Notes
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[1]
Ce texte a été traduit par Bernard Reber.
-
[2]
Jürg STEINER, The Foundation of Deliberative Democracy. Empirical Research and Normative Implications, Cambridge University Press, à paraître, 2012.
-
[3]
« (...) den geregelten Austausch von Informationen und Gründen zwischen Parteien », Jürgen HABERMAS, Faktizität und Geltung : Beiträge zur Diskurstheorie des Rechts und des demokratischen Rechtsstaats, Suhrkamp, 1992, p. 370.
-
[4]
Jürgen HABERMAS, Moralbewusstsein und kommunikatives Handeln, Suhrkamp, 1983, p. 97.
-
[5]
Jürgen HABERMAS, Between Facts and Norms. Contributions to a Discourse Theory of Law and Democracy, MIT Press, 1996, p. 322.
-
[6]
« Nicht diskursive Ausdrucksformen wie Narrative und Bilder », Jürgen HABERMAS, Ach, Europa, Suhrkamp, 2008, p. 157.
-
[7]
Jane MANSBRIDGE avec James Bohman, Simone Chambers, David Estlund, Andreas Follesdal, Archon Fung, Christina Lafont, Bernard Manin et José Luis Marti, « The Place of Self-Interest and the Role of Power in Deliberative Democracy », The Journal of Political Philosophy 18, 2010, p. 64-100.
-
[8]
John S. DRYZEK, « Democratization as Deliberative Capacity Building », Comparative Political Studies 42, 2009, p. 1381.
-
[9]
Patrizia NANZ, Europolis. Constitutional Patriotism Beyond the Nation State, Manchester University Press, 2006, p. 36
-
[10]
Communication personnelle, mars 2010.
-
[11]
Kasper M. HANSEN, Deliberative Democracy and Opinion Formation, University Press of Southern Denmark, 2004, p. 121.
-
[12]
Sammy BASU, « Dialogic Ethics and the Virtue of Humor », Journal of Political Philosophy 7 (1999), p. 385.
-
[13]
BASU, ibid., p. 385-392.
-
[14]
Cité dans BASU, ibid., p. 398.
-
[15]
Sharon R. KRAUSE, Civil Passions. Moral Sentiment and Democratic Deliberation, Princeton University Press, 2008.
-
[16]
Ibid., p. 103.
-
[17]
Ibid., p. 30.
-
[18]
Ibid., p. 54.
-
[19]
Ibid., p. 118.
-
[20]
Ibid., p. 122.
-
[21]
Ibid., p. 119.
-
[22]
Ibid., p. 119.
-
[23]
Ibid., p.125, 203.
-
[24]
Gary MUCCIARONI et Paul J. QUIRK, « Rhetoric and Reality : Going Beyond Discourse Ethics in Assessing Legislative Deliberation », Legisprudence. International Journal for the Study of Legislation, 4, 2010, p. 42.
-
[25]
Ibid., p. 9.
-
[26]
Jürg STEINER, André BÄCHTIGER, Markus SPÖRNDLI, Marco R. STEENBERGEN, Deliberative Politics in Action. Analyzing Parliamentary Discourse, Cambridge University Press, 2004, p. 98-137.
-
[27]
Robert E. GOODIN, « Talking politics : Perils and Promise », European Journal of Political Research 45, 2006, p. 253.
-
[28]
J. HABERMAS, Moralbewusstsein und kommunikatives Handeln, op. cit., p. 97.
-
[29]
André BÄCHTIGER, Susumu SHIKANO, Seraina PEDRINI, Mirjam RYSER, « Measuring Deliberation. Standards, Discourse Types, and Sequenzialization », présenté à la conférence générale de l’ECPR General, septembre 2009.
-
[30]
Dionysia TAMVAKI and Christopher LORD, « The Content and Quality of Representation in the European Assembly : Towards Building an Updated Discourse Quality Index at the EU Level », présenté à la conférence internationale de l’IPSA, Luxembourg, 18 au 20 mars 2010.
-
[31]
Francesca POLLETTA et John LEE, « Is Telling Stories Good for Democracy ? Rhetoric in Public Deliberation after 9/11 », American Sociological Review 71, 2006, p. 699-723.
-
[32]
Ibid., p. 705.
-
[33]
Ibid., p. 714.
-
[34]
Ibid., p. 718.
-
[35]
Ibid., p. 718.
-
[36]
Jennifer STROMER-GALLEY, « Measuring Deliberation’s Content : A Coding Scheme », Journal of Public Deliberation 3, 2007, p. 1-35.
-
[37]
Le projet inclut des discussions en face-à-face mais à cause d’un problème technique les discussions n’ont pu être enregistrées.
-
[38]
STROMER-GALLEY, op. cit., p. 15 et19.
-
[39]
Ibid., p. 19.
-
[40]
Elzbieta WESOLOWSKA, « Social Processes of Antagonism and Synergy in Deliberating Groups », Swiss Political Science Review 13, 2007, p. 663-680.
-
[41]
Ibid., p. 674.
-
[42]
Marli HUIJER, « Storytelling to Enrich the Democratic Debate : The Dutch Discussion on Embryo Selection for Hereditary Breast Cancer’ », BioSocieties 4, 2009, p. 223-238.
-
[43]
En France, DPI.
-
[44]
HUIJER, op. cit., p. 234.
-
[45]
Ibid., p. 236.
-
[46]
Ibid., p. 235.
-
[47]
Ibid., p. 237.
-
[48]
J. STEINER, The Foundation of Deliberative Democracy, chapitre 4.
-
[49]
Bernard REBER, La délibération des meilleurs des mondes, entre précaution et pluralismes, monographie inédite en vue de l’obtention d’une habilitation à diriger des recherches, Université Paris IV, Sorbonne, 2010.
1 Selon la théorie de la démocratie délibérative, les arguments doivent être justifiés. Ce point de la théorie comporte deux aspects, l’un formel et l’autre substantiel. Ici je m’intéresserai à l’aspect formel. Je traiterai l’autre aspect dans un livre à paraître [2]. Dans la version habermassienne de la délibération, les arguments doivent être justifiés d’une manière rationnelle et logique. Les assertions doivent être introduites et évaluées de façon critique dans « des échanges d’informations et de raisons ordonnés entre les parties [3] ». Les arguments doivent avoir des caractéristiques intrinsèques qui les rendent incontestables au regard des autres [4]. « L’action communicationnelle fait référence à un processus argumentatif dont les participants justifient la validité de leurs prétentions devant un public idéalement étendu [5] ». Habermas exclut explicitement que les narrations et les images soient de véritables justifications délibératives [6]. Cette exclusion par Habermas fait l’objet d’une grande controverse dans la littérature philosophique à propos de la rationalité dans la justification des arguments. Des théoriciens, par exemple Jane Mansbridge, soutiennent que des témoignages à partir d’histoires personnelles devraient également pouvoir compter comme des justifications valides. Elle justifie ainsi sa position :
Des histoires peuvent établir une crédibilité, créer de l’empathie et déclencher un sens de l’injustice, toutes choses qui contribuent directement ou indirectement à la justification. Tous les théoriciens de la délibération n’acceptent pas que les récits ou d’autres méthodes semblables soient compatibles avec les idéaux délibératifs, excluant de la délibération plus particulièrement toute forme « irrationnelle » de persuasion. Cependant, pour une bonne délibération, le parti pris d’un respect mutuel à l’égard des autres participants requiert presque toujours l’empathie vers ce qui est commun et les différences. Les actions empathiques, qui demandent d’essayer de se mettre soi-même à la place d’autrui, engagent habituellement les facultés non cognitives et exigent des formes non cognitives de communication [7].
3 C’est donc finalement une question empirique que je traiterai dans la seconde partie de cet article : des récits peuvent-ils être utilisés avec succès pour justifier des arguments ? John Dryzek tend plus en direction de Mansbridge affirmant que les histoires peuvent effectivement induire la réflexion :
Certaines contributions (Habermas par exemple) privilégient l’argument rationnel, mais la délibération peut s’ouvrir à une variété de formes communicationnelles, comme la rhétorique, le témoignage (basé sur des histoires) et l’humour. Généralement la communication politique du monde réel mélange ces différentes formes et celles qui ne comportent pas d’arguments peuvent être effectives pour induire une réflexion [8]
5 Une autre théoricienne, Patrizia Nanz, partage avec Dryzek l’idée que le modèle délibératif devrait ménager un espace pour les témoignages personnels. Sa formulation sous-entend que les histoires personnelles peuvent aussi servir de justification. Pour elle, le débat public devrait aussi permettre d’exprimer son identité et de parler en son nom propre. Ce faisant, chacun ne mettrait pas seulement une nouvelle question à l’ordre du jour des discussions, mais exprimerait son opinion :
En soulignant les conceptions critique/rationnelle du discours, Habermas néglige l’étendue de la communication publique qui ne consiste pas à argumenter en vue d’atteindre un consensus, mais engage des questions relevant de l’intérêt individuel, de la reconnaissance sociale et culturelle, du pouvoir, du prestige, etc. La participation à des débats publics n’est pas simplement affaire de formulation de contenus mais également capacité à parler en son nom propre. De cette façon un protagoniste exprime en même temps son identité socioculturelle grâce à des modes d’expression et à des représentations rhétoriques. En conséquence d’autres formes de communication publiques (narrations liées à l’identité, histoires, marchandages, etc.) doivent également être prises en considération afin d’analyser comme il se doit la sphère publique [9].
7 Claudia Landwehr est elle aussi ouverte à la narration mais elle est prudente : « Nous devons faire attention pour savoir jusqu’où nous pouvons intégrer la rhétorique et les histoires sans abandonner ce qui est essentiel dans la délibération, à savoir l’échange des raisons ». Elle met en garde : « Les narrations peuvent être grandement manipulées, et il est difficile d’évaluer leur vérité. Même si les narrateurs ne sont pas à proprement parler des menteurs, ils peuvent exagérer, jouer avec les émotions du public ». C’est pourquoi « il faut poursuivre les recherches empiriques pour découvrir quels sont les effets des narrations, qui en bénéficie si nous permettons à la narration de jouer un rôle important dans les discours ». Landwehr propose l’hypothèse suivante : « Ceux qui sont meilleurs dans l’argumentation seront les meilleurs dans la narration [10] ».
8 De façon similaire, Kasper Hansen hésite beaucoup à accorder une part importante à la narration dans la délibération. Il reconnaît que les histoires peuvent « aider à établir une compréhension intersubjective de la situation. La narration peut aussi inspirer la sympathie et révéler les sources des valeurs des participants. Cela peut servir à expliquer les prémisses sous-jacentes des opinions des participants ». Cependant, comme Landwehr, Hansen met en garde pour que les histoires personnelles émotionnelles ne soient pas « fortement manipulatrices [11] ».
9 Nous l’avons vu, Dryzek va jusqu’à mentionner l’humour comme élément de la justification délibérative. Sammy Basu consacre tout un article à cette part de l’humour à la délibération. Il reconnaît dans l’humour une vertu [12] :
L’humour suspend provisoirement le décorum, rendant l’esprit libre pour écouter toutes les versions. Il permet à quelqu’un de suspendre temporairement les croyances qu’il chérit et d’en contempler les implications sans tricheries (…) L’humour débusque les ambiguïtés, les contradictions et les paraboles de ce qui est traité autrement de façon littérale (…). L’humour maintient le processus ouvert (…). Il peut être un lubrifiant social. Il brise la glace et remplit les silences étranges (…). La comédie permet à la franchise d’être moins menaçante [13].
11 De manière contrastée, Habermas souhaite que la délibération soit lestée d’humour : « Les blagues, les représentations fictionnelles, l’ironie, les jeux et ainsi de suite, reposent sur l’exploitation intentionnelle des confusions de catégories [14] ». On en revient ainsi à l’instance habermassienne sur la rationalité comme seule voie acceptable pour justifier les arguments dans le modèle délibératif. Cette position est critiquée frontalement avec force et de façon systématique par Sharon R. Krause [15]. En repartant de David Hume, Krause affirme que Habermas et les autres théoriciens insistent trop sur la rationalité, et qu’il faudrait accorder plus d’attention, non seulement aux histoires mais aux sentiments et à la passion en général. Elle argumente ainsi : « La délibération telle que Hume la conçoit n’est pas dépourvue d’intellect, mais implique plus que le pur intellect. Le processus du raisonnement pratique est holiste ; en lui la connaissance et les affects sont profondément intriqués [16] ». A partir de cette position humienne Krause critique Habermas pour avoir été insuffisamment attentif au fait que toutes les raisons comportent un élément affectif. « Avoir une conception du bien est par conséquent avoir un attachement affectif à celle-ci ou un désir de la réaliser. Quand nous sommes rationnels nous sommes aussi désirants [17] ».
12 Selon Krause, Habermas inclut beaucoup plus d’affect dans son concept de rationalité qu’il ne veut le reconnaître. Pour démontrer que la pure rationalité est impossible, Krause se réfère aux neurosciences et cite Antonio Damasio, dont les recherches suggèrent que « la géniale stratégie dont Kant, parmi d’autres, se fait l’avocat, a plus à voir avec les manières dont décident les patients ayant connu des dommages préfrontaux qu’à la façon dont opèrent habituellement les individus normaux [18] ». Krause ne se fait pas nécessairement l’avocate de plus de passions en politique, car elle est tout à fait consciente qu’une passion incontrôlée peut avoir des conséquences dévastatrices. Elle cherche plutôt à nous inciter à traiter les passions comme une partie de la délibération tant qu’elles comportent une dimension morale. « Les expressions des sentiments peuvent valablement contribuer à la délibération publique, même si elles ne prennent pas une forme argumentative explicite [19] ». Krause perçoit un large éventail d’expressions émotionnelles susceptibles d’avoir une dimension morale importante. « En permettant les expressions délibératives informelles, symboliques et de témoignage, on peut enrichir la réflexion des citoyens sur les questions publiques et de ce fait améliorer la délibération publique. De telles expressions sont également excessivement importantes pour cultiver les sentiments moraux [20] ». Toutefois, Krause est consciente d’ouvrir la porte sur la question de la place accordée à l’excès d’émotions dans le concept de délibération : « Afin d’être certain, il est important de distinguer entre les formes d’expression délibératives et non délibératives. Toute expression n’est pas délibérative et on risque de perdre le pouvoir de clarification de l’analyse si nous définissons la catégorie trop largement [21] ». Pour être pris en compte par Krause comme délibératifs, les actes émotionnels doivent « représenter un effort pour changer (a) les esprits et les cœurs du public, (b) quelques aspects d’une loi ou d’une politique, et (c) une conception de la justice [22] ». Krause résume sa position ainsi :
Nos esprits sont changeants quand nos cœurs sont engagés (…) nous ne pouvons pas être des délibérants sans passion, désengagés que nous pensons devoir être, même si nous arrivons à délibérer de façon impartiale. Si ce livre fait progresser la compréhension fondamentale de nous-mêmes, de nos passions réflexives et de nos pratiques délibératives, il aura rempli son ambition. Il suggère que toutes les initiatives politiques entreprises au nom de la justice impartiale ne devraient pas pointer vers la transcendance mais en faveur de la civilisation des passions dans la vie publique [23].
14 Avec leur souci d’aboutir à des résultats politiques, Gary Mucciaroni et Paul J. Quirk introduisent une autre controverse dans cette littérature. Ils prétendent que les processus de décision politique doivent être conduits selon une voie intelligente et que cela ne dépend pas seulement du terme jusqu’auquel le processus de décision remplit des critères de logique formelle. Pour évaluer l’intelligence d’un débat Mucciaroni et Quirk veulent « se concentrer sur la précision et le réalisme des législateurs soucieux des effets des politiques ». Ils veulent comparer les revendications des législateurs « aux meilleures preuves empiriques et aux analyses – des chercheurs, consultants et autres experts dont disposent les législateurs – qui soutiennent ces revendications au moment où le débat a lieu. Nous estimons que ces prétentions sont d’autant plus réalistes ou au moins défendables, qu’elles sont plus consistantes avec les preuves et une opinion éclairée ». Mucciaroni et Quirk « ne pensent pas que les experts aient toujours raison, ni que les législateurs élus démocratiquement devraient adopter leurs positions et rejeter celles des constituants, mais nous faisons l’hypothèse que la délibération sera mieux informée et, dans la plupart des cas, les politiques publiques mieux servies si les législateurs suivent ceux qui sont généralement réputés comme les plus compétents sur un sujet [24] ». Avec cette conception d’une bonne justification Mucciaroni et Quirk soutiennent qu’il n’est pas suffisant d’établir des liens logiques entre les raisons et les opinions. Ces liens doivent aussi être soutenus par de solides recherches empiriques. Avec cette approche ils vont au-delà de la notion habermassienne de rationalité, en ajoutant un aspect substantiel. Mucciaroni et Quirk appliquent leur approche au Congrès des États-Unis et arrivent au résultat suivant : « Ce débat au Congrès incluait une grande part de distorsions, d’informations erronées et de pure fausseté ». Ils « découvrirent comme particulièrement décourageant que des législateurs réaffirment de façon persistante des inexactitudes même après qu’elles aient été corrigées à de multiples reprises [25] ».
15 Je passe maintenant de la dimension normative à la dimension empirique de la délibération. Notre équipe de recherche enquête sur le niveau de délibération de débats parlementaires en Allemagne, en Suisse, au Royaume-Uni et aux États-Unis [26]. Selon notre Index de Qualité du Discours (IQD), un niveau sophistiqué de justification signifie qu’il comporte une certaine complexité au sens où un argument est justifié par plus d’une raison et que ces raisons sont logiquement liées aux résultats postulés. Le résultat le plus étrange de notre enquête était la grande différence entre les sessions publiques plénières et les séances de comités derrière des portes closes. Pour cette partie de l’enquête nous avons analysé 3086 actes de langage de 52 débats. Dans les discussions publiques, 76 % des actes de langage révélèrent une justification sophistiquée, pour seulement 30 % des débats non publics. Il semble que dans les débats publics, les parlementaires veulent apparaître comme raisonnables et, de ce fait expriment des arguments complexes. De l’autre côté du spectre, nous constatons que pour 21 % des actes de langage des débats non publics, une demande était formulée sans qu’aucune raison ne l’étaye ; dans les actes de langage publics il n’y en avait que 6 %.
16 Dans quelle mesure ces résultats correspondent-ils à la rationalité postulée par Habermas ? Les discussions en séances de comités derrière des portes closes étaient apparemment loin de l’idéal habermassien. Robert Goodin en donne une explication plausible :
Dans le discours ordinaire nous procédons généralement en assumant que les autres en sont presque au même point que nous. On exhibe des arguments en attendant des autres qu’ils comprennent les allusions plutôt qu’en martelant un point. Nous parlons principalement en termes de conclusions, ne laissant à la discussion ordinaire que l’ébauche plus brève d’un argument décrivant le raisonnement qui sous-tend ces conclusions. Nous faisons ainsi précisément de façon qu’il n’est pas nécessaire de marteler le point défendu [27].
18 Si on applique cette explication aux séances des comités qui se tiennent derrière des portes closes, on devrait dire que les parlementaires se sentent entre eux engagés comme dans une discussion ordinaire, au point de se permettre les raccourcis décrits par Goodin.
19 Comment considérer les séances des débats en séance plénière avec public ? Ont-ils les caractéristiques qui les rendent incontestables aux yeux d’autrui comme le demande Habermas ? Pourrait-on dire que c’était « un processus d’argumentation dans lequel ceux qui y ont pris part justifient leurs prétentions à la validité devant une audience étendue idéalement [28] » pour reprendre les mots d’Habermas ? Dans notre analyse, nous cherchions à savoir si des arguments contenaient des chaînes logiques reliant des raisons pour postuler des résultats. Toutefois nous n’avions pas jugé si ces raisons étaient bonnes. Assurément, certaines d’entre elles n’étaient certainement pas tombées du ciel au sens habermassien. Pourquoi alors ne pas juger de la rigueur logique des arguments ? Cela ne serait pas une tâche impossible mais impliquerait de gros problèmes de mesure, de telle façon que nous renonçons pour l’instant à entrer dans ce domaine de la mesure de la qualité logique des arguments. Cela signifie que nous pouvons simplement dire à partir de notre enquête que l’écrasante majorité des actes de langage dans les sessions plénières contenaient d’une façon ou d’une autre un raisonnement rationnel ; dans très peu de cas, il y avait absence de raisonnement.
20 Que dire des histoires utilisées comme justifications ? Dans le prolongement de l’analyse de nos données, Bächtiger et ses collègues se sont posé la question pour deux débats qui eurent lieu en Suisse, l’un portant sur la possibilité d’un article sur la langue dans la Constitution et l’autre sur la loi du travail [29]. Ils comparèrent le nombre de références à teneur narrative concernant les expériences personnelles au pourcentage total des actes de langage. En ce qui concerne l’article portant sur la langue, 30 % des actes de langage dans les sessions plénières contenaient une histoire personnelle, 19 % dans les séances de comité. Pour la discussion portant sur la loi du travail, les histoires personnelles étaient plus rares : 10 % pour les sessions plénières et 4 % dans les séances de comité.
21 Ces données indiquent que l’usage d’histoires dépend largement des problèmes qui sont soumis à discussion. Celui de la langue est bien plus propre à stimuler des histoires personnelles que la loi du travail et son aspect plus technique. Il faut aussi noter que les histoires personnelles sont plus souvent racontées en présence du public dans les séances plénières que derrière les portes closes des rencontres de comités. L’explication pourrait être que les histoires personnelles constituent des arguments plus séduisants pour ceux qui assistent aux débats de l’extérieur du Parlement que pour les collègues qui y siègent.
22 Un autre résultat de l’analyse de Bächtiger et de ses collègues est que les histoires personnelles sont plus nombreuses au début d’un processus de prise de décision. C’est vrai pour la discussion sur la langue qui eut lieu lors de deux séances plénières. Il y avait 34 % d’histoires personnelles lors de la première session ; elles tombèrent à 22 % lors de la seconde. Le comité s’est réuni huit fois pour un pourcentage d’histoires personnelles passant de 33 à 29, 20, 17, 0, 5, 7 et 8 %. Pour la loi du travail au nombre d’histoires personnelles de toute façon réduit, le modèle était plus inégal.
23 Dionysia Tamvaki et Christopher Lord se servirent d’une version avancée du IQD pour enquêter sur 32 sessions plénières du Parlement européen pour une période allant de 2004 à 2009 [30]. Ils se servirent très exactement de nos quatre niveaux avec le souci d’appréhender l’aspect formel de la justification. Comparé aux sessions plénières de nos parlements nationaux, le très haut niveau de justifications sophistiquées fut moins fréquent au Parlement européen avec 17 % contre 76 % pour les parlements nationaux. Ces 17 % sont comparables aux réunions de comité des parlements nationaux où 30 % des arguments atteignent un haut niveau de justification sophistiquée. Si on considère l’autre extrémité du spectre, 10 % des membres du Parlement européen ne donnèrent aucune raison à leurs revendications et 33 % n’établirent aucun lien entre les raisons et les demandes. Si l’on combine ces deux niveaux bas de justification, nous arrivons à 44 %, tandis que le résultat correspondant pour les sessions plénières dans les parlements nationaux n’est que de 12 %. Toutefois, dans les réunions de comité des parlements nationaux, le résultat correspondant est de 40 %, à peu près identique au résultat des sessions plénières du Parlement européen.
24 Pourquoi les débats du Parlement européen seraient-ils plus semblables aux réunions des comités que des séances plénières des parlements nationaux ? On peut spéculer et avancer que les séances plénières du Parlement européen attirent peu l’attention du public, de sorte que ses membres vont plus vite dans le déploiement de leurs justifications, de la même façon que les séances des comités des parlements nationaux.
25 Ayant considéré le niveau des élites que sont les parlements de quatre démocraties occidentales et de l’Union européenne, tournons-nous maintenant vers celui des citoyens ordinaires. Jusqu’à quel point leurs arguments politiques sont-ils rationnels et s’appuient-ils sur des histoires personnelles ? Il existe une évidence empirique solide : les citoyens usent plutôt souvent d’histoires personnelles pour étayer leurs arguments. Cela dépend toutefois du sujet soumis à discussion. Certains problèmes incitent davantage aux narrations que d’autres.
26 Commençons avec les résultats d’une recherche où les narrations n’étaient pas vraiment importantes et où les auteurs donnèrent des éclairages intéressants sur la fonction de la narration dans la discussion politique. Je me réfère à une étude de Francesca Polletta et John Lee sur une discussion on-line de citoyens new-yorkais à propos de la reconstruction du site du World Trade Center [31]. Les participants étaient invités à faire des recommandations sur le design du site dans un forum parrainé par les autorités chargées de la reconstruction et des groupes de la société civile. Ces recommandations devaient porter aussi bien sur les logements et les transports que sur les plans de développement économique et sur un mémorial dédié aux victimes du désastre. En tout, le forum on-line comptait 26 groupes de participants. Ces derniers, enregistrés à l’avance ne pouvaient poster leurs opinions que pour leur groupe. Polletta et Lee choisirent pour leur étude douze de ces groupes. En général les gens étaient plus enclins à étayer leurs opinions sur des raisons qu’en s’appuyant sur des histoires personnelles. Les narrations se montaient à 11 % pour la totalité des revendications. Les femmes étaient plus enclines que les hommes à s’appuyer sur des récits personnels. Il n’y avait pas de variations selon le revenu, le niveau d’éducation ou la race dans le choix de la narration. Dans la partie principale de leur investigation Polletta et Lee cherchèrent à savoir : « Quelles réponses les histoires suscitent-elles si on les compare aux raisons ? Les narrations favorisent-elles ou empêchent-elles des échanges non contraints, la flexibilité des ordres du jour et des accords libres, qui sont les attributs d’une bonne délibération [32] ? » Les résultats indiquent « qu’une revendication narrative a trois fois plus de chance qu’une revendication non narrative d’obtenir une réponse avec ou sans accord, une demande de clarification ou une reformulation, un doute quant à la généralisation de la revendication ou sa pertinence, une confirmation ou une prétendue mauvaise interprétation [33] ». Polletta et Lee en concluent que « la narration est capable d’assurer une audition sympathique pour les revendications qui n’auraient probablement pas la possibilité d’être entendues autrement (…) Ces atouts sont très importants pour les groupes désavantagés dans la mesure où leurs perspectives sont plus fréquemment marginales dans le débat politique dominant [34] ». Plus généralement, pour Polletta et Lee :
La création d’histoires d’une réalité alternative rend possible pour des audiences l’identification à des expériences sensiblement différentes dès lors qu’elles reconnaissent ces expériences. L’appartenance des narrations à un stock culturel d’intrigues permet aux narrateurs d’avancer des éléments nouveaux comparés aux formes familières et canoniques des histoires. L’ouverture des histoires à l’interprétation encourage les narrateurs et les auditeurs à collaborer pour tirer des leçons de l’expérience personnelle (…) Les narrations peuvent être efficaces dans la mesure où leurs conclusions normatives sont ambiguës. L’ouverture des narrations à l’interprétation rend possible, pour ceux qui délibèrent, la proposition d’introduire des compromis dans leurs positions de manière non antagoniste à l’égard des autres tenants de la délibération [35]
28 Tous ces éléments constituent de forts facteurs en faveur de l’utilité des histoires pour une bonne délibération. Un élément est d’une grande importance dans la recherche de Polletta et Lee : la narration aide les groupes désavantagés de la société, car l’égalité d’écoute est un élément clé d’une bonne délibération.
29 Les travaux de Jennifer Stromer-Galley à l’occasion d’une autre discussion on-line ont porté sur la narration [36]. Ils s’inscrivent dans le projet d’agora virtuel mis en place par des résidents de l’université Carnegie Mellon de Pittsburgh pour discuter dans de petits groupes des problèmes des écoles publiques de la ville. Les questions étaient plus précisément consacrées à la sous-utilisation des écoles [37]. Les participants étaient rattachés à vingt-trois groupes de discussion on line. Dans ce contexte, les histoires étaient beaucoup plus fréquentes que dans l’étude précédente sur la reconstruction du site du World Trade Center. En effet, dans l’étude de Pittsburgh « les anecdotes personnelles étaient fréquemment utilisées (…) Les participants de la délibération utilisaient leurs expériences personnelles comme base de départ du raisonnement [38] ». 33 % de tous les arguments s’appuyaient sur des histoires personnelles. Quand les participants donnèrent des raisons non personnelles, c’est en sollicitant les informations synthétiques des groupes et des médias.
30 Pourquoi les histoires personnelles sont-elles bien plus fréquentes à Pittsburgh qu’à New York ? Une raison évidente est que les expériences personnelles avec les écoles sont plus communes que les expériences concernant la reconstruction du site du World Trade Center. De façon critique Stromer-Galley fait remarquer « un nombre élevé de discussions hors sujet [39] ». On peut aisément imaginer que les histoires personnelles ne se rapportaient pas toujours strictement à un sujet donné et ne visaient pas à savoir que faire de la sous-utilisation des écoles.
31 Tout ce qui est hors-sujet doit-il être pour autant perçu comme négatif comme Stromer-Galley le fait ? Nous l’avons vu, Polletta et Lee tirent d’autres conclusions sur les ambiguïtés : elles peuvent être utiles à la délibération en réduisant le risque d’antagonismes entre participants à la délibération. De ce point de vue, une personne peut raconter une histoire drôle sur ses jours passés à l’école n’ayant presque rien à voir avec sa sous-utilisation, mais aidant à adoucir l’atmosphère du groupe de discussion.
32 Elzbieta Wesolowska pose la question de la fonction de la narration pour une bonne délibération dans une étude portant sur des parents polonais d’enfants en âge de scolarité discutant du problème de l’éducation sexuelle à l’école [40]. Encore une fois, le thème est propice à la narration d’histoires personnelles. Ce fut surtout le cas quand les groupes étaient composés de femmes. Wesolowska résume ainsi les résultats de ces situations :
Il y eut partage d’expériences et d’émotions, accompagnant des point de controverse majeurs. Ces expériences incluaient la découverte d’une sexualité individuelle dès la jeunesse et plus tard, ainsi que la maternité. Grâce à des histoires, les femmes se communiquaient les unes aux autres assez fréquemment leurs angoisses, leur curiosité, leurs espoirs et d’autres sentiments accompagnant ces expériences. Les principales protagonistes de ces histoires étaient pour la plupart en conflit. Certains récits étaient très personnels et intimes. Assez souvent, l’histoire racontée par une personne était suivie du récit similaire d’une autre. Ainsi, on pouvait observer une sorte de « chaîne narrative ». Les participants communiquaient leur connaissance, leurs sentiments et leurs convictions d’une manière facile à comprendre et à retenir, terminant leurs histoires par des recommandations pratiques concernant à proprement parler l’éducation sexuelle à l’école [41].
34 Wesolowska conclut de son enquête qu’une « délibération effective n’a pas besoin d’être un échange d’argumentations rationnelles (…) un mode narratif de communication y conduit, où les valeurs, les expériences et des connaissances transmises mènent à un accord ».
35 Marli Huijer propose une autre série de données démontrant de manière convaincante les effets bénéfiques de la narration pour la délibération [42]. Elle a étudié aux Pays-Bas le débat politique relatif à la sélection d’embryons dans le cas de cancers du poumon dus à l’hérédité (diagnostic génétique préimplantatoire, DGP [43]). Le 26 mai 2008, le Secrétaire d’État à la santé du parti travailliste annonçait que la sélection embryonnaire en cas de cancer du poumon embryonnaire serait désormais permise. Son argument insistait sur le principe de l’autonomie du patient de sorte que les femmes porteuses d’une maladie héréditaire sérieuse pourraient faire l’option du DGP pour protéger leurs enfants. Cet argument rencontra l’opposition du parti chrétien réformé, mettant en garde devant une pente glissante : puisque nous sommes tous exposés à l’un ou l’autre risque génétique, ce type de diagnostic pourrait être utilisé pour toute sorte de maladies héréditaires potentielles. La bonne santé ne devrait pas avoir la priorité sur la vie humaine elle-même. Au seuil de ce débat les deux positions se présentaient comme fortement contrastées, ne laissant aucun espace pour un compromis. Des personnes ordinaires dont les familles comprenaient des personnes atteintes de cancers des poumons commencèrent à raconter leurs histoires dans les médias, prenant position dans les deux camps. Huijer caractérise ces histoires ainsi : « Plutôt que de fournir de simples exemples, les histoires soulignent la complexité des situations morales. Souvent on n’avait pas une intrigue claire. De plus, leur style était plus émotionnel et moins rhétorique (…) ; il cherchait davantage à obtenir la compréhension qu’à persuader les autres (…) Les histoires étaient plus ambiguës que celles des politiciens. (…) Les histoires pouvaient servir à compléter et à ouvrir les arguments de la discussion sur le DGP [44] ». L’analyse de Huijer identifie un effet fort de ces narrations sur le débat entre politiciens :
En résumé, après avoir écouté les histoires ambiguës de femmes et d’hommes qui souffraient directement le supplice de vivre avec un cancer du poumon héréditaire, la façon non équivoque et basée sur des principes avec laquelle le parti travailliste et celui des chrétiens réformés initièrent la discussion publique sur le DGP dans le cas du cancer héréditaire évolua au point d’en arriver à un manque de respect. Les narrations aidèrent alors à transformer la sphère publique où généralement ce sont les politiciens et le public qui agissent et parlent, en un domaine où les gens étaient prêts à s’écouter les uns les autres pour atteindre un respect mutuel [45].
37 Cette compréhension entraîna un compromis sur lequel les deux partis politiques pourraient se mettre d’accord ; « chaque demande de DGP serait évaluée séparément. Assistés par une équipe d’experts multidisciplinaire, le patient et le médecin devaient prendre en compte la sévérité et la nature de la maladie, les options de traitements, des critères additionnels de traitement, ainsi que des facteurs psychologiques et moraux [46] ». Huijer conclut de ses recherches que « plus que n’importe quel argument raisonné les histoires des porteurs (de maladie) font voir la complexité morale de leurs situations. C’est un résultat immense dans une démocratie où la plupart des leaders et des citoyens préfèrent des positions claires et sans ambiguïté [47] ».
38 Qu’est-ce que ces données empiriques nous apprennent sur le rôle normatif de la narrativité dans le modèle délibératif de la démocratie ? Tout d’abord que nous devons reconnaître que la narration est présente au niveau des élites et des masses. Les parlementaires et les citoyens ordinaires usent souvent d’histoires pour justifier et renforcer leurs arguments. Il me paraît que la narration est assez souvent compatible et même efficace pour les valeurs postulées par le modèle délibératif. Le potentiel interactif de la narration révélé par la discussion on-line des citoyens de New York à propos de la reconstruction du site du World Trade Center a montré que les histoires ont plus de chance d’obtenir des réponses. Les autres participants veulent que les narrateurs élaborent et clarifient les implications de leurs récits pour le problème soumis à discussion. Ainsi les histoires encouragent-elles l’échange dans la discussion.
39 Le projet des parents polonais discutant de l’éducation sexuelle à l’école révèle aussi le potentiel interactif de la narration. Assez souvent une histoire racontée par une personne était suivie par d’autres histoires similaires débouchant sur une chaîne entière d’histoires. De tels enchaînements d’histoires se terminent par des recommandations pratiques relatives à l’éducation sexuelle dans les écoles. Selon le modèle de la démocratie délibérative un autre effet bénéfique de la narration est qu’elle aide celle ou celui qui est désavantagé(e) à être mieux entendu(e). Ces histoires personnelles aident ceux qui sont défavorisés comme on l’a vu dans le cas de la discussion on-line des citoyens de New York sur la reconstruction du site du World Trade Center.
40 Un autre avantage possible dans l’optique du modèle délibératif est que les histoires ne tendent pas à renforcer les antagonismes. Cela revient également dans cette discussion, où il a été remarqué que les histoires comportent un caractère ambigu et sont ouvertes à l’interprétation, ce qui retire de la discussion les options tranchées. Si quelqu’un est d’accord avec la conclusion résultant d’une narration en racontant d’autres histoires similaires, on ne peut savoir jusqu’à quel point les narrateurs sont bien d’accord les uns avec les autres. Ce caractère vague peut contribuer à alléger l’atmosphère pour réduire le niveau d’antagonisme, mais il peut également avoir l’inconvénient que l’ambiguïté de la discussion empêche une décision claire, ce qui ne correspondrait pas à l’exigence de rationalité du modèle délibératif. On peut dire que ce modèle de décision basé sur la narration comporte un aspect de confusion, ce qui n’est pas dans l’esprit du modèle délibératif.
41 Après la narration, examinons deux autres problèmes. Nous l’avons vu, certains théoriciens craignent que les récits soient utilisés de manière manipulatrice. Ces craintes sont fondées si nous rappelons que les parlementaires se servent d’histoires beaucoup plus souvent en séances plénières que dans les sessions de comités. Quand ils parlent en public dans les séances plénières les membres du parlement ne s’adressent pas souvent à leurs collègues mais à tout le public ; il est alors tentant d’user de narrations pour manipuler l’opinion. Par contraste, derrière les portes closes des comités, les histoires sont moins efficaces pour la manipulation, ce qui peut expliquer qu’elles soient moins fréquentes.
42 Un autre problème avec la narration survint quand les citoyens de Pittsburgh se sont interrogés pour savoir que faire des écoles sous-utilisées, cette discussion contenant de nombreux points hors sujet. C’est certainement un problème lorsque beaucoup de récits ne sont pas liés au problème soumis à discussion parce que l’intérêt des participants peut disparaître et la discussion dériver. Toutefois on peut considérer que les histoires hors sujet, notamment sous la forme de bonnes blagues inoffensives, peuvent détendre l’atmosphère, ce qui peut en échange aider plus tard à élever le niveau de délibération. Dans ce contexte, il est pertinent de s’interroger sur ce problème controversé entre théoriciens de savoir si les histoires doivent toujours relier le particulier au général pour être reconnues comme valables dans les perspectives délibératives.
43 Pour rappel Dryzek répond positivement à la question et Morrelle négativement. Après les expériences rapportées ci-dessus, j’adopte une position moyenne. Il est légitime que quelqu’un raconte une histoire liée à des événements particuliers de sa vie, par exemple si l’on pense aux soins à domicile. Toutefois, pour la suite de la discussion, les autres participants devraient faire l’effort de relier cette histoire particulière à un niveau supérieur en montrant comment le système de soins à domicile en général devrait être amélioré.
44 Quand nous considérons toutes les conséquences possibles de la narration, comment s’ajuste-t-elle avec le modèle délibératif quand les participants à une discussion politique essaient de justifier et de renforcer leurs arguments avec des histoires ? Selon moi l’ajustement n’est pas si mauvais. En effet les analyses empiriques montrent que la narration contribue à renforcer la réciprocité en vue d’une meilleure égalité et de moins d’animosité ; dans l’ensemble cela apparaît favorable à la perspective de la délibération. Rappelons que l’aspect négatif est que les histoires peuvent être utilisées avec des intentions manipulatrices et faire dériver la discussion de son sujet. Quand des « mini publics » tels que des jurys de citoyens sont mis en place, les modérateurs doivent prendre en compte ces raccourcis possibles. Ils doivent veiller à ce que la discussion reste concentrée et que les histoires ne soient pas utilisées mal à propos en s’engageant dans une voie manipulatrice. Les histoires doivent aussi être respectueuses [48]. Empiriquement, nous avons vu que les histoires sont plus utiles au début d’une discussion et que tous les problèmes ne sont pas également adaptés à des narrations, par exemple il est évident que la place de la narration est plus grande dans une discussion sur les écoles que dans un débat sur l’approvisionnement militaire. Les modérateurs des « mini publics » doivent tenir compte de ces résultats en encourageant davantage les récits au seuil d’une discussion et considérer pour quels types de problèmes les narrations sont le plus appropriées.
45 Il y a actuellement de nombreuses publications sur le rôle positif de la narration dans la délibération. J’agrée avec la remarque de Claudia Landwehr citée plus haut, à savoir que « nous avons à considérer avec précaution jusqu’où nous pouvons embrasser la rhétorique et la narration sans abandonner ce qui est essentiel à la délibération : l’échange des raisons ». Nous ne devons pas laisser le modèle délibératif dériver trop loin de la délibération. Les politiciens professionnels ne sont pas les seuls à avoir les capacités suffisantes pour adosser leurs raisons à des arguments, les citoyens les ont aussi. Les modérateurs des « mini publics » ne devraient pas hésiter à insister pour que les arguments soient présentés sous une forme rationnelle avec des raisons, des conclusions et des liens clairs entre les deux. Il est cependant certain que les critiques de la rationalité pure ont raison quand ils disent que nous avons également besoin d’une dimension affective pour encourager l’action. De ce point de vue les histoires sont un bon véhicule pour fournir émotion et empathie à la discussion. Ce dont nous avons besoin est d’un bon équilibre entre rationalité et affect et il dépend beaucoup du contexte. Une discussion sur la sexualité à l’école exige plus de discussion qu’une incitation économique où la rationalité est plus attendue.
46 La rationalité évoquée ci-dessus m’amène à un dernier point : l’argument de Gary Mucciaroni et Paul J. Quirk selon lequel la rationalité n’est pas seulement attendue de manière formelle, mais également substantielle. En effet les arguments sont soutenus par des preuves fondées sur des biens concrets, en particulier des preuves basées sur les meilleures recherches dont on dispose. C’est le cas quand une incitation économique est attendue dans une situation particulière pour aider les chômeurs de longue durée ; elle doit être fondée sur une solide connaissance économique. Comme Mucciaroni et Quirk l’ont démontré pour le Congrès des États-Unis, une telle connaissance fait souvent défaut et, sans surprise, manque encore plus au niveau des citoyens ordinaires, comme nos propres recherches l’ont montré. Pour des problématiques aussi complexes nous touchons non seulement aux limites des citoyens ordinaires, mais aussi fréquemment à celles des politiciens professionnels. En ce qui concerne ces limites et les incertitudes afférentes, je suis d’accord avec Bernard Reber que la précaution est de mise [49].
Mots-clés éditeurs : Émotion, Délibération, Narration, Justification, Raison, Empirique
Date de mise en ligne : 25/05/2011
https://doi.org/10.3917/aphi.742.0259Notes
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Ce texte a été traduit par Bernard Reber.
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[10]
Communication personnelle, mars 2010.
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[11]
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[12]
Sammy BASU, « Dialogic Ethics and the Virtue of Humor », Journal of Political Philosophy 7 (1999), p. 385.
-
[13]
BASU, ibid., p. 385-392.
-
[14]
Cité dans BASU, ibid., p. 398.
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[15]
Sharon R. KRAUSE, Civil Passions. Moral Sentiment and Democratic Deliberation, Princeton University Press, 2008.
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[16]
Ibid., p. 103.
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[17]
Ibid., p. 30.
-
[18]
Ibid., p. 54.
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[19]
Ibid., p. 118.
-
[20]
Ibid., p. 122.
-
[21]
Ibid., p. 119.
-
[22]
Ibid., p. 119.
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[23]
Ibid., p.125, 203.
-
[24]
Gary MUCCIARONI et Paul J. QUIRK, « Rhetoric and Reality : Going Beyond Discourse Ethics in Assessing Legislative Deliberation », Legisprudence. International Journal for the Study of Legislation, 4, 2010, p. 42.
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[25]
Ibid., p. 9.
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[26]
Jürg STEINER, André BÄCHTIGER, Markus SPÖRNDLI, Marco R. STEENBERGEN, Deliberative Politics in Action. Analyzing Parliamentary Discourse, Cambridge University Press, 2004, p. 98-137.
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[27]
Robert E. GOODIN, « Talking politics : Perils and Promise », European Journal of Political Research 45, 2006, p. 253.
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[28]
J. HABERMAS, Moralbewusstsein und kommunikatives Handeln, op. cit., p. 97.
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[29]
André BÄCHTIGER, Susumu SHIKANO, Seraina PEDRINI, Mirjam RYSER, « Measuring Deliberation. Standards, Discourse Types, and Sequenzialization », présenté à la conférence générale de l’ECPR General, septembre 2009.
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[30]
Dionysia TAMVAKI and Christopher LORD, « The Content and Quality of Representation in the European Assembly : Towards Building an Updated Discourse Quality Index at the EU Level », présenté à la conférence internationale de l’IPSA, Luxembourg, 18 au 20 mars 2010.
-
[31]
Francesca POLLETTA et John LEE, « Is Telling Stories Good for Democracy ? Rhetoric in Public Deliberation after 9/11 », American Sociological Review 71, 2006, p. 699-723.
-
[32]
Ibid., p. 705.
-
[33]
Ibid., p. 714.
-
[34]
Ibid., p. 718.
-
[35]
Ibid., p. 718.
-
[36]
Jennifer STROMER-GALLEY, « Measuring Deliberation’s Content : A Coding Scheme », Journal of Public Deliberation 3, 2007, p. 1-35.
-
[37]
Le projet inclut des discussions en face-à-face mais à cause d’un problème technique les discussions n’ont pu être enregistrées.
-
[38]
STROMER-GALLEY, op. cit., p. 15 et19.
-
[39]
Ibid., p. 19.
-
[40]
Elzbieta WESOLOWSKA, « Social Processes of Antagonism and Synergy in Deliberating Groups », Swiss Political Science Review 13, 2007, p. 663-680.
-
[41]
Ibid., p. 674.
-
[42]
Marli HUIJER, « Storytelling to Enrich the Democratic Debate : The Dutch Discussion on Embryo Selection for Hereditary Breast Cancer’ », BioSocieties 4, 2009, p. 223-238.
-
[43]
En France, DPI.
-
[44]
HUIJER, op. cit., p. 234.
-
[45]
Ibid., p. 236.
-
[46]
Ibid., p. 235.
-
[47]
Ibid., p. 237.
-
[48]
J. STEINER, The Foundation of Deliberative Democracy, chapitre 4.
-
[49]
Bernard REBER, La délibération des meilleurs des mondes, entre précaution et pluralismes, monographie inédite en vue de l’obtention d’une habilitation à diriger des recherches, Université Paris IV, Sorbonne, 2010.