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Article de revue

Empirisme, naturalisme et signification chez Quine

Pages 579 à 598

Notes

  • [1]
    Nous reprenons les traductions parues en français, éventuellement modifiées par nos soins. Les traductions non parues sont les nôtres. Les numéros de pages renvoient aux textes originaux.
  • [2]
    Cf. sur les points de brisure du continuisme quinien, J.BOUvERESSE, La force de la règle[1].
  • [3]
    dans The Metaphysics of Meaning, Katz considère que les arguments du Mot et la choseen faveur de l’indétermination sont insuffisants et supposent ceux de « deux dogmes », à savoir l’impossibilité de définir la synonymie. Cet article pèche, selon Katz, par la restriction des types de définitions utilisables en linguistique à des critères de substitution, et omet d’envisager la définition récursive. Celle-ci éviterait la circularité sur laquelle la substitution achoppe selon Quine, dont la thèse ne dépendrait alors que d’un « paradigme définitionnel inapproprié » [6, p.189]. Ce n’est donc qu’une persuasion naturaliste qui fonderait l’indétermination. Mais Quine considère que le rejet de l’analyticité est impliqué par l’indétermination, selon lui plus fondamentale.
  • [4]
    Sur les problèmes de la conciliation entre anomie et naturalisation causaliste, cf. J.PROUST, Comment l’esprit vient aux bêtes[8].
  • [5]
    v. dESCOMBES, dans Les institutions du sens [4], considère que l’indétermination montre, même si en une lecture peu orthodoxe, l’irréductibilité de la signification à une relation causale (dyadique).
  • [6]
    Si on pense la signification comme usage par exemple, il est possible de penser une synonymie sans « se ressaisir d’une entité déterminée ».
  • [7]
    Quine entend illustrer à travers cet exemple la thèse d’indétermination de la signification; et pourtant, comme il est manifeste ici et comme il le reconnaîtra dans la Poursuite de la vérité, l’exemple illustre ipso factoune indétermination de la référence, problème qu’il cherchera à résoudre dans Relativité de l’ontologie.
  • [8]
    Un problème apparaît dès lors : ce concept non-critique semble devoir être assez susbtantiel pour pouvoir soutenir une telle projection, substance que l’indétermination semble toutefois refuser à la signification. Il semble que Quine se rabatte sur une détermination de la référence, pour pouvoir donner l’idée d’une indétermination de la signification, pour pouvoir répondre au problème de ce que peut être une différence (entre manuels de traduction) sans distinction réelle. Le problème que rencontre Quine peut être exprimé ainsi : pour rejeter la signification comme entité déterminée, il tente de produire un argument différentialiste (plusieurs traductions) plutôt que de s’arrêter à la mythologie (non-sens de l’identité).
  • [9]
    Cf. S.LaUGIER, L’anthropologie logique de Quine[6], qui montre comment la dimension immanentiste du naturalisme quinien, thème premier d’« Une épistémologie naturalisée », a souvent été mésinterprétée au profit d’un physicalisme, en réalité second par rapport au point de vue conceptuel de cet article germinal.
  • [10]
    Putnam a ainsi souligné un parallélisme entre le modèle quinien du langage et les théories classiques de la perception (plus précisément, les théories matérialistes), construisant l’objet perçu comme interne : « Étant donné l’absence de connexion rationnelleentre les irritations de surface et ce qui est en dehors (ou au-dedans) de la peau, il n’est pas étonnant que le langage se révèle dénué de toute référence déterminée à la réalité. » [10, p.282]
  • [11]
    Cf. la discussion de P.Gochet dans Quine en perspective[5].
  • [12]
    Cf. S.LaUGIER, « Indeterminacy, ‘Robust Realism’ and Truth » [7].

1) Introduction

1a quel type de connaissance la signification se prête-t-elle ? L’ensemble de la philosophie de Quine est lié à cette question. Ses interrogations sur les conditions d’identité de la signification se sont imposées dans le débat philosophique de tradition analytique à partir de la publication de « deux dogmes de l’empirisme » en 1953, puis du Mot et la chose en 1960. Nous nous proposons d’interroger chez Quine les relations entre naturalisme, empirisme et signification.

2On appelle naturalisme un ensemble différencié de thèses et d’arguments sur le type de connaissance (épistémologiquement) qui convient aux activités proprement humaines – linguistiques, scientifiques, morales… – et (ontologiquement) sur la nature de ces activités. Il n’y a de naturalisme que là où se pose le problème des rapports entre certains concepts et celui de nature, c’est-à-dire là où certains de leurs caractères ont été interprétés, à un moment ou un autre de l’histoire, comme inaccessibles à toute « science naturelle ». depuis les débats du début du xxe siècle entre le naturalisme et ses critiques (pensons à la dispute sur le statut de la psychologie par exemple, de Mill à Husserl et Frege), les relations entre sciences de l’homme et sciences de la nature ont été repensées avec les concepts que le développement scientifique a pu offrir à la philosophie. Familier de L.Bloomfield et de B.F. Skinner (dont il adopte le béhaviorisme), inscrivant son naturalisme dans le sillage de J.dewey et sa perspective logique sur le langage dans le sillage de R. Carnap, Quine renouvelle le naturalisme en en faisant une question majeure du débat analytique contemporain.

3En particulier son article germinal, « Une épistémologie naturalisée » [11], revendique l’autonomie de l’épistémologie par rapport à toute philosophie première, et son appartenance à l’ensemble des sciences empiriques. La naturalisation y signifie l’interprétation des questions a priori en questions empiriques générales, un des objets de « deux dogmes de l’empirisme » [9]. Elle pose ainsi le problème du lien avec cette autre position dont Quine assume également l’héritage, quoiqu’amendé : l’empirisme. Ce lien sera notre objet présent, tel qu’il se manifeste dans la question de la signification.

4Nous entendrons par empirisme toute conception suivant laquelle l’usage de nos concepts est, au moins en dernière analyse (en un sens dépendant du système considéré), déterminé par des critères sensibles, cette détermination et ses critères pouvant être compris diversement : chez Quine, de manière holiste.

2) Signification et naturalisme

5deux moments distinguent la critique quinienne de la signification : d’abord le rejet de l’analyticité et d’un concept rigoureux de synonymie dans « deux dogmes de l’empirisme » et « Le problème de la signification en linguistique », ensuite celui de toute théorie de la signification dans Le mot et la chose, fondé sur la thèse de l’indétermination de la traduction.

6Est analytique un énoncé vrai en vertu de la seule signification des termes qui le composent. En principe, de tels énoncés sont réductibles, par substitution de synonymes, à des vérités logiques. Quine interroge le statut de cette substitution : à quel critère la synonymie obéit-elle ? En montrant que d’importantes raisons rendent improbable la construction d’un concept rigoureux de synonymie – et par conséquent d’analyticité –, Quine en vient à cette conception paradoxale de la vérification : aussi éloignés soient-ils de la source empirique, tous les énoncés de la science sont redevables de l’expérience. Ils lui sont redevables non pas individuellement – aucun énoncé simple d’une langue donnée n’a de contenu empirique propre –, mais dans le cadre au moins d’un ensemble d’énoncés pertinent. La critique des dogmes du réductionnisme et de l’analyticité permet ainsi une image continuiste de la connaissance :

7

La totalité de ce qu’il est convenu d’appeler notre savoir ou nos croyances (...)
est une étoffe tissée par l’homme et dont le contact avec l’expérience ne se fait qu’en bordure. (...) La réévaluation de certains énoncés entraîne la réévaluation de certains autres, à cause de leurs liaisons logiques – quant aux lois logiques elles-mêmes, elles ne sont à leur tour que des énoncés de plus dans le système, des éléments plus éloignés dans le champ [1]. [11, p.42]

8Cette continuité des domaines de la connaissance est un des éléments du naturalisme de Quine. L’effacement des frontières entre activités empiriques et activités a priori soutiendrait une certaine conception de leur caractère naturel, même si cette seule continuité n’en fournit pas encore de piste concrète. Soulignons l’extension quinienne du cas de l’analytique à celui de la logique, qui est pourtant distinct : le rejet des vérités analytiques parle, chez Quine, en faveur de la reprise de toutes les vérités a priori, y compris donc celles de la logique, au sein du thème continuiste. Cet étonnant non sequitursignale la force d’une persuasion naturaliste que l’œuvre de Quine aura pour tâche d’affiner et de défendre [2].

9La connaissance empirique semble pouvoir se prêter davantage à la naturalisation en ce que nous pourrions la comprendre in finecomme une réaction sensible de l’animal à son environnement physique : nous possédons déjà une description biologique de certaines de ces réactions. avec la continuité, l’a prioriperdrait également son caractère apparemment rétif à toute naturalisation. Quine franchit le pas qui va de l’effacement de la frontière entre empirique et a priorià l’idée que la théorie du monde n’est qu’un pont conceptuel entre des ensembles de stimulations sensibles. L’instrumentalisme affirmé dans la dernière partie de « deux dogmes » vient au service d’un naturalisme.

10Le naturalisme trouverait donc ici une assise dans l’impossibilité apparente de construire un concept rigoureux de signification. Cependant, les arguments de « deux dogmes » restent simplement négatifs, et ne font que rejeter certaines possibilités de définition de l’analytique. Le caractère provisionnel de la conclusion apparaît encore dans « Le problème de la signification en linguistique »:

11

« aussi longtemps que l’on manque d’une définition de la synonymie (...) , il n’y a rien sur quoi le lexicographe pourrait avoir raison ou tort. » [12, p.63]

12La thèse d’indétermination, soutenue à partir du Mot et la chose, supprime la clause provisoire : une telle définition serait irréalisable. Ceci pourrait laisser penser que le naturalisme y trouve donc une assise théorique plus forte. Mais on a tout aussi bien soutenu – J.Katz par exemple – que, loin de la justifier, cette thèse se fonde sur une conception naturaliste, en l’occurrence béhavioriste, du langage [3]. La question de la préséance est troublée par le fait qu’une position philosophique est l’ensemble des convictions et arguments qui la forment. Isolons le problème : l’impossibilité de construire un concept rigoureux de signification dépend-elle de la position du problème de la détermination en termes de sciences naturelles, ou au contraire four-nit-elle au naturalisme un nouveau soutien ?

13Nous montrerons qu’elle se fonde en réalité sur l’adhésion de Quine, non pas à l’idée même d’une naturalité (scientifiquement comprise) de la signification, mais à une méthode empiriste appliquée à la philosophie du langage – méthode qui explique la séduction intellectuelle exercée sur Quine par le béhaviorisme. Ce n’est pas un naturalisme, comme l’affirme Katz, qui est à l’origine de l’indétermination, mais un empirisme.

3) Nature et réduction

14Sur le développement du naturalisme, les arguments de Quine sont d’un usage délicat. L’ensemble de sa philosophie appelle à la naturalisation. Or on ne veut naturaliser que ce qui de prime abord n’entre pas dans le cadre des sciences dites naturelles, le langage par exemple. L’indétermination interdira pourtant tout travail théorique sur la signification. dès lors le programme de naturalisation hérité de Quine par une partie de la philosophie analytique se trouve en porte-à-faux avec une de ses thèses centrales, dont l’austérité pourra paraître invalider d’emblée une partie de la tâche.

15La naturalisation des sciences de l’esprit pourrait en effet demander une signification admissible au sein d’une théorie scientifique, c’est-à-dire munie de critères d’identité. On se heurterait alors à la difficulté suivante : admettre la signification comme objet théorique autoriserait également l’analyticité, et donc une distinction entre domaines soumis ou non à l’expérience. Ceci nous reconduirait à des positions philosophiques fort différentes d’un naturalisme continuiste comme celui de Quine.

16Ce paradoxe n’est qu’une reformulation du problème général de l’interprétation naturaliste des vérités dites ailleurs a priori. Si on construit un équivalent naturel de ce qui apparaît ailleurs comme une idéalité (quelque conception qu’on en ait), se pose le problème des propriétés que l’on attribuait à cette dernière : peut-on encore les attribuer à l’entité naturelle qui la remplace, sans quitter le strict domaine des sciences de la nature ? Il faut déterminer alors ce qu’on est prêt à perdre de l’ancien concept.

17ainsi ne peut-on pas naturaliser la signification, semble-t-il, si cela suppose la possibilité de la définir. C’est une conclusion pour le moins ennuyeuse pour un naturaliste. Mais Quine sort de ce qui n’est qu’un dilemme apparent pour lui, en posant que la signification n’a pas plus à être naturalisée que le phlogistique : le concept même de signification n’est pas viable, selon lui, au regard des exigences scientifiques. Il semble que le choix qui reste au lecteur de Quine soit le suivant : soit renvoyer à la mythologie la signification conçue comme une entité déterminée (n’existent alors que des comportements verbaux, renforcés ou non par la communauté, en concomitance avec des stimulations sensibles), soit adopter un platonisme éloigné de tout naturalisme.

18Ce choix n’est cependant pas nécessaire, car il existe bien entendu d’autres formes de naturalisme que celles prenant le chemin du béhaviorisme. Pour répondre aux difficultés de la thèse d’indétermination, on a pu utiliser par exemple une distinction méthodologique (et non ontologique) entre sciences de l’homme et de la nature. Cette distinction peut être considérée comme in fineinessentielle, ou bien comme irréductible, cette dernière position étant compatible avec l’affirmation que l’esprit appartient au monde physique. dans le deuxième cas, les sciences concernées demeurent méthodologiquement indépendantes les unes des autres. Entre platonisme et phlogistique, il y a place, affirme-t-on, pour une irréductibilité méthodologique.

19Quelle est la position de Quine à cet égard ? Il adhère explicitement à deux formes distinctes de naturalisme, physicaliste (cf. « Facts of the Matter » [12]) et darwinienne (« The Scope and Language of Science » [10]), tout en rejetant tout rêve précipité de réduction. ainsi précise-t-il le physicalisme auquel il adhère :

20

Ce n’est pas une doctrine réductionniste du genre de celles qu’on imagine parfois. Ce n’est pas le rêve utopique de spécifier tous les événements mentaux en termes physiologiques ou microbiologiques (...) Ce qu’il dit, à propos de la vie de l’esprit, est qu’il n’y a pas de différence mentale sans différence physique... [19, p.163]

21Cependant, Quine use de la biologie pour juger de la détermination de la signification, alors que la seconde forme de naturalisme, qui soutient l’indépendance méthodologique, l’interdit. On peut se demander si une position non-réductionniste ne rend pas illégitime la demande même d’une détermination stimulatoirede la signification. Le même problème se pose à propos des positions de la Poursuite de la vérité: Quine n’encourt-il pas le risque d’incohérence en adoptant la thèse de l’anomie du mental de davidson, tout en conservant les arguments en faveur de l’indétermination de la signification ? En effet, si on accepte l’anomie du mental, on peut difficilement user, semble-t-il, d’un critère physiologique comme celui des ensembles de stimulations pour déterminer la signification [4] (ce que ne fait pas davidson).

22On pourrait essayer de répondre par le caractère particulier de la signification. En effet, l’anomie du mental n’implique pas la non-existence de divers phlogistiques mentaux, parmi lesquelles on trouverait la signification. Mais cette réponse souffre devant l’objection méthodologique, puisque la méthode béhavioriste peut être remise en question comme une forme de réduction (si la signification est un phlogistique, cela doit être, dans une perspective anomiste, pour d’autres raisons).

23devant ces difficultés face à la place de la réduction, on peut être tenté de soutenir que la thèse d’indétermination de Quine fournit, malgré elle, les bornes conceptuelles d’une réduction des sciences de l’homme à celles de la nature [5]. L’argument établirait, nolens volens, la spécificité des sciences de l’homme. Mais tout ce que la thèse de Quine montre, si on s’y oppose, est que, s’il doit y avoir une naturalisation de la signification, elle prendra d’autres voies que l’appariement entre phrases et ensembles de stimulations sensibles. L’irréductibilité méthodologique n’est pas pour autant établie.

24Si on entend lire la thèse de Quine comme réfutant ses prémisses, ce sont des prémisses empiristes qui nous semblent devoir être visées, et non le naturalisme en général comme l’affirme Katz (qui s’oppose par ailleurs également à un naturalisme wittgensteinien). Savoir si, sur les ruines de l’empirisme, on doit adopter un naturalisme irréductibiliste ou non, est un autre problème, qu’on ne peut trancher à partir des seules difficultés de l’indétermination quinienne.

25Sont en effet possibles aussi bien un naturalisme non-réductionniste et empiriste qu’un naturalisme réductionniste et non-empiriste. Une conception empiriste subjectiviste peut demander qu’on pose la sensibilité à l’origine de tout concept, sans pour autant demander la réduction des sciences de l’esprit à celle de la nature, et même le subjectivisme en question pourrait se nourrir de cette irréductibilité. Quine est à la fois anti-subjectiviste et empiriste : la signification est rejetée à partir de présupposés empiristes revus à l’aune des sciences modernes du vivant (biologie, neurologie). Mais il est possible de soutenir une thèse naturaliste sur le langage sans demander comme présupposé les seules stimulations sensorielles de l’individu.

4) L’indétermination de la signification

26Considérons la formulation la plus générale de la thèse d’indétermination, telle qu’elle apparaît pour la première fois dans Le mot et la chose :

27

(...) la totalité infinie des phrases du langage d’un locuteur donné peut être permutée, ou appliquée sur elle-même, de telle sorte que (a) la totalité des dispositions au comportement verbal reste invariante, et cependant (b) l’application n’est pas une corrélation entre phrases équivalentes, quel que soit le sens du terme, aussi plausible et lâche qu’on voudra. [14, p.27].

28La thèse est énoncée ici à son niveau le plus général. Elle découle d’une application sur lui-même de l’ensemble des phrases d’une langue donnée, pour un locuteur donné. Cette permutation peut être entendue de plusieurs façons : comme une interprétation ou une traduction. Si la signification des phrases était déterminée, il y aurait un seul groupe de permutations conservant le rapport global des phrases à l’expérience et entre elles : ce serait celui des permutations entre phrases synonymes. Mais le propos de Quine est qu’une telle permutation est toujours possible en dehors de toute synonymie naturelle. Il existerait ainsi différentes corrélations entre les phrases du langage, différents « manuels de traduction » entre deux langues données, tout aussi légitimes au regard de la source empirique :

29

des phrases sans nombre peuvent diverger considérablement de leurs corrélats respectifs et cependant les divergences peuvent si bien systématiquement se compenser que le schéma global de l’association des phrases entre elles et avec les stimulations non-verbales est préservé. [14, p.27]

30L’interprétation nouvelle doit avoir un caractère systématique : les faits du langage et du monde ne doivent jamais révéler de déviation. Lors de la traduction, le linguiste aurait la possibilité de construire l’appareil d’individuation de la langue étrangère, selon l’expression de Quine, selon divers schémas plus ou moins proches du nôtre : l’idée même que des expressions cataloguées comme des noms désignent des « choses », en notre sens, ne serait en rien l’unique manière de respecter les faits empiriques du langage.

31Notons que la thèse d’indétermination signifie bien plus que la reconnaissance d’un « esprit » à chaque langue : chacun connaît l’existence d’intraduisibles. En général, ces intraduisibles sont opposés à des termes et phrases en effet traduisibles. La thèse signifie davantage également que le rejet d’un mythe du musée mental. dans « On Empirically Equivalent Systems of the World », Quine dit de la traduction quelque chose qu’on pourrait accepter sans souscrire à l’indétermination : « Traduire, ce n’est pas se ressaisir d’une entité déterminée, d’une signification, mais seulement trouver un équilibre entre différentes valeurs » [18, p.322]. Cette seule caractérisation s’oppose au mythe du musée, mais ne souscrit en général pas à l’idée qu’on ne peut penser une synonymie. Pour Quine, en revanche, rejeter ce mythe, c’est ipso factoconsidérer que la synonymie n’existe pas, position qui n’est pas nécessaire [6]. Une synonymie bien pensée implique, selon lui, la réalité d’une entité.

5) Indétermination et empirisme

32La signification ne peut être bien définie comme un ensemble déterminé de phrases, affirme Quine, parce que ces ensembles seraient variables. Quelles raisons expliquent donc l’existence de ces permutations ?

33Le point crucial pour l’indétermination est que ces ensembles doivent être établis à partir d’une enquête empirique d’un certain type : le deuxième chapitre du Mot et la chosetente de construire la signification en se passant de l’idiome mentaliste, et en se servant des concepts qu’offrent les sciences du vivant, en l’occurrence celui de stimulation nerveuse, dans le style de la psychologie béhavioriste.

34Ceci peut faire croire que le point de départ de Quine est naturaliste. au début de « La relativité de l’ontologie », la thèse est dite découler d’une position naturaliste : « Regardez le langage dans l’optique naturaliste, et vous devrez, en ce cas, regarder la notion d’identité de signification comme un non-sens. » [17, p.42]. Mais il existe différentes manières de décrire la situation de traduction radicale. Le rejet des significations est en réalité la conséquence d’une description empiriste de la traduction radicale.

35En effet, Quine interprète en empiriste le fait par ailleurs indéniable que le langage a une dimension empirique, en faisant de l’expérience un critère de détermination pour la signification. Cette thèse n’est pas équivalente à la seule reconnaissance de cette dimension empirique. Only sense makes sense, affirme-il en bon empiriste dans Theories and Things; et puisque les sens ne suffisent pas, la signification est indéterminée.

36On voit ainsi pourquoi Quine adopte une conception béhavioriste du langage : celle-ci vient au soutien d’un empirisme débarrassé de la méthode introspective. On étudie donc des « comportements verbaux ». Idéalement, une observation de tels comportements à l’occasion des événements physiques subis conjointement par linguiste et locuteur suffirait pour décrire le langage en question. L’indétermination est la thèse selon laquelle ces conditions ne suffisent pas pour la signification, sans que quoi que ce soit d’autre puisse avoir valeur déterminante.

37dans les premières étapes de la traduction, on établit des phrases d’observation: celles dont la proximité à la source stimulatoire est la plus grande. Pour ces phrases, nous pouvons construire un concept rudimentaire de signification, celui de signification-stimulus :

38

Nous pouvons définir la signification-stimulus affirmative d’une phrase comme « Gavagai », pour un locuteur donné, par la classe de toutes les stimulations (...) qui provoqueraient son assentiment. (...) Nous pouvons définir la signification-stimulus négative de la même façon en interchangeant « assentiment » et « dissentiment », et ensuite définir la signification-stimulus comme la paire ordonnée des deux. [14, p.32]

39Pourrait-on construire toute signification ainsi, elle serait (à quelques ajustements près) déterminée. La traduction des phrases d’observation l’est bien, mais uniquement dans la mesure où on ne les analyse pas. La seule correspondance globale laisse le linguiste sans ressource quant à la signification des parties de la phrase. dès que commence l’analyse, le linguiste peut apposer à «gavagai» le terme raisonnable de lapin, ou encore celui, déraisonnable, de parties non-détachées de lapins. La phrase «Gavagai » reste déterminée, alors que la traduction du terme « gavagai » ne l’est pas :

40

La synonymie-stimulus des phrases occasionnelles « Gavagai » et « Lapin » ne garantit même pas que « gavagai » et « lapin » soient des termes coextensifs, c’est-à-dire vrais des mêmes choses [7]. [14, p. 51-52]

41Le choix d’une traduction ne dépend donc pas uniquement des données que l’expérience offre au linguiste. Il est déterminé par la construction d’hypothèses de grammaire : celles-ci trouvent leur source dans la langue qu’il parle. Elles seraient donc mieux décrites comme des projections, dévoilant le moment où un concept non-critique de signification [8] se réintroduit dans la quête d’une théorie. La thèse implique qu’une fois faites ces hypothèses de traduction, il n’y a pas de sens à demander à l’indigène si ces présupposés sont les bons.

42L’exemple de Gavagai est cependant incomplet : la fable de la traduction radicale a le défaut de seulement suggérer une indétermination générale. Raconter une fable est une chose; formuler explicitement les arguments qui devraient fonder l’indétermination en est une autre. Et ces arguments rencontrent des difficultés.

6) Quelles preuves pour les systèmes alternatifs de traduction ?

43Les difficultés concernent fondamentalement la description du langage. Certaines critiques portent sur la possibilité de donner une réalité théorique à ses fondements empiristes, en particulier l’article de Chomsky, « Quine’s empirical assumptions » [2]. Il s’en prend à la notion de disposition au comportement verbal. Pouvons-nous définir empiriquement de telles dispositions ? L’utilisation de probabilités, affirme-t-il, est inopérante : elle serait la même pour toute phrase et très faible, puisqu’en une situation donnée, un locuteur peut prononcer une quantité très grande de phrases (qui aient ou non avec la situation quelque rapport immédiat de « contenu »). Les restrictions à une situation où le locuteur produirait exclusivement plutôt telle phrase que telle autre – restrictions que propose Quine dans sa réponse – ne sont pas convaincantes : le linguiste œuvre à partir de ce qu’il est plausible que l’indigène dise, plutôt que d’une quelconque probabilité de phrases possibles, aussi étroite soit la situation imaginée. ainsi la notion de disposition est, selon Chomsky, plutôt un paravent pour l’impossibilité de donner une description empiriste du langage qu’un premier pas vers une linguistique béhavioriste viable.

44Considérons maintenant la question de l’existence même de systèmes alternatifs, problème à partir duquel nous reviendrons à celui des dispositions. Peut-on en donner des raisons au-delà des seuls exemples ? L’indétermination repose sur l’existence supposée de plusieurs manuels de traduction pour une même langue, qui soient compatibles avec toutes les données dont dispose et pourrait disposer le linguiste. L’unique raison en serait que le holisme sémantique, c’est-à-dire le fait que les phrases du langage n’ont pas de contenu empirique propre, implique, de surcroît, l’existence de manuels de traduction différents.

45Faisons un détour par « On Empirically Equivalent Systems of the World ». Quine y distingue le holisme épistémologique de ce qu’il appelle la thèse de sous-détermination, à savoir que, pour toute théorie, «(...) il en existe une autre qui est empiriquement équivalente mais logiquement incompatible avec celle-ci, et qui ne peut lui être rendue logiquement équivalente par une quelconque reconstruction de ses prédicats. » [18, p.322]. Quelle est la relation entre les deux thèses ?

46

Cette thèse du holisme donne du crédit à la thèse de la sous-détermination.
Si, confrontés à des observations contraires, nous sommes toujours libres de choisir entre plusieurs modifications adéquates de notre théorie, alors on peut supposer que toutes les observations possibles sont insuffisantes pour déterminer la théorie de manière unique. [18, p.313]

47À première vue, le holisme serait une raison suffisante pour conclure à l’existence de théories irréconciliables, puisque la modification de la théorie est libre. Pourtant il n’est qu’une présomption en faveur de celle-ci, car ce qu’on peut modifier obéit à des restrictions, imposées précisément par le caractère empirique des sciences. L’idée de sous-détermination pose alors le problème suivant : est-ce que la soumission de la théorie à l’expérience détermine un choix unique ? Peut-on parvenir à deux théories empiriquement équivalentes et pourtant réellement différentes ? Quine donne pour cette différence le critère suivant : les deux théories doivent être logiquement incompatibles; il n’est pas possible de les rendre logiquement équivalentes en reconstruisant les prédicats de l’une à partir de ceux de l’autre. autrement dit, il n’y a pas de traduction de l’une dans l’autre, qui les réconcilie. Ce critère est fort du fait de son caractère négatif. Quine mentionne le risque de sous-estimer les possibilités de reconstruction d’une théorie en une autre. Tout ce qu’on peut dire est qu’il est possible que nous ne la voyions pas :

48

...une dernière version possible de la thèse de sous-détermination affirmerait simplement qu’il doit y avoir à notre système du monde des alternatives empiriquement équivalentes que nous ne parviendrions pas, si nous les découvrions, à réconcilier par une reconstruction de leurs prédicats. [18, p.327]

49On ne peut donc donner de preuve de l’existence de théories rivales irréconciliables. Ce qui demeure, ce sont des raisons importantes pour le croire, explique Quine, au vu de la manière dont on fabrique des théories scientifiques.

50Pour quel type de théorie doit-on s’attendre à un tel état de fait ? On doit exclure toute théorie qui n’implique qu’un nombre fini de conditionnelles d’observation: nous pouvons prendre la conjonction de ces phrases comme équivalente à la théorie, qui ne peut être sous-déterminée par elle-même. Il faut donc considérer des théories impliquant une infinité de telles conditionnelles. Ce qui rend plausible la sous-détermination, c’est la façon dont on obtient de cette diversité d’événements empiriques une formulation malgré tout finie. On remplit d’une « matière frauduleuse » (trumped-up matter) les « interstices » laissés par les phrases d’observation. C’est là que les deux théories rivales peuvent différer.

51Faisons le parallèle avec le cas sémantique. Eu égard à l’existence des « manuels rivaux » de traduction, il n’est pas possible d’affirmer absolument qu’il en existera. La sous-détermination des systèmes du langage qui président aux traductions ne peut être prouvée, pas plus que celle des systèmes du monde. Il est simplement plausible, étant donné la méthode mise en œuvre pour construire ces systèmes, que de véritables alternatives existent, considère Quine. Le holisme apporte du crédit à la sous-détermination sans pour autant l’impliquer.

52dans « Une épistémologie naturalisée », Quine affirmait que l’indétermination était la conclusion naturelle de la conjonction de deux thèses : un holisme épistémologique allié à une conception vérificationniste de la signification. Cependant, il n’y distinguait pas précisément entre sous-détermi-nation et holisme. On peut maintenant déterminer le sens de l’expression qu’il emploie alors, celle de conclusion naturelle : il ne s’agit pas de quelque implication nécessaire.

53Le problème suivant est celui de conclure de la sous-détermination à l’indétermination. de nombreux commentateurs l’ont remise en question. Pourtant, s’il y a seulementde la signification empirique, et que celle-ci n’est pas déterminée de façon unique par ces seuls critères, elle est alors clairement indéterminée. Pourquoi la signification ne reste-t-elle pas simplement sous-déterminée, chez Quine, comme les théories physiques ?

54Pour qu’on puisse conclure à l’indétermination, tout ce dont nous disposons pour faire une théorie de la signification doit être exactement identique à tout ce qui existe. autrement dit, l’ensemble des données empiriques accessibles à l’observateur doit être le même que celui des faits à expliquer. Une conception béhavioriste du langage, où le langage est l’ensemble des comportements manifestes, est à même de fournir cette conclusion. Toute la réalité du langage peut être donnée, selon Quine, par la description de certains comportements, qui sont en même temps nos seules données. Il s’agit bien là d’une nouvelle forme d’empirisme, appliqué au langage, puisqu’on y considère que la réalité linguistique se mesure exactement à l’aune de ce que Quine présente comme sa garantie empirique.

55Quelle est la différence avec le cas des théories physiques ? doit-on dire que leur objet ne se confond pas avec l’ensemble des données empiriques ? Les objets ne jouissent d’aucun privilège métaphysique chez Quine : ce sont bel et bien des fictions – mais des fictions viables, contrairement à la signification : nous reviendrons sur le problème de la défense de cette viabilité, quand nous envisagerons les relations entre indétermination et référence.

56Par rapport à la conclusion de la sous-détermination à l’indétermination, la définition même du langage revêt cependant deux aspects chez Quine– dont l’articulation ne va pas sans problème. Tout ce dont dispose le linguiste de la traduction radicale est un ensemble de comportements observés. Mais, dans le chapitre 2 du Mot et la chose, le langage est en même temps défini comme l’ensemble des dispositions au comportement manifeste, l’idiome dispositionnel étant paraphrasé ailleurs en termes de structure sous-jacente (cf. Le mot et la chose, §46): cette définition n’est pas équivalente, mais concurrente à la définition béhavioriste. Si Quine suivait réellement la définition dispositionnelle dans la défense de l’indétermination, la méthode de la traduction radicale ne serait pas justifiée dans ses prétentions à dire s’il existe ou non des significations, car seule une connaissance de la structure sous-jacente nous autoriserait à conclure : si on suit la définition dispositionnelle, l’équation des données empiriques à la réalité ne tient plus, ni donc la conclusion de la sous-détermination à l’indétermination.

57L’emprunt du concept de disposition au développement ultérieur de la science ne permet pas de surmonter les manques de la fable, et masque le fait que la définition béhavioriste l’emporte, dans l’argumentation, sur la définition dispositionnelle. Et pour cause : on ne peut de toutes façons rien montrer sur la signification en posant qu’il existe quelque description neurologique « correspondant » au langage, car sa forme nous est inconnue pour l’instant. Cette seule existence ne suffit pas pour renvoyer la signification à l’ensemble chimérique des phlogistiques.

58du reste, Quine considère l’unification physicaliste comme une hypothèse faillible, dans « Naturalism; or Living Within One’s Means »:

59

On qualifie de métaphysique le dualisme de descartes entre l’âme et le corps, mais on pourrait aussi le considérer comme de la science, pour fausse qu’elle soit. Il avait même une théorie causale de l’interaction de l’âme et du corps à travers la glande pinéale. Si je voyais dans le postulat de sensibilia, de possibilia, d’esprits, d’un Créateur, des bienfaits explicatifs indirects, c’est avec joie que je leur accorderais également un statut scientifique... [21, p.252]

60Et plus loin :

61

J’embrasse le physicalisme à titre de position scientifique, mais je pourrais en être dissuadé sur des fondements scientifiques ultérieurs, sans être pour autant dissuadé du naturalisme. [21, p.257]

62Mais chez Quine, semble-t-il, l’empirisme est excepté de ce traitement.

63ainsi, à la question de ce qui fonde le modèle d’explication des phénomènes linguistiques choisi par Quine, la réponse est dans le béhaviorisme, qui, plus profondément, est un empirisme débarrassé de la subjectivité. En témoigne l’adhésion de Quine au béhaviorisme, y compris après son abandon en psychologie et en linguistique : la seule explication de cette persévérance, au-delà de ce qu’une épistémologie naturalisée conseillerait de faire, est dans la posture philosophique de l’empirisme.

64Cet empirisme s’oppose donc à l’épistémologie naturalisée, loin d’être compatible avec elle. Montrons-le maintenant pour la référence, qui est au carrefour des philosophies quiniennes du langage et de la connaissance (alors que la signification, au sens d’une entité déterminée, est en principe exclue de cette dernière).

7) Référence et indétermination

65Selon « La relativité de l’ontologie », les conséquences de l’indétermination s’étendent tout autant à la signification qu’à la référence, contrairement à ce qui peut nous apparaître comme le but initial de Quine.

66En effet, il s’agit pour lui, avec la critique de la signification, de défendre le primat russellien accordé à la référence. On pourrait lire le deuxième chapitre du Mot et la chosecomme cherchant à venir en renfort du passage notoirement obscur de « On denoting », où Russell tente de montrer que le dualisme sémantique de Frege est incohérent. Il s’agirait pour Quine de montrer que la supposition d’une signification en plus de la seule référence est impossible, et pas seulement inutile, comme le montrait la résolution russellienne des trois énigmes. Les arguments de « deux dogmes », comme nous le disions plus haut, restent provisionnels et ne peuvent donc réduire à néant la signification. Il fallait donc davantage : mais le problème de l’indétermination est qu’elle prouve trop par rapport à ce but.

67Russell était atomiste. Ce qui fixait la référence était ultimement l’accointance, alors que Quine ne peut plus fixer la référence de la même manière : il refuse ce qui lui apparaît comme une place indue accordée à la psychologie. Le problème est qu’en abandonnant la conception russellienne de la fixation de la référence, il abandonne aussi l’espoir de la fixer empiriquement. Et pose, donc, que l’indétermination de la traduction étend ses conséquences à la référence : sur la référence d’un terme, le linguiste ne peut avoir ni tort ni raison. Cette extension est explicitement affirmée dans « Relativité de l’ontologie » [17, p.48].

68Il convient de distinguer l’indétermination de la référence, thèse de philosophie du langage (que Quine défend explicitement aussi dans la Poursuite de la vérité), et le théorème logique de l’inscrutabilité de la référence. La référence des noms d’entiers naturels, par exemple, est inscrutable, en ce qu’on peut les obtenir à partir de définitions différentes. Les deux thèses se rejoignent en ce que nous pouvons dire qu’il y a différentes ontologies d’entiers naturels selon la « traduction » considérée. Mais les deux thèses diffèrent : l’indétermination de la référence a un sens empirique, et pas seulement logique. La référence n’est pas fixée, non pas faute de définition unique, mais faute de garantie empirique suffisante. Même pour un langage enrégimenté, les deux thèses ne sont pas les mêmes. Car les sources de la diversité ontologique demeurent alors distinctes : la seule définition dans un cas, l’invariant empirique dans l’autre.

69Le terme d’inscrutabilité suggère cependant qu’il existe une chose qui est l’entité désignée par le nom, et qui échappe au regard, alors que l’« entité désignée par le nom » n’est pas une chose déterminée dans le premier cas. Quine veut-il dire, dès lors, que l’objet est indéterminé au même sens que l’est la signification ? Non, il maintient une différence : l’objet auquel le nom réfère peut varier selon les traductions, mais nulle part Quine n’affirme qu’il n’existe alors pas d’entité qui serait la référence du nom, alors que l’entité « signification » disparaît (qui ne revêt pas seulement le rôle de fiction). Comment défend-il cette différence ?

70L’idée d’une indétermination de la référence entraîne des conséquences absurdes, explique-t-il. Il propose donc dans « Relativité de l’ontologie » de relativiser la référence à un langage d’arrière-plan, en refusant d’en rester à l’indétermination :

71

Nous voici apparemment en train de nous enfermer nous-mêmes dans la doctrine absurde qu’il n’y a pas de différence, quelle qu’en soit la nature, interlinguistique ou intralinguistique, objective ou subjective, entre référer à des lapins et référer à des parties de lapin, ou entre référer à des formules et référer à leur nombre de Gödel. Nul doute que ce soit absurde, car cela entraînerait qu’il n’y a aucune différence entre le lapin et chacune de ses parties (...)
apparemment la référence deviendrait non-sens, non pas seulement dans la traduction radicale, mais chez nous. [17, p.60-61]

72La référence est dite absurde, si on ne la rapporte pas à une langue donnée entendue selon ses références habituelles, et prise pour argent comptant.

73L’expression concrète de la thèse d’indétermination suppose elle-même qu’on adopte un langage de référence d’où juger les alternatives : on exprime la variété possible des systèmes de traduction en se référant à la langue du linguiste. (Là se trouve la réponse au problème de la différence sans distinction, évoqué plus haut.)

74au sein de la traduction radicale, il n’y a pas de différence entre référer à des lapins et à des parties de lapin. Mais, si nous voulons parler de ce qui existe, nous devons prendre parti, pour ainsi dire, pour un langage, et dire le monde depuis ce langage. autrement dit, au sein de la traduction radicale, il est impossible de tenir un discours ontologique; nous ne pouvons déterminer ce qui existe que depuis une langue prise at face value. On ne peut ainsi parler du monde qu’en dehors de toute perspective empiriste sur le langage : l’empirisme se heurte au principe d’immanence de l’épistémologie naturalisée [9].

75Le problème s’ouvre en particulier de la régression à l’infini des langages d’arrière-plan. dans « Relativité de l’ontologie », deux remèdes sont présentés, pratique et théorique. Le remède pratique stoppe la régression par une acceptation des références coutumières. Le remède théorique propose une doctrine relationnelle de ce que sont les objets d’une théorie, et constitue véritablement la doctrine de la relativité de l’ontologie :

76

Ce qui a du sens, c’est de dire comment une théorie de certains objets est interprétable, ou réinterprétable dans une autre, non point de vouloir dire ce que sont les objets d’une théorie, absolument parlant. [17, p.63]

77Plusieurs types de problèmes ont été soulevés par la solution quinienne. Pour ce qui est de la solution théorique, Quine compare le langage d’arrièreplan avec un système de coordonnées. Évoquant la solution carnapienne aux problèmes d’une relativité de l’ontologie, la différence entre questions internes et externes, il la repousse explicitement, en se fondant sur « deux dogmes de l’empirisme ». La distinction pertinente pour la relativité est celle entre langage-objet et langage d’arrière-plan, distinction qui vient supplanter celle devenue inopérante entre l’externe et l’interne. La comparaison quinienne des différents manuels de traduction avec des systèmes différents de coordonnées est cependant problématique : si nous changeons les coordonnées du système pour décrire la vitesse d’un objet, c’est toujours la vitesse que nous mesurons, tandis que la grammaire même de l’objet change dans le cas de la réinterprétation ontologique, l’invariant étant l’ensemble des stimulations sensibles. S’ouvre alors à nouveau le problème de ce niveau de description ne portant que sur les stimulations sensibles, c’est-à-dire de cet invariant empiriste, qui seul permet l’analogie avec un système de coordonnées [10].

78Un autre problème, ensuite, tient à la teneur de ce que Quine appelle le remède pratique à la régression. Que peut signifier l’acquiescement à la langue maternelle ? À quoi pourrait-on en effet acquiescer depuis un point de vue empiriste sur le langage ? S’il n’y a rien sur quoi le linguiste pourrait avoir raison ou tort, son acquiescement n’a pas d’objet. Si, de plus, une des solutions à la régression n’est pas d’ordre épistémique mais pratique, alors le point de vue logique ne suffit plus pour traiter une question philosophique à part entière. Et la solution théorique dépend elle-même de la première, qui est pratique. Elle a du sens une fois « acceptée » la traduction homophonique du français naturel dans lui-même.

79Les conclusions qui semblent devoir s’imposer mettent à mal l’idée d’un empirisme logique, même amendé : il semble que le bon concept de la référence doive être construit selon un point de vue qui lui donne tout son sens, à savoir un point de vue non-empiriste. Si, de plus, on doit accepter le langage selon les références que lui prête la coutume, resterait alors à construire un autre concept de référence que celui offert par la logique.

80Enfin, une question naturelle est de demander pourquoi ne pas relativiser également la signification [11]. En ce sens, la thèse d’indétermination prouve trop quand elle prend au travers signification et référence, et pas assez en ce qu’elle ne montre pas en quoi un point de vue russellien se recommande en général.

8) Réalisme et empirisme

81Que l’empirisme de Quine suscite des difficultés pour penser la référence apparaît aussi dans la forme faible de réalisme qu’il soutient, allié à une thèse de l’indifférence de l’ontologie.

82À partir d’un examen de la garantie empirique des ontologies scientifiques, Quine pose, non qu’elles sont mal fondées, mais qu’elles sont de simples possibilités, parmi d’autres tout autant fondées. « Things and Their Place in Theories » développe, à titre d’illustration, une suite de traductions d’une ontologie scientifique dans une autre. Quine propose d’abord une expression plus générale et rigoureuse pour la notion commune d’objet physique, qui sera définie comme le contenu matériel de portions données d’espacetemps [20, p.10]. Il suggère alors qu’avec les ajustements nécessaires, on peut réifier ces portions de l’espace-temps, parler d’elles plutôt que des objets physiques, sans préjudice pour les théories. La contrainte est de conserver la structure de la théorie scientifique et les liens avec les observations qui la soutiennent [20, p.16-17]. Ensuite,

83

...nous pouvons laisser tomber les régions de l’espace-temps pour les classes correspondantes de quadruplets de nombres, en adoptant un système arbitraire de coordonnées.

84avec ces réinterprétations, rien n’a véritablement changé, soutient Quine. Cependant, ce ne sont pas les mêmes objets qui peuplent l’univers. Quelles conclusions en tirer quant aux concepts de vérité et de réalité ?

85

...c’est une confusion de croire que nous pouvons rester à l’extérieur et reconnaître toutes les ontologies alternatives comme vraies à leur manière, tous les mondes envisagés comme réels. C’est une confusion de la vérité avec la garantie empirique. La vérité est immanente, et il n’y en a pas de plus haute. Nous devons parler depuis l’intérieur d’une théorie donnée, même si elle n’en est qu’une parmi d’autres. [20, p.21-22]

86vérité et réalité sont donc relatives à un système donné; une même fondation empirique est commune à tous ces systèmes, en une transcendance de l’empirie sur la théorie, qu’on a pu appeler un mythe du donné.

87Malgré cela, Quine maintient un ton réaliste : il réaffirme sa croyance inébranlable aux objets qui l’entourent [20, p.21-22]. La réponse au problème (apparent selon lui) de la cohérence entre ce qu’il appelle un robuste réalisme et la scène austère de son épistémologie empiriste est, affirme-t-il, dans le naturalisme :

88

...la reconnaissance que c’est de l’intérieur de la science elle-même et non pas dans une philosophie qui la précède, que la réalité doit être identifiée et décrite.

89La philosophie de Quine est ainsi traversée par la différence entre deux points de vue : le point de vue naturaliste, depuis lequel on ne peut qu’adhérer à certaines croyances, et le point de vue empiriste où le philosophe fait le départ entre ce qui est empiriquement fondé et ce qui ne l’est pas et où la connaissance s’interprète en croyance [12], en une patente filiation humienne. au sein de l’épistémologie naturalisée donc, il convient de reconnaître le fossé creusé par l’empirisme.

9) Conclusion

90Le naturalisme comme réponse au problème du non-sens de la référence au sein de la traduction radicale, et comme réponse au problème, étroitement lié, de l’indifférence de l’ontologie, est différent du naturalisme physicaliste. Il découle, chez Quine, d’un point de logique étendu à la connaissance empirique : la réalité se dit pour un langage-objet depuis un méta-langage admis comme tel.

91Ce point de logique est le cœur formel de la naturalisation de l’épistémologie défendue dans l’article de 1969. Inclure l’épistémologie au sein des sciences, c’est refuser l’existence d’une ontologie ultime, en rappelant qu’il n’y a d’ontologie qu’au sein d’un méta-langage donné. L’ontologie devient « scientifique ».

92Mais il y a bel et bien chez Quine un discours ontologique premier, celui délivré par l’empirisme : car est déterminé, selon lui, ce qui l’est au regard de l’expérience. autrement dit, le principe « Pas d’entité sans identité » est pensé à l’aune du principe «Only sense makes sense», ce qui est bel et bien proposer un critère d’identité avant que les scientifiques n’aient leur mot à dire.

Bibliographie

Références

  • [1] J. BOUvERESSE, La force de la règle. Wittgenstein et l’invention de la nécessité, Minuit, Paris, 1987.
  • [2] N. CHOMSKy, « Quine’s Empirical assumptions », indavIdSON & HINTIKKa [3], p.53-68.
  • [3] d. davIdSON & J.HINTIKKa (eds.), Words and Objections, Essays on the Work of W.V.O. Quine, Reidel, dordrecht, 1975.
  • [4] v. dESCOMBES, Les institutions du sens, Minuit, Paris, 1996.
  • [5] P. GOCHET, Quine en perspectives, Flammarion, Paris, 1978.
  • [6] S. LaUGIER, L’anthropologie logique de Quine, l’apprentissage de l’obvie, vrin, Paris, 1992.
  • [7] S. LaUGIER, « Indeterminacy, “Robust Realism” and Truth », Poznan studies in logic and the philosophy of science(1999).
  • [8] J. PROUST, Comment l’esprit vient aux bêtes, Gallimard, Paris, 1997.
  • [9] W.v. QUINE, « Two dogmas of Empiricism », in From a Logical Point of View, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1953, p.20-46.
  • [10]W.v. QUINE, « The Scope and Language of Science », in The Ways of Paradox and Other Essays, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1966, p.228-245. Tr. fr. par P.Jacob in De Vienne à Cambridge, p.201-219, Gallimard, Paris, 1980.
  • [11]W.v. QUINE, « Epistemology Naturalized », in Ontological Relativity and Other Essays, Columbia University Press, New york, 1969.
  • [12]W.v. QUINE, « Facts of the Matter », in Essays in the Philosophy of Quine (R. Shahan & C.Swoyer eds.), University of Oklahoma Press, Norman, 1979, p.155-169.

Mots-clés éditeurs : Empirisme, Naturalisme, Philosophie analytique, Quine, Indétermination de la signification

Mise en ligne 06/01/2009

https://doi.org/10.3917/aphi.714.0579

Notes

  • [1]
    Nous reprenons les traductions parues en français, éventuellement modifiées par nos soins. Les traductions non parues sont les nôtres. Les numéros de pages renvoient aux textes originaux.
  • [2]
    Cf. sur les points de brisure du continuisme quinien, J.BOUvERESSE, La force de la règle[1].
  • [3]
    dans The Metaphysics of Meaning, Katz considère que les arguments du Mot et la choseen faveur de l’indétermination sont insuffisants et supposent ceux de « deux dogmes », à savoir l’impossibilité de définir la synonymie. Cet article pèche, selon Katz, par la restriction des types de définitions utilisables en linguistique à des critères de substitution, et omet d’envisager la définition récursive. Celle-ci éviterait la circularité sur laquelle la substitution achoppe selon Quine, dont la thèse ne dépendrait alors que d’un « paradigme définitionnel inapproprié » [6, p.189]. Ce n’est donc qu’une persuasion naturaliste qui fonderait l’indétermination. Mais Quine considère que le rejet de l’analyticité est impliqué par l’indétermination, selon lui plus fondamentale.
  • [4]
    Sur les problèmes de la conciliation entre anomie et naturalisation causaliste, cf. J.PROUST, Comment l’esprit vient aux bêtes[8].
  • [5]
    v. dESCOMBES, dans Les institutions du sens [4], considère que l’indétermination montre, même si en une lecture peu orthodoxe, l’irréductibilité de la signification à une relation causale (dyadique).
  • [6]
    Si on pense la signification comme usage par exemple, il est possible de penser une synonymie sans « se ressaisir d’une entité déterminée ».
  • [7]
    Quine entend illustrer à travers cet exemple la thèse d’indétermination de la signification; et pourtant, comme il est manifeste ici et comme il le reconnaîtra dans la Poursuite de la vérité, l’exemple illustre ipso factoune indétermination de la référence, problème qu’il cherchera à résoudre dans Relativité de l’ontologie.
  • [8]
    Un problème apparaît dès lors : ce concept non-critique semble devoir être assez susbtantiel pour pouvoir soutenir une telle projection, substance que l’indétermination semble toutefois refuser à la signification. Il semble que Quine se rabatte sur une détermination de la référence, pour pouvoir donner l’idée d’une indétermination de la signification, pour pouvoir répondre au problème de ce que peut être une différence (entre manuels de traduction) sans distinction réelle. Le problème que rencontre Quine peut être exprimé ainsi : pour rejeter la signification comme entité déterminée, il tente de produire un argument différentialiste (plusieurs traductions) plutôt que de s’arrêter à la mythologie (non-sens de l’identité).
  • [9]
    Cf. S.LaUGIER, L’anthropologie logique de Quine[6], qui montre comment la dimension immanentiste du naturalisme quinien, thème premier d’« Une épistémologie naturalisée », a souvent été mésinterprétée au profit d’un physicalisme, en réalité second par rapport au point de vue conceptuel de cet article germinal.
  • [10]
    Putnam a ainsi souligné un parallélisme entre le modèle quinien du langage et les théories classiques de la perception (plus précisément, les théories matérialistes), construisant l’objet perçu comme interne : « Étant donné l’absence de connexion rationnelleentre les irritations de surface et ce qui est en dehors (ou au-dedans) de la peau, il n’est pas étonnant que le langage se révèle dénué de toute référence déterminée à la réalité. » [10, p.282]
  • [11]
    Cf. la discussion de P.Gochet dans Quine en perspective[5].
  • [12]
    Cf. S.LaUGIER, « Indeterminacy, ‘Robust Realism’ and Truth » [7].
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