Notes
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[1]
Lettre sur les sourds et muets, Marian Hobson et Simon Harvey éds., Paris, GF-Flammarion, 2000, p. 109. En 1750, dans Les Animaux plus que machine, La Mettrie comparait lui aussi l’âme au timbre d’une montre, prêt à interroger l’heure au premier coup de marteau, lequel est toujours mis en branle par les fibres du corps.
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[2]
Ibid., p. 111.
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[3]
Pour Diderot, en toute rigueur, un monisme spiritualiste est encore possible. C’est la figure de Berkeley l’immatérialiste qui représente cette possibilité. Mais ce que Diderot comprend comme un scepticisme radical est un paradoxe auquel il ne pense pas qu’on puisse adhérer sérieusement.
-
[4]
Le Rêve de d’Alembert, Colas Duflo éd., Paris, GF-Flammarion, 2002, p. 66.
-
[5]
Ibid., p. 67.
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[6]
Ibid., p. 67
-
[7]
Ménuret DE CHAMBAUD, article INFLAMMATION de l’Encyclopédie, t. VIII, p. 711.
-
[8]
Le Rêve de d’Alembert, op. cit., p. 82.
-
[9]
Ibid., p. 99.
-
[10]
Ibid. p. 99-100.
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[11]
Ibid. p. 123-124; c’est moi qui souligne.
-
[12]
Œuvres, Laurent Versini éd., Laffont, « Bouquins », T. IV, 1996, p. 827.
-
[13]
L’article de Marian Hobson vient renouveler, ici même, la façon d’aborder la question du scepticisme de Diderot (voir ci-dessus).
-
[14]
Ibid., p. 531-532.
-
[15]
Cette question, parfois évoquée dans la correspondance, est aussi remuée dans Jacques le fataliste (voir ci-dessus l’article d’Yves Citton).
-
[16]
Cf. Colas DUFLO, Diderot philosophe, Paris, Honoré Champion, 2003, première partie, chapitre III.3.
-
[17]
Le Rêve de d’Alembert, op. cit., p. 65
-
[18]
Lettre sur les sourds et muets, op. cit., p. 109.
-
[19]
Le Rêve de d’Alembert, op. cit., p. 85.
-
[20]
Nous avons publié ce texte en annexe de notre édition des Pensées sur l’interprétation de la nature de Diderot (GF-Flammarion, 2005), voir p. 216 et 102.
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[21]
Voir l’article « Grappe d’abeille » de Dominique Boury, dans L’Encyclopédie du Rêve de d’Alembert (S. Audidière, J.-C. Bourdin, C. Duflo éds., CNRS-éditions), p. 201.
-
[22]
Ménuret DE CHAMBAUD, art. OBSERVATION, Encyclopédie, XI, 318.
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[23]
Le Rêve de d’Alembert, op. cit., p. 87.
-
[24]
Ibid.
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[25]
Ibid., p. 88.
-
[26]
Fragments dont on n’a pu retrouver la véritable place, in Œuvres complètes (DPV), Paris, Hermann, t. XVII, 1987, p. 226.
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[27]
Le Rêve de d’Alembert, op. cit., p. 137. Voir l’article « Esprit monastique » de Sophie Audidière, dans L’Encyclopédie du Rêve de d’Alembert (op. cit., p. 155).
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[28]
Cf. Jean-Claude BOURDIN : « Les vicissitudes du moi dans Le Rêve de d’Alembert de Diderot », in Matière pensante, J-N. Missa dir., Paris, Vrin, 1999.
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[29]
Le Rêve de d’Alembert, op. cit., p. 138.
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[30]
Cf. l’article INFLAMMATION.
-
[31]
« N’est-il pas en un mot, plus naturel de penser que tous ces mouvements tout à fait hors de l’empire de l’âme, sont la suite nécessaire de la disposition organique de ces parties : il y a des lois primitivement établies, relatives à l’organisation de la machine, suivant lesquelles se font les divers mouvements, sans qu’il soit besoin qu’un être intelligent soit sans cesse occupé à les produire et à les diriger; c’est ce qui fait qu’il y a des maladies qui sont avantageuses, et d’autres qui ne le sont pas; ce mélange de bien et de mal suppose toujours un aveugle machinisme » (Ménuret DE CHAMBAUD, Encyclopédie, art. TENESME ).
-
[32]
Cf. C. DUFLO, « Diderot et Ménuret de Chambaud » in R echerches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n° 34,2003.
-
[33]
« Il ne faut pas confondre les Spinosistes anciens avec les Spinosistes modernes. Le principe général de ceux-ci, c’est que la matière est sensible, ce qu’ils démontrent par le développement de l’oeuf, corps inerte, qui par le seul instrument de la chaleur graduée passe à l’état d’être sentant et vivant, et par l’accroissement de tout animal qui dans son principe n’est qu’un point, et qui par l’assimilation nutritive des plantes, en un mot, de toutes les substances qui servent à la nutrition, devient un grand corps sentant et vivant dans un grand espace. De là ils concluent qu’il n’y a que de la matière, et qu’elle suffit pour tout expliquer; du reste ils suivent l’ancien spinosisme dans toutes ses conséquences », DIDEROT, Encyclopédie, art. SPINOSISTE
1Si la philosophie, depuis l’injonction socratique qui la définit, se caractérise par un travail concerté de connaissance de soi, le dix-huitième siècle marque de profonds bouleversements dans les différents atours qu’un tel projet peut revêtir. Sur le plan de l’égologie fondamentale, l’effondrement du cartésianisme a amené, dans le sillage de la remise à plat de Locke, une série d’interrogations sur l’identité personnelle, la conscience ou le moi qui s’expriment aussi bien en Angleterre qu’en France. D’autre part, les problèmes suscités par la question métaphysique des rapports de l’âme et du corps, l’incrédulité auxquelles se heurtent les constructions systématiques post-cartésiennes qui visent à les résoudre (Leibniz, Malebranche, Spinoza…) obligent les penseurs à élaborer de nouveaux dispositifs pour rendre compte des relations entre matière, sensibilité et esprit, cette reconfiguration étant à la fois accentuée et rendue nécessaire par un renouveau du matérialisme, plus ou moins explicite et radical selon les auteurs, mais que nul ne peut négliger. Les nouveaux paradigmes épistémologiques imposent par ailleurs à toute anthropologie philosophique qui voudrait se présenter comme science de se montrer plus expérimentale, de multiplier les observations, ici et ailleurs, et de se constituer à partir d’elles. La médecine, enfin, qui a toujours été une branche importante de la connaissance de l’homme, vit depuis la fin du XVII e siècle une mutation extrêmement importante, un progrès des connaissances qu’elle n’avait jamais connu jusque là, mais aussi et par conséquent, une effervescence et une concurrence sans précédent des modèles d’explication du vivant.
2Lorsque Diderot, ancien étudiant en théologie, penseur matérialiste clandestin, co-éditeur de l’Encyclopédie, curieux de tous les débats de son temps, aborde les questions anthropologiques et la philosophie du sujet, tous ces aspects se retrouvent et se combinent. Au fil des textes, des plus directement philosophiques aux plus littéraires, se dessine une originale anthropologie du moi-multiple. Nous aimerions ici, en nous appuyant principalement sur Le Rêve de d’Alembert, en analyser quelques aspects. Cette multiplicité du sujet, qui se fonde dans sa physiologie même, peut se déchiffrer à différents niveaux. Comment le sujet parvient-il néanmoins à une forme d’unité, s’il n’est pas unifié par une âme spirituelle ? L’idée que le moi n’est rien d’autre que l’expression du rapport constant entre les différents éléments de la multiplicité qui le constituent mérite, nous semble-t-il, de retenir l’attention.
3La réflexion anthropologique, chez Diderot, se fait beaucoup par images ou, plus précisément, s’accompagne souvent d’un travail de construction d’images. Dans la Lettre sur les sourds et muets, ainsi, Diderot présente une figuration saisissante de l’homme.
Monsieur, considérez l’homme automate comme une horloge ambulante; que le cœur en représente le grand ressort, et que les parties contenues dans la poitrine soient les autres pièces principales du mouvement. Imaginez dans la tête un timbre garni de petits marteaux, d’où partent une multitude infinie de fils qui se terminent à tous les points de la boîte : élevez sur ce timbre une de ces petites figures dont nous ornons le haut de nos pendules, qu’elle ait l’oreille penchée comme un musicien qui écouterait si son instrument est bien accordé; cette petite figure sera l’âme [1].
5Dans l’économie argumentative de la Lettre sur les sourds et muets (1 751), cette belle image, développée sur plusieurs pages, sert à présenter sous la forme d’une comparaison le fonctionnement de l’esprit humain; elle vise notamment à mettre en valeur le fait que, si notre langage restitue les idées les unes après les autres dans une inévitable succession linéaire, elles sont en réalité présentes à la fois dans l’âme, qui peut en même temps sentir la faim, voir le fruit qui pourrait la satisfaire, le désirer, etc. : diverses sensations peuvent tirer simultanément plusieurs cordes en nous et provoquer une sensation totale et instantanée que nous devons décomposer lorsque nous voulons en rendre compte à nous-même ou aux autres. L’intérêt d’une telle comparaison est double : d’une part, il s’agit de nous libérer du faux problème de l’ordre naturel du langage qui est le point de départ de la Lettre sur les sourds et muets, et d’autre part de nous amener à cette conclusion très proche des thèses condillaciennes : « Ah ! Monsieur, combien notre entendement est modifié par les signes ! » [2]
6Mais une telle représentation n’est plus utilisable pour l’auteur du Rêve de d’Alembert (première rédaction : 1769). Le point de départ du premier des trois dialogues qu’on regroupe sous ce titre (qui est en réalité celui du deuxième dialogue) est en effet la critique de la notion d’âme spirituelle et l’énoncé des problèmes rencontrés par le dualisme tels qu’on les recense assez souvent après Descartes – l’âme est partout dans le corps mais cependant nulle part, elle diffère de lui mais lui est unie, elle agit sur lui et il agit sur elle alors qu’ils n’ont rien de commun, etc. Pour les résoudre, Diderot propose de supprimer la source de toutes ces difficultés, et de se débarrasser de la notion d’âme spirituelle. Le monisme matérialiste [3], qui substitue à l’affirmation de l’existence d’une âme spirituelle la thèse selon laquelle la matière est sensible, cette sensibilité pouvant être inerte ou active, prétend faire l’économie des problèmes engendrés par le dualisme et proposer une compréhension de l’homme plus profonde et plus vraie. Or, l’image – venue de la Lettre sur les sourds et muets – de l’horloge garnie de petits marteaux surmontée d’un petit personnage qui écoute cet instrument pourrait ici être égarante. C’est du moins ce que semble dire une allusion du premier dialogue. Le personnage d’Alembert fait remarquer au personnage Diderot que, tout en prétendant lutter contre la distinction de la substance spirituelle et de la substance matérielle, Diderot réintroduit subrepticement leur différence. Car, dit d’Alembert, « si vous y regardez de près, vous faites de l’entendement du philosophe un être distinct de l’instrument, une espèce de musicien qui prête l’oreille aux cordes vibrantes et qui prononce sur leur consonance ou leur dissonance. » [4] La « petite figure » de la Lettre sur les sourds et muets risque en effet de réintroduire un dualisme dont toute l’entreprise du monisme matérialiste mis en œuvre dans le Rêve de d’Alembert vise à nous débarrasser. Le personnage Diderot le reconnaît d’ailleurs, vraisemblablement en référence à ce passage de la Lettre sur les sourds et muets: « Il se peut que j’aie donné lieu à cette objection. » [5]
7Il faut donc remplacer cette figuration par une autre, plus adéquate, qui tienne compte de la distinction de l’instrument de musique et de l’homme. Certes, l’homme n’est que matière et, du point de vue substantiel, il n’y a pas de différence entre les deux, entre le serin – l’animal – et la serinette – sorte d’orgue de barbarie. Mais la chair présente cette spécificité par rapport au bois d’être une matière activement sensible, ce qui signifie que l’homme est en même temps le musicien et l’instrument. D’où la substitution, à la représentation de la Lettre sur les sourds et muets, d’une autre image de l’homme, plus saisissante encore que la première, celle du clavecin sensible et doué de mémoire qui s’écoute lui-même.
L’instrument philosophe est sensible; il est en même temps le musicien et l’instrument. Comme sensible, il a la conscience momentanée du son qu’il rend; comme animal, il en a la mémoire; cette faculté organique, en liant les sons en lui-même, y produit et conserve la mélodie. Supposez au clavecin de la sensibilité et de la mémoire, et dites-moi s’il ne saura pas, s’il ne se répétera pas de lui-même les airs que vous aurez exécutés sur ses touches. Nous sommes des instruments doués de sensibilité et de mémoire [6].
9Outre sa motivation première, qui est d’éviter la réintroduction subreptice du dualisme, cette nouvelle figure présente un certain nombre d’avantages. En particulier, elle est plus conforme à la réalité physiologique telle qu’elle est décrite par la médecine vitaliste que Diderot adopte au moment où il écrit le Rêve de d’Alembert. On sait qu’il fait de Théophile de Bordeu (1722-1776), le plus connu des vitalistes de Montpellier, un des protagonistes principaux des deux derniers dialogues et, en quelque sorte, le porteparole de la vérité scientifique. En tant qu’éditeur de l’Encyclopédie, Diderot avait d’ailleurs laissé la plus large place à l’expression de ce courant médical, notamment sous la plume de Ménuret de Chambaud (1733-1815), auteur d’une centaine d’articles importants relatifs à la médecine. Selon ces médecins vitalistes, la fibre sensible est l’unité constituante minimale du corps humain. Si l’on doit penser par comparaison, et l’importance de ces figures dans les débats sur le corps humain montre que le choix des images utilisées est loin d’être neutre et engage souvent toute la théorie, il vaut donc mieux parler de cordes vibrantes que de timbres et de marteaux, d’instruments de musique que d’horloges. Ces dernières, en effet, sont beaucoup trop liées à l’imaginaire du corps de ces « méchaniciens » constamment dénoncés par les vitalistes. Ménuret de Chambaud, dans l’article IN F LA MMAT I ON de l’Encyclopédie, passe en revue les différentes théories médicales concurrentes, et moque notamment celles qui ne voient dans le corps qu’un magasin de cordes, de leviers, de poulie, et autres instruments de mécanique [7].
10Mais l’image de l’homme ainsi réinventée dans le Rêve de d’Alembert vient à son tour poser toute une série de nouveaux problèmes qui n’avaient pas lieu d’être précédemment. Le plus important est celui de l’unité du moi. Dans l’image de la Lettre sur les sourds et muets, la multiplicité des sensations était ressaisie dans l’unité de l’aperception de l’âme, cette petite figure à l’écoute des divers sons produits par les marteaux. Que devient l’unité du moi si elle n’est plus dite par la petite figure de l’âme ? Comment suis-je un si je suis constitué d’une multiplicité de fibres et d’organes sensibles ? Comment de l’assemblage des différentes cordes vibrantes résulte-t-il un clavecin qui a conscience de lui comme un ? Qu’est-ce qui va se substituer, dans cette nouvelle image, qui dit à la fois une nouvelle anthropologie et une nouvelle physiologie, à la petite figure de l’un ?
11C’est ici qu’il y a véritablement un coup de génie de Diderot; la réponse à cette dernière question est : rien. Rien ne vient se substituer à la petite figure, elle était simplement superflue. Il ne faut pas la remplacer par quelque chose. Ce que Diderot découvre, c’est que le moi est rapport.
12Il faut d’autant plus souligner la finesse de cette réponse qu’elle n’est pas celle qu’on attendrait en premier lieu. On pourrait imaginer en effet que le matérialiste qu’est Diderot se contente, ayant refusé la notion d’âme spirituelle, de la naturaliser, et de dire que tout ce que nous appelions « l’âme » doit être désormais appelé « le cerveau ». Mais Diderot est trop bon connaisseur de la métaphysique et de la théologie de son temps pour imaginer que, quelles que soient les découvertes qu’on puisse faire sur le cerveau, il puisse être considéré comme le substrat unique et suffisant de toutes les propriétés auparavant attribuées à l’âme. Le cerveau est un centre vers lequel convergent toutes les fibres nerveuses, sa principale propriété est la mémoire, ce qui fait qu’on peut dire que c’est le lieu de la pensée puisque cette dernière suppose à la fois la sensation et la mémoire, et on peut même, au vu des anecdotes que Diderot se plaît à collationner (l’homme qui est tombé sur la tête et qui retombe en enfance, celui chez qui on peut provoquer coma ou conscience à volonté en pompant le liquide qui s’épanche dans son crâne, etc.) imaginer qu’il est le support de quelques autres facultés importantes. Mais cet organe, pour être central, n’est jamais qu’un organe au sein d’une multiplicité d’organes qui nous constituent tout autant. En d’autres termes, mon cerveau, ce n’est pas moi. Il ne saurait à lui seul produire l’unité de l’ensemble dont il est une partie, et il est lui-même de surcroît constitué d’une multiplicité d’atomes sensibles. Si l’on supprime l’âme comme forme unifiante de cette multiplicité qu’est notre corps – c’est-à-dire, cette multiplicité que nous sommes puisqu’on admet qu’il n’y a rien d’autre que le corps – il faudra dire, sans faire appel à un second niveau surplombant qui poserait à terme les mêmes problèmes en réintroduisant un dualisme, ce qui fait l’unité de notre être.
13Le deuxième dialogue, « Le rêve de d’Alembert » proprement dit, pose d’emblée la question de l’unité individuelle. Le mathématicien qui rêve, dans son délire nocturne, reprend la description épigénétiste de la formation de l’être vivant, par apposition de parties : il y a d’abord un point vivant, auquel d’autres points vivants viennent se joindre, jusqu’à la formation d’un animal. D’Alembert se demande alors comment, si l’animal est une addition de points vivants, se fait son unité, « car je suis bien un; je n’en saurais douter… (En disant cela, il se tâtait partout)… Mais comment cette unité s’est-elle faite ?.. » [8].
14Un peu plus loin, Mlle de Lespinasse et Bordeu établissent une liste de questions métaphysiques qui peuvent sembler oiseuses à l’homme de bon sens et qui pourtant ne sauraient lui être indifférentes : l’existence de Dieu, les propriétés de la matière, la distinction de la substance pensante et de la substance étendue, etc. À ces questions fondamentales, ils en ajoutent une qui va mobiliser la suite de l’argumentation de ce dialogue : « celle de mon unité, de mon moi » [9]. À Mlle de Lespinasse, qui juge cette question frivole, parce qu’il n’est pas besoin de verbiager pour savoir que je suis moi, Bordeu répond que, si le fait est clair, la raison du fait ne l’est aucunement, en particulier pour les matérialistes qui refusent d’expliquer la formation de l’animal par une âme formatrice, finale et unificatrice, et décrivent la genèse de chaque vivant comme « l’apposition successive de plusieurs molécules sensibles. » [10]
15La fonction du personnage de Bordeu dans ce dialogue est de montrer comment ces questions philosophiques peuvent recevoir un éclairage si on les examine à la lumière des avancées des sciences de la vie, dont les découvertes semblent aller dans le sens des hypothèses matérialistes et leur donner une forme de consistance expérimentale. Aussi aborde-t-il ce débat en décrivant le développement du faisceau ou réseau nerveux à partir d’un point central originaire, identifié aux méninges. Mlle de Lespinasse propose alors une nouvelle image de l’homme, qu’elle compare à une araignée au centre de sa toile – une toile qui serait sensible et s’étendrait à la totalité du corps, et une araignée, insensible en elle-même, qui ferait partie de la toile et à qui tout remonterait. Diverses descriptions de la formation de la sensibilité, de son fonctionnement, de ses variations suivant les organes, les individus et les événements qui les affectent vont permettre de faire fonctionner ce modèle. Elles amènent à une compréhension nouvelle de la question du moi, libérée de l’héritage métaphysique spiritualiste à un double titre. Libérée du contenu du dualisme : il n’est plus besoin, pour penser le moi et l’unité individuelle d’une chose qui pense substantiellement différente de la chose étendue, d’une âme spirituelle. Libérée, et cela est plus important, de la façon viciée dont le dualisme pose les questions : si vous n’acceptez pas d’âme spirituelle, que mettez-vous à la place ? Le passage crucial du second dialogue qui vient répondre à toutes les questions relatives à l’unité individuelle est très clair à cet égard, il n’y a pas quelque chose à la place de l’âme spirituelle, qui serait une version matérielle de la petite figure; comprendre l’image du clavecin sensible, c’est comprendre qu’il faut substituer le rapport à la substance :
C’est le rapport constant, invariable de toutes les impressions à cette origine commune qui constitue l’unité de l’animal. […] C’est la mémoire de toutes ces impressions successives qui fait pour chaque animal l’histoire de sa vie et de son soi [11].
17Nous aimerions commenter cette idée de rapport constituant le moi, audelà du rapport ici en question (celui du centre à la périphérie). Dire que le moi est rapport, c’est dire aussi qu’il est irréductiblement multiple, ce qui peut s’entendre à plusieurs niveaux, que nous allons examiner successivement :
- Si l’animal est un, il n’en reste pas moins irréductiblement multiple à l’intérieur même de cette unité : il y a là pour Diderot une réalité anthropologique majeure, qui est aussi une réalité physiologique – dans la mesure où il ne s’agit pas de deux choses différentes mais bien de la même chose considérée selon un degré d’intégration différent.
- Dire de quelque chose qu’il est rapport, c’est dire que sa multiplicité même le constitue comme ce qu’il est : ce deuxième niveau, plus intéressant, est un corrélât du premier.
18(1) À l’intérieur de son unité, le moi reste essentiellement multiple. Sur le plan anthropologique, il y a là un thème que Diderot ne cesse d’exploiter, dans une veine qui l’inscrit dans une tradition à laquelle Montaigne a donné, pour les lettres françaises, un modèle. Comme Montaigne, Diderot aime à observer, sur lui-même, combien ses jugements peuvent varier dans le temps, comme lorsqu’il condamne dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron le jugement sur Sénèque qu’il avait porté dans son jeune âge. Il souligne aussi combien il peut avoir sur le même objet, un jugement différent, non pas successivement mais bien simultanément, selon le point de vue à partir duquel il le considère. De nombreuses œuvres mentionnées dans les Salons peuvent ainsi être condamnées et louées à la fois : en 1769, à la même période que l’écriture du Rêve de d’Alembert, il décrit une Caravane de Boucher comme à la fois le meilleur et le plus mauvais tableau du Salon et met en scène deux polémistes qui défendent des points de vue opposés sur la valeur de cette toile avant de conclure : « Ces interlocuteurs ont raison tous les deux » [12]. On a souvent remarqué que, si Diderot n’est pas à proprement parler un penseur sceptique, il y a chez lui des accents sceptiques, qui s’expriment dans une sorte de jubilation inquiète devant la diversité des opinions et la fragilités des thèses les mieux éprouvées et qui le rapprochent de cette tradition sceptique française incarnée par Montaigne, La Mothe Le Vayer ou Bayle [13]. Sans doute faudrait-il ajouter que cette proximité est autant anthropologique que dogmatique, et que ce rapprochement est peut-être plus motivé par le constat d’une irréductible multiplicité et la conscience que toute unification (de l’être, des opinions, de la nature…) est souvent une fiction ou un coup de force, que par le partage d’une thèse sur l’inaccessibilité de toute vérité.
19Diderot aime ainsi à faire remarquer, dans les pages consacrées aux différents portraits qu’on a fait de lui, combien son visage, reflet des mille et un sentiments, impressions, idées qui le traversent à chaque instant, peut être changeant : « J’avais en une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont j’étais affecté. J’étais serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste. » [14] Il note souvent dans sa Correspondance, combien nous pouvons être à la fois en proie à plusieurs sentiments contradictoires, remarquant par exemple, avant Proust, que tel n’aime plus sa maîtresse qui en est encore jaloux, ou encore comment il peut être à la fois persuadé de la vérité d’une philosophie sur le plan rationnel, mais refuser dans le même temps d’y adhérer sur le plan sentimental [15] … Le héros du Neveu de R ameau nous présente un personnage qui exhibe cette multiplicité humaine, qui est tout entier traversé par les diverses causes qui le font agir et le tirent dans des sens contradictoires. Aussi cette multiplicité est-elle chez le Neveu quasi pathologique, comme s’il réussissait moins encore que chacun d’entre nous à unifier sa propre diversité, à se construire un moi qui l’exprime aussi harmonieusement que possible – à l’inverse, en un sens, de Jacques, le valet spinoziste, qui parvient à une forme de sagesse minimale, dans laquelle l’accord de la philosophie fataliste et de la vie ordinaire n’est ni tout à fait complet ni tout à fait cohérent, mais suffisant, du moins, pour être consolant. Cette étrange machine qu’est l’homme est une cause à la fois une et très compliquée, parce qu’elle est toujours en un instant donné une somme d’impressions, d’idées, d’effets et de causes, d’actions et de réactions, qui sont l’histoire de chaque animal [16].
20Sur le plan intellectuel, Diderot met constamment l’accent sur le fait que nous devons avoir plusieurs idées à la fois pour former des jugements. La chose est difficile à comprendre, mais elle doit être admise. Diderot souligne même, dans le premier dialogue, que l’image du clavecin sensible possède au moins l’avantage de rendre cette multiplicité imaginable (plusieurs cordes peuvent vibrer simultanément dans le même clavecin) et, du coup, plus facile à concevoir que dans le modèle de la substance spirituelle simple défendue par d’Alembert, qui transforme en un mystère cette simultanéité d’idées différentes dans une âme une et sans partie [17]. Dans la Lettre sur les sourds et muets, il affirmait déjà que l’ordre prétendument naturel de la phrase, dans sa successivité, masquait en réalité une simultanéité : si l’âme « pouvait commander à vingt bouches, chaque bouche disant son mot, toutes les idées précédentes seraient rendues à la fois. » [18]
21Cette multiplicité phénoménale dont l’anthropologie pragmatique de Diderot fait son miel et cette multiplicité cognitive ont toutes deux pour condition de possibilité l’irréductible multiplicité physiologique de l’homme – car il n’y a pas, en réalité, d’autre plan que physiologique. Laquelle se dit en une nouvelle image forte, celle de la grappe d’abeilles :
Avez-vous quelquefois vu un essaim d’abeilles s’échapper de leur ruche ?… Le monde ou la masse générale de la matière est la grande ruche… Les avez-vous vues s’en aller former à l’extrémité de la branche d’un arbre, une longue grappe de petits animaux ailés, tous accrochés les uns aux autres par les pattes ?… Cette grappe est un être, un individu, un animal quelconque… […] Si l’une de ces abeilles s’avise de pincer d’une façon quelconque, l’abeille à laquelle elle s’est accrochée, que croyez-vous qu’il en arrive ? Dites donc ? — Je n’en sais rien. — Dites toujours… Vous l’ignorez donc; mais le Philosophe ne l’ignore pas, lui. […] il vous dira que celle-ci pincera la suivante; qu’il s’excitera dans toute la grappe autant de sensations qu’il y a de petits animaux; que le tout s’agitera, se remuera, changera de situation et de forme; qu’il s’élèvera du bruit, de petits cris; et que celui qui n’aurait jamais vu une pareille grappe s’arranger, serait tenté de la prendre pour un animal à cinq ou six cents têtes et à mille ou douze cents ailes… [19]
23Diderot n’invente pas cette image. Elle se trouve dans deux textes de 1751, que Diderot connaissait, l’Essai sur la formation des corps organisés de Maupertuis [20] et les Recherches anatomiques sur les glandes de Bordeu [21]. Ménuret de Chambaud, autre source possible de Diderot, rappelle cette coïncidence, dans l’article OBSERVATION de l’Encyclopédie.
Un médecin célèbre (M. de Bordeu) et un illustre physicien (M. de Maupertuis) se sont accordés à comparer l’homme envisagé sous ce point de vue lumineux et philosophique à un groupe d’abeilles qui font leurs efforts pour s’attacher à une branche d’arbre, on les voit se presser, se soutenir mutuellement, et former une espèce de tout, dans lequel chaque partie vivante à sa manière, contribue par la correspondance et la direction de ses mouvements à entretenir cette espèce de vie de tout le corps, si l’on peut appeler ainsi une simple liaison d’actions [22].
25Chez les deux auteurs, cette image à pour fonction de décrire l’unité du sujet comme unité d’une multiplicité; l’animal sensible et vivant est lui-même composé d’animaux sensibles et vivants. Dans leurs argumentations respectives, cependant, elle ne prend pas tout à fait le même sens. Maupertuis, en effet, se préoccupe de la formation de l’être vivant, et il émet l’hypothèse que celle-ci se produit, dans la matrice, à partir de la réunion de molécules vivantes venues des corps des deux parents, qu’on peut considérer elles-mêmes comme de petits animaux, auxquels Maupertuis attribue même une forme minimale d’intelligence, et qui par instinct ou par une forme d’inquiétude automate (selon l’expression de Diderot) s’assemblent de manière à former le corps d’un nouvel animal. Chez Bordeu comme chez Ménuret, le cadre problématique est différent, puisqu’il s’agit de comprendre le fonctionnement de l’organisme, et non pas sa genèse, du point de vue de la médecine vitaliste : l’animal est une totalité vivante formé d’organes dont chacun est comparable à un animal vivant possédant sa sensibilité et son fonctionnement propres, mais qui tous interagissent.
26De fait, il y a, à l’intérieur du corps, plusieurs niveaux de lecture possibles de cette multiplicité. La grappe d’abeille, de par sa double origine même, est une image qui peut se lire de deux façons complémentaires :
- à la façon de Maupertuis : on insistera alors sur la multiplicité irréductible des molécules qui composent le corps humain, qui sont la vie élémentaire. Lorsque Diderot mentionne pour la première fois cette image, dans les Pensées sur l’interprétation de la nature, c’est d’ailleurs par allusion à Maupertuis et en ce sens.
- à la façon de Bordeu ou de Ménuret de Chambaud : on dit alors la multiplicité des organes, dont chacun est comme un animal différent de l’animal total, avec ses goûts et ses dégoûts, ses actions, ses aliments, ses maladies.
27Lorsque Diderot se sert de cette image de la grappe dans Le Rêve de d’Alembert, il apparaît qu’il laisse dans le flou, sans doute volontairement, le niveau, moléculaire ou organique, auquel on doit lire la comparaison. L’origine maupertuisienne de l’image tendrait à la faire lire d’abord au premier niveau : d’Alembert, dont le délire est lu à Bordeu par Mlle de Lespinasse, passe de la description de l’apposition des molécules sensibles les unes aux autres à l’image de l’essaim, laissant supposer l’équivalence analogique entre l’abeille et la molécule – il se tient donc au niveau de la biologie fondamentale, à la limite où elle ne se distingue plus vraiment de l’hypothèse métaphysique. Mais lorsque le personnage Bordeu, lors d’une interruption de cette lecture, prend la parole et parie avec Mlle de Lespinasse de deviner la suite, il commente et poursuit la comparaison de l’animal et de l’essaim, et passe immédiatement de l’image de la grappe d’abeille à l’affirmation que tous nos organes sont des animaux distincts dans une relation de sympathie générale, laissant supposer l’équivalence analogique entre l’abeille et l’organe – il passe donc au niveau physiologique [23]. On peut penser que Diderot met délibérément en scène ce changement de niveau, comme le montre l’exclamation de Mlle de Lespinasse qui répète le début de la phrase de Bordeu dans lequel il s’opère, insistant ainsi sur le mot organes: « BORDEU : Tous nos organes… MADEMOISELLE DE LESPINASSE : Tous nos organes ! BORDEU : Pour celui qui a exercé la médecine et fait quelques observations […] ne sont que des animaux distincts que la loi de continuité tient dans une sympathie, une unité, une identité générale » [24]. à la suite de cet échange, Mlle de Lespinasse conclut qu’il n’y a « aucune différence entre un médecin qui veille et un philosophe qui rêve. » [25] Au fond, l’important n’est pas tant le niveau de lecture de l’entité abeille que l’affirmation qu’il y a grappe : multiple qui se fait un, tout en restant cependant multiple. On peut couper les pattes qui relient les abeilles et elles s’envolent chacune de son côté, les organes vivent un temps séparés de l’organisme, les molécules sensibles restent vivantes après la dispersion du tout.
Il y a certainement dans un même animal trois vies distinctes. La vie de l’animal entier. La vie de chacun de ses organes. La vie de la molécule ou de l’élément. L’animal entier vit privé de plusieurs de ses parties. Le cœur, les poumons, la tête, la main, presque toutes les parties de l’animal vivent un temps considérable séparées du tout. Il n’y a que la vie de la molécule ou sa sensibilité qui ne cesse point; c’est une de ses qualités aussi essentielles que son impénétrabilité. La mort s’arrête là. Mais si la vie reste dans des organes séparés du corps, où est l’âme ? Que devient son unité ? que devient son indivisibilité [26] ?
29(2) Une fois constaté qu’il reste de la multiplicité dans le sujet un, il est plus intéressant encore de comprendre que c’est cette multiplicité même qui constitue le sujet. L’uni-identité de l’animal se produit et doit se comprendre comme rapport. Cela peut encore une fois s’entendre en plusieurs sens, puisqu’on doit retrouver ici les deux niveaux auxquels on peut considérer l’organisme décrit ci-dessus.
30Au niveau (a) élémentaire, ce qui fait un animal identique à lui-même est que toutes les molécules entretiennent un rapport constant avec les autres, qui permet que la sensibilité de chacune se fonde dans la sensibilité totale.
31L’ensemble des molécules sensibles reste en constant renouvellement. Chacune, séparément, s’intègre à l’ensemble, s’altère, s’en sépare, etc. Au sens littéral du terme, il n’y a jamais la même continuité entre deux molécules qu’entre deux gouttes de mercure qui se fondent l’une dans l’autre en une grosse goutte, car chaque molécule garde cette possibilité d’être séparée, renouvelée ou remplacée par une nouvelle. La continuité qui se crée est sensible, mais pas élémentaire. S’il y a tout de même un animal dans le temps, c’est que l’ensemble lui-même n’est pas autre chose que ses constituants (il n’y a pas de forme transcendante). Et cependant il maintient chacun d’eux comme sien, parce que, lorsqu’une molécule change brutalement (par exemple lorsqu’elle quitte la grappe), l’ensemble auquel elle appartient change, pour sa part, très peu. C’est le thème de l’esprit du corps, selon le jeu de mots de Mlle de Lespinasse : « l’esprit monastique se conserve parce que le monastère se refait peu à peu. » [27] Toutes les molécules se renouvellent, mais le rapport entre elles se maintient, comme les planches du bateau de Thésée, qui sont toutes remplacée peu à peu, alors qu’on peut continuer à dire qu’il s’agit du même bateau [28]. L’important est que ce rapport ne se maintient pas comme quelque chose d’indépendant et de transcendant aux molécules : il est bien produit par leur réunion. La preuve en est que, si on change beaucoup de molécules d’un seul coup, on casse le rapport : une décrépitude subite ôterait à l’homme la conscience de la permanence du moi.
32Il en va de même au niveau (b) organique : l’unité et l’individualité de l’animal se fait dans le rapport que tous les organes entretiennent les uns aux autres. « S’il n’y a qu’une conscience dans l’animal, il y a une infinité de volontés; chaque organe a la sienne. » [29] Là encore, ce rapport n’est pas préexistant ou transcendant, car il y aurait alors un retour à la forme substantielle et au finalisme que toute la philosophie de Diderot entreprend de bannir. Tout le travail et la difficulté de la médecine vitaliste telle que la conçoivent Ménuret de Chambaud ou Diderot est précisément de penser ce rapport de tous les organes sans réintroduire de finalisme. Cela est aisément perceptible dans les articles où Ménuret s’attache à situer son école par opposition à celles qui la précèdent, les Chimistes et les Méchaniciens d’une part, qui voient le corps humain comme une machine statico-hydraulique, et les Animistes ou stahliens de l’autre, qui voient une finalité bienfaisante partout à l’œuvre dans le corps animal [30]. Dépassant ces deux conceptions opposées, Ménuret travaille à montrer que tous les mouvements réciproques des parties du corps sont la suite nécessaire de la disposition organique de ces parties et qu’ils se font selon un machinisme dépourvu d’intelligence [31]. Il faut penser ces mouvements et ces rapports comme ceux de touts sensibles, actions et réactions, équilibres en mouvement. De ce point de vue, toutes les considération sur l’économie animale (thème récurrent des articles de Ménuret) sont cruciales : le diaphragme est le point d’équilibre entre les forces épigastriques et la tête, le corps est lieu d’actions et de réactions, et l’animal n’est rien d’autre que cet ensemble de forces en mouvement, sans forme finale préexistante [32].
33Tous les exemples de dérangement de cet équilibre (maladies, accidents, troubles nerveux, hystérie…) que le deuxième et le troisième dialogues du Rêve de d’Alembert vont s’attacher à donner sont ainsi à la fois la preuve de l’unité et de la multiplicité de l’homme. Unité, au sens où ils viennent à chaque fois montrer de quelle façon le dérangement d’une partie affecte la totalité de l’être. Multiplicité, au sens où, en rompant l’équilibre, ils font désordre, et révèlent par là combien ce qu’on croyait un animal est toujours en même temps un assemblage d’animaux distincts – car leur distinction apparaît mieux lorsque la discorde s’élève entre eux que quand le fonctionnement harmonieux laisse croire à l’existence d’un tout finalisé. Schellemberg de Winterthur qui tombe sur la tête, le pédant mis au sac par un capucin, la femme qui, renonçant au libertinage, tombe dans la mélancolie et les vapeurs, la jeune fille trop sage dont la tête s’embarrasse… tous ces exemples sont en même temps autant d’éléments pour la constitution d’une anthropologie du moi-multiple.
34Cette nouvelle anthropologie trouve des prolongements éthiques. La bonne vie, c’est le bon rapport dans le temps. De là, comme on le retient souvent, une morale sexuelle différente de la morale sexuelle chrétienne, laquelle est en son fondement une erreur sur la nature humaine : le Supplément au Voyage de Bougainville doit se lire dans la continuité du troisième dialogue du Rêve de d’Alembert; l’équilibre des différentes parties du corps exige que les organes puissent remplir leur fonction, que les fluides présents dans le corps puissent être évacués s’ils doivent l’être, etc. De là également, de façon peut-être plus intéressante encore chez un philosophe comme Diderot qui manie volontiers la référence antique lorsqu’il s’agit de penser la morale (avec un regard vers les stoïciens plus encore que vers les épicuriens), le renoncement à l’idéal de tranquillité de l’âme : si tout bouge en nous, si ce multiple que nous sommes est le théâtre d’un constant jeu d’action et de réaction, si ce rapport mouvant nous constitue, sujet mobile et mu dans une nature en mouvement, alors l’idée d’apathéia d’Épictète est largement illusoire, elle aussi enracinée dans une erreur sur la nature humaine, et l’euthumia ne saurait avoir le même sens. Pourtant ce renoncement n’est pas total. Il faut tendre vers ce qui est le plus approchant de cette tranquillité de l’âme impossible que décrivent les sagesses antiques : paix avec soi-même et confiance en soi doivent être recherchées dans le bon équilibre en mouvement de tout ce qui constitue le moi-multiple. Les conseils relatifs au mode de vie dont Diderot parsème sa correspondance ou, plus profondément sous des traits comiques, la figure de Jacques le fataliste, dessinent les contours d’une telle sagesse des « spinozistes modernes » [33].
35Nature sans finalité, multiplicité physiologique, anthropologie du moimultiple, éthique pour le moi-multiple : il y a, de la fibre vivante à la conduite prudentielle en contexte de mouvement général et dépourvu de sens, un parcours à la cohérence forte dans la pensée de Diderot.
Mots-clés éditeurs : Moi, Multiple, Matérialisme, Anthropologie, Diderot
Date de mise en ligne : 01/07/2008.
https://doi.org/10.3917/aphi.711.0095Notes
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[1]
Lettre sur les sourds et muets, Marian Hobson et Simon Harvey éds., Paris, GF-Flammarion, 2000, p. 109. En 1750, dans Les Animaux plus que machine, La Mettrie comparait lui aussi l’âme au timbre d’une montre, prêt à interroger l’heure au premier coup de marteau, lequel est toujours mis en branle par les fibres du corps.
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[2]
Ibid., p. 111.
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[3]
Pour Diderot, en toute rigueur, un monisme spiritualiste est encore possible. C’est la figure de Berkeley l’immatérialiste qui représente cette possibilité. Mais ce que Diderot comprend comme un scepticisme radical est un paradoxe auquel il ne pense pas qu’on puisse adhérer sérieusement.
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[4]
Le Rêve de d’Alembert, Colas Duflo éd., Paris, GF-Flammarion, 2002, p. 66.
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[5]
Ibid., p. 67.
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[6]
Ibid., p. 67
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[7]
Ménuret DE CHAMBAUD, article INFLAMMATION de l’Encyclopédie, t. VIII, p. 711.
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[8]
Le Rêve de d’Alembert, op. cit., p. 82.
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[9]
Ibid., p. 99.
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[10]
Ibid. p. 99-100.
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[11]
Ibid. p. 123-124; c’est moi qui souligne.
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[12]
Œuvres, Laurent Versini éd., Laffont, « Bouquins », T. IV, 1996, p. 827.
-
[13]
L’article de Marian Hobson vient renouveler, ici même, la façon d’aborder la question du scepticisme de Diderot (voir ci-dessus).
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[14]
Ibid., p. 531-532.
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[15]
Cette question, parfois évoquée dans la correspondance, est aussi remuée dans Jacques le fataliste (voir ci-dessus l’article d’Yves Citton).
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[16]
Cf. Colas DUFLO, Diderot philosophe, Paris, Honoré Champion, 2003, première partie, chapitre III.3.
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[17]
Le Rêve de d’Alembert, op. cit., p. 65
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[18]
Lettre sur les sourds et muets, op. cit., p. 109.
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[19]
Le Rêve de d’Alembert, op. cit., p. 85.
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[20]
Nous avons publié ce texte en annexe de notre édition des Pensées sur l’interprétation de la nature de Diderot (GF-Flammarion, 2005), voir p. 216 et 102.
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[21]
Voir l’article « Grappe d’abeille » de Dominique Boury, dans L’Encyclopédie du Rêve de d’Alembert (S. Audidière, J.-C. Bourdin, C. Duflo éds., CNRS-éditions), p. 201.
-
[22]
Ménuret DE CHAMBAUD, art. OBSERVATION, Encyclopédie, XI, 318.
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[23]
Le Rêve de d’Alembert, op. cit., p. 87.
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[24]
Ibid.
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[25]
Ibid., p. 88.
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[26]
Fragments dont on n’a pu retrouver la véritable place, in Œuvres complètes (DPV), Paris, Hermann, t. XVII, 1987, p. 226.
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[27]
Le Rêve de d’Alembert, op. cit., p. 137. Voir l’article « Esprit monastique » de Sophie Audidière, dans L’Encyclopédie du Rêve de d’Alembert (op. cit., p. 155).
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[28]
Cf. Jean-Claude BOURDIN : « Les vicissitudes du moi dans Le Rêve de d’Alembert de Diderot », in Matière pensante, J-N. Missa dir., Paris, Vrin, 1999.
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[29]
Le Rêve de d’Alembert, op. cit., p. 138.
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[30]
Cf. l’article INFLAMMATION.
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[31]
« N’est-il pas en un mot, plus naturel de penser que tous ces mouvements tout à fait hors de l’empire de l’âme, sont la suite nécessaire de la disposition organique de ces parties : il y a des lois primitivement établies, relatives à l’organisation de la machine, suivant lesquelles se font les divers mouvements, sans qu’il soit besoin qu’un être intelligent soit sans cesse occupé à les produire et à les diriger; c’est ce qui fait qu’il y a des maladies qui sont avantageuses, et d’autres qui ne le sont pas; ce mélange de bien et de mal suppose toujours un aveugle machinisme » (Ménuret DE CHAMBAUD, Encyclopédie, art. TENESME ).
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[32]
Cf. C. DUFLO, « Diderot et Ménuret de Chambaud » in R echerches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n° 34,2003.
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[33]
« Il ne faut pas confondre les Spinosistes anciens avec les Spinosistes modernes. Le principe général de ceux-ci, c’est que la matière est sensible, ce qu’ils démontrent par le développement de l’oeuf, corps inerte, qui par le seul instrument de la chaleur graduée passe à l’état d’être sentant et vivant, et par l’accroissement de tout animal qui dans son principe n’est qu’un point, et qui par l’assimilation nutritive des plantes, en un mot, de toutes les substances qui servent à la nutrition, devient un grand corps sentant et vivant dans un grand espace. De là ils concluent qu’il n’y a que de la matière, et qu’elle suffit pour tout expliquer; du reste ils suivent l’ancien spinosisme dans toutes ses conséquences », DIDEROT, Encyclopédie, art. SPINOSISTE