Notes
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[1]
Voir Gilles Deleuze, « Cinéma », cours du 14 décembre 1982 (retranscrit en ligne sur le site La voix de Gilles Deleuze en ligne, Université Paris 8 [http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=166]) : « Kierkegaard [ne] cesse pas de sauter. [Il] saute, c’est son activité mentale, c’est le philosophe du saut ».
-
[2]
Voir Aristote, Rhétorique, I, 2, 1356b 5.
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[3]
Voir Aristote, Seconds Analytiques, I, 7, 75a 38.
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[4]
On en trouve plusieurs expressions particulièrement nettes chez Kant. Voir Critique de la raison pure, Ak. III, 22, trad. A. Renaut, Paris, Aubier, 1997, p. 88 ; Logique, § 91, Ak. IX, 135-136, trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1970 [2e éd.], p. 146-147.
-
[5]
Voir Aristote, Traité du ciel, I, 1, 268b 1 ; Métaphysique, ?, 28, 1024b 1 sq.
-
[6]
Voir Aristote, Physique, I, 2, 184b 25.
-
[7]
Voir Aristote, Physique, III, 1, 200b 15, trad. P. Pellegrin, Paris, Flammarion, 2000, p. 159 : « le mouvement fait partie des continus ».
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[8]
Voir Aristote, Physique, IV, 11, 219a 11.
-
[9]
Voir Aristote, Physique, III, 5-7 ; VIII, 15.
-
[10]
Voir Aristote, Physique, VI, 1.
-
[11]
G.W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, IV, ch. XVI, § 12, Paris, Flammarion, 1990, p. 374.
-
[12]
G.W. Leibniz, Essais de théodicée, « Préface », Paris, Flammarion, 2001 [1e éd. 1969], p. 29.
-
[13]
Voir G.W. Leibniz, Monadologie, § 32.
-
[14]
G.W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, III, ch. VI, § 12, op. cit., p. 239.
-
[15]
Ibid., IV, ch. XVI, § 12, p. 374.
-
[16]
Voir E. Kant, Critique de la raison pure, Ak. III, 174-175, trad. cit. p. 265-266.
-
[17]
Ibid., Ak. III, 194, trad. cit., p. 286. Cf. aussi Ak. III, 435-436, trad. cit. p. 568-569.
-
[18]
Voir la formule malheureuse de Ferdinand Alquié dans un compte rendu de L’être et le néant : « Sartre ne croit pas à la philosophie. Il est antiphilosophe ou, si l’on préfère, il est le philosophe d’une génération ennemie de la philosophie. Il rejoint le camp où Pascal et Kierkegaard méprisent la sagesse et se moquent de la raison » (Solitude de la raison, Paris, É. Losfeld, 1966, p. 106, cité par Jacques Colette dans Kierkegaard et la non-philosophie, Paris, Gallimard, 1994, p. 200).
-
[19]
Pour mesurer l’ampleur des malentendus à propos de Kierkegaard, voir en priorité H.Politis, Kierkegaard en France au xxe siècle: archéologie d’une réception, Paris, Kimé, 2005.
-
[20]
Par exemple, Post-scriptum aux Miettes philosophiques [désormais : PS], SV VII 86 / OC X 93 ; SV VII 101-102 / OC X 108.
-
[21]
Pap IV C 3, trad. H.-B. Vergote dans Lectures philosophiques de Søren Kierkegaard, Paris, PUF, 1993, p. 281-282.
-
[22]
Voir La Répétition, SV III 193 / OC V 3.
-
[23]
Par exemple, Pap IV B 117, repris dans les Œuvres complètes : Une petite annexe, OC V 220 / Pap IV C 47, trad. H.-B. Vergote dans Lectures philosophiques, op. cit., p. 299-300.
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[24]
Voir Pap IV C 3, trad. H.-B. Vergote dans Lectures philosophiques, op. cit., p. 279-282.
-
[25]
Voir Pap IV C 29 à IV C 38, et toutes les indications utiles données par Hélène Politis dans son Répertoire des références philosophiques dans les Papirer (Papiers) de Søren Kierkegaard, Paris, Les Publications de la Sorbonne, 2005, p. 272 sq.
-
[26]
PS, SV VII 88-89 / OC X 93-94. Voir F. H. Jacobi, Lettres à Moses Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza, dans Œuvres philosophiques, trad. J.-J. Anstett, Paris, Aubier, 1946, p. 111-112.
-
[27]
Le Concept d’angoisse, SV IV 316 / OC VII 115, note.
-
[28]
Pap IV C 49, trad. H.-B. Vergote dans Lectures philosophiques, op. cit., p. 300.
-
[29]
Voir PS, SV VII 178 / OC X 180.
-
[30]
Voir Une petite annexe, OC V 218, 228.
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[31]
PS, SV VII 87 / OC X 94.
-
[32]
Voir Pap IV C 75, trad. H.-B. Vergote dans Lectures philosophiques, op. cit., p. 309-310 : « Dès que je formule une loi d’expérience, je pose en elle quelque chose de plus que ce qui se trouve dans l’expérience ».
-
[33]
Voir PS, SV VII 292 / OC XI 5 : « Hegel et les hégéliens feraient beaucoup mieux de prendre la peine de nous expliquer ce que signifie cette comédie où ils introduisent dans la logique la contradiction, le mouvement, le passage, etc. »
-
[34]
Voir, par exemple, Ou bien – Ou bien, SV II 9, 282-283 / OC IV 6, 234-235 ; PS, SV VII 339-340 / OC XI 50-51.
-
[35]
Voir Pap IV B 1, repris dans les Œuvres complètes : Johannes Climacus ou De omnibus dubitandum est, OC II 357 : « l’immédiateté, c’est précisément l’indétermination ». Sans développer ici ce point, notons que le saut kierkegaardien n’a que peu en commun avec le salto mortale de Jacobi, car celui-ci reconduit à la certitude naturelle, voire à l’objectivité spinoziste à laquelle il croit s’opposer (voir PS, SV VII 90-91 / OC X 97). Concernant la relation de Kierkegaard à Jacobi, voir H. Politis, Le concept de philosophie constamment rapporté à Kierkegaard, Paris, Kimé, 2009, ch. V, p. 195-229.
-
[36]
Hélène Politis souligne que le saut kierkegaardien « n’intervient pas avant la rationalité (ou contre elle de manière immédiate) mais après elle » (« Figures de Spinoza : De Mendelssohn à Kierkegaard en passant par Lessing, Jacobi et Hegel », dans Les Lumières et l’Idéalisme allemand, dir. J.-C. Bourdin, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 183).
-
[37]
PS, SV VII 111 / OC X 117.
-
[38]
PS, SV VII 136 / OC X 141.
-
[39]
Voir G.W.F. Hegel, Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften (1830), I, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1986, § 24, add. 2, p. 84 ; trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1970, p. 477 : « En tant que je pense, je renonce à ma particularité subjective, je me plonge dans la Chose, je laisse faire la pensée pour elle-même, et je pense mal en tant que j’ajoute quelque chose de moi ». [Cet ouvrage est désormais cité : « E, I ».]
-
[40]
PS, SV VII 282-283 / OC X 275.
-
[41]
Voir, par exemple, PS, SV VII 174-177 / OC X 176-178.
-
[42]
Stades sur le chemin de la vie, SV VI 506 / OC IX 444, note.
-
[43]
Concernant la notion d’existence et la disjonction qui lui est associée, voir les analyses d’André Clair, Kierkegaard. Existence et éthique, Paris, PUF, 1997 (spécialement p. 22-48).
-
[44]
PS, SV VII 112 / OC X 118.
-
[45]
G.W.F. Hegel, Phänomenologie des Geistes, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1986, p. 80 ; trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2006, p. 129.
-
[46]
G.W.F. Hegel, E, I, § 25, Rem., p. 92, trad. cit. p. 291-292.
-
[47]
Voir Pap IV C 59, trad. H.-B. Vergote dans Lectures philosophiques, op. cit., p. 304. Voir aussi Miettes philosophiques, SV IV 272 / OC VII 76.
-
[48]
PS, SV VII 324-325 / OC XI 35-36.
-
[49]
Voir Le Critique et la Bête (1826).
-
[50]
Le Concept d’angoisse, SV IV 342 / OC VII 140.
-
[51]
Le Concept d’angoisse, SV IV 335 / OC VII 133.
-
[52]
Le Concept d’angoisse, SV IV 334 / OC VII 132-133.
-
[53]
Voir G.W.F. Hegel, E, I, § 227-228, p. 379-381, trad. cit. p. 455.
-
[54]
G.W.F. Hegel, Wissenschaft der Logik I. Erster Teil : die objektive Logik, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1986, p. 440; trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, 2e éd., Paris, Kimé, 2006, p. 334.
-
[55]
Voir ibid., p. 441, trad. cit. p. 335.
-
[56]
Voir les textes réunis dans Les Mégariques, fragments et témoignages, trad. R. Müller, Paris, Vrin, 1985, Annexe I, p. 79 sq.
-
[57]
Kierkegaard sait que le raisonnement a fait l’objet d’un usage strictement sceptique, dont il entend se démarquer (voir, par exemple, Sextus Empiricus, Contre les professeurs, trad. collective sous la dir. de P. Pellegrin, Paris, Seuil, 2002, « Contre les grammairiens », § 69, p. 106-107).
-
[58]
Voir surtout : Miettes philosophiques, SV IV 236 / OC VII 42.
-
[59]
V. Brochard, Les sceptiques grecs [1887], Paris, Vrin, 2e éd., 1932, p. 131.
-
[60]
G.W.F. Hegel, E, I, § 108, add., p. 226, trad. cit. p. 544.
-
[61]
Ibid., p. 226, trad. cit. p. 544-545.
-
[62]
Ibid., p. 227, trad. cit. p. 545.
-
[63]
Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 6, 1106b 10-23.
-
[64]
Voir ibid., II, 7, 1107a 33 sq.
-
[65]
Voir Miettes philosophiques, SV IV 204 / OC VII 11 ; Stades sur le chemin de la vie, SV VI 307 / OC IX 268.
-
[66]
Voir Miettes philosophiques, SV IV 204 / OC VII 11 : la demi-mesure est « le secret du Système ».
-
[67]
PS, SV VII 103 / OC X 109.
-
[68]
Pap VI A 33, J I, p. 347.
-
[69]
Voir PS, SV VII 374-375 / OC XI 82.
-
[70]
Voir Ou bien – Ou bien, SV II 278-279 / OC IV 231-232 : « Celui qui se choisit selon l’éthique a pour tâche sa personne, et non comme une possibilité, non comme un jouet servant au caprice de son arbitraire. Selon l’éthique, il ne peut choisir que lui-même, à condition de le faire dans la continuité, et il a ainsi sa personne comme tâche déterminée dans le multiple. »
La « catégorie de la décision »
1Kierkegaard est connu pour être le philosophe du saut [1]. Mais l’expression semble paradoxale, dans la mesure où, quel que soit le registre particulier de l’usage de la notion de saut, la tradition philosophique s’efforce de l’exclure au profit de la continuité. Exemplairement, Aristote situe le saut en dehors du champ philosophique. Figure relevant de l’art oratoire désignée sous le nom d’enthymème, ou « syllogisme rhétorique », le saut consiste à passer d’une prémisse contingente à une conclusion tenue pour nécessaire [2]. Comme simple faute de méthode, le saut réside dans le « passage à un autre genre » (metabasis eis allo genos), opération dénoncée dans les Seconds analytiques d’après l’idée qu’une chose doit être démontrée à partir de ses principes propres [3]. L’homogénéité de genre entre les trois termes du syllogisme garantit la référence aux mêmes axiomes à chaque étape du raisonnement. Cette condamnation du saut conçu comme transition invalide nous paraît évidente et elle semble avoir été acceptée de manière unanime [4]. Cependant, la prescription négative est d’ordre ontologique, et non simplement logique. Plus précisément, comme l’indiquait le Stagirite [5], elle traduit un effort pour orchestrer positivement les rapports de l’idéel et du sensible. La question est déjà présente dans la Physique d’Aristote, qui établit son objet contre les Éléates [6], en affirmant l’être du mouvement en tant que continu [7]. Accordée à l’idée que la divisibilité infinie du temps correspond à celle de l’espace [8], la définition du mouvement permet d’échapper aux paradoxes de Zénon sans présupposer l’existence d’un infini en acte [9] ni rompre la continuité par le recours aux indivisibles et au vide [10].
2À l’époque moderne, Leibniz confirme que, loin d’être purement formelle, l’interdiction du saut enjoint au discours de se régler sur la continuité de l’être même. C’est d’abord la nature qui ne fait pas de saut [11] – à l’esprit connaissant de l’imiter en cela. Ayant ressaisi les termes des débats de l’Antiquité pour s’échapper du « labyrinthe du continu [12] », Leibniz corrobore le principe de raison suffisante [13] par la loi de la continuité, selon laquelle « la nature ne laisse point de vide dans l’ordre qu’elle suit [14] ». Chaque chose est rapportée à sa raison, non seulement pour être connue, mais encore pour être, tout court, et les passages qualitatifs sont interprétés comme autant de passages à la limite car « il n’y a de la différence que du grand au petit, du sensible à l’insensible [15] ». Dans un contexte doctrinaire différent, mais avec des intentions similaires, Kant fait du principe de raison suffisante le fondement de toute expérience possible [16], et il associe explicitement la causalité au principe de continuité interdisant « tout saut dans la série des phénomènes [17] ».
3À la lumière de ces exemples, l’explication rationnelle et la pratique du saut semblent inconciliables, et la triste figure d’un Kierkegaard « antiphilosophe [18] » paraît devoir confirmer la lecture biaisée de Crainte et tremblement qui assimile abusivement la suspension téléologique de l’éthique décrite à propos de l’histoire proprement extraordinaire d’Abraham à une destruction généralisée du rationnel comme tel. Kierkegaard serait le penseur qui dramatise et glorifie le « grand saut » dans l’irrationnel de la foi et il serait, par conséquent, un adversaire de la raison [19]. Cependant, c’est en philosophe que Kierkegaard s’approprie le problème du saut, à l’appui d’une enquête précise. Concernant son aspect logique, Kierkegaard se réfère de nombreuses fois à l’interdiction aristotélicienne portant sur le changement de genre au sein du raisonnement, spécialement dans le Post-scriptum aux Miettes philosophiques [20]. Attentif aux implications ontologiques du traitement grec de la question du mouvement, Kierkegaard commente l’immobilisme parménidien et les arguments de Zénon [21] ; il prend acte de la réfutation cynique proposée par Diogène (qui, par un saut de l’ordre théorique à l’ordre pratique, prouve l’existence du mouvement en marchant) [22] ; il étudie la définition de la kinesis dans la Physique d’Aristote [23] et il se documente sur l’atomisme de Leucippe et Démocrite [24]. Concernant l’époque moderne, on remarque qu’un nombre important de Papiers préparatoires ayant servi à la rédaction des Miettes philosophiques sont des notes prises par Kierkegaard au long de sa lecture des Essais de théodicée de Leibniz [25]. On sait également que le problème du saut est posé, dans le Post-scriptum, à partir de distinctions leibniziennes assimilées par Lessing et discutées par Jacobi [26].
4Ce bref rappel factuel montre qu’il serait arbitraire de situer le traitement kierkegaardien du saut en dehors de la philosophie. Mais alors, comment interpréter le parti pris de Kierkegaard en faveur de la discontinuité ? Voyons ce qu’en dit Kierkegaard lui-même, à propos de la négation éléatique du mouvement. L’idée principale, souvent reprise, est la suivante : s’il veut exister, l’existant, qui est un être pensant, doit trouver un moyen d’échapper à « l’éternelle définition de la logique [que] les Éléates reportaient par erreur à l’existence : rien ne commence, tout est [27] ». C’est donc pour prévenir une telle erreur que Kierkegaard puise dans la philosophie grecque les ressources qui lui permettent de rétablir la transcendance dans ses droits. Contre Parménide et Zénon, observe Kierkegaard, « Leucippe […] et tous les Atomistes acceptaient le mouvement. Pour l’expliquer, ils utilisaient l’espace vide comme négatif. – Ce qu’est l’espace vide dans le domaine de l’observation de la nature, la possibilité l’est dans le domaine de la liberté [28] ».
5Précisons qu’il s’agit pour Kierkegaard d’expliciter sa propre démarche, et non de valider la position atomiste. En privilégiant l’appropriation subjective du vrai et en refusant de s’engager sur le chemin de ce qu’il appelle « la voie objective [29] », Kierkegaard se détourne inévitablement de l’enquête sur le mot final de l’ontologie [30]. À ses yeux, l’interrogation ne porte pas tant sur la matière, les atomes et leurs propriétés que sur les conditions élémentaires de l’existence. Il ne s’agit donc pas de savoir si la texture du réel est continue ou non – enquête objective interminable qui vouerait l’existant à l’oubli de soi –, mais bien plutôt d’identifier les catégories qui permettent de produire et de garantir les significations dans l’ordre de l’existence. Affirmer, comme le fait l’auteur pseudonyme Johannes Climacus, que « le saut est la catégorie de la décision [31] », c’est faire du saut la requête minimale d’une pensée de l’existence qui se présente avant tout comme une pensée de la liberté.
6Conçu comme l’instrument au moyen duquel le sujet existant surmonte les disjonctions qui l’affectent structurellement, le saut kierkegaardien délimite le pouvoir de la pensée pour ouvrir son propre champ d’application. Dans cette perspective, toute unification dialectique étant par elle-même vouée à l’inachèvement, le saut se présente comme la possibilité, librement offerte à l’existant, de l’accomplir extérieurement. Ce n’est donc pas par paresse ou par négligence qu’il s’agit de sauter, mais au contraire pour répondre à une discontinuité qui affecte l’essence du discours de vérité, voire l’être lui-même. Par exemple, on conclut du particulier au général et du probable au certain – en dépit de l’invalidité du procédé inductif [32]. On quitte le terrain mouvant de l’enquête pour parvenir au sol plus ferme des « premiers principes », mettant un terme à la régression infinie qui était source d’embarras, cela seulement parce qu’il faut bien s’arrêter (ananké stenai). De la même manière, on va de la représentation au réel, de l’essence à l’être, etc. Au contraire, le souhait d’éliminer tout saut du discours exprime une requête de systématicité que la spéculation entend satisfaire en exhibant l’unité de l’être et de la pensée. Mais, dans ce cas, le risque est de rendre impensable un commencement quelconque et de subordonner la liberté à la nécessité des transitions.
7Le saut kierkegaardien exprime donc une position philosophique, qui s’affirme de manière polémique en contestant l’absorption de toute discontinuité dans l’immanence d’une logique devenue ontologie [33]. De la sorte, il n’encourage aucune apologie des ruptures désordonnées de la fantaisie [34], pas plus qu’il ne consacre l’immédiateté [35]. Pour exister en vérité, l’existant doit assumer sa condition d’être pensant, ce qui suppose de respecter les prérogatives de la pensée et de ne faire intervenir le saut qu’après la réflexion ou à l’issue d’une délibération [36]. Il s’agit donc de penser, et si possible avec rigueur car, pour être correctement appropriés, s’il est question d’exister en eux, les énoncés doivent être eux-mêmes corrects. On ne s’étonnera pas, dès lors, de rencontrer dans le corpus un nombre important de condamnations du saut, entendu comme faute logique ou de méthode, voire comme action irréfléchie ou emportée, mais surtout comme l’artifice dont use secrètement la spéculation pour dissimuler son indigence.
Le saut du philosophe spéculatif
8Selon Kierkegaard, la spéculation philosophique réalise une prouesse puisqu’elle invente, pour ainsi dire, un saut par-dessus le saut. En effet, son ambition de bâtir un système total de la vérité lui impose d’occulter les opérations du sujet fini sous le masque d’une prétendue nécessité immanente. Comme on s’y attend, c’est la spéculation hégélienne ou hégélianisante qui constitue la cible principale des attaques kierkegaardiennes.
9La critique a d’abord une portée très générale, puisqu’elle consiste à affirmer que tout le système est cousu à la hâte, ou qu’il tient seulement « par la reliure [37] » : « je voudrais montrer – dit le pseudonyme Johannes Climacus –, combien l’organisation hégélienne […] est entachée d’arbitraire et pratique le saut [38] ». Au premier abord, une telle mise en cause peut surprendre, dans la mesure où Hegel entend justement dénoncer l’arbitraire comme le résidu ou la trace d’une subjectivité incapable de s’effacer devant la Chose même [39]. Cependant, Kierkegaard est si loin d’ignorer cette orientation générale du « philosopher » hégélien et de sa méthode qu’il en fait le support de sa critique, en visant expressément le désintéressement spéculatif. L’argumentation consiste à montrer que le philosophe spéculatif ne peut manquer d’intervenir en tant qu’individu dans sa production :
le passage au sein de l’immanence est une chimère, une illusion, comme si un point de vue entraînait nécessairement le passage à un autre, puisque la catégorie de passage constitue une rupture de l’immanence et est un saut [40].
11Kierkegaard entend ainsi dévoiler la discontinuité et le saut habilement camouflés sous les habits de la continuité et de la transition immanente. Plus encore, il exprime une requête de continuité dans le raisonnement en assimilant la spéculation à une dérive superstitieuse ou imaginative du discours rationnel [41]. Le philosophe danois condamne l’arbitraire subjectif, la faute à la fois logique et morale qui consiste à sauter par-dessus les déterminations concrètes qui sont essentielles à l’orientation dans l’existence. Par exemple, selon le pseudonyme Frater Taciturnus, la position du point de vue spéculatif est fautive parce qu’elle « saute toutes les instances intermédiaires » qui devraient expliquer « la façon dont l’individu devient soudain un Je-Je métaphysique », oubliant la question préalable de savoir si « la chose est faisable et licite [42] ».
12Certes, il est inévitable de sauter, et le tort de Hegel, en définitive, n’est pas tant de sauter que de le faire clandestinement. Le mauvais saut est celui qui en vient à oublier son point de départ et, par suite, à s’oublier lui-même. Le bon saut, au contraire, est celui qui respecte ses conditions concrètes d’opération. Autrement dit, le saut kierkegaardien suspend momentanément la disjonction existentielle [43] pour poser une conclusion, mais il y reconduit, tandis que la spéculation abolit complètement les conditions de la décision :
Nous admirerions un danseur capable de sauter très haut ; mais si, capable du bond le plus hardi qu’ait jamais exécuté un danseur, il faisait semblant de pouvoir voler, il serait alors en butte au rire. Sauter, c’est essentiellement appartenir à la terre et respecter les lois de la pesanteur ; le saut n’est ainsi que le momentané; mais voler, c’est être libéré des conditions terrestres, ce qui est exclusivement réservé aux créatures ailées, – peut-être, peut-être aussi aux habitants de la lune, où peut-être aussi le Système trouve ses vrais lecteurs [44].
14Selon Kierkegaard, Hegel ne fait que reproduire une stratégie typique du dogmatisme qu’il avait pourtant dénoncé, car il laisse dans l’ombre le moment décisif de son opération. De même que le passage à la limite de Leibniz, garant de la continuité intégrale, reste inobservable, non pas en raison de la grossièreté de nos sens, mais en vertu de sa nature propre, puisqu’il ne peut se faire qu’en dehors du champ de la conscience (comme dans le cas des petites perceptions), de même, chez Hegel, le mouvement qui structure la conscience se fait d’abord « dans son dos » – l’affirmation bien connue de la Phénoménologie de l’esprit [45] est reprise dans l’Encyclopédie [46], et Kierkegaard ne manque pas de condamner le procédé [47]. La transition logique hégélienne n’est pas moins obscure que le passage à la limite leibnizien :
La réflexion s’exerçant sur elle-même dure jusqu’à ce qu’elle se supprime toute seule ; la pensée en exercice se fraye victorieusement la voie et reprend la réalité, l’identité de la pensée et de l’être est acquise dans la pensée pure. Que signifie que la réflexion continue à s’exercer sur elle-même jusqu’à ce qu’elle se supprime elle-même ? […] Que signifie ce : jusqu’à ce que ? Ce n’est pas autre chose qu’une flagornerie où l’on fait appel au quantitatif pour amadouer le lecteur, comme si l’on comprenait mieux que la réflexion s’exerçant sur elle-même se supprime d’elle-même quand elle continue ainsi longtemps avant de tomber. Cette quantification est l’équivalent des angles infiniment petits des astronomes ; ces angles finissent par devenir si faibles qu’on peut appeler leurs côtés des parallèles [48].
16Les deux principaux arguments sont indissociables. Premièrement, la logique est ontologiquement stérile, car la négativité est incapable d’opérer le passage de l’être pur à l’être-là déterminé. Deuxièmement, l’affirmation selon laquelle un tel passage se réaliserait de manière autonome n’est qu’une parole séductrice qui prend appui sur des considérations de quantité. Tout le corpus kierkegaardien est parsemé d’affirmations critiques inattendues qui prennent pour cible la quantité et le quantitatif, et l’on voit se réaffirmer, au fil des textes, l’opposition de principe entre la progression quantitative et le saut qualitatif. De quoi s’agit-il ?
17Dans l’exemple trivial emprunté aux mathématiques, il s’agissait de récuser l’avènement quantitatif de la qualité pour défendre les principes de l’entendement contre leur dissolution spéculative : les deux droites qui composent un angle infiniment petit ne peuvent être parallèles en acte, puisqu’on a admis par hypothèse qu’elles se rencontrent. D’un point de vue strictement mathématique, il est permis de traiter ces deux droites comme des parallèles, dès lors que la grandeur de l’angle qu’elles forment n’est pas tenue pour déterminée, c’est-à-dire proprement nulle, mais conçue comme une approximation dynamique infinie. En revanche, du point de vue des enjeux existentiels, qui sont rivés à l’actualité, la considération du passage à la limite risque de fournir l’occasion d’un « passage à un autre genre » illégitime.
18À l’évidence, l’argumentation est subordonnée aux implications éthiques et religieuses du problème. On peut le vérifier en rappelant une anecdote que Kierkegaard rapporte à plusieurs reprises. Elle concerne un personnage de Johan Ludvig Heiberg, nommé Trop [49], qui exprime une tentative de mise en pratique impropre du passage à la limite dans le champ existentiel. Étudiant, Trop fait mine de croire que le fait d’avoir préparé son examen, de s’être approché autant que possible du fait de le passer ou de l’instant du passage, équivaut tout de bon au fait de l’avoir passé ou à l’accomplissement du passage lui-même. Mais Kierkegaard objecte : « un plus ne constitue pas une qualité. […] Le saut qualitatif ne s’explique pas plus par le degré quantitatif le plus élevé que par le degré le plus bas [50] ». S’aventurer de la sorte à poser quantitativement une qualité, ce serait nier le saut qualitatif, la responsabilité individuelle, et ce serait aussi, dans la perspective des analyses du Concept d’angoisse, nier l’irréductibilité du péché originel à l’égard de toute intellection du mal :
Il y a en effet hérésie logique et éthique à donner l’apparence que la culpabilité se pose chez un homme d’une manière quantitative jusqu’à ce qu’enfin elle produise chez lui grâce à une [génération spontanée] le premier péché. Cela n’arrive pas, pas plus que Trop, cependant maître au service de la détermination quantitative, n’acquit par elle le grade de candidat. Laissons les mathématiciens et les astronomes recourir, s’ils le peuvent, aux grandeurs infinitésimales ; dans la vie, elles ne permettent pas d’obtenir un certificat, et encore moins d’expliquer l’esprit [51].
20Les transitions quantitatives sont automatiques ou autoproduites : une variation naturelle ou idéelle suffit à les susciter. C’est la raison pour laquelle le saut kierkegaardien, en tant que condition de possibilité ou mode opératoire de toute intervention subjective décisive, doit être caractérisé plus proprement comme le saut qualitatif.
Saut qualitatif contre dérive quantitative
21Selon le philosophe danois, une qualité n’est jamais strictement déduite à l’intérieur d’un développement quantitatif continu. Elle paraît, au contraire, « avec le saut, avec la soudaineté de l’énigmatique [52] ». Cependant, l’intelligence de la position kierkegaardienne suppose encore d’éclaircir l’acception du registre lexical de la quantité dont elle dépend. Kierkegaard interprète la quantité en un sens large, qui ne renvoie pas exclusivement à la sphère mathématique. Il est bien question de savoir si l’augmentation ou la diminution d’une grandeur (extensive ou intensive) peut engager une modification essentielle de l’objet. Mais il s’agit aussi de comprendre la variation dans l’ordre logique, comme le passage des espèces au genre et du genre aux espèces, opéré par addition ou par soustraction de qualités. En ce sens, le développement d’un objet peut être décrit suivant la progression quantitative de sa propre effectuation, comme l’exprime Hegel avec la plus grande radicalité en identifiant les progressions synthétique et analytique [53]. Pour Kierkegaard, l’exposition spéculative est doublement fautive. Elle importe en fraude le contenu empirique qui lui permet de faire croire à un avènement logique de la qualité – faute de méthode. Elle subordonne indirectement la qualité à un principe de variation quantitative – faute « morale », qui entraîne un relativisme universel exprimé dans le mépris du qualitatif, le singulier n’étant plus déterminé que de l’extérieur, quantitativement.
22Qu’en est-il exactement ? Comme l’a remarqué Kierkegaard, Hegel ménage une place au saut qualitatif à l’intérieur du développement logique, car il reconnaît que les événements les plus structurants rompent la continuité. La vérité du progressif est le soudain qui lui confère son sens plein : « Toute naissance et mort, au lieu d’être une progressivité prolongée, sont bien plutôt une interruption absolue de celle-ci, et le saut hors […] du quantitatif dans le qualitatif [54] ». Pourtant, le désaccord à propos du passage qualitatif persiste, car Hegel est loin d’abandonner l’idée d’une modification quantitative de la qualité, comme le confirme la théorie de la mesure, qui conclut la doctrine de l’être en affirmant l’unité, certes précaire, de ces deux catégories. Selon Kierkegaard, le changement en question est susceptible d’apporter une qualité entièrement autre, totalement nouvelle. Selon Hegel, il témoigne du caractère concret d’une identité capable de poser une différence réelle – mais seulement en elle-même. La rupture kierkegaardienne est ouverture à l’altérité ; la discontinuité hégélienne est concrétion d’une identité en ses différences, ou position des différences au sein de l’identité. Ainsi, malgré l’accueil favorable qu’il réserve à l’idée de saut qualitatif, Hegel remplace la continuité quantitative extérieure par une continuité logique : ce qui est encore seulement en soi est voué à se développer logiquement et, contrairement à la progressivité mathématique, le développement logique est assez concret pour inclure la discontinuité réelle.
23Hegel illustre le passage du quantitatif au qualitatif à partir d’exemples empruntés à la sphère morale. Jusqu’à un certain point, la légèreté d’esprit est permise. Au-delà d’une certaine limite, l’action neutre devient criminelle, la vertu passe dans le vice, etc. [55] L’accroissement quantitatif est présenté comme une sorte d’élan qui, à la frontière de lui-même, débouche sur un saut. Cependant en intégrant la rupture, la logique semble se donner une explication de l’inexplicable comme tel. Au contraire, aux yeux de Kierkegaard, ce qui compte n’est pas tant d’établir le principe général d’une articulation de la variation quantitative et de la position qualitative que de déterminer le point de passage, qui revêt la signification essentielle d’une démarcation. Précisément, une telle détermination fait défaut chez Hegel. Pour justifier cette critique, Kierkegaard s’appuie sur une référence récurrente au paradoxe du sorite.
24Inventé par les Mégariques [56] avant d’être repris sous de multiples formes, l’argument montre qu’on ne sait pas fixer le nombre exact de grains de blé qu’il faut additionner ou retrancher pour former ou supprimer un tas (en grec : soros). Le passage d’une qualité à l’autre semble purement quantitatif, mais la détermination de la quantité requise pour l’opérer est impossible. En conséquence, la stabilité de l’extension logique des termes est remise en question [57]. En combinant plusieurs sources, Victor Brochard expose le paradoxe à partir d’une anecdote évoquée plusieurs fois par Kierkegaard [58], qui met en scène Chrysippe et Carnéade :
On ajoute à une chose donnée, ou on en retranche une quantité insignifiante en apparence ; mais on répète cette opération si souvent, que la chose change sans qu’on s’en aperçoive, et le naïf qui s’est laissé conduire est inévitablement amené à quelque sottise. Il est impossible de fixer nulle part des limites précises ; on ne peut savoir ce qu’est un tas, ni si un homme est pauvre ou riche, célèbre ou obscur. Mais, dit-on, le sorite est un sophisme. Résolvez-le donc ; montrez-en le point faible ; c’est le devoir de la dialectique. Chrysippe croit se tirer d’affaire par un plaisant expédient. On lui demande si trois sont peu ou beaucoup. Il dit : c’est peu. On augmente d’une unité : quatre, est-ce beaucoup ? Avant d’arriver à beaucoup, il éprouve le besoin de se reposer. – Repose toi, répond Carnéade ; ronfle même si tu veux, je n’y mets pas d’obstacle. Mais tout à l’heure, tu te réveilleras, et on te demandera si en ajoutant un au nombre après lequel tu as gardé le silence, on obtient peu ou beaucoup ; il faudra bien que tu répondes [59].
26Hegel supprime la difficulté en faisant de la mesure le principe à partir duquel l’opposition de la quantité et de la qualité peut être surmontée. Le paradoxe du sorite offre alors une illustration privilégiée de la considération abstraite qui sépare la qualité et la quantité comme deux catégories de l’entendement. Dans un premier temps, « l’identité de la qualité et de la quantité, qui est présente dans la mesure, n’est […] qu’en soi [60] ». Il semble donc qu’on puisse considérer séparément la qualité et la quantité d’un objet, et même les modifier l’une ou l’autre sans que cela affecte aucune des deux. Mais il n’y a là qu’une apparence :
Lorsqu’une variation quantitative a lieu, cela apparaît tout d’abord comme quelque chose de tout à fait innocent, seulement il y a encore quelque chose d’autre là-derrière et cette variation apparemment innocente du quantitatif est en quelque sorte une ruse grâce à laquelle le qualitatif est atteint. L’antinomie de la mesure, qui réside en cela, les Grecs l’ont déjà présentée à l’intuition sous toutes sortes de revêtements [sensibles]. Ainsi, par exemple, dans le problème de savoir si un grain de blé fait un tas de blé, ou dans cet autre, si arracher un crin à la queue d’un cheval fait une queue sans poil. Si [l’on est d’abord] enclin à répondre négativement à ces questions, on devra pourtant bientôt accorder que cette augmentation et diminution indifférente a aussi sa limite, et qu’on atteint alors finalement un point où, du fait de l’adjonction continue à chaque fois d’un seul grain, naît un tas de blé, et où, en arrachant de façon continue à chaque fois un seul crin, on voit naître une queue sans poil [61].
28La processualité logique offre à toute chose sa « mesure », mais nous restons incapables de saisir le moment exact où la qualité change. Où est donc ce « point » qui marque l’apparition du tas de blé ? Comment expliquer cette « ruse » au moyen de laquelle la quantité produit la qualité ? Hegel semble commettre une imprudence lorsqu’il prolonge l’analyse du sorite en insistant sur les enjeux pratiques :
[R]elativement aux dépenses que nous faisons, trouve place tout d’abord une certaine marge à l’intérieur de laquelle un plus et un moins n’ont pas d’importance ; mais si, dans un sens ou dans l’autre, la mesure déterminée par ce qu’est en chaque cas la situation de fortune individuelle est outrepassée, la nature qualitative de la mesure […] se fait valoir et ce qui était l’instant d’avant à considérer encore comme une bonne gestion de ses biens, devient avarice ou gaspillage [62].
30La considération pratique de la mesure évoque la médiété aristotélicienne [63]. Tout comme le courage exclut la lâcheté et la témérité [64], il faut se garder d’être avare, sans verser dans l’excessive prodigalité qui mène au gaspillage. Mais on en reste à une définition circulaire de la bonne attitude par la juste proportion, et le passage à la limite n’est pas élucidé.
31Dans la sphère éthique, le sorite prend un relief particulier, puisque l’indétermination de la frontière entre les opposés exprime l’insuffisance de la pensée : un dilemme authentique ne peut recevoir une solution strictement théorique. En voulant dépasser le formalisme d’une exclusion mutuelle des catégories, Hegel atteint une position où la pensée n’est plus d’aucun secours pour l’individu existant, car il interprète le saut comme une transition immanente. Au contraire, selon Kierkegaard, la détermination ne se montre pas entièrement dans la chose, car c’est au sujet qu’il incombe de la produire par un acte de délimitation. Au sein d’un genre, les différences relatives peuvent être parcourues analytiquement sans difficulté. Dès qu’il est question du devenir de l’objet considéré, la difficulté surgit, et seul le saut permet à l’existant de poser une nouvelle détermination, pour croire en elle. Le saut qualitatif rompt avec l’immanence de son milieu d’origine pour y pallier l’insuffisance de la compréhension quantitative des processus.
32La référence kierkegaardienne au paradoxe du sorite est donc loin d’être fortuite. Elle permet de condamner, au plan conceptuel, la continuité logique au profit de la discontinuité d’existence. En outre, contrairement à ce qu’on pouvait craindre, étant évalué à l’aune de l’existence, le sorite ne mène pas au scepticisme, mais à la décision. Inversement, c’est lorsqu’il est intégré au procès spéculatif qu’il reconduit aux conséquences pratiques du scepticisme, dans la forme pervertie de jugements qui, au lieu d’être prudemment suspendus, ne sont plus qu’une manière rhétorique de dissimuler l’indétermination de leurs objets. Selon Kierkegaard, la spéculation, en sombrant dans l’ergotage, trahit son incapacité à produire des solutions subjectivement appropriables. Indirectement, elle s’appuie sur sa prétendue réfutation du sorite pour parer les objections à l’appui d’énoncés que nous qualifierions aujourd’hui de non falsifiables. Parsemés dans toute l’œuvre pseudonyme, les sarcasmes qui fustigent le bavardage systématique, le mirage de la quantité, le « jusqu’à un certain point [65] » ou la demi-mesure [66], visent à dénoncer un relativisme qui, quoiqu’il corresponde exactement à celui qu’induisait le sorite, refuse de dire son nom. Par ce biais, nous retrouvons Trop:
Quand on se contente de formules telles que : le plus souvent, pour ainsi dire, autant dire que, si l’on prend conseil de la nuit on peut bien dire que, etc., on montre seulement que l’on est de la famille de Trop qui en vint peu à peu à admettre qu’avoir été sur le point de réussir son examen de droit, c’était l’avoir obtenu. Cela fait rire tout le monde ; mais quand, au royaume de la vérité, dans le sanctuaire de la science, on raisonne spéculativement de la sorte, on fait alors de la bonne philosophie, authentiquement spéculative [67].
Passion subjective et exercice de la raison
34Dans un Papier de 1845, Kierkegaard affirmait : « Ce que j’appelle une transition pathétique, Aristote l’appelle un enthymème [68] ». Ainsi considéré, le saut désigne le passage pathétique qui permet au sujet d’exister en sa singularité. Il consiste à forcer la position d’une conclusion que le raisonnement seul n’atteint pas. Mais cela ne signifie nullement qu’un tel saut se coupe intégralement du raisonnement. Selon Johannes Climacus, un problème existentiel et sa résolution dépendent de l’articulation de ses aspects pathétique et dialectique. Le travail de la pensée, sa rigueur et ses exigences propres sont donc requis par le saut : ils le préparent, ils lui assignent une destination et un sens. Certes, une transition strictement dialectique resterait sur le papier. Mais une transition purement pathétique ne serait que folie. Il ne s’agit pas d’éliminer l’un des deux pôles, mais de les réunir dans la simultanéité de l’existence [69], où l’agir et la pensée s’appellent mutuellement. Le saut qualitatif kierkegaardien n’est pas le cheval de Troie de l’irrationalisme, mais la pièce maîtresse d’une pensée qui ambitionne d’articuler la passion subjective et l’exercice de la raison. Loin de prétendre disposer absolument de l’immédiateté dont il s’est libéré, l’individu existant qui répond à l’exigence éthique est concret, et le goût de l’arbitraire qui procéderait d’une liberté d’indifférence occupée à jouir d’elle-même lui est étranger. Le saut lui permet de rassembler sa diversité dans la permanence de ses choix, en cheminant d’une continuité donnée vers une continuité librement produite [70].
Mots-clés éditeurs : saut, Hegel, système, Kierkegaard, existence, spéculation
Date de mise en ligne : 12/11/2013
https://doi.org/10.3917/aphi.764.0635Notes
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[1]
Voir Gilles Deleuze, « Cinéma », cours du 14 décembre 1982 (retranscrit en ligne sur le site La voix de Gilles Deleuze en ligne, Université Paris 8 [http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=166]) : « Kierkegaard [ne] cesse pas de sauter. [Il] saute, c’est son activité mentale, c’est le philosophe du saut ».
-
[2]
Voir Aristote, Rhétorique, I, 2, 1356b 5.
-
[3]
Voir Aristote, Seconds Analytiques, I, 7, 75a 38.
-
[4]
On en trouve plusieurs expressions particulièrement nettes chez Kant. Voir Critique de la raison pure, Ak. III, 22, trad. A. Renaut, Paris, Aubier, 1997, p. 88 ; Logique, § 91, Ak. IX, 135-136, trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1970 [2e éd.], p. 146-147.
-
[5]
Voir Aristote, Traité du ciel, I, 1, 268b 1 ; Métaphysique, ?, 28, 1024b 1 sq.
-
[6]
Voir Aristote, Physique, I, 2, 184b 25.
-
[7]
Voir Aristote, Physique, III, 1, 200b 15, trad. P. Pellegrin, Paris, Flammarion, 2000, p. 159 : « le mouvement fait partie des continus ».
-
[8]
Voir Aristote, Physique, IV, 11, 219a 11.
-
[9]
Voir Aristote, Physique, III, 5-7 ; VIII, 15.
-
[10]
Voir Aristote, Physique, VI, 1.
-
[11]
G.W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, IV, ch. XVI, § 12, Paris, Flammarion, 1990, p. 374.
-
[12]
G.W. Leibniz, Essais de théodicée, « Préface », Paris, Flammarion, 2001 [1e éd. 1969], p. 29.
-
[13]
Voir G.W. Leibniz, Monadologie, § 32.
-
[14]
G.W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, III, ch. VI, § 12, op. cit., p. 239.
-
[15]
Ibid., IV, ch. XVI, § 12, p. 374.
-
[16]
Voir E. Kant, Critique de la raison pure, Ak. III, 174-175, trad. cit. p. 265-266.
-
[17]
Ibid., Ak. III, 194, trad. cit., p. 286. Cf. aussi Ak. III, 435-436, trad. cit. p. 568-569.
-
[18]
Voir la formule malheureuse de Ferdinand Alquié dans un compte rendu de L’être et le néant : « Sartre ne croit pas à la philosophie. Il est antiphilosophe ou, si l’on préfère, il est le philosophe d’une génération ennemie de la philosophie. Il rejoint le camp où Pascal et Kierkegaard méprisent la sagesse et se moquent de la raison » (Solitude de la raison, Paris, É. Losfeld, 1966, p. 106, cité par Jacques Colette dans Kierkegaard et la non-philosophie, Paris, Gallimard, 1994, p. 200).
-
[19]
Pour mesurer l’ampleur des malentendus à propos de Kierkegaard, voir en priorité H.Politis, Kierkegaard en France au xxe siècle: archéologie d’une réception, Paris, Kimé, 2005.
-
[20]
Par exemple, Post-scriptum aux Miettes philosophiques [désormais : PS], SV VII 86 / OC X 93 ; SV VII 101-102 / OC X 108.
-
[21]
Pap IV C 3, trad. H.-B. Vergote dans Lectures philosophiques de Søren Kierkegaard, Paris, PUF, 1993, p. 281-282.
-
[22]
Voir La Répétition, SV III 193 / OC V 3.
-
[23]
Par exemple, Pap IV B 117, repris dans les Œuvres complètes : Une petite annexe, OC V 220 / Pap IV C 47, trad. H.-B. Vergote dans Lectures philosophiques, op. cit., p. 299-300.
-
[24]
Voir Pap IV C 3, trad. H.-B. Vergote dans Lectures philosophiques, op. cit., p. 279-282.
-
[25]
Voir Pap IV C 29 à IV C 38, et toutes les indications utiles données par Hélène Politis dans son Répertoire des références philosophiques dans les Papirer (Papiers) de Søren Kierkegaard, Paris, Les Publications de la Sorbonne, 2005, p. 272 sq.
-
[26]
PS, SV VII 88-89 / OC X 93-94. Voir F. H. Jacobi, Lettres à Moses Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza, dans Œuvres philosophiques, trad. J.-J. Anstett, Paris, Aubier, 1946, p. 111-112.
-
[27]
Le Concept d’angoisse, SV IV 316 / OC VII 115, note.
-
[28]
Pap IV C 49, trad. H.-B. Vergote dans Lectures philosophiques, op. cit., p. 300.
-
[29]
Voir PS, SV VII 178 / OC X 180.
-
[30]
Voir Une petite annexe, OC V 218, 228.
-
[31]
PS, SV VII 87 / OC X 94.
-
[32]
Voir Pap IV C 75, trad. H.-B. Vergote dans Lectures philosophiques, op. cit., p. 309-310 : « Dès que je formule une loi d’expérience, je pose en elle quelque chose de plus que ce qui se trouve dans l’expérience ».
-
[33]
Voir PS, SV VII 292 / OC XI 5 : « Hegel et les hégéliens feraient beaucoup mieux de prendre la peine de nous expliquer ce que signifie cette comédie où ils introduisent dans la logique la contradiction, le mouvement, le passage, etc. »
-
[34]
Voir, par exemple, Ou bien – Ou bien, SV II 9, 282-283 / OC IV 6, 234-235 ; PS, SV VII 339-340 / OC XI 50-51.
-
[35]
Voir Pap IV B 1, repris dans les Œuvres complètes : Johannes Climacus ou De omnibus dubitandum est, OC II 357 : « l’immédiateté, c’est précisément l’indétermination ». Sans développer ici ce point, notons que le saut kierkegaardien n’a que peu en commun avec le salto mortale de Jacobi, car celui-ci reconduit à la certitude naturelle, voire à l’objectivité spinoziste à laquelle il croit s’opposer (voir PS, SV VII 90-91 / OC X 97). Concernant la relation de Kierkegaard à Jacobi, voir H. Politis, Le concept de philosophie constamment rapporté à Kierkegaard, Paris, Kimé, 2009, ch. V, p. 195-229.
-
[36]
Hélène Politis souligne que le saut kierkegaardien « n’intervient pas avant la rationalité (ou contre elle de manière immédiate) mais après elle » (« Figures de Spinoza : De Mendelssohn à Kierkegaard en passant par Lessing, Jacobi et Hegel », dans Les Lumières et l’Idéalisme allemand, dir. J.-C. Bourdin, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 183).
-
[37]
PS, SV VII 111 / OC X 117.
-
[38]
PS, SV VII 136 / OC X 141.
-
[39]
Voir G.W.F. Hegel, Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften (1830), I, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1986, § 24, add. 2, p. 84 ; trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1970, p. 477 : « En tant que je pense, je renonce à ma particularité subjective, je me plonge dans la Chose, je laisse faire la pensée pour elle-même, et je pense mal en tant que j’ajoute quelque chose de moi ». [Cet ouvrage est désormais cité : « E, I ».]
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[40]
PS, SV VII 282-283 / OC X 275.
-
[41]
Voir, par exemple, PS, SV VII 174-177 / OC X 176-178.
-
[42]
Stades sur le chemin de la vie, SV VI 506 / OC IX 444, note.
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[43]
Concernant la notion d’existence et la disjonction qui lui est associée, voir les analyses d’André Clair, Kierkegaard. Existence et éthique, Paris, PUF, 1997 (spécialement p. 22-48).
-
[44]
PS, SV VII 112 / OC X 118.
-
[45]
G.W.F. Hegel, Phänomenologie des Geistes, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1986, p. 80 ; trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2006, p. 129.
-
[46]
G.W.F. Hegel, E, I, § 25, Rem., p. 92, trad. cit. p. 291-292.
-
[47]
Voir Pap IV C 59, trad. H.-B. Vergote dans Lectures philosophiques, op. cit., p. 304. Voir aussi Miettes philosophiques, SV IV 272 / OC VII 76.
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[48]
PS, SV VII 324-325 / OC XI 35-36.
-
[49]
Voir Le Critique et la Bête (1826).
-
[50]
Le Concept d’angoisse, SV IV 342 / OC VII 140.
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[51]
Le Concept d’angoisse, SV IV 335 / OC VII 133.
-
[52]
Le Concept d’angoisse, SV IV 334 / OC VII 132-133.
-
[53]
Voir G.W.F. Hegel, E, I, § 227-228, p. 379-381, trad. cit. p. 455.
-
[54]
G.W.F. Hegel, Wissenschaft der Logik I. Erster Teil : die objektive Logik, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1986, p. 440; trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, 2e éd., Paris, Kimé, 2006, p. 334.
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[55]
Voir ibid., p. 441, trad. cit. p. 335.
-
[56]
Voir les textes réunis dans Les Mégariques, fragments et témoignages, trad. R. Müller, Paris, Vrin, 1985, Annexe I, p. 79 sq.
-
[57]
Kierkegaard sait que le raisonnement a fait l’objet d’un usage strictement sceptique, dont il entend se démarquer (voir, par exemple, Sextus Empiricus, Contre les professeurs, trad. collective sous la dir. de P. Pellegrin, Paris, Seuil, 2002, « Contre les grammairiens », § 69, p. 106-107).
-
[58]
Voir surtout : Miettes philosophiques, SV IV 236 / OC VII 42.
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[59]
V. Brochard, Les sceptiques grecs [1887], Paris, Vrin, 2e éd., 1932, p. 131.
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[60]
G.W.F. Hegel, E, I, § 108, add., p. 226, trad. cit. p. 544.
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[61]
Ibid., p. 226, trad. cit. p. 544-545.
-
[62]
Ibid., p. 227, trad. cit. p. 545.
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[63]
Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 6, 1106b 10-23.
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[64]
Voir ibid., II, 7, 1107a 33 sq.
-
[65]
Voir Miettes philosophiques, SV IV 204 / OC VII 11 ; Stades sur le chemin de la vie, SV VI 307 / OC IX 268.
-
[66]
Voir Miettes philosophiques, SV IV 204 / OC VII 11 : la demi-mesure est « le secret du Système ».
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[67]
PS, SV VII 103 / OC X 109.
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[68]
Pap VI A 33, J I, p. 347.
-
[69]
Voir PS, SV VII 374-375 / OC XI 82.
-
[70]
Voir Ou bien – Ou bien, SV II 278-279 / OC IV 231-232 : « Celui qui se choisit selon l’éthique a pour tâche sa personne, et non comme une possibilité, non comme un jouet servant au caprice de son arbitraire. Selon l’éthique, il ne peut choisir que lui-même, à condition de le faire dans la continuité, et il a ainsi sa personne comme tâche déterminée dans le multiple. »