Notes
-
[1]
Expérience de la vie d’usine », OC II.2, 295.
-
[2]
L’Iliade ou le poème de la force », OC II. 3, 228-229.
-
[3]
Nous laisserons donc volontairement de côté les enjeux liés directement au judaïsme, dont Weil fait une lecture partielle et injuste. Le texte de Levinas consacré à Simone Weil est « Simone Weil contre la Bible », publié originellement en 1952 et repris dans Difficile liberté, Albin Michel, 1963.
-
[4]
Expérience de la vie d’usine », OC II.2, 290.
-
[5]
OC II.2, 290.
-
[6]
Allons-nous vers la révolution prolétarienne ? », OC II. 1, 272.
-
[7]
Expérience de la vie d’usine », OC II.2, 295.
-
[8]
Le capital, livre I, 4e section, chap. XV, trad. M. Rubel, Gallimard, Pléiade, p. 955.
-
[9]
Expérience de la vie d’usine », OC II.2, 294.
-
[10]
OC II.2, 192.
-
[11]
Expérience de la vie d’usine », OC II.2, 295.
-
[12]
Expérience de la vie d’usine », OC II.2, 298.
-
[13]
Réflexion sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale », OC II.2, 58.
-
[14]
Ibidem.
-
[15]
L’Iliade ou le règne de la force », OC II. 3, 230.
-
[16]
Éthique et infini, entretiens avec Ph. Nemo, Fayard, 1982, p. 72.
-
[17]
Éthique et infini, 93.
-
[18]
Journal d’usine, OC II.2, 205.
-
[19]
Expérience de la vie d’usine », OC II.2, 297.
-
[20]
L’Iliade ou le règne de la force », OC II. 3, 230.
-
[21]
Ibidem.
-
[22]
Totalité et infini, Martinus Nijhoff, 1971, p. 217.
-
[23]
Éthique et infini, 81.
-
[24]
Ibidem.
-
[25]
Formes de l’amour implicite de Dieu », Attente de Dieu, 109.
-
[26]
Ibidem.
-
[27]
Totalité et infini, 217.
-
[28]
La personne et le sacré », Écrits de Londres, 16.
-
[29]
Éthique et infini, 79.
-
[30]
Ibidem.
-
[31]
La personne et le sacré », Écrits de Londres, 17.
-
[32]
Écrits de Londres et dernières lettres, 19-20.
-
[33]
Réflexion sur le bon usage des études scolaires en vue de l’amour de Dieu », Attente de Dieu, p. 72.
-
[34]
ID., 76.
-
[35]
Totalité et infini, 222.
-
[36]
ID., 485.
-
[37]
Autrement qu’être, 217.
-
[38]
Éthique et infini, 42.
-
[39]
Ibidem.
-
[40]
OC II.2, 253.
-
[41]
Ibidem.
-
[42]
L’enracinement, 25.
-
[43]
OC II.2, 253.
-
[44]
L’enracinement, 380.
1 « Les choses jouent le rôle des hommes, et les hommes jouent le rôle des choses ; c’est la racine du mal. » [1] Le monde tel que le décrit Simone Weil ressemble souvent à un monde renversé, où l’humain n’est pas à sa place et où l’humain, à la limite, n’a plus de place. La pensée weilienne nous pousse à ne jamais sous-estimer l’ampleur de la déshumanisation possible. « Du pouvoir de transformer un homme en chose en le faisant mourir procède un autre pouvoir, et bien autrement prodigieux, celui de faire une chose d’un homme qui reste vivant. Il est vivant, il a une âme ; il est pourtant une chose. » [2] S. Weil affirme qu’il existe des morts-vivants au coeur même des sociétés. L’être humain, en bien des circonstances, n’est plus traité que comme un instrument ou comme un élément sans valeur d’un décor neutre ; des populations entières disparaissent de l’histoire, disparaissent du champ phénoménal car niées dans leur existence même. Face à cela, l’univers éthique des valeurs et des normes semble de peu de poids, comme si l’ordre du monde et les affaires humaines tendaient à l’ignorer.
2 Les basculements possibles de l’humain à la chose, de la chose à l’humain semblent fasciner Simone Weil. Ils se retrouvent de manière insistante dans son vocabulaire, et pas seulement pour décrire l’oppression. Ses écrits sont troublants parce qu’ils nous livrent une analyse originale de la déshumanisation et nous entraînent, par les réponses qu’ils apportent à cette déshumanisation, vers des zones étranges où la consistance du sujet humain demeure en question. En ce sens la rencontre avec la philosophie de Levinas peut éclairer les voies propres par lesquelles la pensée weilienne répond au défi éthique qu’elle met en lumière. Il ne s’agit pas ici d’examiner la lecture explicite que Levinas a faite de Weil, mais de confronter ces deux pensées lorsqu’elles se situent aux frontières de l’éthique, là où la reconnaissance de l’humain n’est pas assurée [3]. L’objectif, ici, est de dessiner encore un peu plus l’originalité de la philosophie weilienne : qu’est-ce qui, dans les relations interpersonnelles, les contextes sociaux et dans le sujet lui-même peut résister à la déshumanisation ?
Le monde renversé
3 « L’usine pourrait combler l’âme par le puissant sentiment de vie collective – on pourrait dire unanime – que donne la participation au travail d’une grande usine. Tous les bruits ont un sens, tous sont rythmés, ils se fondent dans une espèce de grande respiration du travail en commun à laquelle il est enivrant d’avoir part. C’est d’autant plus enivrant que le sentiment de solitude n’en est pas altéré [4]. » Ce petit extrait d’ « Expérience de la vie d’usine », lettre ouverte à Jules Romains, suggère ce que pourrait être un cadre d’activité épanouissant. L’usine n’est pas en soi un enfer ; elle pourrait être un grand lieu de vie. Elle pourrait même se concevoir comme une symphonie au rythme enivrant, comme la parfaite intégration de l’individu dans un ensemble. Il n’y aurait pas de dissolution, il s’y maintiendrait même un précieux sentiment de solitude. On n’y perdrait pas son individualité, et on y gagnerait le sentiment juste de son importance. « On est perdu dans cette grande rumeur, mais en même temps on la domine, parce que sur cette basse soutenue, permanente et toujours changeante, ce qui ressort, tout en s’y fondant, c’est le bruit de la machine qu’on manie soi-même. On ne se sent pas petit comme dans une foule, on se sent indispensable [5]. » L’usine idéale, ce serait donc bien différent de la foule : cette dernière, c’est le collectif impersonnel et informe, alors que l’usine pourrait être un lieu d’action à la fois collectif, individuel et structuré.
4 L’usine, malheureusement, n’est pas comme cela, et la société non plus. On sait que le constat implacable que fait Simone Weil dans les années trente, c’est justement celui d’une démesure, d’une disproportion entre les conditions du travail et les individus qui se livrent à ce travail. L’organisation du travail à la chaîne reflète un système plus général. Il ne s’agit pas seulement de l’organisation capitaliste ou tayloriste de la production : l’analyse weilienne s’affranchit vers l’année 1934 des cadres habituels de la critique politique. Elle vise notamment une des formes nouvelles de l’oppression, la bureaucratie. Le triomphe de la fonction administrative sur toutes les autres garantit une absence structurelle de l’individu. « La rapidité avec laquelle la bureaucratie a envahi presque toutes les branches de l’activité humaine est quelque chose de stupéfiant dès qu’on y songe. L’usine rationalisée, où l’homme se trouve privé, au profit d’un mécanisme inerte, de tout ce qui est initiative, intelligence, savoir, méthode, est comme une image de la société actuelle [6]. » Il ne s’agit pas seulement du triomphe d’une caste ou d’une classe particulière : on n’est pas simplement dans un cadre connu d’affrontement ou de domination entre des groupes. La montée de la bureaucratie est symptomatique d’autre chose : un règne de l’abstraction étendu à la société entière, une domination de structures impersonnelles dans lesquelles l’humain risque d’être définitivement exclu.
5 Il en résulte une sorte de monde renversé. « Les choses jouent le rôle des hommes, et les hommes jouent le rôle des choses ; c’est la racine du mal [7] . » Un constat similaire était déjà établi chez Marx. « Dans la manufacture et le métier, l’homme se sert de l’outil ; à la fabrique, il sert la machine [8]. » Le monde renversé se trouve déjà là, dans l’asservissement de l’homme à ce qui devrait le servir. Mais le propos de S. Weil se détache de celui de Marx ; les mots employés et les perspectives philosophiques sont différents. Elle n’emploie pas seulement le vocabulaire de la technique et de l’exploitation : elle nous parle, plus généralement, de la relation entre les hommes et les choses. Le mal, ce n’est pas seulement l’oppression capitaliste, le mal c’est que l’on en arrive à confondre l’homme et la chose. Ce n’est évidemment pas une confusion fortuite : c’est le produit d’un système. Mais ce n’est pas non plus un phénomène extérieur aux individus. C’est un mal qui saisit les personnes jusqu’à modifier leur conscience. « Le corps est parfois épuisé, le soir, au sortir de l’usine, mais la pensée l’est toujours, et elle l’est davantage [9]. » Les ouvriers n’ont à peu près aucun recul sur ce qui leur arrive, ils ne peuvent pas faire advenir un éclair de conscience au sein des gestes. De ce fait ils risquent de n’être plus des choses pensantes mais des choses tout court. Ils imitent la machine, et l’imitent jusqu’au bout en ne se révoltant pas. Cet épuisement ultime est évoqué de manière poignante par Weil dans un passage du Journal d’usine. « L’épuisement finit par me faire oublier les raisons véritables de mon séjour en usine, rend presque invincible pour moi la tentation la plus forte que comporte cette vie : celle de ne plus penser, seul et unique moyen de ne pas en souffrir. C’est seulement le samedi après-midi et le dimanche que me reviennent des souvenirs, des lambeaux d’idées, et que je me souviens que je suis aussi un être pensant [10]. »
6 La contrepartie de tout cela est étonnante : ce sont les choses qui se trouvent personnifiées. Les éléments purement matériels du système sont l’objet d’une attention qui en fait des quasi-individus. « Les pièces circulent avec leurs fiches, l’indication du nom, de la forme, de la matière première ; on pourrait presque croire que ce sont elles qui sont les personnes, et les ouvriers qui sont les pièces interchangeables [11]. » Vie étrange de l’usine, où l’humanisation du travail ne prend jamais la forme d’une appropriation personnelle, subjective du produit ; l’humanisation du travail prend une forme monstrueuse, celle d’un transfert d’humanité des êtres de chair vers les êtres de métal et les futures marchandises. « Les pièces ont leur histoire ; elles passent d’un stade de fabrication à un autre ; [l’ouvrier] n’est pour rien dans cette histoire, il n’y laisse pas sa marque, il n’y connaît rien [12]. » Y aurait-il un peu de fantaisie dans l’écriture weilienne que l’on pourrait sentir cette vie des choses dans l’usine ; mais l’écriture vise obstinément la précision et la compréhension au travers du malheur. On la devine plus d’une fois pourtant, cette vie étrange qui prévaut sur celle des humains et conduit la pensée weilienne vers un de ses points d’abîme, vers un de ses lieux de vertige. Pensée qui refuse avec force de diaboliser les choses et la technique ; pensée qui ne se donne aucun luxe, et qui se donne le devoir d’éprouver cela, cette déshumanisation, jusque dans le corps.
7 Comment comprendre cela ? C’est un tableau de l’humanité entière et de ses jeux de forces qui s’impose. Une telle expérience du malheur, de la réduction à rien, met en jeu plus qu’une pensée de l’économie et de la politique : elle oblige à aller vers une ontologie et une éthique fondamentales. C’est tout le tableau des conflits établis qui s’en trouve relativisé : capitalisme contre communisme, démocratie contre fascisme, tout cela est réel en un sens, mais pour rendre compte de l’inhumain il faut accéder à un aspect moins visible du réel. C’est ce que Weil appelle le « règne de la force ». Le règne de la force ne peut se réduire à une lutte de classes ou à une lutte d’intérêts égoïstes ; il comporte une part d’absurdité fondamentale. En effet, ce ne sont pas des mobiles humains qui gouvernent le système général des actions, mais une sorte de fatalité liée aux rivalités de puissance. La domination de l’humain par l’humain est un cercle sans issue, car aucune puissance ne peut s’établir de manière définitive. La recherche du pouvoir ne peut jamais atteindre vraiment son objet, et recèle une sorte d’inversion logique entre les moyens et les fins. « La loi de toutes les activités qui dominent l’existence sociale, c’est [...], exception faite pour les sociétés primitives, que chacun y sacrifie la vie humaine, en soi et en autrui, à des choses qui ne constituent que des moyens de mieux vivre [13]. » Le règne de la force est ainsi déshumanisant en son essence même, car il met au premier plan le pouvoir et les instruments du pouvoir. « L’histoire humaine n’est que l’histoire de l’asservissement qui fait des hommes, aussi bien oppresseurs qu’opprimés, le simple jouet des instruments de domination qu’ils ont fabriqués eux-mêmes, et ravale ainsi l’humanité vivante à être la chose des choses inertes [14]. »
8 Il ne semble pas rester grand-chose, dans tout cela, du sujet humain. Cela n’est pas sans conséquence sur notre lecture morale des actions humaines. En effet, faire intervenir des normes, des valeurs ou des sentiments éthiques dans notre vision des violences collectives et interpersonnelles serait en bonne partie inopérant. L’indifférence des humains les uns envers les autres n’est pas une caractéristique morale ou psychique des personnes, elle est un effet et un signe du règne de la force. On le voit dans la lecture que fait Simone Weil de l’Iliade. « Ce n’est pas par insensibilité qu’Achille a d’un geste poussé à terre le vieillard collé contre ses genoux ; les paroles de Priam l’ont ému jusqu’aux larmes. Tout simplement il se trouve être aussi libre dans ses attitudes, dans ses mouvements, que si au lieu d’un suppliant c’était un objet inerte qui touchait ses genoux [15]. » Ce n’est pas dans un principe individuel ou dans des sentiments personnels que l’on trouvera l’explication du comportement d’Achille : c’est dans un jeu impersonnel où les individus ne sont pas définis par une place singulière, mais par une position de puissance. La déshumanisation affecte la possibilité même de porter un regard éthique sur le réel, non seulement de la part de celui qui exerce le pouvoir et de celui qui le subit, mais encore de la part d’un observateur extérieur.
La présence de l’autre
9 Le thème de l’extrême déshumanisation place la pensée weilienne au coeur des plus profonds vertiges éthiques du vingtième siècle ; elle nous place en un lieu de pensée et d’expérience où les normes et valeurs morales semblent inopérantes. La pensée weilienne s’affronte au problème de la négation radicale de l’humain, de ses aspects politiques et sociaux jusque dans certains de ses aspects phénoménologiques. Comment l’humain peut-il émerger du fond de neutralité dans lequel il tend à être absorbé ? Comment la dimension éthique, la dignité humaine peuvent-elles résister à cette annihilation ? Ici les chemins de Weil et de Levinas se croisent assez naturellement. Levinas est, peut-être par excellence, le penseur de l’humain et de l’éthique qui surgissent au sein du neutre. Il pense ce surgissement d’une manière radicale et singulière, qui peut nous aider à mieux comprendre le traitement que fait Simone Weil de ce problème.
10 Chez les deux philosophes, il faudrait d’abord admettre pour principe qu’une vision purement totalisante de la société ne permet pas la distinction fondamentale entre l’homme et la chose. Pour que la vie sociale soit vraiment humanisée, il faut que l’objectivation du corps social et des relations qui le forment ne soit pas première mais dérivée. C’est ce qu’affirme Levinas. « L’élément commun qui permet de parler d’une société objectivée, et par lequel l’homme ressemble aux choses et s’individualise comme une chose, n’est pas premier [16]. » Cela veut dire qu’au fond une société purement objectivée n’a pas de sens, parce qu’on en ôte la dimension subjective et l’infini introduit par la relation éthique ; ou alors elle est ce passage à la limite que dénonce Weil, celle d’un système d’actions purement impersonnel, dans lequel un point de vue individuel n’est plus possible. La société comme pure totalité est un ordre totalitaire. Il y a de l’humain car il y a toujours du secret qui perce les systèmes, qui leur échappe essentiellement.
11 Ce secret est-il la marque d’une intériorité ? Ici Levinas se démarque de ce qui pourrait conduire à une pensée de type kierkegaardien, où l’intériorité est un lieu accessible au soi et à Dieu, un lieu auquel jamais autrui n’a accès. Pour Levinas, ce qui rejette la synthèse ce n’est pas un rapport à soi mais une relation à l’autre. Et la pensée weilienne aurait bien ici une pente commune avec celle de Levinas : lorsqu’elle observe les dysfonctionnements de l’usine comme lieu de vie, elle considère manifestement l’ouverture à l’autre – ou plutôt son absence – comme un critère fondamental. Ce qui manque, ce n’est pas d’abord le secret d’une vie individuelle qui se cacherait aux autres, c’est une fraternité, une empathie en actes qui ne se voit que trop peu souvent. La résistance à la déshumanisation se joue manifestement dans l’espace social. La bonté manifestée par telle ouvrière ou par tel contremaître est à chaque fois un événement qui éclaire la dense obscurité des jours à l’usine vécus par Simone Weil. Mais cela reste plutôt de l’ordre de l’événement exceptionnel ; cela n’est pas inscrit à même le tissu des relations.
12 Le Journal d’usine est tourné vers la compréhension du monde ouvrier, entre l’omniprésence des choses, qu’il faut analyser, et la présence de l’humain, qu’il faut éprouver. Il y a là deux types de relation à l’humain, que Levinas distingue fortement : la relation de connaissance et la relation éthique. « Le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité, que celle-ci, d’ailleurs, soit acceptée ou refusée, que l’on sache ou non comment l’assumer, que l’on puisse ou non faire quelque chose de concret pour autrui. Dire : me voici. Faire quelque chose pour un autre. Donner. Être esprit humain, c’est cela [17]. » Simone Weil, dans sa position inédite d’ouvrière philosophe, semble partagée entre l’optique de connaissance et le repérage des signes d’humanité. Elle observe les autres avec un souci d’objectivité, de lucidité quant aux rapports sociaux ; mais ce sont le don, le partage et leur absence cruelle qui, lorsqu’ils affleurent, retiennent le plus nettement son attention. Par touches minuscules, le Journal d’usine rend présents des personnages à peine identifiés : « le régleur en gris (Michel) » dont elle note le mépris pour ses collègues ; le groupe d’ouvrières qui réagit avec ambiguïté au renvoi d’une de leurs collègues tuberculeuse – « mélange de pitié et du “c’est bien fait pour elle ! ” des petites filles en classe [18] » ; une ouvrière qui demande à Simone comment ça va, « avec un sourire doux et mélancolique ». Jamais il ne s’agit de juger brutalement, de rendre les individus seuls responsables de l’oppression générale, jamais non plus il ne s’agit non plus de faire de l’angélisme. Un des gestes importants de Simone Weil, ici, est peut-être de redonner une silhouette humaine à ces présences qui s’effacent dans un espace neutre. Le Journal d’usine a, dans son principe même, une dimension éthique autant que cognitive. La compassion illumine parfois l’obscurité des ateliers et des pages emplies de calculs.
13 C’est que, comme le suggère Levinas, la relation à autrui renvoie à une sensibilité, renvoie au fait premier d’être affecté par l’autre, et pas seulement au fait de penser à l’autre. La difficulté d’accéder à l’humain n’est pas seulement un blocage de la pensée, c’est aussi un blocage affectif. C’est le cas à l’usine. « Une force presque irrésistible, comparable à la pesanteur, empêche alors de sentir la présence d’autres êtres humains qui peinent eux aussi tout près ; il est presque impossible de ne pas devenir indifférent et brutal comme le système dans lequel on est pris ; et réciproquement la brutalité du système est reflétée et rendue visible par les gestes, les regards, les paroles de ceux qu’on a autour de soi [19]. » Il ne s’agit pas ici seulement de l’impossibilité de penser, mais bien de la difficulté de sentir la présence des autres, d’être affecté par eux. On ne peut pas dire qu’une telle situation soit normale : la présence d’êtres humains, normalement, nous affecte, comme Weil le précise dans le texte sur l’Iliade. « Les êtres humains autour de nous ont par leur seule présence un pouvoir, et qui n’appartient qu’à eux, d’arrêter, de réprimer, de modifier chacun des mouvements que notre corps esquisse ; un passant ne détourne pas notre marche sur une route de la même façon qu’un écriteau, on ne se lève pas, on ne marche pas, on ne se rassied pas dans sa chambre quand on est seul de la même façon que quand on a un visiteur [20]. » C’est tout notre corps qui témoigne de la présence de l’autre. Ses trajectoires, ses postures, ses esquisses sont fonction de l’humain plus que des choses.
14 Cette voix du sentir tend à s’estomper dans un monde renversé. En effet, « cette influence indéfinissable de la présence humaine n’est pas exercée de la même façon par les hommes qu’un mouvement d’impatience peut priver de la vie avant même qu’une pensée ait eu le temps de les condamner à mort [21]. » L’extrémité du pouvoir se montre par la possibilité immédiate de tuer, c’est-à-dire de ne voir en autrui qu’un obstacle au vouloir, sans plus de consistance éthique. La possibilité du meurtre révèle la faible résistance d’un être humain, comme le remarque Levinas. « Dans la contexture du monde il n’est quasi rien [22]. » Facilité, banalité du meurtre. « Le meurtre, il est vrai, est un fait banal : on peut tuer autrui ; l’exigence éthique n’est pas une nécessité ontologique [23]. » La pensée weilienne du règne de la force illustre le sens de cette remarque de Levinas : le régime normal du monde, auquel Weil associe le terme de pesanteur, est indifférent à l’éthique – l’humain comme présence est une étrangeté au milieu de tout cela. Levinas parle de « rupture dans l’être ». « Mais à vrai dire l’apparition, dans l’être de ces « étrangetés éthiques » – humanité de l’homme – est une rupture de l’être. Elle est signifiante, même si l’être se renoue et se reprend [24]. » Levinas affirme que, même si l’être anonyme enveloppe d’une certaine façon l’ensemble de l’apparaître, l’événement du visage humain est absolument signifiant ; quelle que soit l’indifférence du monde ou le contexte particulier, la normalité ou la banalité du meurtre ne peut être la référence d’une normalité éthique. Là où le propos de Simone Weil ajouterait une touche de pessimisme ou en tout cas d’inquiétude à cette affirmation, c’est en constatant la facilité avec laquelle la normalité inverse s’installe dans le monde. Levinas y voit une différence fondamentale dans l’ordre de l’apparaître, Weil y voit le résultat d’un processus dynamique, d’un jeu de forces sans issue dont l’ampleur croît en fonction de facteurs politiques et sociaux de plus en plus inquiétants.
15 Ces deux approches différentes se nouent en un thème commun : l’idolâtrie. L’inversion de la normalité, c’est aussi en un sens, dans les langages de Weil et de Levinas, le règne des idoles. Le vocabulaire de l’idolâtrie n’est certes pas des plus aisés ou des plus neutres à manier en philosophie : il charrie une histoire de préjugés culturels et religieux dont il y a à se méfier. Pour les auteurs en question, l’idolâtrie est une imposture dans l’apparaître et dans l’action : glorifier ce qui nie la présence humaine et ce que cette présence porte comme sens et injonction éthique. Glorifier l’appartenance à un peuple, à une hérédité biologique, à une terre vue comme porteuse de plus de sens qu’un visage humain ; glorifier un parti, des symboles, des chefs politiques. Acquiescer à un monde dans lequel l’humain n’est plus qu’un instrument. Les voies par lesquelles Weil et Levinas abordent l’idolâtrie sont évidemment différentes : Levinas se réclame d’une tradition typiquement juive, en insistant sur l’expertise dont fait preuve le judaïsme lorsqu’il s’agit de traquer les faux cultes ; Weil voit au contraire dans le judaïsme (ou plutôt dans ce qu’elle en connaît) une idolâtrie de la force, et son dédain des idoles se donnerait plutôt comme référence religieuse les textes de saint Paul. Chez les deux auteurs, l’idolâtrie fait néanmoins l’objet d’une ré-élaboration philosophique. Chez Levinas, ce qui est critiqué est un certain rapport à la nature, au biologique, au cosmique qui serait porteur de plus de sens qu’une présence humaine. Chez Weil, la pensée de l’idolâtrie s’appuie sur une critique de l’imagination, de la rêverie et du fantasme de pouvoir devenu réalité. Les idoles, ce sont des rêves entrés par effraction dans la réalité. L’idole, c’est de l’irréel devenu réel, c’est de l’inhumain devenu palpable au sein même des vies humaines.
16 Jusqu’où cette inversion va-t-elle ? Simone Weil la conduit à ses extrémités : pour elle, le règne de la force, la pesanteur et les idoles peuvent mener quasi à la non-existence de l’humanité en l’humain. Puisque c’est l’imagination qui façonne le réel, ce qui n’est même plus imaginé n’as plus de réalité, au moins de réalité sociale. On le voit par exemple dans le texte « Formes de l’amour implicite de Dieu ». « L’attention créatrice consiste à faire réellement attention à ce qui n’existe pas. L’humanité n’existe pas dans la chair inerte au bord de la route [25]. » La « chair inerte au bord de la route » est l’homme dont parle l’histoire du bon Samaritain. Simone Weil est ici dans l’hyperbole : elle fait comme si cet homme, blessé et abandonné de tous, n’était plus qu’un bloc de matière sans dignité. Ici le regard porté sur l’être lui confère son mode d’être. Qu’est-ce qui peut rendre possible, malgré tout, la rencontre avec la présence de l’autre ? La réponse weilienne mobilise bien sûr le thème de l’attention – une attention qu’elle va jusqu’à qualifier de « créatrice ». « Le Samaritain qui s’arrête et regarde fait pourtant attention à cette humanité absente, et les actes qui suivent témoignent qu’il s’agit d’une attention réelle [26]. » Le Samaritain s’arrête et regarde : son corps répond à une présence humaine ; son regard est disponible. Cette attention est de part en part une action, et pourtant elle est aussi une pure réceptivité. L’attention, en un sens, recrée l’humanité. Le défi éthique qui se dégage de la pensée weilienne, c’est donc celui de l’attention : comment cette conjugaison de pure réceptivité et d’activité volontaire peut-elle émerger du bloc d’indifférence où les humains tendent à se placer ?
17 Peut-être la réification de l’autre n’est-elle jamais complète ; peut-être le règne de la force n’est-il jamais absolu. Comme Levinas, Weil affirmerait que l’humain ne disparaît jamais dans le visage ou le corps, même réduits au silence, à l’immobilité et à l’inexpressivité. Quelque chose, qui n’est pas de l’ordre de la chose, résiste à toute déshumanisation. Ce quelque chose est sans cesse approché dans l’écriture de Levinas, sous la forme de l’hyperbole, de la trace, de l’infini, du tourment d’un sujet voué à la responsabilité sans qu’il y ait quoi que ce soit, dans cette sensibilité pure, qui relève au fond de son initiative. Concrètement, la résistance de l’humain à la déshumanisation, c’est son caractère imprévisible. Chez Levinas comme chez Weil, on n’en reste pas au rapport de force, par lequel on n’atteindra pas la spécificité de l’humain. « [Autrui] peut m’opposer une lutte, c’est-à-dire opposer à la force qui le frappe non pas une force de résistance, mais l’imprévisibilité même de sa réaction. Il m’oppose ainsi non pas une force plus grande – une énergie évaluable et se présentant par conséquent comme si elle faisait partie d’un tout – mais la transcendance même de son être par rapport à ce tout ; non pas un superlatif quelconque de puissance, mais précisément l’infini de sa transcendance [27]. » La résistance physique au meurtre présuppose la résistance éthique du visage, qui n’est ni quantifiable ni vraiment destructible.
18 Dans quelles conditions cette rencontre peut-elle se produire ? Pour Levinas, le face à face est le lieu primordial de l’éthique. Le face à face définit une relation asymétrique entre autrui et moi : je suis assigné par l’autre à une responsabilité sans limite, hyperbolique, une responsabilité qui n’est pas équilibrée par un droit que j’aurais sur l’autre. Et on ne serait pas loin de Simone Weil, pour qui la notion d’obligation prime sur celle de droit, comme on le voit dans les écrits de Londres. Le face à face est la situation intersubjective première, celle où la présence de l’autre ne peut être ignorée, celle où la rupture dans l’être, le surgissement de la présence humaine a le plus de chances d’avoir la force d’une évidence. La référence au face à face permet aussi à Levinas de définir une relation qui ne se comprend pas à partir d’un tout, par exemple une société ou une structure dans laquelle les individus seraient insérés : la relation a du sens par elle-même, par la transcendance qui surgit d’elle sans être contenue par elle. Chez Weil, la rencontre entre deux individus n’a pas le même rôle d’archétype : une situation de référence, si elle existait chez elle, pourrait aussi bien inclure plusieurs êtres humains travaillant dans un espace commun de manière à la fois libre et coordonnée. Weil ferait une place à l’intégration des individus dans un ensemble, comme dans l’exemple de l’usine ; mais elle ne réduirait en aucun cas les individus au statut d’éléments de ce tout, et donnerait une place importante, dans tout contexte, à la relation interindividuelle.
19 Relation interpersonnelle… et pourtant impersonnelle en un sens. D’une manière apparemment paradoxale, ce n’est pas dans la dimension personnelle de l’être humain que Weil va situer la valeur inaliénable, mais dans l’impersonnel. « Ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain, est impersonnel [28]. » Il y a là une critique du personnalisme, que Weil n’aime pas, et aussi un indice de ce qu’est la juste attention : elle demande un relâchement de l’attitude objectivante – une attention « à vide », ouverte, qui va au-delà des caractéristiques purement personnelles. Levinas, lorsqu’il affirme que l’accès au visage est d’emblée éthique, met lui aussi en relief une forme paradoxale d’impersonnalité. « C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet [29]. » Les traits qui peuvent être utilisés pour décrire la singularité d’un visage ne nous font pas accéder réellement à ce visage. « La meilleur manière de rencontrer autrui, c’est de ne même pas regarder la couleur de ses yeux [30] ! » Il ne s’agit pas de nier les particularités empiriques, mais de trouver dans le visage l’évidence même de la fragilité du corps humain exposé, au-delà ou en deçà de tout vêtement social et de toute posture. Il y aurait de cela aussi dans l’impersonnel weilien : ce qui se donne comme sacré dans la rencontre d’autrui, c’est une forme de nudité qui échappe à l’ego et au jeu social. Mais Simone Weil tire cette expérience vers une forme d’impersonnalité différente du propos de Levinas. Pour elle, la rencontre avec cette dimension du réel est renvoyée à une attitude nécessaire du sujet : l’attitude attentive, qui est la condition même de l’éthique weilienne. L’impersonnalité dont il est question, ce n’est pas seulement celle d’autrui dans sa dimension de fragilité anonyme : c’est aussi celle du sujet appelé à une ascèse de la perception, à une attitude attentive.
20 Quelles sont les exigences liées à cette attention ? Le refus de la force rejoindrait, chez Weil, une démarche radicalement ascétique. L’attention weilienne n’est pas toujours, loin s’en faut, décrite comme une « attention créatrice ». On pourrait tout aussi bien parler d’attention « décréatrice » ou « décréative », en référence à l’ascèse prônée par la spiritualité weilienne et à sa perspective de dépouillement extrême, de « décréation » du moi. L’attention véritable demande au sujet lui-même d’entrer dans l’impersonnel. « Le passage dans l’impersonnel ne s’exerce que par une attention d’une qualité rare et qui n’est possible que dans la solitude [31]. » Il s’agit ici moins de solitude physique que de solitude morale, de capacité à ne pas se laisser absorber par le collectif. Le passage à l’impersonnel n’est pas une dépersonnalisation par le bas, comme l’est la déshumanisation des ouvriers, des esclaves ou généralement des victimes d’oppressions. Il s’agit d’une dépersonnalisation par le haut, vers la pureté anonyme où se situent le beau et le vrai. C’est dans cette ascèse du sujet que l’injonction à la responsabilité se fait entendre. « Chacun de ceux qui ont pénétré dans le domaine de l’impersonnel y rencontre une responsabilité envers tous les êtres humains. Celle de protéger en eux, non la personne, mais tout ce que la personne recouvre de fragiles possibilités de passage dans l’impersonnel [32]. » L’impersonnel est du côté du sujet et du côté de l’autre : il est présent du côté du sujet comme condition de l’attention vraie, et il est présent du côté de l’autre comme le potentiel sacré qu’il s’agit de préserver. Il faut sauver en l’autre la possibilité qu’il a de se décréer – et cela passe, concrètement, par la satisfaction de ses besoins fondamentaux.
21 Répondre à la déshumanisation ne saurait donc se limiter à la proclamation de droits et de principes abstraits. Cela implique, à l’échelle individuelle, une ascèse de l’esprit et du corps susceptible de développer l’attention. Et c’est là que la phénoménologie éthique de l’impersonnel élaborée par Weil dessine son originalité, sous trois aspects au moins.
22 Le premier aspect, c’est l’attention portée à l’impersonnel pur, non humain. Éduquer l’attention, cela passe selon Weil par le fait de tourner l’esprit vers des objets neutres. L’impersonnel ne serait pas ici le neutre indéterminé, mais plutôt ce qui porte la marque d’un ordre transcendant toute pensée personnelle ou subjective, comme un problème mathématique. Ce n’est pas la performance intellectuelle qui compte, mais l’engagement de l’attention. Et si cet engagement est réel, on peut alors accéder à une dimension supérieure du rapport au réel. « Si on cherche avec une véritable attention la solution d’un problème de géométrie, et si, au bout d’une heure, on n’a pas plus avancé qu’en commençant, on a néanmoins avancé, durant chaque minute de cette heure, dans une autre dimension plus mystérieuse [33]. » Dans d’autres textes de Weil, n’importe quel objet semble faire l’affaire, pourvu qu’il soit le prétexte à une disponibilité de l’esprit et du corps. Autrement dit, l’attention à un objet matériel ou intellectuel, particulièrement lorsqu’elle nous relie à un ordre impersonnel, peut nous conduire à une ouverture plus globale. Le passage de l’impersonnalité intellectuelle à une impersonnalité éthique ne se trouve pas chez Levinas. Et, si l’on parcourt les pages du texte « Réflexion sur le bon usage des études scolaires en vue de l’amour de Dieu », on trouvera, sur le même terrain, de quoi inquiéter encore plus Levinas. En effet, Weil fait de l’acte d’attention lui-même un acte décisif au même titre que l’action concrète. « Si on fait attention avec cette intensité, un quart d’heure d’attention vaut beaucoup de bonnes oeuvres [34]. » Cette tendance de l’attention weilienne à s’insérer dans une vie spirituelle intérieure tomberait sous le coup d’un soupçon que formule plus d’une fois Levinas à l’égard du christianisme : ce dernier laisserait trop de place à un pur amour de Dieu ou à une doctrine généreuse mais manquant du réalisme et de la rugosité de l’éthique juive. L’attention telle que décrite par Weil porte aussi une marque platonicienne, et risque, d’un point de vue lévinassien, d’oublier la priorité d’autrui.
23 Et le deuxième aspect incompatible de l’attention weilienne, c’est bien la référence à une dimension surnaturelle de l’attention. C’est qu’il y a décidément quelque chose de « mystérieux » dans l’attention weilienne. Cette dimension supérieure, on ne peut pas y entrer de force ; on peut emprunter le chemin qui y conduit, mais ce qui peut y advenir est de l’ordre de la grâce. Grâce dépourvue de manifestations spectaculaires ou miraculeuses. Le poème « La porte » témoigne de cette limite de la volonté.
La porte est devant nous ; que nous sert-il de vouloir ?
Il vaut mieux s’en aller abandonnant l’espérance.
Nous n’entrerons jamais. Nous sommes las de la voir.
25 Le désespoir qui est ici évoqué est comme le préalable à une attention vraie ; sous les habits de l’espérance, c’est en fait l’imagination qui s’épuise. L’imagination qui cherche sans cesse à combler les vides, l’imagination qui empêche de voir ce qui est devant soi.
La porte en s’ouvrant laissa passer tant de silence
Que ni les vergers ne sont parus ni nulle fleur ;
Seul l’espace immense où sont le vide et la lumière
Fut soudain présent de part en part, combla le coeur,
Et lava les yeux presque aveugles sous la poussière.
27 Le surnaturel advient hors des territoires balisés par l’imagination. La texture de ce poème et de ce qu’il évoque est d’ordre mystique – on n’est pas ici dans l’éthique, mais dans une sorte d’accomplissement de l’impersonnel et de la décréation. Le sujet humain se désintègre sans violence, comblé de vide et de silence. Mystique dont la pensée de Levinas se garde bien, comme d’une dimension où l’humain dans sa consistance éthique risque d’être relativisé, et où la raison, qui reste attachée à l’éthique, risque d’être perdue de vue. « La relation éthique, le face à face tranche aussi sur toute relation qu’on pourrait appeler mystique et où d’autres événements que celui de la présentation de l’être original viennent bouleverser ou sublimer la sincérité pure de cette présentation, où d’enivrantes équivoques viennent enrichir l’univocité originelle de l’expression, où le discours devient incantation comme la prière qui devient rite et liturgie, où les interlocuteurs se trouvent jouer un rôle dans un drame qui a commencé en dehors d’eux [35]. » La rencontre interpersonnelle vaut par elle-même, non comme détail d’une dramaturgie, et on ne peut la contourner d’une quelconque façon, qui serait par exemple une relation intime avec Dieu.
28 Le troisième aspect, c’est justement la disparition de la personne dans la pensée weilienne. Disparition de la personne d’autrui, au profit de la part d’impersonnalité qui réside en lui. Disparition du sujet lui-même, comme dans la dernière strophe du poème, où plus rien ne se réfère à des points de vue humains. Point d’aboutissement idéal ou fantasmé de la pensée weilienne. Être l’intermédiaire vide entre le Créateur et la créature ; cela n’exclut pas l’attention portée à l’autre, cela n’exclut pas l’éthique. « Être un instrument de contact entre le prochain et Dieu, comme le porte-plume entre moi et le papier [36]. » Vider le sujet de toute substance égocentrique, le vider même sans ménagement, c’est ce que fait Levinas lui-même dans Autrement qu’être. Il reprend même une des formules les plus extrêmes de Weil. « Père arrache de moi ce corps et cette âme pour en faire des choses à toi et ne laisse subsister de moi éternellement que cet arrachement lui-même [37]. » Ce qui intéresse ici Levinas, c’est l’image d’un sujet qui ne serait plus que la trace d’un arrachement ; affirmer que l’être humain ne serait plus que la « chose » de Dieu, c’est une hyperbole weilienne qu’il n’utilise pas. Une telle hyperbole illustre bien ce paradoxe proprement weilien : alors même qu’il s’agit de lutter contre la déshumanisation, la perspective que dessine la pensée weilienne est celle d’une dépersonnalisation, qui va jusqu’à valoriser les métaphores les plus matérielles et les plus mécaniques pour évoquer l’humain. La ligne commune à Levinas et à Weil est bien une mise en cause radicale de l’égocentrisme : on ne combat pas la déshumanisation par une affirmation de l’ego. Dépasser le « bruissement anonyme et insensé de l’être [38] » pour reprendre une expression de Levinas, cela ne se fait pas, chez les deux auteurs, par l’affirmation d’une royauté du moi, mais par la déposition de cette royauté. Déposition qui prend, dans certaines formules weiliennes, l’apparence paradoxale d’une transformation en instrument de Dieu. Le couple Dieu-chose devance le couple humain-humain : c’est en devenant la « chose » de Dieu que le sujet peut vraiment rencontrer l’autre – hyperbole et structure décidément propres à Simone Weil.
29 C’est dire que les écrits de Simone Weil dessinent des figures de pensée et d’action paradoxales : s’il n’y a pas confusion entre l’impersonnel « positif » et la destruction sociale du moi, il y a comme un vertige, une fascination et des jeux de miroir entre ces deux mises en cause de la personne humaine. Dans le geste même qui redonne à autrui les contours de l’humanité en le distinguant des choses, la pensée weilienne efface à nouveau ces contours en tournant l’humain vers une forme d’être ou de non-être qui le dépasse. C’est une conception singulière du sujet humain qui s’en dégage.
La relation à soi
30 La pensée weilienne de l’attention, appliquée au problème de la déshumanisation, s’ouvrirait ainsi à différentes lectures. On pourrait y voir un complément organique à la pensée de Levinas, mettant en scène et en œuvre les paradoxes mêmes de l’ouverture à la présence d’autrui. On pourrait y voir aussi, au contraire, une forme hyperbolique et excessive de l’effacement de soi, conduisant à une anthropologie très paradoxale – la personne n’étant qu’une réalité seconde entre deux formes d’impersonnalité. On pourrait même y trouver une dangereuse ambiguïté, celle d’une pensée qui établit des ponts ou des jeux de miroir entre la déshumanisation et l’ascèse du sujet qui se défait de son moi. On pourrait y voir, par ailleurs, l’ouverture à une vision de l’humain qui sortirait d’un cadre judéo-chrétien pour se rapprocher par exemple de la mystique indienne.
31 Ce qui est certain, c’est que le sujet humain, tel que pensé par Simone Weil, ne sort pas indemne de cette confrontation au défi de la déshumanisation. L’humanisation véritable ne se fera pas, chez Weil, par la voie du confort et du repos en soi – en cela, il se maintient un parallèle indéniable entre son souci éthique et celui de Levinas. Levinas répond aux défis de la déshumanisation par une pensée de la responsabilité qui constitue le sujet en relativisant à jamais toute notion d’intériorité ; l’intériorité existe en un sens, mais par l’éthique elle est à jamais exposée à la présence d’autrui. Il ne se joue rien de décisif dans le pur rapport à soi ; le seul rapport à soi qui vaille vraiment passe par autrui, et ne revient jamais à soi comme une boucle qui reformerait un enclos. Il serait tentant d’appliquer ce même schéma à Simone Weil, mais, comme nous l’avons suggéré, une lecture purement lévinassienne de cette pensée ne rendrait pas complètement justice à ses méandres et à son originalité. Car malgré tout il y a chez Weil une sorte d’affirmation paradoxale de l’intériorité, d’une relation à soi certes polémique, tourmentée et tendant vers l’impersonnel, mais qui échappe par principe à la structure définie par Levinas. L’attention, même ouverte à l’altérité, même vouée à embrasser l’imprévu divin, renvoie toujours chez Weil à une décision du sujet, à une relation à soi.
32 Retournons au Journal d’usine. Qu’est-ce qui, dans ce texte, résiste à la déshumanisation ? L’intérêt cognitif pour les machines et les systèmes d’actions, l’intérêt éthique et affectif pour les relations humaines – nous l’avons vu. Mais il y a plus que cela. S. Weil évoque ainsi les petits événements qui illuminent parfois son expérience. « Certains incidents, au cours du travail, procurent, il est vrai, de la joie, même s’ils diminuent le salaire. D’abord les cas, qui sont rares, où on reçoit d’un autre à cette occasion un précieux témoignage de camaraderie ; puis tous ceux où on peut se tirer d’affaire soi-même [39]. » Qu’est-ce qui cause ici la joie ? Deux occasions pour le sujet de se conforter : le contact avec autrui, l’autonomie dans l’action. « Gagné à cette expérience ? Le sentiment que je ne possède aucun droit, quel qu’il soit, à quoi que ce soit (attention de ne pas le perdre) – La capacité de me suffire moralement à moi-même, de vivre dans cet état d’humiliation latente perpétuelle sans me sentir humiliée à mes propres yeux [...] [40]. » Un premier acquis fondamental, c’est l’expérience de la déchéance, le fait d’avoir vécu directement la déshumanisation. Cela se traduit par une remise en cause radicale de la notion de droit : ce serait une notion abstraite, impropre à refléter la nature éthique et sacrée de l’être humain. Le deuxième acquis fondamental qui apparaît dans ce texte est une sorte d’autonomie morale et psychique : se suffire à soi-même, vivre un état de déchéance sans être déchu à ses propres yeux. Ce point pourrait sembler contradictoire avec d’autres points évoqués précédemment, et il l’est peut-être dans une certaine mesure ; la pensée weilienne n’est pas systématique et les écrits du Journal d’usine le sont encore moins. Il s’agit là, pourtant, d’un aspect important de la conception weilienne de l’être humain : il y aurait une « couche » de la vie subjective qui pourrait se maintenir et se consolider hors de tout renforcement extérieur, et qui, alors que le moi serait quasi réduit à néant, résisterait. Cette possibilité est encore présentée, sur la même page du journal, quelques lignes plus bas, comme un programme. « Le sentiment de la dignité personnelle tel qu’il a été fabriqué par la société est brisé. Il faut s’en forger un autre (bien que l’épuisement éteigne la conscience de sa propre faculté de penser ! ). M’efforcer de conserver cet autre [41]. »
33 Ce qui résiste à la déshumanisation, c’est donc aussi le rapport à soi. La « dignité personnelle » évoquée dans le Journal se mue, dans les années suivantes, en dignité impersonnelle. Entretemps, le sujet weilien s’est encore un peu plus vidé de sa substance, jusqu’à ressembler à celui que Levinas décrit dans Autrement qu’être. Sujet dépouillé de son égocentrisme par la transcendance d’autrui, chez Levinas, par un acquiescement à la décréation, chez Weil. Être humain qui doit être un moi pour pouvoir agir en vertu de ses responsabilités. Pour Weil, il est essentiel que puisse se construire un moi pourvu du sentiment de sa propre dignité, même si le moi personnel n’est pas le dernier mot de l’humain. Répondre au défi de la déshumanisation, c’est donner aux individus la possibilité d’avoir un moi cohérent et de pouvoir s’en défaire. La transformation en chose est une destruction extérieure et prématurée du moi humain. L’ouvrier qui ne peut pas s’approprier symboliquement le fruit de son travail, qui ne peut pas accéder au sens et à la valeur du système d’actions dans lequel il est engagé, ne peut pas construire cette relation à lui-même.
34 Cette exigence de dignité explique certains choix de Simone Weil lorsqu’elle énumère les besoins fondamentaux de l’être humain. La responsabilité, par exemple, ne correspond pas seulement à une exigence éthique envers autrui mais aussi à une nécessité pour la construction du moi. « L’initiative et la responsabilité, le sentiment d’être utile et même indispensable, sont des besoins vitaux de l’âme humaine [42]. » L’enracinement dans une collectivité, n’est pas, en dépit des réserves de Levinas, une concession aux idoles populistes, mais une nourriture nécessaire pour le moi. L’égalité, l’honneur, la hiérarchie, le châtiment, la liberté d’opinion, tous les besoins énumérés par Weil renvoient à une telle fonction : nourrir l’âme, lui assurer un équilibre. Le collectif, les institutions n’ont de valeur que si elles sont au service de l’humain et n’ont de pertinence, dans la construction d’une société juste, que si elles rendent possible un vrai sentiment de dignité chez les individus. La route est étroite : il ne faut pas que la société donne aux individus le sentiment artificiel dont il s’agit justement de se débarrasser – par exemple un ersatz de dignité que l’individu tirerait d’une mystique collective, d’un culte de la nation ou du parti.
35 La réponse à la déshumanisation n’est donc pas purement éthique : elle est nécessairement politique. C’est comme si, dans L’enracinement, Weil illustrait la notion lévinassienne d’une justice institutionnelle distincte de l’éthique et pourtant participant d’elle. Elle avance d’une manière plus déterminée sur des terrains où Levinas ne développe pas sa pensée. C’est valable dans une large mesure pour le politique, c’est valable encore plus pour la direction mystique. L’ensemble des écrits weiliens reste difficile voire impossible à synthétiser : il se situe simultanément sur différents niveaux, notamment celui de l’ascèse personnelle et celui de la pensée sociale. Les registres de langage s’échangent entre ces niveaux : chose, enracinement, déracinement, esclavage, ce vocabulaire parfois hyperbolique de l’expérience spirituelle peut brouiller les pistes. C’est que la déshumanisation peut être, à l’extrême, l’occasion d’une prise de conscience, d’un renforcement et d’un dépouillement de soi : c’est ainsi que Weil semble considérer, en un sens, son expérience à l’usine. Mais cela ne peut servir de formule générale pour l’humanité : la déshumanisation n’a pas par elle-même de vertu ascétique ou spirituelle, et elle a généralement des effets destructeurs. Simone Weil peut écrire dans le Journal d’usine qu’elle a gagné de son expérience du malheur ouvrier une capacité « de goûter intensément chaque instant de liberté ou de camaraderie, comme s’il devait être éternel – Un contact direct avec la vie [43]… » C’est ce qui se dégage de son expérience singulière ; c’est une possibilité toujours ouverte mais infiniment fragile.
36 Dans une des directions possibles de sa pensée, Simone Weil nous conduit vers un sujet uni aux éléments, à l’ordre du monde, au divin, d’une manière assez mystérieuse mais qui évoque la conception taoïste de l’action : agir sans force, tout en fluidité, sans que l’on puisse établir de barrière rigide entre l’humain, la nature et le divin. Idéal d’une action finalement détachée de tout rapport de puissance, qui replace l’homme dans le contexte de l’univers, un univers qui n’est pas, contrairement à ce qu’affirmait Hitler dans Mein Kampf, un règne de la force aveugle. Réhumaniser, c’est aussi pour Weil restaurer le lien entre la nature et la sensibilité, par la contemplation et par le travail. Si Levinas voit dans le travail et dans les actions humaines une manière de désenchanter l’univers et d’en effacer les idoles, Weil ne veut pas laisser la nature et l’ordre du monde aux mains des idéologies déshumanisantes. Cet ordre du monde ne s’oppose pas pour elle au visage humain ; il ne renvoie pas à la pure indifférence des choses. Le monde weilien est plein d’une impersonnalité qui peut être parlante pour l’être humain, s’il sait la voir et la lire.
37 La pensée weilienne entend toujours aborder l’être humain dans sa réalité concrète, enracinée dans la matière du monde. On ne peut se contenter, pour elle, d’une éthique de principes qui survolerait l’expérience que nous pouvons faire du malheur et même de la déshumanisation. Répondre à la négation de l’humain, c’est pour elle comprendre les mécanismes de cette négation ; c’est aussi, comme chez Levinas, méditer sur la rencontre la plus concrète avec l’autre. C’est enfin ressaisir l’humain dans sa dimension ouverte, qui transcende le personnel, et qui se déploie entre l’intime et le cosmos. Par delà toutes les ambiguïtés que porte en lui le vocabulaire weilien de l’impersonnel et de la décréation, par delà la dimension de solitude que porte en elle cette pensée, elle dessine les contours d’une société possible. Cette société pourra exister, selon Weil, si le travail en est le « centre spirituel [44] ». Elle pourra exister si des institutions parviennent à dépasser le caractère abstrait des droits de l’homme pour articuler les obligations envers l’être humain et les besoins concrets de l’être humain. C’est là tout l’objet d’un texte comme L’enracinement ; c’est là que la pensée weilienne entre dans l’histoire de la philosophie, non seulement comme investigation éthique, mais aussi comme réflexion politique déterminée à ne pas désespérer des sociétés humaines.
Notes
-
[1]
Expérience de la vie d’usine », OC II.2, 295.
-
[2]
L’Iliade ou le poème de la force », OC II. 3, 228-229.
-
[3]
Nous laisserons donc volontairement de côté les enjeux liés directement au judaïsme, dont Weil fait une lecture partielle et injuste. Le texte de Levinas consacré à Simone Weil est « Simone Weil contre la Bible », publié originellement en 1952 et repris dans Difficile liberté, Albin Michel, 1963.
-
[4]
Expérience de la vie d’usine », OC II.2, 290.
-
[5]
OC II.2, 290.
-
[6]
Allons-nous vers la révolution prolétarienne ? », OC II. 1, 272.
-
[7]
Expérience de la vie d’usine », OC II.2, 295.
-
[8]
Le capital, livre I, 4e section, chap. XV, trad. M. Rubel, Gallimard, Pléiade, p. 955.
-
[9]
Expérience de la vie d’usine », OC II.2, 294.
-
[10]
OC II.2, 192.
-
[11]
Expérience de la vie d’usine », OC II.2, 295.
-
[12]
Expérience de la vie d’usine », OC II.2, 298.
-
[13]
Réflexion sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale », OC II.2, 58.
-
[14]
Ibidem.
-
[15]
L’Iliade ou le règne de la force », OC II. 3, 230.
-
[16]
Éthique et infini, entretiens avec Ph. Nemo, Fayard, 1982, p. 72.
-
[17]
Éthique et infini, 93.
-
[18]
Journal d’usine, OC II.2, 205.
-
[19]
Expérience de la vie d’usine », OC II.2, 297.
-
[20]
L’Iliade ou le règne de la force », OC II. 3, 230.
-
[21]
Ibidem.
-
[22]
Totalité et infini, Martinus Nijhoff, 1971, p. 217.
-
[23]
Éthique et infini, 81.
-
[24]
Ibidem.
-
[25]
Formes de l’amour implicite de Dieu », Attente de Dieu, 109.
-
[26]
Ibidem.
-
[27]
Totalité et infini, 217.
-
[28]
La personne et le sacré », Écrits de Londres, 16.
-
[29]
Éthique et infini, 79.
-
[30]
Ibidem.
-
[31]
La personne et le sacré », Écrits de Londres, 17.
-
[32]
Écrits de Londres et dernières lettres, 19-20.
-
[33]
Réflexion sur le bon usage des études scolaires en vue de l’amour de Dieu », Attente de Dieu, p. 72.
-
[34]
ID., 76.
-
[35]
Totalité et infini, 222.
-
[36]
ID., 485.
-
[37]
Autrement qu’être, 217.
-
[38]
Éthique et infini, 42.
-
[39]
Ibidem.
-
[40]
OC II.2, 253.
-
[41]
Ibidem.
-
[42]
L’enracinement, 25.
-
[43]
OC II.2, 253.
-
[44]
L’enracinement, 380.