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Article de revue

Le « méta- » et l'« au-delà » chez Freud

Pages 597 à 621

Notes

  • [1]
    GW13, 3-69.
  • [2]
    Freud (2006), p. 233.
  • [3]
    GW4, 287-288.
  • [4]
    Freud (2006), p. 384.
  • [5]
    GW10, 264-303.
  • [6]
    Ibid., p. 270.
  • [7]
    Petite remarque corollaire. Un ami analyste lacanien à qui je rappelai un jour ce passage sourit face à l’attente de Freud selon laquelle l’objet « interne » devrait être plus facile d’accès – sans doute pour cause de proximité – que l’objet externe. Il discernait là quelque chose comme une naïveté. De toute façon, si l’objet interne présente des analogies avec la « chose en soi », on peut toujours courir…
  • [8]
    Cité in Lalande (1983), p. 613. (Schopenhauer, Die Welt, livre I, suppl., ch. XVII ; éd. Grisebach, II, 201.)
  • [9]
    Freud cite souvent des passages de Schopenhauer en relation avec la sexualité humaine.
  • [10]
    GW10, 412-426.
  • [11]
    Ibid., p. 412 note 1.
  • [12]
    Ibid. p. 426. Les abrévations pcs, ics et cs désignent respectivement les « systèmes » préconscient, inconscient et conscient.
  • [13]
    GW2/3, 513-626.
  • [14]
    Freud et Abraham (2006), p. 355.
  • [15]
    GW10, 210-232.
  • [16]
    GW10, 248-261.
  • [17]
    GW10, 428-446.
  • [18]
    La traduction de ce titre générique varie d’autant plus que le choix de Freud varie lui aussi : tantôt, comme ici, Abhandlungen zur Vorbereitung der Metapsychologie, tantôt Zur Vorbereitung der Metapsychologie.
  • [19]
    Freud et Abraham (2006), p. 383-384. Soit dit en passant, si la guerre permit à Freud de rédiger nombre de ces textes, pour la raison qu’elle le privait de patients, on verra aussi comment c’est elle qui fut sans doute en un second temps responsable de l’inachèvement du projet. On apercevra comment.
  • [20]
    On a pu avoir connaissance des thèmes dont ils auraient traité : la conscience, l’angoisse, l’hystérie de conversion, la névrose obsessionnelle, la sublimation et la projection. On verra sous peu de quoi il retournait dans le douzième et dernier de la série.
  • [21]
    GWNachtr., 627-633.
  • [22]
    GWNachtr., p. 632. Andreas-Salomé (1970), p. 122.
  • [23]
    GWNachtr., p. 632. GW14, p. 85.
  • [24]
    GWNachtr., p. 632. Freud et Ferenczi (1996), p. 86.
  • [25]
    GWNachtr., p. 632.
  • [26]
    GWNachtr., p. 633. Freud et Ferenczi (1996), p. 66.
  • [27]
    Op. cit., p. 383.
  • [28]
    GW13, p. 5.
  • [29]
    Op. cit., p. 10.
  • [30]
    Op. cit., p. 14.
  • [31]
    Op. cit., p. 15.
  • [32]
    Op. cit., p. 16.
  • [33]
    Op. cit., p. 17.
  • [34]
    GW13, 237-289
  • [35]
    Op. cit., p. 18.
  • [36]
    Ibid.
  • [37]
    Op. cit., p. 20.
  • [38]
    Op. cit., p. 21.
  • [39]
    Op. cit., p. 22.
  • [40]
    Op. cit., p. 23.
  • [41]
    Freud (2011).
  • [42]
    Op. cit., p. 26.
  • [43]
    Op. cit., p. 32.
  • [44]
    Op. cit., p. 33.
  • [45]
    Op. cit., p. 35.
  • [46]
    Ibid.
  • [47]
    Op. cit., p. 36.
  • [48]
    Ibid.
  • [49]
    Ibid.
  • [50]
    Op. cit., p. 38.
  • [51]
    Ibid.
  • [52]
    Op. cit., p. 39.
  • [53]
    Ibid.
  • [54]
    Ibid.
  • [55]
    Op. cit., p. 40.
  • [56]
    Op. cit., p. 43.
  • [57]
    Op. cit., p. 53.
  • [58]
    Ibid. Je souligne.
  • [59]
    Ibid.
  • [60]
    GW10, 138-170.
  • [61]
    Op. cit., p. 56.
  • [62]
    Op. cit., p. 57.
  • [63]
    GW13, 371-383.
  • [64]
    Op. cit., p. 60.
  • [65]
    Op. cit., p. 61 sq.
  • [66]
    Op. cit., p. 62.
  • [67]
    Op. cit., p. 63.
  • [68]
    Op. cit., p. 63 sq.
  • [69]
    Op. cit., p. 64.
  • [70]
    Ibid.
  • [71]
    Ibid. Je souligne.
  • [72]
    Ibid.
  • [73]
    Op. cit., p. 65.

1Il y a longtemps que je lis et entends, en allemand et en français, le mot « métapsychologie », en rapport avec Freud, ayant quelque vague idée de ce qu’il désigne et recouvre. Mais cela restait pour moi nimbé d’un flou très artistique. Surtout, je ne parvenais pas à rassembler, à unifier les diverses réalités auxquelles ce mot semblait renvoyer. C’est donc d’abord pour satisfaire une curiosité [Wissbegierde = désir de savoir] personnelle que j’ai entrepris l’exploration dont je vais livrer ci-dessous les résultats. Si j’ai adjoint dans mon titre au préfixe « méta- » la locution prépositionnelle « au-delà » [jenseits], c’est parce que, à l’évidence, la sémantique les rapproche. C’est aussi parce que cela fait belle lurette que je suis porté à considérer que l’essai intitulé Au-delà du principe de plaisir[1] est peut-être le texte majeur de Freud. On comprendra pourquoi le moment venu.

Métaphysique et métapsychologie

2Bien sûr, même en toute ignorance de cause, on incline à opérer un rapprochement entre le terme traditionnel de «métaphysique » et le néologisme, qui semble être une invention de Freud, de « métapsychologie ». L’intuition naïve ne nous guide pas mal, puisque cet apparentement peut s’autoriser de déclarations expresses de Freud lui-même. C’est ainsi qu’on peut lire dans la lettre qu’il adressait le 2 avril 1896 à son correspondant Wilhelm Fließ: « J’espère que tu vas me prêter aussi ton oreille pour quelques questions métapsychologiques. [...] Jeune homme, je n’ai pas connu d’autre ardent désir [Sehnsucht] que celui de la connaissance philosophique, et je suis actuellement sur le point de l’accomplir en me reconvertissant de la médecine à la psychologie. C’est à contrecœur que je suis devenu thérapeute... [2] »

3Certes, les mots « métapsychologiques » et « philosophique » n’entretiennent dans ce fragment de lettre que des rapports de contiguïté. Mais cette contiguïté plaide aussi en faveur d’un rapprochement sémantique. On y notera également l’incidence – déniée – de la médecine, dont on peut considérer que la marque d’origine perdurera dans le caractère scientifique et « expérimental » de la psychanalyse, infléchissant par là et la philosophie et la psychologie, ici convoquées. Enfin, que Freud récuse expressis verbis toute vocation thérapeutique ne doit pas amener à penser, comme certains du reste en tireraient de nos jours argument « contre » la psychanalyse, qu’il s’est toujours éperdument moqué de guérir ses « patients » ; mais cela doit rendre au minimum attentif au fait que l’exigence épistémologique est pour lui demeurée de part en part nodale, cruciale.

4Toutefois, on aperçoit d’emblée, par induction, qu’à enfoncer ainsi son « coin » ‘métapsychologie’ entre ‘métaphysique’ et ‘psychologie’, Freud va produire un mouvement de double torsion. Car, s’il appelle par là de ses vœux une psychologie qui irait « au-delà » de la psychologie classique, il ne manque pas de se retourner simultanément contre la discipline vénérable dont il invoque le patronage. Autrement dit, en transportant hardiment le préfixe « méta- », il ne se contente pas de postuler une analogie. Couplant « méta- » et psychologie, il prétend, fidèle à sa Sehnsucht de jeunesse, s’immiscer en retour dans la métaphysique elle-même et y opérer ce qu’il faut bien appeler déjà une subversion. Il convient, sur ce point, de relire un passage célèbre de la Psychopathologie de la vie quotidienne :

5

Je crois en fait qu’une grande partie de la conception du monde mythologique, qui s’étend jusque profondément dans les religions les plus modernes, n’est rien d’autre que de la psychologie projetée dans le monde extérieur. L’obscure aperception [Erkenntnis] (pour ainsi dire perception endopsychique) de facteurs et corrélations de l’inconscient se reflète […] dans la construction d’une réalité suprasensible, qui doit être transformée à rebours par la science en psychologie de l’inconscient. On pourrait se risquer à décomposer de cette manière les mythes du paradis et du péché originel, du bien et du mal, de l’immortalité, etc., à transmuer la métaphysique en métapsychologie[3].

6Le philosophe de métier tiquera peut-être devant ce qui peut apparaître comme une voltige conceptuelle aventureuse. Si l’on tente d’établir ici une sorte de « logique d’équivalences » à l’œuvre, il conviendra de conférer une valeur axiale au concept du « suprasensible ». C’est en effet ce qui peut se présenter comme prédicat commun aux mythes, à l’inconscient – en tant qu’il échappe à toute perception claire immédiate – et à la… métaphysique. Bien sûr, cela ne peut faire sens que si l’on use de manière quasi péjorative du mot « métaphysique », usage qui ne s’est introduit dans l’histoire de la pensée occidentale qu’à partir d’une certaine époque. Et il ne faudra pas se laisser surprendre par ces apparents retournements de la position, subjective et théorique, de Freud à l’endroit de la philosophie. Nous essaierons pour une part de rendre compte de ce qui se donne ici comme contradiction.

7Tâchons, cela dit, de bien entendre ce que Freud veut avancer dans ces phrases. En « subjectivant » le suprasensible, qui n’est, selon lui, que « projection dans le monde extérieur » de formations inconscientes, en le rapatriant au sein du sujet, sa « vraie » origine selon lui, il veut faire œuvre de Lumière par rapport à la superstition. Et de fait, c’est bien ce concept qui apparaît sous sa plume avant et après le passage à l’instant cité. Poussons les choses au pire – ou au meilleur ? –: « transmuer la métaphysique en métapsychologie » est, ni plus ni moins, chasser la superstition au nom des Lumières !

La psychanalyse comme métapsychologie

8Mais, en un légitime mouvement de balancier, revenons au mot « métapsychologie » pris en lui-même. Si Freud revendique ce nom nouveau pour désigner ce qu’il est en train de découvrir et de construire, c’est sans doute pour indiquer par ce préfixe l’idée que sa « psychologie » à lui irait, par quelque biais, au-delà de la psychologie dont il a connaissance autour de lui. De fait, c’est bien cette pensée qui s’exprime, une nouvelle fois, dans sa correspondance avec Wilhelm Fließ. Voici ce qui se dessine dans une lettre en date du 10 mars 1898 : « Je te demanderai du reste sérieusement si je suis autorisé à utiliser le nom de métapsychologie pour ma psychologie qui conduit derrière la conscience [4]. » On notera la relative étrangeté de la préposition « hinter [derrière] », que je traduis littéralement. On peut à ce propos penser à l’origine aristotélicienne du mot « métaphysique », où « meta » a en un premier temps désigné seulement la postériorité en quelque sorte spatiale du traité qui faisait suite à celui de la physique, avant d’être lesté par la tradition de tous les sens celés dans ce riche préfixe. Mais plus important sera sans doute, du point de vue du geste fondateur – encore suspendu en une interrogation et demande d’autorisation –, le fait qu’implicitement c’est proprement l’inconscient comme tel qui constitue aux yeux de Freud l’au-delà de la psychologie assimilée à une psychologie de la conscience.

9Le propos du présent article n’est pas de déduire et de déconstruire la découverte freudienne, mais seulement d’y donner accès sous un certain angle. Sans donc faire état ici de l’argumentation afférente, je rappellerai que, dans son essai intitulé précisément « L’inconscient [5] », lequel fait justement partie d’une série de textes proprement « métapsychologiques », Freud pousse les choses très loin, allant jusqu’à faire de la « conscience » une sorte de fonction adventice, inessentielle et intermittente en son fonctionnement : « Il ne nous reste absolument rien d’autre en psychanalyse qu’à déclarer les processus psychiques en eux-mêmes inconscients et à comparer leur perception par la conscience à la perception du monde extérieur par les organes des sens. » Et puis, en un geste de révérence hardie à l’égard de la philosophie, il invoque, en le déplaçant, le modèle kantien face à cet « objet de perception » nouveau:

10

La supposition psychanalytique de l’activité psychique inconsciente nous apparaît d’une part comme un nouveau prolongement de l’animisme primitif, qui nous fait partout miroiter des images à l’imitation de notre conscience, et, d’autre part, comme la continuation de la correction que Kant a appliquée à notre conception de la perception extérieure. De même que Kant nous a avertis de ne pas perdre de vue le conditionnement subjectif de notre perception et de ne pas tenir celle-ci pour identique au perçu connaissable, de même la psychanalyse nous invite à ne pas mettre la perception de conscience à la place du processus psychique inconscient, qui est son objet. De même que le physique, il n’est pas nécessaire non plus que le psychique soit en réalité tel qu’il nous apparaît. Mais nous nous préparerons avec satisfaction à faire l’expérience que la correction de la perception interne ne présente pas une aussi grande difficulté que celle de la perception externe, que l’objet intérieur est moins inconnaissable que le monde extérieur [6].

11Ce passage longuement cité appelle quelques commentaires.

  1. On s’aperçoit qu’à l’inverse d’une citation précédente le parallèle que trace ici Freud entre philosophie et psychanalyse n’a rien de désavantageux pour la première. Kant est du reste un philosophe qu’il invoque volontiers.
  2. Dans une courte phrase, les mots « physique » et « psychique » sont bien mis en équivalence, comme dans le rapprochement des mots « métaphysique » et « métapsychologie ».
  3. Il ne faudrait pas oublier pour autant que Kant n’est justement pas un métaphysicien, que sa « critique » a précisément pour objet la métaphysique traditionnelle comme telle, que ce que Freud appellerait le « suprasensible » – parce que justement hors d’une intuition possible – ne subsiste plus chez lui qu’au titre d’idée régulatrice de la Raison. En un mot, ce que Freud met en jeu ici est un transcendantalisme, mettant presque l’inconscient en position de « chose en soi ». Et c’est peut-être pour cette raison même qu’il peut fréquenter Kant tranquillement [7].

La métapsychologie dans la psychanalyse

12Mais nous ne pouvons en rester là. En effet, opérant un nouveau glissement – mais déplacement et substitution ne sont-ils pas des procédures axiales de la psychanalyse ? –, Freud ne se contente pas d’en quelque sorte assimiler psychanalyse et métapsychologie. S’autorisant du sens reçu du mot « métaphysique », et en une sorte de jeu de poupées russes, il va assigner au concept « métapsychologie » une fonction spécifiée dans le champ de la psychanalyse. Relisons à ce sujet Schopenhauer, philosophe qu’il cite volontiers : « Par métaphysique, j’entends toute prétendue connaissance qui va au-delà de la possibilité de l’expérience, donc de la nature, ou de l’apparence donnée des choses, pour fournir des éclaircissements sur ce par quoi celle-ci serait déterminée… [8] » Certes, on pourrait avoir ici la fâcheuse impression d’une certaine incohérence, puisque je mets en avant une citation qui n’est pas le fait de Freud, réintroduis une définition de la métaphysique qui est présentée comme négative, l’empruntant de surcroît à un philosophe qui a souvent par ailleurs les faveurs de Freud [9]. Sur ces difficultés qui ont donné du fil à retordre à l’auteur de la psychanalyse lui-même, je reviendrai vers la fin de cet article.

13Je cherche simplement ici à faire entendre les diverses valences du préfixe « méta- » qui, comme flottant dans la langue, ont pu guider Freud dans l’usage qu’il faisait du mot « métapsychologie ». Or, de cette définition philosophique on trouve comme un écho « métapsychologique » direct dans une note du bref essai « Complément métapsychologique à la doctrine du rêve [10] ». Celui-ci s’inscrit dans le projet intitulé Pour préparer une métapsychologie, dont nous reparlerons, et qui devait comporter une douzaine de textes. À la fin de cette note on peut lire : « L’intention de cette série est d’éclairer et d’approfondir les suppositions théoriques qu’on pourrait mettre au fondement d’un système psychanalytique [11]. » On voit du reste par là que le « méta- », que ce soit en philosophie ou en psychanalyse, n’est pas forcément à entendre comme une métaphore qui viserait un « au-delà » de futur inaccessible, comme dans la figure religieuse triviale, mais qu’il est plutôt à chercher dans une antériorité de structure, dans un préalable, une présupposition, un « fondement », quels qu’ils soient. Plutôt un « en deçà » au total donc. Or, cette structure, qu’on peut dire « régressive », est de part en part essentielle à la démarche freudienne.

14En un grand écart assumé, portons-nous maintenant au tout dernier paragraphe de ce bref essai :

15

« Jetons encore à la fin un coup d’o‘il sur la signification que revêt une topique du processus du refoulement pour notre aperception du mécanisme des troubles psychiques. Dans le cas du rêve, le retrait d’investissement (libido, intérêt) concerne tous les systèmes de manière égale, dans le cas des névroses de transfert, c’est l’investissement pcs qui est retiré, dans le cas de la schizophrénie, celui de l’ics, dans le cas de l’amentia celui du cs[12]. »

16Dans le cadre de la présente étude, ce n’est pas tant le contenu théorique de ce paragraphe qui nous retiendra que sa forme. Se manifeste ici, semble-t-il, clairement la volonté de systématiser formellement un résultat, de livrer en quelque sorte une clef quasi axiomatique qui permettrait à la fois d’embrasser et de distinguer, de classifier aussi, selon une logique différenciante et unifiante, tous les cas de figure cliniquement envisageables. Il est sans doute par ailleurs significatif que Freud lui-même mette en jeu ici le mot « système » comme élément de sa terminologie théorique : cs, pcs, ics.

17À ce titre, ce petit « complément » est donc « métapsychologiquement » exemplaire. Publié en 1916, sa formulation est remarquablement décidée et tranchée. Mais, en fait, le filon « métapsychologique » court à travers toute l’œuvre de Freud. L’un des premiers grands textes qui méritent ce prédicat est la fameuse « section VII » de L’interprétation du rêve[13]. Dès lors, il convient de distinguer, sans en perdre la pertinence une, entre des essais qui revendiquent expressément le titre de « métapsychologiques » et des considérations du même ordre qui peuvent apparaître au détour d’un texte qui relève plus directement de l’expérience et de l’observation cliniques.

18On peut considérer que la logique de la présente recherche nous invite plutôt à concentrer notre attention sur le premier des deux corpus ainsi définis.

Le vicissitudes de la métapsychologie dans la psychanalyse

19Dans sa correspondance avec Karl Abraham, après une brève allusion annonciatrice dans sa lettre du 25 novembre 1914 (« j’ai commencé un ample travail récapitulatif [14] »), Freud, à la date du 4 mai 1915, fait part à son correspondant des détails de ce projet :

20

Mon travail prend maintenant forme. J’ai terminé 5 traités : celui sur Pulsions et destins des pulsions[15], qui est sans doute un peu aride, mais indispensable comme introduction, et qui trouve d’ailleurs sa justification dans les suivants, ensuite le Refoulement[16], l’Inconscient, Complément métapsychologique à la doctrine du rêve et Deuil et mélancolie[17]. Les 4 premiers seront publiés dans la série annuelle de la Zeitschrift qui vient de commencer ; je garde tout le reste pour moi. Si la guerre dure assez longtemps, j’espère pouvoir réunir à peu près une douzaine de travaux semblables, et les livrer ensuite en des temps plus sereins à l’incompréhension du monde sous le titre : Traités préliminaires à la métapsychologie[18]. Je crois que, dans l’ensemble, ce sera un progrès. Genre et niveau de la VII° section de L’interprétation du rêve[19].

21Une fois de plus, je ne m’attarderai pas sur le contenu des textes nommés ci-dessus. Encore que les titres, nodaux, parlent d’eux-mêmes et que leur liste, même partielle, ait déjà à soi seule quelque chose de « programmatique ». En effet, cela reviendrait à exposer presque l’essentiel du corps théorique de la psychanalyse ; et, outre que cela excéderait forcément le cadre de cet article, je ne pourrais que résumer des choses déjà connues de la plupart.

22Cette fois, je parlerai d’histoire. Je narrerai les vicissitudes de cet ambitieux projet, à la fois important, fondamental et inabouti. Le lecteur s’apercevra qu’au-delà des contingences et à travers elles ces méandres seront révélateurs de dimensions essentielles de la métapsychologie comme telle.

23Nous venons de parler d’un projet ambitieux, de cinq essais dûment écrits et fort connus ; nous en avons cité les titres. La question se pose, bien sûr, de savoir ce qu’il est advenu des sept restants, susceptibles de compléter la douzaine annoncée [20]. On sait que Freud les a rédigés, mais que, mystérieusement, sauf un – dont nous allons parler en détail –, tous ont disparu sans laisser de traces. On suppose généralement que Freud les a détruits, pour des raisons que nous allons tenter d’élucider par conjectures. Précisons.

24En 1963, lors de travaux préparatoires à la publication de la correspondance entre Freud et Ferenczi, Ilse Grubrich-Simitis, éditrice connue et très compétente de Freud, découvrit à Londres l’esquisse du douzième essai métapsychologique. Le manuscrit se trouvait dans une enveloppe adressée à Sándor Ferenczi. À cette circonstance particulière deux raisons : premièrement, en 1915, Freud a longuement débattu dans sa correspondance avec Ferenczi de son grand projet métapsychologique ; deuxièmement, la seconde partie de cette esquisse, dont le titre générique était « Vue d’ensemble des névroses de transfert », est de l’ordre d’une méditation dite « spéculative » et « phylogénétique », du reste fort semblable aux sections finales de l’Au-delà du principe de plaisir ; or, parmi les disciples de Freud, Ferenczi était le biologiste le plus compétent, et il avait écrit lui-même un livre à haute teneur « phylogénétique ».

25Ce texte tardivement découvert, Ilse Grubrich-Simitis l’a publié dans le gros volume qui a pour titre Nachtragsband et qui est venu s’ajouter en tant que complément à l’édition déjà existante des Gesammelte Werke (p. 634-651). Dans les paragraphes qui suivent, je ne vais pas tant m’attacher au texte lui-même qu’à l’introduction [21], à la fois dense et fournie, d’Ilse Grubrich-Simitis, moins du reste pour les éclaircissements qu’elle prodigue sur l’essai lui-même que pour les hypothèses qu’elle formule sur le « destin » du projet inabouti et pour le remarquable appareil de citations sur lequel elle prend appui à cette fin.

26Quant à la destruction probable des sept essais moins un, Ilse Grubrich-Simitis note d’abord qu’ils ont bien été rédigés en 1915, mais que la guerre alors en cours a empêché matériellement leur publication (ne serait-ce que par manque de papier !). Ensuite intervient le point décisif : au moment où la possibilité matérielle s’ouvre, soit nettement plus tard, ces textes apparaissent à Freud, emporté dans le processus de ses recherches, comme théoriquement dépassés. Il est notamment en train d’élaborer alors le « dualisme » des pulsions de vie et de mort, qui formera l’ossature de l’Au-delà du principe de plaisir, et que nous analyserons bientôt.

27Il est pour notre propos très intéressant de noter que Freud, tout de suite après la guerre, semble même en venir passagèrement à douter du sens d’une telle synthèse dans son principe. C’est ainsi qu’il écrit le 2 avril 1919 à Lou Andreas-Salomé : « Travailler de manière systématique sur une matière ne m’est pas possible ; la nature fragmentaire de mes expériences et le caractère sporadique de mes idées incidentes ne le permettent pas [22] ».

28Ceux qui sont plus ou moins familiers de la psychanalyse – et que la volonté de « système » affichée jusqu’ici par Freud pouvait plonger dans le malaise et la perplexité – peuvent s’y retrouver, être enfin rassurés par un tel propos et ramenés à leurs points de repère.

29En même temps, comme souvent chez Freud, le constat d’inachèvement ne le fait pas pour autant renoncer. C’est-à-dire que, non seulement il plaide en faveur d’un appareil théorique en mutation permanente, mais qu’il renvoie aussi à un avenir toujours fuyant (mythique ?) où la synthèse espérée adviendrait enfin. C’est ainsi que, dans la Selbstdarstellung, en un passage où il parle de ses douze essais, il formule : « Cette tentative resta à l’état de fragment […] car le temps d’une telle fixation théorique n’était pas encore venu [23]. »

30Continuons à suivre l’exposé d’Ilse Grubrich-Simitis. S’il arrive à Freud – nous le verrons encore – de défendre les vertus heuristiques de ce qu’il appelle « spéculation » et « imagination [Phantasie] », il assortit toujours aussi cela de réserves, qui peuvent confiner à une sorte de contestation intérieure. Et donc, dans un courrier à Ferenczi – son « complice » en spéculation – postérieur de trois jours seulement à l’envoi de la Vue d’ensemble, il ne peut s’empêcher de glisser le commentaire suivant : « Je tiens qu’on ne doit pas fabriquer [machen] des théories ; il faut qu’elles déboulent dans votre maison comme des hôtes non invités, pendant qu’on est occupé à des investigations de détail… [24] »

31Cette citation est éblouissante, condensant en une image l’essentiel de la psychanalyse ! Géniale et paradoxale « synthèse » de ce qui, justement, ne se laisse jamais synthétiser ! Tâchons d’esquisser à partir de là quelques traits.

  1. « Il faut qu’elles déboulent dans votre maison comme des hôtes non invités ». Je tiens que c’est bien ainsi que Freud a effectivement opéré la découverte de la psychanalyse, soit de l’inconscient. Il a trouvé quelque chose qu’il ne cherchait pas, et d’abord par rapport à lui-même. Il l’a trouvé malgré lui, si j’ose dire, à son corps défendant ; cela s’est imposé à lui, souvent dans la douleur, la honte et le déplaisir. Vérité dérangeante comme l’intrus qui débarque sans être attendu. Cela scelle selon moi l’authenticité radicale de la psychanalyse : trouver ce qu’on ne cherche pas et qu’on n’aimerait pas trouver. Consubstantialité de la démarche et de l’introuvable objet trouvé.
  2. D’où, entre autres, le concept de résistance. Résistance de Freud lui-même, par exemple dans son aveuglement initial à l’endroit du « transfert » de Dora, prix à payer pour une « découverte ». Résistance du patient dans la cure. Enfin résistance ubiquitaire du public, l’intellectuel et le « grand », qui n’a étrangement jamais été aussi forte qu’aujourd’hui, alors qu’on pourrait croire nos contemporains revenus de tout…
  3. « Pendant qu’on est occupé à des investigations de détail ». Encore une dimension essentielle. Cette attention du psychanalyste à l’infime, à la surprise et à l’insistance de l’« insignifiant », qu’il s’agit justement de faire « signifier » : acte manqué, lapsus, rêve, etc. Si une synthèse théorique a une chance d’une fois voir le jour, ce ne peut être que sur la base friable du disparate du minuscule, rétif à la totalisation.
Cependant, poursuit Ilse Grubrich-Simitis, « ce texte condamné par Freud est aujourd’hui intéressant […] parce qu’il donne un aperçu de la nécessité de l’imagination [Imagination] dans le processus de création scientifique [25] ». Et Freud de décrire le 8 avril 1915 dans une lettre à Ferenczi le « mécanisme » de la créativité scientifique comme une « alternance de jeu hardi de l’imagination [Phantasie] et de critique réaliste impitoyable [26] ». La seconde partie de la « Vue d’ensemble » serait un exemple d’un jeu hardi qui n’a pas résisté à la critique subséquente.

32Force est donc de récapituler en disant que Freud fut sans cesse tiraillé entre ces deux pôles : celui de la nécessaire formalisation théorique et celui du foisonnement imprévisible de l’expérience concrète. En conséquence, si fondamental que soit ce passage où il parle de théories authentiques comme d’« hôtes non invités », Freud n’abandonna jamais sa visée d’une métapsychologie. Or, on aperçoit désormais que cette visée, en tant même qu’elle reste toujours hors d’atteinte, a une fonction: celle d’un moteur. En effet, couplée à cet autre moteur qu’est ce qu’impose l’expérience clinique, elle est là pour ne jamais laisser le chercheur qu’il est en repos. Autrement dit, nous en viendrions à donner au préfixe « méta- » encore un sens nouveau: la métapsychologie, c’est la psychanalyse comme toujours au-delà d’elle-même. Par quoi nous introduisons le concept d’au-delà. À peu près synonyme de «méta- », il s’en distingue littéralement et pourrait bien signifier comme une discontinuité dans le continuum de la métapsychologie. Sorte de « cran de plus » et de radicalisation aussi. Le moment semble venu d’aborder l’analyse du texte fameux Au-delà du principe de plaisir.

Au-delà du principe de plaisir

33Cet essai, essentiel, date de 1920. Il va d’abord y être question, bien sûr, du plaisir, comme concept. Or, dès la première page (p. 3), Freud fait appel à la « métapsychologie » au sens classique. Manière de dire que, si l’Au-delà va opérer diverses mutations et torsions, il n’advient pas pour décréter l’abandon des acquis métapsychologiques qui, dans certains de leurs termes, perdureront chez Freud jusqu’au bout. On n’aura donc pas affaire ici à quelque « sursomption », figure du reste étrangère à la démarche freudienne.

34Mais faisons retour, à ce propos, à une lettre déjà invoquée de Freud à Karl Abraham, en date du 4 mai 1915. En fait, Freud y objecte à la présentation et interprétation que son jeune collègue lui a faites d’un cas, au nom, précisément, de la métapsychologie. Je cite un peu longuement :

35

Érotisme anal, complexe de castration, etc., sont des sources d’excitation ubiquitaires qui ont nécessairement leur part dans tout tableau de maladie. Une fois, on fait ceci, et ailleurs, quelque chose d’autre ; c’est, bien sûr, aussi l’une de nos tâches que de repérer quoi est advenu à partir de quoi ; mais l’explication de l’affection ne peut être donnée que par le mécanisme, considéré d’un point de vue dynamique, topique et économique. Je sais que vous me donnerez bientôt votre assentiment [27].

36Comme par hasard, c’est dans le paragraphe suivant que Freud fait part du grand projet de douze essais dont nous avons déjà parlé. Interprétons à peine : « Érotisme anal, complexe de castration, etc. » sont bien des découvertes majeures de la psychanalyse ; mais c’est comme si seule la dimension métapsychologique, à l’instant définie, permettait en quelque sorte d’arracher la psychanalyse à la psychologie.

37Or, c’est bien dans des termes expressément métapsychologiques, soit économiques, que Freud définit d’emblée son concept de « plaisir ». Et de commenter aussitôt : « Nous sommes d’avis qu’une présentation qui tente de prendre encore en compte, outre les facteurs topique et dynamique, ce facteur économique est la plus complète que nous puissions actuellement nous représenter et qui mérite d’être mise en relief par le nom de métapsy-chologique[28]. » (Cet « économique » sera aussi qualifié, dès les pages suivantes, de « quantitatif ».) Soit ; à ceci près, bien sûr, que, sans quitter le terrain de la métapsychologie, il va s’agir d’essayer d’aller, pour les raisons que nous verrons, au-delà de cette économie du principe de plaisir.

38Si celui-ci est défini comme la tendance dominante régulatrice des processus psychiques qui vise à y réduire toute tension à zéro ou à un seuil minimal, Freud va se mettre d’emblée en quête de son « au-delà », soit de quelque chose qui le contredirait et/ou lui échapperait. Étrangement, il ne nous dit pas pourquoi il cherche dans cette direction. Cela ne se dévoilera que peu à peu. Nous ne savons pas ce qui le motive et le fait en quelque sorte postuler l’existence de ce qu’il recherche ; nous n’entrevoyons pas davantage en quoi cela peut au juste consister. Nous nous apercevrons qu’il y a à l’origine de cette quête et des raisons de principe et aussi l’accumulation, pour une part contingente, d’un certain nombre de faits d’observation.

39En ce début de texte, Freud est donc « systématiquement » attentif à tout ce qui peut sembler contredire le principe de plaisir, l’entraver, le mettre en difficulté ou en échec ; on serait presque tenté de dire : à tout ce qui pourrait être justement susceptible de remettre en cause ce « système ». Sans suivre pas à pas l’inventaire argumenté qu’il dresse, faisons-en plutôt ressortir quelques moments et articulations essentiels.

40Le principe de plaisir vient d’abord massivement buter sur les cas dits de « névrose traumatique », laquelle peut être due à un simple accident, mais que la Grande Guerre récente a également suscitée en masse. Freud y a eu notamment directement affaire sous les espèces de son propre gendre : Max Halberstadt.

41Ce type de névrose est paradoxal à plus d’un titre. Et c’est à dessein que j’utilise et souligne ici l’adjectif « paradoxal ». Il est à peine besoin de rappeler qu’est ainsi nommé « ce qui va contre la doxa ». Or, n’apprend-on pas que c’est la démarche initiale obligée de toute philosophie qui se respecte ? En une incise réflexive, j’ose ajouter que, justement, tout métapsychologique qu’il est, le principe de plaisir va plus dans le sens de l’évidence commune que du paradoxe ; d’où l’on peut tirer la conséquence que c’est dans le présent essai que Freud accomplit le pas décisif qui lui fait quitter toute « psychologie ».

42La névrose traumatique, donc, est d’abord énigmatique quant à sa source. Mais elle l’est surtout dans sa phénoménalité. C’est ainsi, écrit Freud, que « la vie onirique de la névrose traumatique présente ce caractère, qu’elle ne cesse de ramener le malade à la situation de son accident, dont il s’éveille avec une nouvelle frayeur. […] Le malade serait pour ainsi dire psychiquement fixé au trauma [29]. » Freud note alors que le patient se comporte d’une manière exactement opposée – et plus « normale » – dans la vie éveillée : il y évite par tous les moyens ce qui pourrait lui rappeler l’accident à l’origine de ses maux. Il remarque de surcroît que tout cela contredit la nature même du rêve, dont il a jusqu’ici établi qu’il pouvait être ramené dans tous les cas à l’accomplissement d’un souhait. On relèvera, bien sûr, au passage que cette « nature du rêve » est elle-même homologue au principe de plaisir.

43Le paradoxe est donc le suivant : si le principe de plaisir est ce qui régule notre vie psychique, comment se fait-il que des rêves puissent nous ramener de manière répétitive à une situation de pur déplaisir ? C’est intentionnellement que je souligne l’adjectif « répétitive », lequel anticipe la suite.

44Mais, comme souvent dans cet essai hors du commun, Freud ne va pas se colleter directement avec l’énigme, plutôt bifurquer immédiatement vers une autre observation, dans l’espoir qu’elle apporte à son tour, comme de biais, quelque lumière.

45C’est vers le jeu d’enfant que Freud se tourne à présent, ce qui donne lieu à de très célèbres pages sur son petit-fils hambourgeois (« Ernstl » Halberstadt), qu’il a vu jouer avec une bobine, électivement dans les cas où sa mère s’absentait. L’épisode est si connu qu’il n’est pas nécessaire de le rappeler. Mais ce qui frappe Freud, et qui favorise subrepticement le rapprochement entre cette pratique enfantine et la parfois terrible névrose traumatique, c’est d’une part la répétition, d’autre part le fait que celle-ci s’applique pareillement à une « expérience vécue pénible ».

46Cela dit, au terme de l’analyse, Freud va se déclarer déçu, finissant par considérer que, malgré les apparences, ce phénomène ne prouve rien de manière décisive quant à l’existence effective d’un « au-delà du principe de plaisir ». En effet, il avance qu’on peut voir dans cet exercice la manifestation d’une « pulsion d’emprise », que l’enfant peut en tirer un « gain de plaisir » secondaire, par exemple un sadisme de rétorsion. Il rappelle comment la tragédie peut nouer culturellement une souffrance et une jouissance et quelle est à ce titre sa « fonction ». Bref, il conclut qu’on voit ici surtout comment une expérience de déplaisir peut être finalement mise au service du règne du principe de plaisir. Ce qui nous retiendra surtout, c’est que c’est l’occasion pour Freud, même s’il utilise ces termes assortis d’une négation, de serrer de plus près ce qu’il entend au juste par « au-delà du principe de plaisir ». Ils se répartissent sur deux pages. Il est nommément à la recherche de quelque chose qui puisse « se manifester de manière primaire et indépendante du principe de plaisir [30] », pareillement de « tendances » qui « seraient plus originaires que celui-ci et indépendantes de lui [31] ».

47Spécifions à peine :

48— L’« indépendance » vise à une hétérogénéité quant au règne du principe de plaisir, à quelque chose qui lui échappe, y fasse entame. Nous découvrirons peu à peu le caractère primordial pour Freud de cette postulation « structurale ».

49— Il est intéressant de noter l’équivalence de l’au-delà et du « plus originaire ». C’est-à-dire, nous l’avons déjà suggéré, que l’« au-delà » est plutôt à entendre comme un « en deçà », comme quelque chose qui est « plus loin en arrière » ; d’autre part, l’aspect corollaire de l’en quelque sorte « préalable » rejoint une des lectures que nous avions faites du préfixe « méta- ».

50Après la névrose traumatique et de guerre, après le jeu d’enfant, et toujours relativement bredouille dans sa quête, Freud envisage à présent l’expérience clinique analytique directe, faisant observer que, si la cure s’appuie souvent sur des réminiscences, le travail de remémoration afférent revêt généralement deux formes concurrentes : celui de remémoration proprement dite [Erinnern] et celui de la répétition [Wiederholen] [32]. Le matériau en cause est en général du vécu infantile qui resurgit à l’occasion du « transfert ». Il veut signifier par là que, dans le premier cas, le patient se contente de faire passer le « remémoré » dans la représentation et la parole et que, dans le second, le « retour du refoulé » se manifeste plutôt sous la forme d’« actes » et/ou de comportements, vis-à-vis de l’analyste, éventuellement aussi hors du cabinet de l’analyste. Il va de soi que le praticien « préfère » le premier mode au second, parce qu’il est plus « économique » et fait généralement moins de « dégâts ». Or, constate Freud, la pratique enseigne qu’il y a dans toute analyse une part de « répétition » inévitable et irréductible. On notera au passage qu’ici le mot « répétition » prend un sens très spécifique (acte contre représentation), légèrement différent de celui qu’il avait lors de ses précédentes occurrences. Encore qu’il ne soit nullement exclu que le retour en acte de l’infantile se mette secondairement dans la cure à se réitérer.

51C’est pour désigner cet irréductible que Freud invente alors le mot de « compulsion de répétition [Wiederholungszwang] [33] », qu’il énonce une première fois entre guillemets.

52Freud se livre à ce sujet à une analyse véritablement métapsychologique. Il précise d’emblée que ce qui pousse ainsi à répéter, c’est l’inconscient lui-même, et que ce qui s’y oppose peut être à bon droit qualifié de « résistance ». Mais il se met à bousculer la répartition attendue en cette configuration du moi, du refoulé et de l’inconscient, annonçant ainsi les surprenants remaniements qui seront opérés dans Le moi et le ça[34] (1923). Le lecteur doit avoir une bonne boussole. C’est ainsi qu’il est dit que la résistance est elle-même inconsciente, de même que le moi, y compris en son « noyau » même. Commentaire possible : plus il y a d’insu, et plus il y a de répétition, compulsionnelle. On voit que ce réordonnancement, topique, est en lui-même très métapsychologique. Cependant, même si la carte de l’inconscient est pour ainsi dire brouillée, reste que nous sommes face à un schème où un moi, dit « consistant [zusammenhängend] [35] », résiste à un refoulé « déplaisant », ce qui nous ramènerait presque à la toute première topique, où les pulsions d’« autoconservation » « refoulaient » les « pulsions sexuelles » gênantes, et nous reconduirait au règne sans partage du principe de plaisir.

53Mais nous revenons inopinément à l’implacable logique du présent essai : « Le fait nouveau et remarquable […], c’est que la compulsion de répétition ramène aussi des expériences vécues du passé qui ne contiennent aucune possibilité de plaisir, qui ne peuvent pas avoir été alors non plus des satisfactions, même pas des satisfactions de motions pulsionnelles refoulées depuis [36] ».

54Freud est donc « contraint » de tourner le dos à son schéma le plus classique : celui qui veut que l’homme soit perpétuellement en quête de la « répétition » d’une première satisfaction révolue. Comment expliquer ce relatif mystère ? Il faut supposer que, dès la protohistoire de l’individu, certaines pulsions n’ont pas trouvé à se satisfaire, ont été mises en échec, mais que tout se passe comme si la personne n’en « tirait pas de leçon », qu’elle était poussée à répéter cet échec originel même. Cette expérience « est malgré tout répétée, une compulsion y pousse [37] ».

55Freud rappelle alors l’observation de ce qu’on peut repérer comme « névroses de destin » où, par exemple dans sa vie amoureuse, tel homme ou telle femme est immanquablement reconduit à répéter le même échec, très largement à son insu, souvent même alors qu’il ou elle veut le fuir.

56Sans citer le nom de Nietzsche, il avance alors, entre guillemets, l’expression « éternel retour du même [ewige Wiederkehr des Gleichen] [38] », à propos de laquelle on peut remarquer que Nietzsche utilise plus volontiers dans ce contexte le mot synonymique de Wiederkunft, tandis que Wiederkehr est le mot que Freud emploie quand il parle du « retour du refoulé ». (Il n’est du reste pas certain que tel ait été le contenu visé par Nietzsche à travers ce concept ; dans « -kunft », il y a quelque chose d’un avènement).

57Toujours est-il que Freud, en cette fin de troisième section, a l’impression de tenir enfin et de pouvoir nommer – mais n’est-ce pas la même chose ? – cet impossible « au-delà » qu’il cherche : la compulsion de répétition « nous apparaît plus élémentaire, plus pulsionnelle que le principe de plaisir qu’elle pousse de côté [39] » (je souligne).

58La section IV de l’essai commence par une phrase lapidaire et abrupte : « Ce qui suit à présent est spéculation, souvent une spéculation qui remonte loin… [40] ». Cela va durer de fait jusqu’à la fin du texte, qui en comporte sept. On peut reconstituer l’articulation elliptique ainsi : jusqu’ici, Freud a recherché un « au-delà du principe de plaisir » dans ce que pouvait lui fournir l’observation et l’expérience. Il en a tiré in fine un concept nouveau, la « compulsion de répétition », qui paraît correspondre à l’objet de sa quête. Dans les lignes suivantes de la quatrième section, il prononce le mot « métapsychologique » et introduit du même pas une méditation sur le moi comme « système ». On peut donc affirmer, ce qui était prévisible, que, dans une certaine mesure, ce qu’il appelle « spéculation » sera coextensif à des considérations d’ordre métapsychologique ; on pourra même anticiper de manière conjecturale en disant qu’il va peu à peu procéder à des remaniements de sa métapsychologie pour mettre celle-ci au diapason de la découverte de la compulsion de répétition.

59Pour ce faire, il prend un point de départ extrêmement classique, soit l’exposition détaillée du système P-Cs, c’est-à-dire perception-conscience, topique qui remonte à la section VII de L’interprétation du rêve, voire à l’Esquisse[41], le premier de ses écrits proprement psychanalytiques. Pages 26 à 32, après avoir relevé que l’essentiel du système P-Cs est déterminé par sa position de frontière entre mondes extérieur et intérieur, et selon des schémas toujours très classiques, il met en place la nécessité d’un « pare-stimulus [Reizschutz] [42] », destiné à protéger le «moi » d’agressions du monde extérieur, en mettant surtout en avant des considérations quantitatives. Il a recours pour faire entendre son propos à la comparaison avec un organisme primitif qui consisterait en une sorte de vésicule unicellulaire, envisageant ensuite sa complexification au cours de l’évolution.

60On notera dans ces mêmes pages la récurrence des mots Bindung et binden, généralement traduits par « liaison » et « lier ». En effet, il ne s’agit pas et il ne peut s’agir pour l’appareil psychique de se fermer à toute excitation, d’autant plus que cela est tout spécialement impossible vis-à-vis des excitations qui viennent de l’intérieur. Sa tâche requise est donc de réduire les quantités – opération déjà décrite dans l’Esquisse – et, dans le même but, de les « lier », parce que, ne circulant plus alors « librement », elles seront moins nocives, plus « contrôlables », pourrait-on dire, même si ce mot n’est pas de Freud. Ce terme de « liaison » sera progressivement mieux défini dans la suite.

61À partir de ce schéma, Freud peut faire retour au problème précédemment abordé de la névrose traumatique, dont on peut considérer, à la lumière des présents développements, qu’elle est la réaction à un choc dont la puissance a eu raison du pare-stimulus, l’a débordé. La dimension de la « frayeur [Schreck] » rentre aussi dans ses droits, puisque c’est surtout la soudaineté qui a pris les pare-stimulus de court, les empêchant de déclencher une angoisse qui a pour fonction positive de mettre la psyché en état d’alerte. D’où une première approche possible de l’énigme de ces rêves, déjà signalés, où c’est la situation traumatique elle-même qui ne cesse de se répéter. Il convient de citer ici longuement :

62

Si les rêves des névrosés pour cause d’accident ramènent si régulièrement les malades à la situation de celui-ci, il est vrai qu’ils ne servent pas à accomplir un souhait […]. Mais nous sommes autorisés à supposer qu’ils se mettent ainsi à la disposition d’une tâche qui doit être préalablement résolue, avant que le principe de plaisir ne puisse commencer son règne. Les rêves cherchent à rattraper l’opération de domination du stimulus accompagnée de développement d’angoisse, dont le défaut est devenu la cause de la névrose traumatique. Ils nous donnent ainsi un aperçu d’une fonction de l’appareil psychique qui, sans contredire le principe de plaisir, est cependant indépendante de lui et semble être plus originaire que l’intention du gain de plaisir et de l’évitement du déplaisir [43].

63Continuons à citer avant de conclure : « Ainsi, la fonction du rêve, qui consiste à éliminer des motifs d’interruption du sommeil par l’accomplissement des souhaits des motions perturbatrices, ne serait pas sa fonction originaire ; il n’a pu s’en rendre maître qu’après que la vie psychique dans son ensemble eut accepté le règne du principe de plaisir. S’il existe un “Au-delà du principe de plaisir”, il est alors conséquent d’admettre aussi un temps antérieur à la tendance du rêve à accomplir des souhaits. Il n’est pas ainsi contredit à sa fonction ultérieure [44]. »

64De ces longues citations tirons quelques enseignements :

  1. Nous retrouvons ici les adjectifs décisifs, déjà soulignés : « originaire » et « indépendant ».
  2. Cela confirme une fois de plus que l’« au-delà » freudien pourrait être plus justement désigné comme un « en deçà ».
  3. Toutes ces données se trouvaient déjà présentes dans la section précédente, mais elles sont ici augmentées d’une précision, qui est aussi bien un déplacement logique : cet ensemble tout à la fois échappe au principe de plaisir et ne le contredit pas. Antériorité et indépendance ne signifient donc pas contradiction, incompatibilité.
  4. Enfin, dans le mouvement de toute cette avancée, c’est la fonction canonique même du rêve qui doit être redéfinie. Nous avions du reste déjà attiré l’attention sur l’homologie entre « accomplissement de souhait » et « règne du principe de plaisir ».
En une première partie de la cinquième section, Freud va assez largement récapituler tous les acquis antérieurs de l’essai, en les articulant entre eux, mais surtout en introduisant au centre du dispositif la notion de pulsion. Il annonce d’emblée que les pulsions sont « l’élément le plus important ainsi que le plus obscur de la recherche psychologique [45] », soulignant par là une fois de plus le caractère inévitablement conjectural de la métapsychologie.

65Première hypothèse : « les motions émanant des pulsions ne se rattachent pas au type du processus nerveux lié, mais à celui qui est librement mobile et pousse à la décharge [46] ». Autre postulat, théorique mais fondé sur l’expérience : on peut identifier l’investissement librement mobile à ce qui est par ailleurs appelé « processus primaire », et coupler le processus dit « secondaire » avec « les modifications qui surviennent dans l’investissement lié et tonique [47] ».

66Muni de ce nouveau montage, Freud peut reformuler certains constats antérieurs : « La tâche des couches supérieures de l’appareil psychique serait […] de lier l’excitation des pulsions qui affluent dans le processus primaire : c’est seulement une fois la liaison réussie que le règne du principe de plaisir pourrait s’imposer sans entrave [48] ». Et, commente Freud, jusqu’à ce que ce point et ce moment soient atteints, c’est la tâche de liaison préalable qui est prioritaire. La stratégie de l’Au-delà est décidément faite de « petits pas » puisque, s’il éprouve le besoin de dire une nouvelle fois que ce processus est « indépendant » du principe de plaisir, il ajoute ici qu’il s’effectue aussi « en partie sans égard pour lui », une telle affirmation théorique n’étant pas dépourvue de pendant dans le réel psychique.

67C’est peut-être l’instant d’indiquer un parallèle possible entre l’Au-delà freudien et ce que Nietzsche écrivit sous le titre Par-delà le Bien et le Mal (Jenseits dans les deux cas), à condition de placer l’accent un peu différemment. Les deux pourraient partager une commune audace aventureuse. Et c’est une référence que je convoquerai une nouvelle fois ultérieurement.

68Nouveau nouage, d’allure presque syllogistique : Freud revient alors sur la compulsion de répétition, dont nous avons déjà fait la connaissance, pour en souligner le caractère hautement pulsionnel, voire « démonique [49] » dans les cas où elle entre en conflit avec le principe de plaisir. Parcourant les champs explorés dans les sections plus « cliniques », il relève que, si le jeu d’enfant peut ne pas entrer en contradiction avec le principe de plaisir, ce n’est pas le cas de la répétition dans la cure analytique, qui passe de toutes les manières outre audit principe. Ce dernier constat permet de conclure que les expériences vécues infantiles qui reviennent ainsi au jour n’existaient pas à l’état lié, voire étaient inaptes à tout processus secondaire.

69Mais se pose alors la question de savoir comment on peut théoriquement rendre compte de la corrélation ainsi constatée entre la compulsion de répétition et le pulsionnel. Freud pressent qu’il se trouve là, dans le cours de sa « spéculation », au seuil d’un remaniement considérable de sa conception même des pulsions. On sait que l’analyse qui suit est restée célèbre et n’a jamais cessé d’être l’objet de commentaires. Il l’introduit ainsi : « Ici ne peut que s’imposer à nous l’idée que nous avons débusqué un caractère des pulsions universel, peut-être non clairement reconnu jusque-là, peut-être un caractère de toute vie organique en général [50] ». Qu’il soit remarqué au passage, avant de poursuivre, qu’il est probable qu’ici et dans la suite Freud fait sans le dire un usage du mot Trieb qui remonte à sa source sémantique plus indéterminée d’« instinct », ou en tout cas ne l’exclut pas ; tandis que la traduction par « pulsion » à juste titre adoptée en français se prête moins à un maniement conceptuel souple.

70Jouant sur le préfixe wieder-, plus audible et marqué en allemand qu’en français, Freud conclut de la ré-pétition au ré-tablissement : « Une pulsion serait donc une poussée immanente à l’organique animé, qui tend au rétablissement d’un état antérieur[51] ». Il parle à ce moment-là d’une « manifestation d’inertie dans la vie organique », également de la « nature conservatrice du vivant ». Un peu plus loin, il utilisera aussi le mot « régression [52] ». En cela, et jusqu’à ce point, nous ne sommes pas trop surpris puisque, nous l’avons déjà souligné, le mouvement du retour, d’un retour au commencement et à l’avant est une, sinon la structure dominante de toute la démarche freudienne. Ce qui est nouveau, c’est sa radicalisation et son universalisation: « hypothèse que toutes les pulsions veulent rétablir de l’antérieur… [53] » Ce qui peut troubler aussi, c’est que le schème ici mis en jeu n’est pas si différent de celui qui préside au principe de plaisir, alors que la compulsion de répétition était justement censée emblématiser ce qui lui échappe. Mais c’est une contradiction apparente qui sera levée plus loin.

71Freud ne méconnaît pas qu’il est ici au comble de la « spéculation », qu’il encourt même le grief de mysticisme [54], au sens péjoratif du terme. Il n’ignore pas non plus le caractère paradoxal de ce qu’il avance. Notamment, si tout tend à l’inertie et au retour, il n’y a guère que des perturbations extérieures qui puissent susciter quelque chose comme une « évolution ». Et Freud en arrive à une conclusion qui heurte violemment le sens commun, et selon laquelle la vie ne peut avoir pour but que de revenir à son point de départ, soit, aussi bien, à la mort ! Formule célèbre : «…Le but de toute vie est la mort…[55] ».

72À partir de là, force lui est de constater qu’il en est ainsi venu à contredire de front l’une de ses toutes premières thèses, celle des pulsions d’autoconservation. Et que faire alors des « pulsions sexuelles » qui leur étaient couplées ? Il ordonne ces dernières, assez « naturellement » à la reproduction. À leur manière, les « cellules germinales » travaillent en partie à contre-courant de la substance vivante. Mais on n’en est pas pour autant quitte avec le paradoxe, puisqu’elles sont en fait encore plus conservatrices que les autres, plus résistantes [resistent] aux influences extérieures. Freud décide de les appeler « les pulsions de vie proprement dites [56] », les autres pouvant continuer à être dites « pulsions du moi ».

73Et pour clore cette cinquième section, il persiste et signe : rien n’oblige à céder au « bon sens », malmené, et à postuler quelque pulsion qui ferait aller de l’avant et vers le haut ; refoulement et sublimation suffisent amplement à l’instauration et au développement de la « culture ».

74La sixième section prend son point de départ des derniers acquis de la précédente : Freud pense pouvoir récapituler en disant que les pulsions du moi poussent vers la mort et les pulsions sexuelles vers la continuation de la vie. Cela implique une révision drastique de la première topique, pas tant du point de vue de la répartition que de celui du contenu. Il n’est pas, bien sûr, sans ressentir lui-même quelque embarras face au paradoxe heurtant de sa thèse. Cela l’entraîne à aller en chercher quelque confirmation ou infirmation du côté de la biologie de son temps. Il pense pouvoir conclure de son exploration qu’au minimum rien ne vient exclure son hypothèse[57], qu’il peut donc continuer à la mettre au travail. Il constate qu’il est ainsi conduit à une « conception de la vie pulsionnelle électivement dualiste[58] ». Ce terme reviendra sous sa plume et nous devrons le serrer de près. Autre traduction de ce dualisme : deux processus qui agissent en direction contraire, les uns qui construisent en vue d’une assimilation, les autres qui « dé-construisent » en vue d’une dissimilation. Pourquoi dès lors ne pas parler de « pulsions de vie » et de « pulsions de mort [59] » ? Il note alors sa convergence sur ce point avec Schopenhauer. Et, ne lésinant pas sur les références culturelles, il propose d’appeler, conjointement avec les poètes et les philosophes, « Éros » l’ensemble des pulsions de vie.

75S’ensuit alors une discussion essentielle où Freud va d’une part retracer les remaniements successifs de sa topique pulsionnelle et se confronter parallèlement à ce qu’on peut appeler la question du monisme et du dualisme.

76C’est son essai « Pour introduire le narcissisme [60] » qui a le premier bousculé la théorie première du conflit psychique comme affrontement entre les pulsions du moi ou d’autoconservation et les pulsions sexuelles. En effet, celui-ci revenait pour l’essentiel à poser qu’il y avait aussi un investissement libidinal du moi, dit narcissique. Le « danger » était dès lors dans une sorte d’indistinction, puisqu’il y avait de la libido partout. Le seul recours fut alors, comme il s’exprime, de substituer une différence topique à une différence qualitative : de distinguer une libido dite narcissique d’une libido objectale. Or, la postulation d’un éros englobant peut aviver le danger d’indistinction en submergeant tout de libido. Freud ne méconnaît pas qu’il risque de se retrouver dans une position jungienne, par essence moniste. À l’autre extrémité, il peut pour de bon prêter le flanc à la critique qui reproche à la psychanalyse de vouloir tout expliquer à partir de la sexualité [61].

77C’est alors qu’il revient avec insistance à son actuelle « distinction tranchée entre pulsions du moi = pulsions de mort et pulsions sexuelles = pulsions de vie [62] ». Il remet résolument en avant le terme de « dualiste », qu’il souligne. Il tente aussi un parallèle entre vie et mort d’une part, amour et haine d’autre part, et met de surcroît en jeu sadisme et masochisme, postulant en ce point l’existence d’un masochisme primaire, c’est-à-dire « au-delà » de celui qu’on peut déduire du sadisme, ce à quoi tentera de répondre son essai ultérieur « Le problème économique du masochisme [63] ».

78Cependant, la postulation des pulsions de vie confronte Freud à une véritable difficulté logique, qu’on peut tenter de formuler ainsi. En effet, il s’agit de «marier » le dualisme pulsionnel à son affirmation universelle concernant les pulsions, à savoir qu’elles tendent toutes par essence à rétablir une sorte d’état originaire. Autrement dit, comment ordonner les pulsions de vie à la compulsion de répétition, « qui nous a conduit d’abord à débusquer la pulsion de mort [64] » ? Biologiquement, la question est en gros de savoir si l’on peut supposer un équivalent de la copulation sexuelle dans les organismes les plus archaïques. L’exigence est alors à tout le moins la suivante : « Si l’on ne veut donc pas abandonner la supposition de pulsions de mort, il faut leur associer [zugesellen] dès le début des pulsions de vie [65] ». La « science » n’offrant plus ici aucun recours sûr, Freud fait alors appel au mythe, mais à un mythe forgé par un philosophe, Platon. Il rappelle le fameux récit fait par Aristophane dans Le Banquet[66] du corps humain concu d’abord comme double, ensuite coupé en deux par Zeus, et dont les deux moitiés sont désormais possédées par l’ardent désir [Sehnsucht] de retrouver l’unité perdue. Dans la foulée, Freud qualifie Platon de « poète-philosophe [67] », ce qui n’aurait pas trop été du goût de ce dernier.

79Se conformant aux citations ci-dessus produites par Ilse Grubrich-Simitis, ainsi parvenu au comble de l’envolée de l’imagination, Freud éprouve alors la nécessité d’un temps de lucidité critique. Et nous allons, en cette occurrence, en apprendre beaucoup sur ce qu’il en est de la métapsychologie en ce nouveau paysage. Freud affirme ne pas être lui-même convaincu par ces développements et ne pas appeler à y croire. Il n’est pas sûr d’y croire lui-même [68].

80Il se livre lors à une passionnante récapitulation chronologique des rapports entre observation et « doctrine » en psychanalyse. Nous avons déjà vu avec lui en quoi ces sections de l’Au-delà du principe de plaisir constituent une troisième doctrine des pulsions. Les deux premières, dit-il, étaient des « traductions directes de l’observation en théorie [69] ». Cependant, objecte-til à sa propre objection, sa présente nouvelle doctrine repose « aussi sur du matériel observé, soit les faits de la compulsion de répétition » (je souligne). L’audace et le risque inédits tiennent toutefois à ceci que, pour aller juqu’au bout de cette idée, sans autre choix possible, « on combine plusieurs fois du factuel à du purement construit par la pensée [bloß Erdachtem] et s’éloigne beaucoup, ce faisant, de l’observation [70] ».

81En ce point, ce n’est pas l’imagination qui prend le relais, mais une réflexion de haut vol, qui vaut qu’on s’y arrête. Il y va, si je puis dire, de rien de moins que de la subjectivité du scientifique ; c’est-à-dire, aussi bien, des limites de toute régulation possible de l’incontournable « imagination scientifique ». Suivons Freud pas à pas : « À ceci près qu’on est malheureusement rarement impartial là où sont en jeu les choses dernières, les grands problèmes de le science et de la vie [71]. » Et l’on sait que ces « choses dernières » pouvaient pour Freud être figurées par la fresque de Signorelli à Orvieto. Il ajoute : « Je crois que chacun est dominé par des préférences dont le fondement intérieur est profond, et dont il fait à son insu le jeu avec sa spéculation [72] ».

82* * *

83Qu’on me permette ici de faire entendre ma propre voix, à la suite de celle de Freud. Je crois en effet que la plupart des grandes théories et découvertes scientifiques sont très secrètement guidées par des fondements subjectifs derniers, qui échappent à ceux qu’ils habitent. Faut-il les baptiser « inconscients » ? Je ne sais ; il sont en tout cas « de structure » et se mettent sans doute en place très tôt chez le « sujet ». Je veux dire que le dualisme de Freud est quasi donné chez lui antérieurement à toute expérience. Il ne peut observer et penser qu’en termes dualistes. Et son Au-delà du principe de plaisir est peut-être d’abord là pour prouver que, dès qu’un « monisme » menace, il faut à tout prix le mettre en échec. D’où l’incompatibilité radicale avec Jung. Pourquoi Jung était-il moniste, pourquoi Freud fut-il dualiste ? Parce que c’était l’un, parce que c’était l’autre… Et aucun des deux ne pourra jamais convaincre l’autre. À noter à ce propos que Freud ne cite en tout Hegel que deux fois !

84C’est encore l’un des points sur lesquels les deux Jenseits, celui de Freud et celui de Nietzsche, peuvent se rejoindre. En effet, c’est ainsi que je suis tenté de lire l’exigence que formule ce dernier dans ce livre d’une « psychologie des philosophes ». Il appellerait par là à sonder leurs assises subjectives dernières – et premières, bien sûr.

85Énonçant tout cela, je ne suis pas infidèle à mon titre, puisque ce que je pointe à travers la récurrence du « méta- », avec son extrémité d’« au-delà » n’est que le mode axial selon lequel se monnaie justement le dualisme freudien. Ces deux mots disent bien la coupure inhérente au dualisme. Et ce dispositif ne va pas sans véhiculer d’ailleurs une sorte de variante de transcendantalisme radical où s’entrecroisent singularité et universalité. En effet, note Freud, sans un appareil langagier et conceptuel minimal de départ, et avant toute élaboration ultérieure, nous n’aurions même pas pu percevoir les phénomènes observés à décrire [73].

86Eh bien, je suis freudien; c’est donc sans doute que je suis « dualiste ». Sans cette structure et hors d’elle, je ne pourrais ni vivre ni respirer ni penser. On dit Lacan ternaire. Est-ce à dire que cela me conduirait à jouer Freud contre Lacan? Nullement : je suis lacanien aussi. Mais le « ternarisme » lacanien n’aurait jamais pu s’édifier sans le socle du « dualisme » freudien, sans cet « en deçà » fondateur, auquel Lacan fit « retour »…

Bibliographie

Bibliographie

Je traduis de l’allemand toutes les citations de cet article, ceci dans un souci de littéralité qui donne le meilleur appui possible à mes commentaires – hormis la correspondance entre Freud et Karl Abraham, dont je suis le traducteur. Par ailleurs, sauf mention expresse, je suis l’auteur des soulignements dans les citations.
Pour les ouvrages théoriques de Freud, il est renvoyé aux Gesammelte Werke (Fischer), de la manière suivante : GW 13 désignera par exemple le tome XIII des Gesammelte Werke. Je n’indique pas de traductions françaises, d’une part parce qu’elles sont souvent trop nombreuses, d’autre part parce que les traductions Gallimard et les Oßuvres Psychanalytiques Complètes parues aux PUF portent presque toujours la pagination des Gesammelte Werke en marge.
GW Nachtr. désigne le Nachtragsband, volume additionnel aux Gesammelte Werke, publié en 1987. L’introduction d’Ilse Grubrich-Simitis à la « Vue d’ensemble des névroses de transfert » m’a rendu des services inappréciables. Le même auteur s’est exprimé à plusieurs reprises sur cet essai de Freud, y compris directement en français. Si j’ai choisi ce texte-là, c’est parce qu’il renferme des citations qui m’ont été très précieuses.
Outre les ouvrages théoriques de Freud, voici la liste des ouvrages cités et/ou consultés pour le présent article.
  • Andreas-Salomé, L. (1970) : Correspondance avec Sigmund Freud. Trad. L. Jumel, Paris, Gallimard.
  • Freud, S. (2006) : Lettres à Wilhelm Fließ 1887-1904. Édition complète, Paris, PUF.
  • Freud, S. (2011) : Esquisse d’une psychologie – Entwurf einer Psychologie. Texte rédigé par Freud en 1895. Trad. S. Hommel, J. Le Troquer, A. Liégeon, F. Samson, Toulouse, Érès – édition bilingue.
  • Freud, S. et Abraham, K. (2006) : Correspondance complète 1907-1925. Trad. F. Cambon. Paris, Gallimard.
  • Freud, S. et Ferenczi, S. (1992, 1996, 2000) : Correspondance en 3 tomes. Trad. groupe du Coq-Héron, Paris, Calmann-Lévy.
  • Lalande, A. (1983 [1926]) : Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF.
  • Laplanche, J. et Pontalis, J. B. (1967) : Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF.
  • Nietzsche, F. (1981) : Jenseits von Gut und Böse [Par-delà le Bien et le Mal] in Werke III, hrg. von Karl Schlechta, Ullstein Materialien.

Notes

  • [1]
    GW13, 3-69.
  • [2]
    Freud (2006), p. 233.
  • [3]
    GW4, 287-288.
  • [4]
    Freud (2006), p. 384.
  • [5]
    GW10, 264-303.
  • [6]
    Ibid., p. 270.
  • [7]
    Petite remarque corollaire. Un ami analyste lacanien à qui je rappelai un jour ce passage sourit face à l’attente de Freud selon laquelle l’objet « interne » devrait être plus facile d’accès – sans doute pour cause de proximité – que l’objet externe. Il discernait là quelque chose comme une naïveté. De toute façon, si l’objet interne présente des analogies avec la « chose en soi », on peut toujours courir…
  • [8]
    Cité in Lalande (1983), p. 613. (Schopenhauer, Die Welt, livre I, suppl., ch. XVII ; éd. Grisebach, II, 201.)
  • [9]
    Freud cite souvent des passages de Schopenhauer en relation avec la sexualité humaine.
  • [10]
    GW10, 412-426.
  • [11]
    Ibid., p. 412 note 1.
  • [12]
    Ibid. p. 426. Les abrévations pcs, ics et cs désignent respectivement les « systèmes » préconscient, inconscient et conscient.
  • [13]
    GW2/3, 513-626.
  • [14]
    Freud et Abraham (2006), p. 355.
  • [15]
    GW10, 210-232.
  • [16]
    GW10, 248-261.
  • [17]
    GW10, 428-446.
  • [18]
    La traduction de ce titre générique varie d’autant plus que le choix de Freud varie lui aussi : tantôt, comme ici, Abhandlungen zur Vorbereitung der Metapsychologie, tantôt Zur Vorbereitung der Metapsychologie.
  • [19]
    Freud et Abraham (2006), p. 383-384. Soit dit en passant, si la guerre permit à Freud de rédiger nombre de ces textes, pour la raison qu’elle le privait de patients, on verra aussi comment c’est elle qui fut sans doute en un second temps responsable de l’inachèvement du projet. On apercevra comment.
  • [20]
    On a pu avoir connaissance des thèmes dont ils auraient traité : la conscience, l’angoisse, l’hystérie de conversion, la névrose obsessionnelle, la sublimation et la projection. On verra sous peu de quoi il retournait dans le douzième et dernier de la série.
  • [21]
    GWNachtr., 627-633.
  • [22]
    GWNachtr., p. 632. Andreas-Salomé (1970), p. 122.
  • [23]
    GWNachtr., p. 632. GW14, p. 85.
  • [24]
    GWNachtr., p. 632. Freud et Ferenczi (1996), p. 86.
  • [25]
    GWNachtr., p. 632.
  • [26]
    GWNachtr., p. 633. Freud et Ferenczi (1996), p. 66.
  • [27]
    Op. cit., p. 383.
  • [28]
    GW13, p. 5.
  • [29]
    Op. cit., p. 10.
  • [30]
    Op. cit., p. 14.
  • [31]
    Op. cit., p. 15.
  • [32]
    Op. cit., p. 16.
  • [33]
    Op. cit., p. 17.
  • [34]
    GW13, 237-289
  • [35]
    Op. cit., p. 18.
  • [36]
    Ibid.
  • [37]
    Op. cit., p. 20.
  • [38]
    Op. cit., p. 21.
  • [39]
    Op. cit., p. 22.
  • [40]
    Op. cit., p. 23.
  • [41]
    Freud (2011).
  • [42]
    Op. cit., p. 26.
  • [43]
    Op. cit., p. 32.
  • [44]
    Op. cit., p. 33.
  • [45]
    Op. cit., p. 35.
  • [46]
    Ibid.
  • [47]
    Op. cit., p. 36.
  • [48]
    Ibid.
  • [49]
    Ibid.
  • [50]
    Op. cit., p. 38.
  • [51]
    Ibid.
  • [52]
    Op. cit., p. 39.
  • [53]
    Ibid.
  • [54]
    Ibid.
  • [55]
    Op. cit., p. 40.
  • [56]
    Op. cit., p. 43.
  • [57]
    Op. cit., p. 53.
  • [58]
    Ibid. Je souligne.
  • [59]
    Ibid.
  • [60]
    GW10, 138-170.
  • [61]
    Op. cit., p. 56.
  • [62]
    Op. cit., p. 57.
  • [63]
    GW13, 371-383.
  • [64]
    Op. cit., p. 60.
  • [65]
    Op. cit., p. 61 sq.
  • [66]
    Op. cit., p. 62.
  • [67]
    Op. cit., p. 63.
  • [68]
    Op. cit., p. 63 sq.
  • [69]
    Op. cit., p. 64.
  • [70]
    Ibid.
  • [71]
    Ibid. Je souligne.
  • [72]
    Ibid.
  • [73]
    Op. cit., p. 65.
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