laquelle la connexion de la notion du sujet avec un prédicat nécessaire n’est pas de même nature que sa connexion avec un prédicat contingent, et chacun de ces types de connexion est associé à une des deux interprétations qu’il donne de la formule A = AB. Quand un prédicat est nécessaire, elle repose simplement sur le principe de contradiction, c’est-à-dire qu’elle correspond à l’interprétation obvie de A = AB, celle d’où il résulte que A non-B est un terme contradictoire. Mais, quand les prédicats sont contingents, comme le sont pour Jules César les prédicats de franchir le Rubicon ou de gagner la journée de Pharsale, la connexion qui les lie à la notion du sujet est d’une autre nature, et les propositions auxquelles ils donnent lieu ont bien des preuves a priori, mais « n’ont pas des démonstrations de nécessité  [58] », car la démonstration qui en reste possible « n’est pas aussi absolue que celles des nombres, ou de la géométrie, mais [...] elle suppose la suite des choses que Dieu a choisie librement...  [59] ». Ces prédicats sont toujours enfermés dans le sujet, mais de telle sorte que la présence des prédicats opposés ne serait pas impossible. On a donc affaire ici à la deuxième interprétation de la formule A = AB, celle d’où il ne résulte pas que A non-B soit un terme contradictoire. C’est que la connexion est cette fois « fondée, non pas sur les idées toutes pures et sur le simple entendement de Dieu, mais encore sur ses décrets libres, et sur la suite de l’univers  [60] ». Par leur référence à la suite des choses, à la suite de l’univers, les vérités contingentes relèvent d’une analyse infinie, mais elles ne sont pas contingentes simplement parce que leur analyse est infinie. Elles sont contingentes parce que les faits qu’elles expriment sont ceux qui ont été voulus par Dieu, plus exactement ceux dont l’actualisation a été voulue par Dieu, tandis que, même quand elles font l’objet d’une analyse infinie, les vérités nécessaires ne concernent que l’entendement divin.

74On pourrait exprimer la même distinction en disant que, si B est un prédicat nécessaire de A, le terme A non-B est un terme contradictoire, tandis que, si B est un prédicat contingent de A, le terme A non-B est un terme qui n’est pas contradictoire en soi. Mais en fait, si l’on suit Leibniz, c’est en se plaçant au point de vue de la création qu’on concevra le plus clairement la différence entre les deux cas, le cas où un même terme est contradictoire, et celui où il ne l’est pas. Du point de vue de la création en effet, si B est un prédicat nécessaire de A, A non-B n’est actualisable dans aucun des mondes possibles. Si B est seulement contingent, A non-B (Judas fidèle au Christ) est peut-être en lui-même plus parfait que AB, mais son actualisation n’est possible que dans une suite infinie de choses dont la perfection globale est, pour des raisons connues de Dieu seul, moindre que celle de la suite qui a été effectivement actualisée. Ce qui fait donc que, dans le dernier cas, B n’est pas nécessairement déductible de A, c’est que la connexion de B avec A ne dépend pas de A tout seul, mais de l’ensemble des relations de compossibilité que A entretient avec le nombre infini des substances qui forment avec lui une même suite de choses, affectée d’un certain coefficient de perfection. C’est pourquoi Leibniz admet que, pour tirer de A un prédicat B qui n’en est pas une conséquence nécessaire, il faut se donner non seulement la notion de A et les lois de la logique, mais aussi les décrets libres desquels dépend le monde dans lequel A est B : « il est vrai, dis-je, qu’alors [quand on a ajouté la supposition des décrets libres à la supposition de la résolution de créer tel individu] la conséquence s’achève  [61] ». Elle ne s’achève donc que sous une telle supposition, et Leibniz se justifie par là de parler ici d’une nécessité hypothétique.

75Grâce à la distinction des deux types de connexion, Leibniz parvient à expliciter sa réponse à l’objection selon laquelle il ne faut composer la notion individuelle qu’avec les prédicats dont l’absence détruirait l’identité à soi de l’individu. « Vous avez insisté sur l’inconvénient qu’il y aurait de dire que, si je ne fais pas le voyage que je dois faire, je ne serai pas moi, et j’ai expliqué comment on peut le dire ou non  [62] ». On ne peut pas le dire si on entend par là que la connexion du voyage et du moi est nécessaire. Mais on peut le dire si on maintient que cette connexion, pour être intrinsèque, n’en reste pas moins contingente. S’il est assuré que je ferai le voyage qui est enfermé dans la notion complète que Dieu a de moi, c’est seulement parce que cette notion l’enferme, mais elle ne l’enferme pas nécessairement. « ... d’où vient que cet homme fera assurément ce péché ? La réponse est aisée, c’est qu’autrement ce ne serait pas cet homme  [63] ». Si on se rappelle que, dans la Métaphysique (?, 30, 1025 a 23-24), Aristote disait d’une des espèces de l’accident qu’elle est un attribut qui appartient au sujet, « mais non parce que le sujet était précisément ce sujet », on dira que Leibniz déclare ici que le voyage ou le péché ne sont pas en ce sens des accidents relativement à la notion complète, bien qu’en eux-mêmes ils ne soient pas absolument nécessaires parce qu’il n’était pas impossible pour Dieu de créer un monde où ils n’auraient pas lieu.

76 Au cœur de la contingence, il n’y a pas seulement l’infini, il y a aussi, on le voit, la volonté de Dieu. Leibniz utilise peut-être une formule trompeuse, parce que partielle, quand il déclare que l’infini est la racine de la contingence. Si l’infini s’introduit dans la doctrine de la contingence, c’est parce que la volonté de Dieu ne s’exerce que sur le créable, autrement dit sur le complet. Les notions incomplètes ne relèvent pas d’elle, et c’est une des raisons pour lesquelles Leibniz a toujours refusé la thèse cartésienne de la libre création des vérités éternelles. Mais les notions complètes, déterminées les unes par rapport aux autres au sein d’un monde dont l’infinité reflète celle du créateur, doivent leur complétude à l’infinité de leur contenu, et ne peuvent envelopper qu’un infini lié aux décrets libres possibles qui sont indispensables à leur actualisation. C’est peut-être ainsi qu’on peut comprendre l’enchevêtrement du contingent, de l’infini et de la volonté divine sans lequel Leibniz ne pourrait pas résoudre le problème tel qu’il se l’est posé : comment étendre la définition de la vérité aux propositions singulières et contingentes sans les rendre nécessaires ?

77La solution si élaborée qu’il présente n’en est pas moins, me semble-t-il, très fragile, car elle fait appel à une démarche qui ne va pas sans soulever des difficultés que je crois considérables : quand nous expliquons qu’un événement est contingent pour un sujet donné (comme le passage du Rubicon pour César, le voyage pour moi, ou la mort à La Haye pour Spinoza  [64]), nous sommes en quelque sorte obligés de prélever le prédicat qui lui correspond sur la notion que nous avons du sujet, et de le remplacer par un prédicat différent, sinon toujours opposé, afin de nous assurer ensuite que la nouvelle notion que nous forgeons n’est pas contradictoire. Mais les premières de ces opérations ne sont possibles qu’à condition que nous ayons préalablement isolé la notion du sujet de l’univers dans lequel elle s’est actualisée. C’est ce qu’exprime Leibniz en faisant apparaître qu’il se place alors au point de vue du prédicat considéré en lui-même, c’est-à-dire abstraction faite du contexte de son actualisation ; aussi longtemps en effet qu’on rapporte le prédicat au sujet dans le contexte d’un univers, sa connexion avec le sujet interdit de penser que le sujet pourrait ne pas le posséder. Par exemple, si César décidait de ne pas franchir le Rubicon, « il ne ferait rien d’impossible en soi-même [nous soulignons], quoiqu’il soit impossible (ex hypothesi) [souligné par Leibniz] que cela arrive  [65] ». La justification théorique de cette double appréhension du prédicat  [66] est donnée dans le traité Causa Dei, en particulier à l’article 15 : « Les possibles contingents peuvent être considérés soit comme séparés, soit comme coordonnés en mondes possibles pris en bloc [integros] dont il y a un nombre infini  [67] ».

78Mais cette opération, fréquente dans la vie quotidienne, devient très problématique dans le leibnizianisme, parce que la modification d’un seul prédicat met en cause à la fois l’identité du sujet et celle même du monde dont il fait partie. Elle met en cause l’identité du sujet parce que celle-ci est déterminée par sa notion complète, et que la substitution d’un prédicat à un autre altère la notion complète. Par suite, du fait de la connexion qui unit toutes les substances les unes aux autres dans un monde possible, cette substitution nous contraint à changer de monde : « D’ailleurs si à l’égard de quelque personne et même de cet univers quelque chose allait autrement qu’elle ne va, rien n’empêche de dire que ce serait une autre personne ou un autre univers possible que Dieu aurait choisi. Ce serait donc véritablement un autre  [68] ». Dans ces conditions, on mesure mieux l’étrangeté de l’opération à laquelle se livre Leibniz. Quand on demande si Jules César était libre de franchir ou non le Rubicon, on pose la question à propos du dictateur réel, de celui qui a pris le pouvoir à Rome dans le monde effectivement créé. Leibniz répond par l’affirmative en invoquant un monde différent du nôtre et un personnage qui « serait véritablement un autre » que Jules César. Même si l’on admet cette affabulation, on est en droit de se demander si la réponse ne repose pas sur un déplacement du problème, car il est difficile de comprendre en quoi le fait que, dans un autre monde, un personnage différent de Jules César renonce à franchir le Rubicon, atteste que la décision prise dans notre monde par le futur dictateur n’était pas nécessaire. Leibniz se devait de fournir une explication des raisons pour lesquelles la liberté de Jules César est garantie par le comportement différent qui est prêté à l’autre personnage. Cette garantie ne peut être donnée que s’il existe un lien spécifique entre eux : l’existence d’un tel lien pourrait expliquer pourquoi ce qui arrive à quelqu’un dans le monde réel voit sa modalité dépendre de ce qui arrive à quelqu’un d’autre dans un des mondes possibles qui n’ont pas été créés. Or c’est un lien de ce genre que Leibniz tente d’établir dans ses réflexions sur les approchants, qui devraient donc former la clé de voûte de sa conception de la contingence, et vers lesquelles il reste maintenant à se tourner.

4) À la recherche des approchants

79J’entends par l’expression d’approchants d’un individu donné ceux des individus possibles, en nombre infini, dont Leibniz dit que ce sont des personnes « fort semblables, mais pourtant différentes de lui (comme toute ellipse diffère du cercle, quelque approchante qu’elle soit)  [69] ». Leibniz en parle dès la première lettre qu’il adresse au Landgrave pour lui faire part de sa surprise devant la vivacité de la réaction d’Arnauld à l’envoi du sommaire du Discours de métaphysique ; si cette doctrine est ainsi liée à son écrit de 1686, elle se maintient jusqu’aux derniers textes, puisqu’on la retrouve dans le mythe final des Essais de Théodicée, avec, il est vrai, des modifications sur lesquelles il conviendra de s’interroger.

80 Pourquoi Leibniz introduit-il autour de chacun des êtres créés l’espèce de halo que forment ses approchants ? Parce qu’il y voit le moyen d’expliciter le sens et la portée de la notion même de notion individuelle. En insistant sur la présence autour de chaque créature d’une infinité d’approchants, qui ne diffèrent d’elle qu’aussi peu qu’on le veut, il met en évidence la détermination complète de la notion individuelle :

81

Car par la notion individuelle d’Adam, j’entends certes une parfaite représentation d’un tel Adam qui a de telles conditions individuelles et qui est distingué par là d’une infinité d’autres personnes possibles fort semblables, mais pourtant différentes de lui...  [70]

82Parce qu’elle est complètement déterminée, cette notion enveloppe la totalité des prédicats d’une substance, qu’il s’agisse de ceux qui expriment ses propriétés ou de ceux qui expriment les relations qu’elle entretient avec les autres substances dans le monde au sein duquel elles sont compossibles. De ce fait, elle distingue la substance en question de toute substance dont la notion individuelle est, si peu que ce soit, différente de celle qu’on considère ; en même temps, elle manifeste la prise en compte par la volonté de Dieu de la totalité des composantes de chaque monde avant la création, et forme ainsi le lieu même où s’articulent l’infinité de la création et la liberté du créateur. Quant aux approchants eux-mêmes, chacun est aussi l’objet que définit une des notions complètes présentes dans l’entendement divin et, à ce titre, chacun se voit attribuer le statut modal de possible, comme Leibniz le précise à son correspondant :

83

Pour appeler quelque chose possible, ce m’est assez qu’on en puisse former une notion quand elle ne serait que dans l’entendement divin, qui est pour ainsi dire le pays des réalités possibles. Ainsi, en parlant des possibles, je me contente qu’on en puisse former des propositions véritables...  [71]

84Du fait qu’elles sont les notions que Dieu se fait des choses avant la création, celles sur lesquelles s’exerce la comparaison qui conduira au choix du monde créé, les notions complètes confèrent aux substances auxquelles elles sont associées le statut d’entités possibles. C’est pourquoi Leibniz écarte l’objection d’Arnauld, selon laquelle « ces substances simplement possibles, c’est-à-dire que Dieu ne créera jamais » ne sont peut-être que « des chimères que nous nous formons  [72] ».

85Mais Arnauld avait adressé une autre objection à la représentation que Leibniz se fait du choix d’une substance singulière comme créable, de préférence à l’infinité des substances approchantes qui sont destinées à rester dans le pays des possibles. Ayant très bien compris que la référence aux approchants était une pièce centrale dans l’affirmation de la liberté de Dieu, il s’était demandé comment on pouvait concevoir une pluralité d’Adams : « De plus, Monsieur, je ne sais comment, en prenant Adam pour l’exemple d’une nature singulière, on peut concevoir plusieurs Adams possibles. C’est comme si je concevais plusieurs moi possibles, ce qui assurément est inconcevable  [73] ». On sait déjà pourquoi Leibniz ne peut pas éviter de suivre Arnauld sur ce nouveau terrain de discussion. S’il accepte la thèse selon laquelle une nature singulière ne peut être que ce qu’elle est, il n’a plus de garantie positive de la liberté des créatures puisque cette garantie réside dans la possibilité qu’il s’est donnée d’admettre qu’un individu ait d’autres prédicats que ceux qui sont contenus dans sa notion complète. Mais justement comment comprendre qu’un individu qui, placé dans les mêmes circonstances qu’Adam, n’aurait pas cédé à la tentation, puisse cependant être considéré comme attestant par son comportement qu’Adam a librement commis le péché originel ? Quelle est la nature du lien qui unit cet individu à Adam ?

86 La réponse de Leibniz consiste, pour le dire en un mot, à transformer le nom propre en nom d’espèce, et à soutenir que tous les deux, Adam et celui qui n’a pas péché, sont des Adams. Celui qui pèche et celui qui ne pèche pas, ou, pour se rapprocher du texte, celui qui a telle postérité et celui qui a telle autre postérité, sont certes différents, mais sont liés par leur commune appartenance à une même espèce, plus exactement par leur commune subsomption sous une même notion spécifique. L’avantage de cette manœuvre réside en ceci qu’elle interdit de concevoir la possession de telle postérité, ou l’accomplissement de telle action comme des prédicats nécessairement liés à la notion spécifique considérée : à partir du moment où il apparaît que certains échantillons d’Adam ne possèdent pas tel prédicat, ce prédicat ne peut plus être considéré comme nécessairement enfermé dans la notion (spécifique) d’Adam ; sa présence dans la notion individuelle de tel échantillon de l’espèce des Adams ne peut alors qu’être associée à un décret libre de Dieu, et le prédicat considéré reste un prédicat contingent. Tel étant le bénéfice théorique que Leibniz attend de sa manœuvre, comment la réalise-t-il ?

87 On peut répondre à cette question en se demandant ce que c’est qu’être un Adam, et en quoi ce n’est pas la même chose qu’être Adam. Il se trouve que Leibniz est sur ce point aussi clair qu’on peut l’être :

88

... en parlant de plusieurs Adams, je ne prenais pas Adam pour un individu déterminé, mais pour quelque personne conçue sub ratione generalitatis sous des circonstances qui nous paraissent déterminer Adam à un individu, mais qui véritablement ne le déterminent pas assez : comme lorsqu’on entend par Adam le premier homme que Dieu met dans un jardin de plaisir dont il sort par le péché, et de la côte de qui Dieu tire une femme. (Car il ne faut pas nommer Ève, ni le paradis, en les prenant pour des individus déterminés, autrement ce ne serait plus sub ratione generalitatis). Mais tout cela ne détermine pas assez, et il y aurait ainsi plusieurs Adams disjonctivement possibles ou plusieurs individus à qui tout cela conviendrait  [74].

89Ce passage nous fait-il assister à la naissance de la notion spécifique à partir de la notion individuelle ? On ne pourrait l’analyser de cette façon que s’il était certain que des entendements finis disposent des notions individuelles complètes. On dirait alors que, pour obtenir une notion spécifique, il suffit d’écarter un certain nombre – en fait un nombre immense – des prédicats donnés dans la notion complète, ceux qui restent composant une notion générale. Mais il est certain que les notions complètes ne sont présentes que dans l’entendement infini de Dieu, et dépassent les limites de notre entendement. Aussi faut-il peut-être lire le passage précédent comme l’analyse de la manière toujours imparfaite dont nous pensons en réalité les individus, non pas avec la totalité de leurs prédicats, mais avec l’infime partie de ceux auxquels nous avons accès. Dans ces conditions, le recours à une notion spécifique d’Adam ne serait pas seulement une manœuvre dictée par le souci de caractériser la modalité de certains de ses prédicats, mais représenterait le moyen normal pour un homme de penser à lui.

90Quoi qu’il en soit, on peut alors dire d’un individu que c’est un Adam si et seulement s’il satisfait la condition énoncée ci-dessus d’être le premier homme que Dieu met dans un jardin de plaisir dont il sort par le péché et de la côte de qui Dieu tire une femme. Comme le remarque Leibniz, tout nom propre qui figurerait dans la description aurait pour résultat d’achever la détermination de l’individu concerné, exception faite, bien entendu, pour Dieu, puisque la relation à Dieu, étant commune à toutes les créatures, n’en individualise aucune. Le rapport entre une telle description et Adam n’est pourtant pas exactement le même que celui qui existe entre la notion générale de sphère et la sphère qui est placée sur le tombeau d’Archimède, car, dans le cas de la sphère, on se trouve en présence d’une des « notions spécifiques les plus abstraites », d’une notion qui, en tant que notion géométrique, ne comprend « que des vérités nécessaires ou éternelles, qui ne dépendent point des décrets divins  [75] », tandis que, dans le cas de la description considérée, on a affaire à une notion de moins haute abstraction, et qui enveloppe donc des décrets libres possibles, tels que ceux par lesquels Dieu a disposé les choses de manière que le premier homme soit installé dans un jardin de plaisir. Mais on voit bien que cette différence tient à la nature du problème que Leibniz doit ici résoudre. Si Leibniz avait cherché une notion entretenant avec Adam le même rapport que la notion de sphère avec telle sphère singulière, il aurait évidemment exhibé la notion d’homme. Mais les individus auxquels cette notion s’applique forment un ensemble beaucoup trop diversifié pour qu’on puisse considérer l’un quelconque parmi eux comme un approchant d’Adam car, à l’évidence, la simple appartenance à la même espèce biologique n’est pas suffisante pour définir un approchant. Les approchants d’Adam sont ceux des hommes qui possèdent au moins une partie des prédicats qui individualisent Adam. C’est pourquoi ils relèvent de notions spécifiques dont le degré d’abstraction est très inférieur à celui des notions géométriques ; ce sont de telles notions que fournissent les descriptions du type de celle que construit Leibniz. L’ensemble des approchants d’Adam est donc finalement formé par les individus dont chacun satisfait dans un monde possible la description par laquelle on a défini Adam. De ce fait, ils ont suffisamment de prédicats communs avec Adam pour être des Adams ; et du coup leur rapport au péché originel peut à bon droit être pris en considération pour savoir si Adam a péché nécessairement ou librement.

91La définition qui vient d’être donnée de l’ensemble des approchants est cependant encore incomplète. Car ce qui a été défini est en fait l’ensemble des approchants d’Adam pour une certaine description, mais rien n’exclut qu’il y ait d’autres descriptions qui conviennent également bien à Adam, et par conséquent d’autres ensembles d’approchants à prendre en considération. Un instant de réflexion suffit à convaincre qu’il y a une infinité de descriptions possibles pour Adam, comme pour toute substance créée : il est aussi le premier homme qui ait eu deux fils, dont l’un a tué l’autre ; ou, aussi bien, le premier homme qui ait vécu dans le monde où devait vivre l’inventeur du calcul infinitésimal. Bref, on voit selon quel principe on engendrera autant de descriptions qu’on le veut du même individu : la notion complète de l’individu A contenant toutes les relations que A entretient avec chacun des individus qui appartiennent au même monde que lui, et chacun de ces individus pouvant à son tour faire l’objet d’une infinité de descriptions, il sera toujours possible de caractériser A à l’aide d’une description qui ne se réfère à d’autres individus que sous l’une des descriptions qui leur convient, et qui fournisse ainsi une notion spécifique de A de même facture que celle que Leibniz propose à Arnauld au sujet d’Adam. Parallèlement, il y aura donc aussi non pas un seul ensemble d’approchants d’Adam, mais une infinité de tels ensembles.

92Ce qui est gênant n’est pas cette infinité par elle-même ; on ne voit pas pourquoi elle serait plus déconcertante pour Leibniz ici qu’ailleurs. En revanche, il faut constater que l’unicité de l’individu considéré est éliminée par la fragmentation infinie des descriptions qui sont possibles de lui, et que cette élimination est irréversible. C’est du reste ce que déclare Leibniz lui-même, quand il traite des idées qu’il appelle tantôt inaccomplies ou inadéquates, tantôt imparfaites. Une idée de ce genre est en effet une idée distincte – elle permet de reconnaître son objet –, mais elle ne donne pas une connaissance également distincte des caractères propres de cet objet. Ainsi l’idée de l’or comme métal qui résiste à la coupelle et à l’eau-forte permet-elle de distinguer l’or des autres métaux, mais n’en est pas une idée accomplie car nous ne connaissons pas suffisamment la nature de la coupellation et de l’action de l’eau-forte. Il est clair que la description d’Adam que Leibniz donne à Arnauld présente les traits de l’idée inaccomplie, et qu’il est légitime de lui appliquer ce qu’il écrit de l’idée de l’or : « ... lorsqu’il n’y a qu’une idée inaccomplie, le même sujet est susceptible de plusieurs définitions indépendantes les unes des autres, en sorte qu’on ne saurait toujours tirer l’une de l’autre, ni prévoir qu’elles doivent appartenir à un même sujet [nous soulignons], et alors la seule expérience nous enseigne qu’elles lui appartiennent toutes à la fois  [76] ». Ainsi, faute d’avoir une idée complète d’un individu, devons-nous penser à lui sous des descriptions diverses, qui peuvent nous dissimuler l’unicité de leur objet. Il semble que, dans ces conditions, il en aille de même avec les ensembles d’approchants associés à chacune de ces descriptions : les membres de chacun de ces ensembles, étant des approchants d’Adam sous la description D et sous les descriptions D1, D2, … Dn, nous sont accessibles de telle façon que nous ne savons pas toujours qu’ils sont des approchants du même individu. L’unicité de l’individu, qui nous est donnée par l’expérience et qui est donnée à Dieu par la notion complète, n’est pas garantie par les concepts sous lesquels nous le pensons. Il y a peut-être là de quoi rendre suspects les raisonnements dans lesquels nous nous référons aux approchants pour déterminer la modalité des prédicats qui appartiennent à un individu donné. Supposons en effet qu’on se pose la question de savoir si le prédicat P qui est enfermé dans la notion de l’individu I est un prédicat nécessaire ou contingent. On se fait de I une notion qui le définit comme le seul porteur d’un prédicat Q, et on se rend compte que les approchants de I sous cette description forment un ensemble dont au moins un membre ne vérifie pas P. On conclut que P n’est pas un prédicat nécessaire de I. En une autre occasion, on se fait d’un individu la notion qu’il est le seul P ; ses approchants sous cette description seront tous des P, et on conclura que l’individu considéré était nécessairement P. Admettons maintenant que les deux descriptions s’appliquent, sans que nous ayons pu le prévoir, comme dit Leibniz, au même individu : on aura dit de lui qu’il est P tantôt de façon nécessaire, tantôt de façon contingente. La doctrine des approchants serait plus convaincante si elle affrontait explicitement cette difficulté.

93Bien que ces soupçons dérivent des réflexions faites par Leibniz sur les notions inaccomplies, je ne saurais dire s’il les a lui-même éprouvés. Il n’en est pas moins vrai que, dans les Essais de Théodicée, il a modifié sa doctrine des approchants. Et il se trouve que les modifications qu’il propose ont précisément pour résultat de mieux assurer l’unicité de l’individu dont on définit les approchants. Lorsque Pallas fait visiter à Théodore le palais des destinées, elle l’invite à contempler des mondes possibles qui ne diffèrent « du monde actuel que dans une seule chose définie et dans ses suites », et elle ajoute :

94

Ces mondes sont tous ici, c’est-à-dire en idées. Je vous en montrerai où se trouvera, non pas tout à fait le même Sextus que vous avez vu, cela ne se peut, il porte toujours avec lui ce qu’il sera, mais des Sextus approchants, qui auront tout ce que vous connaissez déjà du véritable Sextus, mais non pas tout ce qui est déjà en lui sans qu’on s’en aperçoive, ni, par conséquent, tout ce qui lui arrivera encore. Vous trouverez dans un monde un Sextus fort heureux et élevé, dans un autre un Sextus content d’un état médiocre, des Sextus de toute espèce et d’une infinité de façons  [77].

95Les approchants de Sextus ne sont pas définis dans les mêmes termes que les approchants d’Adam, parce que Leibniz intègre à leur définition une condition pragmatique, en tenant compte du moment où a lieu la définition et du sujet qui la donne. Un approchant de Sextus est une personne possible dont la notion enferme tous les prédicats connus par Théodore comme appartenant à la notion de Sextus au moment t, qui est en fait le moment où Théodore se pose le problème de la modalité d’un des prédicats de Sextus. Dès lors, être un Sextus à t, c’est avoir eu jusqu’à t non pas tous les prédicats qui sont vrais de lui, mais tous les prédicats que quelqu’un lui connaît ; cela peut, on le voit, conduire à une notion de Sextus beaucoup plus riche que celle que Leibniz proposait pour Adam en ne mentionnant que trois ou quatre prédicats, et, par là, peut resserrer les conditions d’appartenance à l’ensemble de ses approchants. Si les approchants se distinguent cependant de Sextus, c’est par les prédicats qu’on leur attribue après le moment t : alors que le véritable Sextus désobéit au conseil des dieux, et se rend à Rome où il viole Lucrèce, l’un de ses approchants va mener en Thrace la vie d’un roi adoré de ses sujets, un autre va cultiver son jardin et y trouver un trésor. Autant de destinées possibles qui révèlent que le crime de Sextus n’était pas nécessaire, et que Jupiter n’en est pas responsable : sur la base de la conception pragmatique des approchants, on retrouve les mêmes conclusions qu’à propos d’Adam.

96Mais cette nouvelle conception est-elle pour autant à l’abri de toute difficulté ? Il ne le semble pas. Car, au fond, bien que la définition des approchants ait été modifiée, il y subsiste peut-être certaines obscurités. On essaiera de le montrer en soulevant une question dont la forme s’inspire du sorite. Si on considère Sextus au moment où il vient de sortir du temple de Jupiter, ses prédicats sont en nombre infini, mais les prédicats qu’on connaît de lui sont en nombre fini. Dès lors, il y a un sens à dire que, si on le considère avant sa sortie du temple, les prédicats qu’on connaît de lui sont moins nombreux, puisqu’on ne peut pas lui attribuer le prédicat selon lequel il sort du temple. À mesure que nous reculerons dans le temps, nous penserons Sextus à l’aide de concepts qui seront sans doute de moins en moins caractéristiques du personnage que nous connaissons comme Sextus. Peut-être que, si nous reculons suffisamment, il viendra un moment où nous ne pourrons plus penser Sextus que comme un fils des parents de Sextus, mais à ce moment-là quel critère aurons-nous du fait que c’est bien Sextus – celui qui, des années plus tard, violera Lucrèce – que nous pensons encore, et en quel sens parlerons-nous des parents de Sextus quand nous nous trouverons en présence de gens dont nous saurons simplement qu’ils ont un fils qui vient de faire une rougeole ? Du même coup, nous construirons à cet enfant des approchants dont on voit mal en quel sens on peut dire que ce sont des approchants de Sextus. Cette fois, c’est la singularité de Sextus qu’il semble bien difficile de garantir.

97Au total donc, la recherche des approchants se révèle aussi difficile pour Leibniz que l’est pour les sémantiques modales contemporaines la mise au point de conditions satisfaisantes de l’identité d’un individu à travers les mondes possibles. Leibniz a déployé tout son génie dans une entreprise dont le principe même faisait la grandeur et le danger. En étendant aux propositions singulières une théorie de la vérité fondée sur l’inhérence du prédicat au sujet, il se plaçait dans une position où il devenait très difficile de satisfaire l’exigence de préserver une distinction entre les prédicats nécessaires et les prédicats contingents. C’est cette exigence qui le conduisait à associer à chaque notion individuelle des ensembles d’approchants, dont la définition mettait en péril soit l’unicité, soit la singularité de la notion individuelle considérée.

98D’un autre côté, en définissant la notion complète de telle manière qu’elle soit réservée à l’entendement divin, il donnait à sa théorie de la vérité le fondement le plus élevé possible, mais il créait une telle distance entre cet entendement et celui des hommes que les opérations intellectuelles proprement humaines ne pouvaient plus s’inscrire que dans le registre de l’imparfait et du confus. On le verra en revenant un instant sur les révélations de Pallas à Théodore qui ont été mentionnées plus haut. Si on les lit en évitant de prêter à Leibniz des thèses qu’il ne peut pas partager, on se gardera en particulier de penser qu’il admet que deux individus, Sextus et un de ses approchants, pourraient avoir les mêmes prédicats jusqu’à un moment t, et des prédicats différents après t. On ne pourrait lui prêter cette idée qu’en oubliant la thèse si souvent défendue du Discours de métaphysique à la Monadologie, que « toute substance exprime, quoique confusément, tout ce qui arrive dans l’univers, passé, présent ou avenir  [78] ». Deux substances, dont l’avenir à partir d’un moment t n’est pas le même, ne peuvent pas avoir les mêmes prédicats jusqu’à ce moment. Si Sextus se met en colère contre le conseil de Jupiter au moment où il sort du temple, ne doit-il pas exprimer confusément au cours des moments précédents la colère à venir, et si son approchant sort du temple résolu à suivre le conseil, ne doit-il pas exprimer autre chose au cours des moments précédents ? L’argument que Leibniz oppose souvent à la thèse de la liberté d’indifférence peut jouer dans la même direction : s’il y a toujours quelque cause ou raison qui nous incline, fût-ce à notre insu, vers le parti que nous prenons, celui qui, en passant une porte, met le pied droit avant le gauche, ne peut pas avoir eu, un moment auparavant, les mêmes prédicats que celui qui met le pied gauche avant le droit  [79].

99Pour revenir au propos de Pallas, elle ne veut donc pas dire que Sextus et ses approchants aient avant le moment t les mêmes prédicats, et des prédicats différents après t. Ce qu’elle veut dire, c’est que certains êtres possibles seront pour Théodore des approchants de Sextus parce qu’ils auront les prédicats par lesquels Théodore identifie Sextus à t, mais se différencieront de Sextus par des prédicats que Théodore ignore au moment t. Esprit fini, Théodore n’a pas les moyens de distinguer Sextus et ses approchants ; à t, ils ont tous pour lui les mêmes prédicats. Il lui faut le secours surnaturel que lui apporte la déesse en lui révélant qu’ils auront après t des avenirs différents pour qu’il devienne capable de les distinguer de Sextus et de les distinguer entre eux. Le mythe final de la Théodicée met ainsi en évidence l’opposition entre un esprit infini, qui dispose de notions complètes des individus, et un esprit fini, qui les pense par des descriptions toujours partielles  [80]. En définissant la vérité des propositions singulières de telle manière qu’elle ne soit pleinement accessible que pour un entendement qui dispose des notions complètes, Leibniz installait l’entendement humain dans une situation d’impuissance irrémédiable à l’égard de ces propositions.

100Arnauld a-t-il été convaincu par les réflexions de son correspondant ? Sa lettre du 28 septembre 1686 donne d’abord le sentiment que oui : il l’avoue de bonne foi, « ... je suis satisfait de la manière dont vous expliquez ce qui m’avait choqué d’abord, touchant la notion de la nature individuelle. [...] J’ai surtout été frappé de cette raison, que dans toute proposition affirmative véritable, nécessaire ou contingente, universelle ou singulière, la notion de l’attribut est comprise en quelque façon dans celle du sujet : praedicatum inest subjecto  [81] ». Apparemment, il renonce à toutes les objections qu’il avait présentées.

101 Mais, si on poursuit la lecture, on constate qu’Arnauld conserve cependant des réticences, et qu’elles portent sur un point central des explications de Leibniz. Car, immédiatement après le passage précédent, il écrit :

102

Il ne me reste de difficulté que sur la possibilité des choses, et sur cette manière de concevoir Dieu comme ayant choisi l’univers qu’il a créé entre une infinité d’autres univers possibles qu’il a vus en même temps et qu’il n’a pas voulu créer. Mais comme cela ne fait rien proprement à la notion de la nature individuelle, et qu’il faudrait que je rêvasse trop pour bien faire entendre ce que je pense sur cela, ou plutôt ce que je trouve à redire dans les pensées des autres, parce qu’elles ne me paraissent pas dignes de Dieu, vous trouverez bon, Monsieur, que je ne vous en dise rien  [82].

103La succession de ces deux passages a de quoi déconcerter : comment Arnauld peut-il d’un côté se dire satisfait des explications de Leibniz et de l’autre rester réservé sur la théorie du possible et sur la pensée de la création comme choix parmi une infinité de possibles ? Il faut qu’il ait introduit un clivage entre ce que Leibniz associe étroitement : la théorie des approchants et la notion de la nature individuelle.

104On voit certes d’où viennent ses réserves. Il les a exprimées dans sa lettre précédente, en disant qu’il lui paraît contraire à la véritable nature de Dieu de penser qu’il contienne en lui du possible alors qu’il est acte pur. Il y a du possible dans les créatures, parce qu’elles sont composées de puissance et d’acte. Mais l’idée de substances « purement possibles », c’est-à-dire de substances « que Dieu ne créera jamais », importe la possibilité dans l’acte pur lui-même, et c’est ce qu’Arnauld refuse d’admettre  [83]. Il est vrai que, sur ce point précis, Leibniz n’a pas répondu. Il s’est contenté d’un argument dialectique : comment écarter le nécessitarisme si l’on refuse d’admettre qu’il y ait des possibles qui n’ont pas été créés  [84] ? Mais il n’a pas expliqué comment ces possibles pouvaient résider en Dieu sans altérer ou affaiblir sa pure actualité. Ce sont ici deux théologies qui s’opposent.

105 La situation n’en est pas moins embarrassante pour Arnauld, de qui la logique partage trop de thèses avec celle de Leibniz pour qu’il puisse se démarquer aisément de lui. En particulier, même s’il ne l’a pas formulé avec autant de vigueur, le principe de l’inhérence du prédicat au sujet dans les propositions vraies se trouve de fait mis en œuvre dans la Logique de Port-Royal. Il est vrai, comme je l’ai rappelé plus haut, que cette logique ne définit la compréhension que pour les idées générales ; mais il n’est pas pour autant impossible de considérer que la vérité des propositions singulières y dépend aussi du rapport entre le sujet et le prédicat  [85]. Par ailleurs, quand il découvre que la notion individuelle dont parle Leibniz est la connaissance que Dieu a d’un individu avant de le créer, Arnauld est bien obligé d’admettre que cette notion enferme tout ce qui arrive à cet individu  [86] ; il peut exprimer sa surprise devant une procédure inusitée, mais il ne peut rien objecter, sans quoi il faudrait, à moins de beaucoup « rêver », renoncer à l’omniscience divine. Dès lors, le problème qui reste à résoudre est seulement celui de chercher comment on peut, malgré ces prémisses, préserver la liberté de Dieu et des créatures. Leibniz propose de le faire en distinguant la connexion d’un prédicat nécessaire et celle d’un prédicat contingent avec le même sujet. Il me semble que c’est là ce dont Arnauld se déclare satisfait, et que c’est là ce qu’il entend comme formant « proprement [...] la notion de la nature individuelle ». Il reste que Leibniz réalise sous forme de possibles présents dans l’entendement divin les éventualités qui n’ont pas été admises dans l’univers créé ; c’est un point qu’Arnauld trouve contestable, mais qui peut selon lui être dissocié de la théorie de la notion complète. Bien entendu, cette dissociation ne saurait être acceptée par Leibniz, aux yeux de qui l’existence dans l’entendement de Dieu des possibles non-créés est étroitement liée aux autres aspects de sa pensée, et notamment :

  • à la conception des notions individuelles comme enfermant la totalité de leurs prédicats ;
  • et à la définition du possible par le concevable, c’est-à-dire le non-contradictoire  [87].

106 Mais Arnauld pourrait bien s’être satisfait de penser que les intentions de Leibniz n’avaient rien d’inacceptable pour la foi, même s’il estimait que, pour réaliser ces intentions, son correspondant s’immisçait trop indiscrètement dans les mystères de la science de Dieu.


Mots-clés éditeurs : Certitude, Leibniz, Arnauld, Contingence, Possible, Compréhension, Notion complète, Individu, Nécessité, Idée

Date de mise en ligne : 02/02/2015.

https://doi.org/10.3917/aphi.781.0075

Notes

  • [1]
    Il avoue au Landgrave de Hesse-Rheinfels en lui adressant la première réponse destinée à Leibniz : « mais je serai bien aise que cela en demeure là et que je ne sois plus obligé de lui dire ce que je pense de ses sentiments… » (Gottfried Wilhelm LEIBNIZ, Discours de métaphysique et Correspondance avec Arnauld, Introduction, notes et commentaires par Georges Le Roy, Paris, Vrin, 1970, p. 101).
  • [2]
    Sur ce personnage, protestant converti au catholicisme, et directement intéressé à l’union des Églises, on consultera les éléments d’information donnés par G. Le Roy dans l’Introduction de la Correspondance, op. cit., p. 13-17, et Graeme HUNTER, « The Phantom of Jansenism in the Arnauld-Leibniz Correspondence » in E. J. Kremer (ed.), The Great Arnauld and Some of His Philosophical Correspondents, University of Toronto Press, 1994, p. 187-199.
  • [3]
    G.W. LEIBNIZ, Correspondance avec Arnauld, éd. cit., p. 79.
  • [4]
    Ibid., p. 129.
  • [5]
    Ibid., p. 83-84.
  • [6]
    Ibid., p. 133.
  • [7]
    Ibid., p. 83.
  • [8]
    Ibid., p. 86.
  • [9]
    Ibid., p. 43.
  • [10]
    Ibid., p. 95.
  • [11]
    Antoine ARNAULD et Pierre NICOLE, La Logique ou l’Art de penser, introduction de Louis Marin, Paris, Flammarion, 1970, p. 87 (nous soulignons).
  • [12]
    Ibid., p. 87.
  • [13]
    Correspondance avec Arnauld, éd. cit., p. 99.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Ibid., p. 98.
  • [16]
    Ibid., p. 98.
  • [17]
    Ibid., p. 99.
  • [18]
    Ibid., p. 96.
  • [19]
    Ibid., p. 99.
  • [20]
    Comme l’écrit Martine de Gaudemar : « Arnauld suppose [la notion du sujet créé] relativement indéterminée [...] Cette indétermination ou incomplétude des notions laisse à Dieu une marge d’intervention dans les choses créées, et laisse aux créatures un espace potentiel qu’ils [sic] pourront remplir à leur gré » (Leibniz, de la puissance au sujet, Paris, Vrin, 1994, p. 220).
  • [21]
    Correspondance avec Arnauld, p. 96-97.
  • [22]
    Ibid., p. 97.
  • [23]
    Ibid., p. 99.
  • [24]
    Ibid., p. 97.
  • [25]
    Ibid., p. 83.
  • [26]
    Ibid., p. 96.
  • [27]
    Ibid., p. 115.
  • [28]
    Ibid., p. 118.
  • [29]
    Ibid., p. 118.
  • [30]
    Ibid., p. 116.
  • [31]
    Ibid., p. 107.
  • [32]
    Discours de métaphysique, art. 21, éd. cit., p. 59.
  • [33]
    Ibid., art. 13, p. 48-49.
  • [34]
    Correspondance avec Arnauld, p. 117.
  • [35]
    Ibid., p. 117.
  • [36]
    Ibid., p. 117-118.
  • [37]
    Opuscules et fragments inédits, édités par Louis Couturat, Paris, 1903, réimp. Georg Olms Verlag, Hildesheim, Zurich, New York, 1988, p. 17. J’emprunte ici la traduction donnée de ce passage par M. Boudot, « La sémantique kripkéenne et les doctrines logiques de Leibniz », dans Sémantique formelle et philosophie du langage, Cahier du Groupe de recherches sur la philosophie et le langage, n° 10, Université de Grenoble II, 1989, p. 15-38 ; réimprimé dans Maurice BOUDOT, Philosophie et logique, préf. de M. Clavelin, PUPS, Paris, 2009, p. 255-278, ici p. 19-20.
  • [38]
    Opuscules et fragments inédits (2), p. 364.
  • [39]
    Ibid., (32), p. 368.
  • [40]
    Ibid., p. 366, p. 378.
  • [41]
    Discours de métaphysique, art. 13, p. 47.
  • [42]
    Opuscules et fragments inédits, p. 17.
  • [43]
    Ibid., p. 518.
  • [44]
    Ibid., p. 258.
  • [45]
    Ibid., p. 1-2.
  • [46]
    Ibid., p. 1-2, p. 17.
  • [47]
    Ibid., p. 19.
  • [48]
    Ibid., p. 3, n. 2.
  • [49]
    HIDE ISHIGURO, « Contingent Truths and Possible Worlds », dans R. S. Woolhouse (éd.), Leibniz : Metaphysics and Philosophy of Science, Oxford, Oxford University Press, 1981, p. 64-76 ; ici p. 68.
  • [50]
    Maurice BOUDOT, art. cit., p. 22.
  • [51]
    Opuscules et fragments inédits, p. 1-2.
  • [52]
    Je recoupe ainsi une affirmation de Jacques Bouveresse quand il écrit : « ... Dieu est en mesure de faire pour les vérités contingentes ce que les géomètres parviennent à faire pour les proportions irrationnelles… » (J. BOUVERESSE, « Leibniz et le problème de la “science moyenne” », Revue internationale de philosophie, 2/1994, p. 98-126 ; ici p. 107).
  • [53]
    Opuscules et fragments inédits, p. 2.
  • [54]
    Ibid., p. 388.
  • [55]
    « Mais la connaissance des choses de la Géométrie et l’analyse des infinis m’ont apporté une lumière, qui m’a fait comprendre que les notions aussi étaient résolubles à l’infini » (ibid., p. 18).
  • [56]
    Correspondance, p. 117.
  • [57]
    Opuscules et fragments inédits (130), p. 387-388.
  • [58]
    Discours de métaphysique, p. 49.
  • [59]
    Ibid., p. 48.
  • [60]
    Ibid., p. 48.
  • [61]
    Ibid., p. 105.
  • [62]
    Ibid., p. 121.
  • [63]
    Ibid., p. 67.
  • [64]
    « Il est vrai qu’il n’y aurait point eu de contradiction dans la supposition que Spinoza fût mort à Leyde, et non pas à La Haye ; il n’y avait rien de si possible… » (Essais de théodicée, II, art. 174. Chronologie et introduction par Jacques Brunschwig, Paris, Garnier Flammarion, 1969, p. 21).
  • [65]
    Discours de métaphysique, p. 48.
  • [66]
    Elle est fréquemment mise en œuvre dans les Essais de Théodicée, voir par exemple : « ... les événements en eux-mêmes demeurent contingents [...] l’événement n’a rien en lui qui le rende nécessaire… » (I, art. 53, p. 133). Les expressions en eux-mêmes, en lui, etc. peuvent être remplacées par une autre, de même portée. Ainsi, à propos des réflexions d’Abélard sur les réprouvés, Leibniz écrit-il : « Mais puisqu’il avoue qu’on peut fort bien dire en un sens, absolument parlant [nous soulignons] et mettant à part la supposition de la réprobation, qu’un tel qui est réprouvé peut être sauvé… » (II, art.171, p. 218).
  • [67]
    G.W. LEIBNIZ, Opuscula Philosophica Selecta, texte revu par Paul Schrecker, Paris, Boivin et Cie, 1939, p. 110.
  • [68]
    G.W. LEIBNIZ, Correspondance avec Arnauld, p. 119.
  • [69]
    Ibid., p. 88.
  • [70]
    Ibid., p. 88.
  • [71]
    Ibid., p. 121.
  • [72]
    Ibid., p. 98.
  • [73]
    Ibid., p. 97.
  • [74]
    Ibid., p. 119-120.
  • [75]
    Ibid., p. 115.
  • [76]
    G.W. LEIBNIZ, Nouveaux Essais sur l’entendement humain [1765], Chronologie et introduction par Jacques Brunschwig, Paris, Garnier Flammarion, 1966, II, 31, § 2, p. 228.
  • [77]
    G.W. LEIBNIZ, Essais de Théodicée [1710], Chronologie et introduction par Jacques Brunschwig, Paris, Garnier Flammarion, 1969.
  • [78]
    Discours de métaphysique, p. 44.
  • [79]
    Essais de Théodicée, Ire partie, art. 35, p. 124 : « … il y a toujours eu quelque cause ou raison qui nous a incliné vers le parti qu’on a pris, quoique bien souvent on ne s’aperçoive pas de ce qui nous meut ; tout comme on ne s’aperçoit point pourquoi, en sortant d’une porte, on a mis le pied droit avant le gauche, ou le gauche avant le droit ».
  • [80]
    Comme dit J. Bouveresse, « ... nous ne pouvons raisonner à propos des individus que dans des termes plus ou moins incomplets et abstraits » (« Leibniz et le problème de la “science moyenne” », p. 121).
  • [81]
    Correspondance avec Arnauld, p. 133.
  • [82]
    Ibid., p. 133.
  • [83]
    Ibid., p. 98-99.
  • [84]
    Ibid., p. 121.
  • [85]
    J’ai cru pouvoir affirmer à propos justement des propositions singulières : « une proposition n’est jamais vraie qu’à condition que son attribut fasse partie de la compréhension de son sujet » (Jean-Claude PARIENTE, L’Analyse du langage à Port-Royal, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 223).
  • [86]
    Correspondance avec Leibniz, p. 95-96.
  • [87]
    « Le possible est ce qui ne contient pas le contradictoire, c’est-à-dire A non-A » (Opuscules et fragments inédits, p. 364).
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