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Article de revue

Les métaphores sont des expressions comme les autres

Pages 559 à 578

Notes

  • [1]
    Donald DAVIDSON, « Ce que signifient les métaphores » (1978), in Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, tr. fr. Pascal Engel, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993, p. 372.
  • [2]
    Op. cit., loc. cit.
  • [3]
    Op. cit., p. 351.
  • [4]
    Op. cit., loc. cit.
  • [5]
    Op. cit., p. 352.
  • [6]
    John SEARLE, « La métaphore » (1979), in Sens et expression, tr. fr. Joëlle Proust, Paris, éd. de Minuit, 1982, p. 122.
  • [7]
    Op. cit., loc. cit. : « les phrases et les mots n’ont que le sens qui est le leur ».
  • [8]
    Sauf évidemment à passer sur le terrain de ce qu’une certaine branche des sciences cognitives appelle aujourd’hui « métaphores conceptuelles ». Mais il est possible qu’un tel déplacement du métaphorique en dehors du champ linguistique, et de l’usage des signes comme tels, repose lui-même sur une (mauvaise) métaphore.
  • [9]
    John SEARLE, « Le sens littéral » (1978), tr. fr. in Sens et expression, op. cit.
  • [10]
    Victor HUGO, Le tas de pierres, in Œuvres complètes, volume Œuvres dramatiques et critiques complètes, Paris, éditions Jean-Jacques Pauvert, 1963, p. 1530.
  • [11]
    Il y aurait lieu de s’interroger, de ce point de vue, sur la relation entre métaphores (ou usages perçus comme des métaphores) et cette « attention aux particuliers » dont, dans la lignée de Rush Rhees et Cora Diamond, Sandra Laugier a mis en évidence le rôle essentiel dans l’expérience morale.
  • [12]
    La nature de la métaphore elle-même dépend du contexte, auquel elle est un ajustement.
  • [13]
    J.L. AUSTIN, « La vérité » (1950), in Ecrits philosophiques, tr. fr. Lou Aubert et Anne-Lise Hacker, Paris, Seuil, 1994, p. 107.
  • [14]
    J.L. AUSTIN, op. cit., p. 107-108. La fin est sous-traduite; il faut bien rétablir « intentions et fins » (ou « intentions et desseins »).

1La philosophie a sans doute créé autour de la métaphore beaucoup plus de mystère qu’il ne devrait y en avoir. De la condamnation à l’apologie, on a tendu à traiter la métaphore comme une déviance sémantique forte, comme une forme d’exception aux conditions normales du sens. Alternativement, on y a vu une forme dégradée du dire, dans laquelle le locuteur ne dirait pas vraiment ce qu’il veut dire (mais autre chose à la place), ou au contraire une forme transcendante, où – disant ce qu’il dit sur un mode autre – il dit plus que ce qu’il dit.

2Contre un tel mythe philosophique, nous voudrions ici souligner l’appartenance de la métaphore aux conditions standard du dire, suivant lesquelles on ne dit jamais plus ou moins, mais exactement ce qu’on dit. Evidemment, une telle thèse ne concerne pas la seule métaphore, mais le fait que celle-ci soit reversée aux conditions générales du dire éclaire d’un jour particulier la nature même de ce dire : que doit-il être pour que la métaphore en relève de plein droit ? La source de cet étonnement philosophique, qu’il prenne la forme de la suspicion ou de l’émerveillement, qu’on voit si souvent naître quant à l’existence des métaphores, nous apparaîtra résider précisément dans une analyse insuffisante des conditions générales du dire, trop vite déterminées d’une façon telle que la métaphore ne puisse pas directement y trouver sa place. C’est cette analyse qu’il faut réviser, plutôt que de produire une théorie extravagante de la métaphore.

3Une telle banalisation de la métaphore, que nous devons accepter de voir, contre toute dramatisation philosophique, comme un phénomène parfaitement ordinaire, et enraciné dans la nature générale du langage en tant que quelque chose dont on use, ne doit pas vouloir dire qu’on ignore la richesse propre de ces usages dits métaphoriques. Beaucoup de ce que l’on a pu dire de leur rôle cognitif, tout à fait décisif, est vrai. Cependant, cette richesse n’est aucune autre que celle de certains usages possibles de nos ressources linguistiques de fait telles qu’elles sont données; elle n’est rien de transcendant à ces usages. La métaphore ouvre tout sauf « un autre langage » ou un au-delà du langage commun. En revanche, être attentif aux métaphores, et les traiter comme des expressions de plein droit, nous force à prendre conscience de la variété et de la plasticité de ce langage commun, le seul que nous ayons.

I. Le paradoxe de Davidson

4Sans doute la théorie classique en matière de métaphore consiste-t-elle à y voir une forme de substitution : au lieu de dire une certaine chose, on en dit une autre, au lieu de parler directement, on s’exprime métaphoriquement.

5Le résultat d’un tel point de vue est cependant tout à fait problématique, car, si on veut dire une chose, pourquoi en dit-on une autre ? Si la métaphore dit strictement la même chose que ce que dirait l’expression non métaphorique correspondante, elle semblerait, en toute rigueur, constituer un détour inutile. Dans une telle perspective, les usages métaphoriques paraissent complètement parasitaires, au sens où ils supposent que le sens soit déjà constitué en amont d’eux, et où ils ne font que relayer celui-ci, sans y contribuer en rien.

6Une telle analyse va contre une forme d’évidence phénoménologique : on a bien le sentiment que, là où on parle métaphoriquement, on ne dit pas exactement la même chose que là où on le dit de façon non métaphorique. Il y a, indubitablement, de la part des locuteurs, le sentiment d’une différence de sens entre une expression littérale donnée et les formes d’expression métaphoriques correspondantes.

7D’où le développement, contre le point de vue classique, de diverses théories du « sens métaphorique ». L’idée en serait que les usages métaphoriques introduisent un sens qui leur serait propre, un sens qui ne se confondrait pas avec celui d’une expression littérale correspondante. Si nous avons recours à la métaphore, c’est pour dire quelque chose que nous ne pourrions pas dire autrement. Les métaphores auraient leur propre sens.

8Cette espèce d’extension sémantique que représenteraient les métaphores pourrait bien, alors, néanmoins, avoir un statut ambigu. Car, pourrait-on se demander, si on donne un sens plein (un sens « comme les autres ») à l’emploi métaphorique, que reste-t-il en lui de métaphorique ?

9De ce point de vue, on trouve certainement des motions contradictoires dans notre désir de voir les métaphores reconnues comme faisant pleinement partie de l’ordre du sens. Le grand mérite de l’analyse critique de la notion de « sens métaphorique » fournie par Donald Davidson à la fin des années 70 est d’y avoir décelé ce désir contradictoire d’un sens qui n’en serait pas vraiment un :

10

D’un côté la conception usuelle veut soutenir qu’une métaphore réalise quelque chose qu’aucune prose simple ne peut réaliser, et, d’un autre côté, elle veut expliquer ce que fait une métaphore en faisant appel à un contenu cognitif – justement la sorte de chose que la prose simple est supposée exprimer [1].

11Davidson propose une solution pour sortir de la contradiction : « abandonner l’idée qu’une métaphore véhicule un message, qu’elle a un contenu ou une signification »  [2] propres.

12La conséquence logique qu’en tire Davidson est opposée tout autant à la théorie classique de la métaphore (suivant laquelle la métaphore aurait pour signification le sens d’une expression littérale autre qu’elle-même) qu’à la théorie qu’on pourrait qualifier de romantique (les métaphores ont un sens par elles-mêmes, absolument insubstituable, qui n’est pas leur sens littéral). En effet, selon Davidson, les mots de la métaphore n’ont pas d’autre sens que le seul qu’ils puissent avoir : leur sens littéral. En ce sens, la métaphore, puisqu’elle est faite de mots, véhicule bien un message, a bien un contenu et une signification, comme n’importe quelle expression bien formée : mais c’est là le message véhiculé littéralement par ses mots, ce sont là ses contenu et signification littéraux.

13Les conséquences d’une telle thèse sont assez largement contre-intuiti-ves, puisque le philosophe américain est généralement conduit à traiter les énoncés métaphoriques comme des énoncés faux, là où, alternativement, soit nous éprouvons une résistance à leur attribuer une valeur de vérité, soit au contraire la possibilité paraît ouverte que ce que nous disons par leur moyen soit tantôt « vrai », tantôt « faux ». Il est bien évident que nous ne sommes pas littéralement submergés par la vague de l’inflation, car l’inflation n’est pas une « mer » au sens propre du terme. Mais qui a jamais prétendu qu’il y ait une telle mer ? En revanche, il est clair que, dans certains contextes, on peut tout à fait discuter de savoir si cet énoncé (« nous sommes sub-mergés par la vague de l’inflation ») est vrai ou faux – et ce n’est pas alors en son sens littéral.

14Cependant, précisément, nous avons déplacé l’analyse en direction de ce que nous disons au moyen des mots. Une possibilité est que ce que nous disons ainsi doive être distingué de ce que les mots que nous utilisons disent eux-mêmes – de cette notion de « signification linguistique » que Davidson met au centre de son analyse.

15La thèse de Davidson est double : (1) la métaphore, comme telle, est étrangère à la sphère de la signification linguistique; (2) la métaphore, pourtant, a besoin de la signification linguistique, comme d’un préalable, pour être possible.

16Si en effet la métaphore, comme telle, se voit exclue de l’univers du sens, c’est pour être reversée au compte des effets induits par le sens, dans les usages que nous en avons. Quand nous faisons des métaphores, nous utilisons certains sens linguistiques pour produire certains effets, qui peuvent aussi avoir certaines implications cognitives. Cela suppose que ces sens linguistiques soient déjà donnés, déjà constitués à leur niveau propre.

17C’est ce que sert à penser, très classiquement, chez Davidson, la notion de « sens littéral ». Qu’est-ce que le sens littéral (que les mots ont toujours, y compris dans leur usage dit métaphorique) ? – Rien d’autre que la thématisation de l’indépendance fondamentale du sens par rapport à l’usage. De ce point de vue, Davidson a été parfaitement clair dès les premières pages de son article-clé. Toute la construction repose sur une certaine idée du « sens », saisi comme en deçà de tout usage et indépendant par rapport aux usages.

18

Je m’appuie sur la distinction entre ce que les mots signifient et ce que leurs usages permettent de faire (what words mean and what they are used to do) [3].

19C’est sur cette base, dualiste, que Davidson peut, préservant le monopole du sens littéral, reverser la métaphore au compte de « l’usage »: « je pense que la métaphore appartient exclusivement au domaine de l’usage »  [4].

20En ce qui concerne le « sens littéral », qui, dans une telle perspective, est la signification unique du « sens », le postulat est double : d’un côté, ce sens est considéré comme toujours évaluable, porteur de conditions de vérité (ce qui, on le verra, pourrait représenter déjà en soi un problème dans de nombreux cas si on veut rendre compte correctement des phénomènes associés à la métaphore); de l’autre, il est tenu pour évaluable intrinsèquement, c’est-à-dire précisément indépendamment de l’usage :

21

La signification littérale et les conditions de vérité littérale peuvent être assignées à des mots ou à des phrases indépendamment de contextes d’usage particuliers [5].

22Cette représentation du sens nous paraît inacceptable. Toute une lignée de la philosophie du langage du XXe siècle, initiée par Wittgenstein et Austin et, plus près de nous, poursuivie par des auteurs comme Charles Travis nous a appris à considérer qu’il n’y avait pas un tel « sens » soustrait à l’usage et valable en tout contexte, qu’une telle notion n’avait même pas de sens. Ce qui, probablement, est inacceptable, c’est la distinction même, de départ, que Davidson fait entre « signification » et usage.

23La question du sens des « métaphores » sera précisément l’occasion de déstabiliser une telle représentation, qui ne permet pas d’y répondre correctement, et conduit, par rapport à celle-ci, à des résultats extrêmement contre-intuitifs.

II. « Ce qu’on veut dire »

24Ce qui est choquant dans l’analyse davidsonienne des énoncés métaphoriques, au niveau intuitif, c’est qu’elle donne le sentiment de ne pas rendre compte de leur signification (meaning) propre. Celle que leur attribue Davidson (à savoir celle, supposée intrinsèque, de leurs mots) n’est de toute évidence pas ce que nous voulons dire (mean) par eux.

25Il semble qu’il y aurait moyen de faire droit à cette différence, dans une certaine tradition d’analyse qui remonte à Grice, en introduisant, à côté de « la signification des mots » (word ou sentence meaning), celle « du locuteur » (speaker’s meaning).

26Dans un article important quasi contemporain de celui de Davidson, Searle applique une telle distinction au problème de la métaphore

27

L’explication de la manière dont la métaphore fonctionne est un cas particulier du problème général consistant à expliquer comment le sens du locuteur et le sens de la phrase ou du mot peuvent diverger [6].

28Cela signifie plusieurs choses. Premièrement que, contrairement à ce que dit Davidson, la métaphore est bien un problème de sens (meaning). Les mots n’y veulent pas dire exactement ce que pourtant, à un autre niveau, indépendamment de cet emploi, ils voudraient dire. C’est que, à côté du « sens littéral », indépendant de l’intention du locuteur et attaché aux mots eux-mêmes, il faut faire droit à un autre sens, qui, lui, dépend strictement de ce que le locuteur place dans ces mots en tant qu’il s’en sert pour communiquer quelque chose.

29D’un autre côté, pourtant, l’analyse de Searle, à la base, donne raison à celle de Davidson. Car, pour Searle, la métaphore n’apparaît pas au niveau du « sens des mots eux-mêmes », qui, selon lui, exactement comme Davidson le soutiendrait, disent tout simplement ce qu’ils disent [7]. Il n’y a de métaphore qu’au niveau de l’usage.

30La différence avec Davidson est que cet usage est présenté dans une certaine mesure comme lui-même producteur de sens, un sens qui intervient pour ainsi dire en aval de celui, intrinsèque, attaché aux expressions elles-mêmes. Il y a le sens des expressions, d’un côté, et de l’autre, la façon que nous avons, en tant que locuteurs, de nous l’approprier. L’usage n’est pas en lui-même insignifiant, mais apporte son niveau propre de signification.

31Le point important, qui empêche qu’ici un sens n’en annule un autre, ou se substitue complètement à lui, c’est qu’ils ne sont pas exactement du même ordre. Il faut distinguer entre ce que veulent dire les signes et ce qu’on cherche à signifier par eux.

32Cette force apparente de l’analyse de Searle, qui la met à l’abri de la critique de Davidson (il laisse les signes vouloir dire en paix ce qu’ils veulent dire), est aussi sa faiblesse. Car il n’est pas si évident qu’on puisse distinguer aisément les deux niveaux.

33Il y a évidemment un cas obvie où cela semble avoir un sens de parler de « sens du locuteur », par opposition au sens des signes : c’est celui de l’idiolecte, par lequel le locuteur emploie le signe en un sens qui n’a rien à voir avec aucun de ses sens connus, c’est-à-dire reçus. Mais précisément, dans ce cas, on ne parlera pas de métaphore, ni même peut-être d’ailleurs de « signification », sauf à ce que les conditions contextuelles de celle-ci soient parfaitement définies (et donc que l’idiolecte puisse ne plus en être un). En fait, si on attribue en définitive une signification au terme, on tiendra que le locuteur a pris un terme pour un autre, et cette attribution de signification se fera sur fond de rectification implicite – une rectification qui n’a pas lieu dans le cas de la métaphore. Si une telle identification, ou combinaison d’identifications, n’est pas possible, en revanche, on tiendra qu’en fait, il ne s’agit purement et simplement pas d’un terme (et donc pas non plus d’une métaphore), comme dans le cas du pseudo-mot « babu » de Neurath.

34Ce qui frappe au contraire dans le cas de la métaphore, est que, si une intention spéciale de discours y est peut-être sensible, cette intention prend des voies bien orthodoxes du point de vue sémantiques, en dehors de toute erreur ou de tout non-sens, voire de toute anomalie. D’une part, il y a beaucoup de métaphores lexicalisées sans même parler des catachrèses, qui le sont par définition. On a alors l’impression que le locuteur ne fait que puiser dans le réservoir des formes sémantiques disponibles en langue, dont ces métaphores font partie de plein droit, « l’intention spéciale » qu’il y place n’étant alors, comme dans l’emploi de tout terme, que celle de les utiliser. D’autre part et surtout, y compris là où la métaphore n’est pas lexicalisée, on peut se demander si elle fonctionnerait si elle relevait de la seule « intention du locuteur » et n’était pas toujours aussi imputée aux signes eux-mêmes, comme quelque chose que le locuteur leur fait porter en tant que partageable et, en quelque sorte, objectivé – ce qui est le principe même du sens en général : je peux utiliser les mots de façon particulière, et c’est certainement ce que je fais dans le cas de certaines métaphores qu’on appellera créatives. Mais ce qui importe alors, c’est que cet usage particulier soit lui-même perçu comme quelque chose de public, comme l’usage, dans ce cas-là, de ces mots-mêmes. Ce qui compte ici n’est pas tant l’intention du locuteur, car après tout celui-ci peut bien avoir les intentions qu’il veut, mais son extériorisation, la façon particulière dont les mots sont utilisés. Il n’y a de métaphore qu’au dehors, et non au dedans [8].

35De ce point de vue, il nous semble qu’on a accordé beaucoup trop de crédit à la « métaphore vive » (sans toujours d’ailleurs remarquer les limites, assez étroites, dans lesquelles celle-ci est reçue : il est très rare qu’elle soit une nouveauté absolue, et elle brode, en règle générale, sur des codes et des routines sémantiques déjà installés, eux-mêmes tenus pour métaphoriques ou non), et pas assez prêté attention à la continuité très forte qui de toute façon demeure, entre celle-ci et la métaphore lexicalisée : une métaphore par certains côtés réussie, c’est toujours une métaphore en voie d’être lexicalisée, car il n’y a véritablement métaphore que là où le signe est reconnu comme pouvant objectivement être porteur du sens qui est le sien – ce qui est constitutif de l’idée même de signification.

36Ce n’est pas exactement qu’il n’y a de métaphore que dans la mesure où elle est communiquée (ce que Searle précisément met en avant, dans une philosophie de la communication inspirée de Grice), c’est qu’il n’y a de métaphore qu’extériorisée, détachée pour ainsi dire de son locuteur – y compris là où il s’y exprime de la façon la plus intime –, et présentée comme objet d’une possible reprise par un autre locuteur, comme une « façon de dire » possible. Cependant ce point ne prend toute sa portée qu’une fois qu’on a renoncé à une conception muséologique du lexique, et qu’on a rendu aux termes leur bougé constitutif, une fois que, précisément, on a appris à ne plus les dissocier de la variété des usages auxquels ils sont en proie.

III. Relativité (à un contexte) du sens littéral

37Chez Searle comme chez Davidson, la relégation de la métaphore au niveau de l’usage, bien qu’opérée en des sens différents, et avec des conséquences différentes, a pour présupposé commun l’idée d’un sens littéral soustrait à l’usage, ou en tout cas au niveau d’usage où intervient la métaphore, sens littéral par rapport auquel la métaphore paraît représenter une extériorité, ou un élément additionnel.

38Or, il y a beaucoup de questions à se poser quant à ce « sens littéral », et le moindre mérite de Searle n’est pas d’en ouvrir certaines (la moitié ?). Chez Searle, en effet, la notion qui était purement et simplement posée au départ par la plupart des sémanticiens devient problématique.

39Chez Davidson, nous avons rencontré une définition classique du sens littéral, en termes purement sémantiques : le sens littéral est celui qui revient aux expressions elles-mêmes, en deçà et en dehors de l’usage.

40Ce point de vue n’est pas exactement celui de Searle.

41Dans un texte décisif qui fait système avec celui sur la métaphore, « Le sens littéral »  [9], Searle part à l’assaut de l’idée de « contexte zéro », qui serait précisément associée, on l’a encore vu chez Davidson, à une certaine conception philosophique du sens littéral. Pour Searle, le sens littéral n’est pas celui qu’aurait l’expression indépendamment de tout contexte, mais il n’y a au contraire de sens littéral que spécifié, en contexte.

42Un cas développé dans le texte sur « Le sens littéral », et repris dans celui sur « La métaphore », est particulièrement frappant : si je dis, suivant un exemple type de la théorie vérificationniste de la signification, que « le chat est sur le paillasson », le sens de cet énoncé varie du tout au tout suivant qu’il se rapporte à ce qui se passe sur le pas de ma porte ou à un chat et à un paillasson lâchés en apesanteur dans l’espace intersidéral. Dans le deuxième cas, on peut douter que la formule ait une signification (et donc qu’elle puisse être vraie ou fausse, suivant le postulat formulé dans le passage de Davidson que nous avons cité plus haut), ou plutôt celle-ci est à définir, elle ne peut pas être celle de la formule appliquée dans certaines conditions standard dans lesquelles il y a un dessus et un dessous en un certain sens, dont la formule est implicitement chargée dans son emploi habituel, et où on entend également « être-sur » en un certain sens habituel (= être-posé dessus, et non seulement flotter au-dessus).

43La signification témoigne donc d’une fondamentale sensibilité au contexte. Suivant le contexte dans lequel on les emploie, les expressions n’ont pas du tout le même sens, et il faudrait toujours parler pour elles d’une signification-dans-C (dans un certain contexte).

44Mais, dire cela, c’est en fait rompre l’étanchéité entre la signification et l’usage qui avait été postulée par Davidson. Il n’y a en effet de contexte que d’un usage, et non d’une « signification ». Donc, pour déterminer la signification d’une expression, on est obligé de considérer son usage, qui l’emploie et comment, dans quelle situation.

45Cette contextualisation concerne le sens en général, ce que nous avons appelé jusqu’ici « le sens littéral ». Celui-ci, dès lors, apparaît sous un visage beaucoup plus mouvant et réel à la fois que nous ne l’avions considéré : il est toujours le résultat de la rencontre de l’emploi d’une expression et d’une certaine situation. Cela n’apparaît pas d’habitude, simplement parce que les traits pertinents de la situation sont trop enfouis dans l’usage, y possèdent une forme d’évidence qui les empêche d’être thématisés.

46Or, cette mise en mouvement générale du sens (littéral) ne conduit nullement Searle à assimiler sens métaphorique et sens littéral et à reconnaître dans l’un une simple forme particulière de l’autre, bien au contraire. En réalité, dans l’analyse de Searle (il y insiste à la fin de son texte sur « Le sens littéral »), la métaphore relève du genre de phénomènes qui n’interviennent qu’une fois que le sens littéral a été fixé (par le contexte), et sur la base de ce sens. L’équation abstraite suivant laquelle la métaphore est l’usage, pour dire autre chose, d’une expression ayant un certain sens, demeure parfaitement valable. Il faut seulement préciser que, lorsqu’on parle d’« expression ayant un certain sens », c’est évidemment dans un certain contexte, le contexte qui lui permet d’avoir ce sens. C’est sur la base de ce « sens-en-contexte » que, par après, en aval, devient possible le jeu de la métaphore.

47Il y aurait donc, en quelque sorte, usage et usage : d’un côté, des formes objectives d’usages, définies par le fait que, dans tel ou tel contexte, les expressions prennent telle ou telle valeur; et de l’autre un usage « subjectif », qui consisterait à s’emparer d’une expression telle qu’elle est utilisée dans un usage déterminé, et, pour ainsi dire, à la détourner de cet usage. L’idée, intuitivement, c’est que ce n’est plus alors le contexte, mais le locuteur, qui est déterminant. Comme si la métaphore restait encore une anomalie, ou une exception.

IV. Sens métaphorique et contexte

48Il paraît pourtant évident que la métaphore participe aussi, au moins en certains de ces emplois, de ce phénomène de la dépendance contextuelle mis en évidence par Searle en ce qui concerne le sens littéral, et qu’elle y participe, si on peut dire, avec le même sérieux, c’est-à-dire en concédant au contexte cet égal pouvoir de détermination qui fait d’elle, en son genre, une signification déterminée.

49Il y a en fait, de ce point de vue, une continuité forte de l’usage dit métaphorique d’expressions à leur usage dit littéral. La preuve en est qu’il n’y a pas d’expression utilisée métaphoriquement, si ostensiblement métaphorique soit-elle, qui, contextuellement, par modification de contexte, ne puisse prendre un sens qu’on serait tenté d’appeler « littéral ».

50Si par exemple on considère la première strophe du fameux poème de Verlaine Evergreen :

51

Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,
Et puis voici mon coeur qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu’à vos yeux l’humble présent soit doux,

52il est bien évident, contextuellement, que le poète n’entend pas s’arracher cet organe de la poitrine et le donner sanguinolent à sa belle : le second vers n’a pas cette signification, malgré le troisième, qui file la métaphore avec un sens également évident. Mais dans le prégénérique de l’excellent James Bond Licence to Kill, lorsque Sánchez dit à son homme de main de donner à Lupe le cœur de son amant, cette fois c’est bien de cela qu’il s’agit. Est-ce à dire que cela soit d’abord à cela qu’il faille penser là où le poète fait une telle déclaration ? Evidemment non : ce que dit le poète est une chose qu’on dit (d’abord : que le poète dit – puis, par dérivation : que nous disons, à moins que ce ne soit l’inverse) dans un certain genre de situations, où la signification romantique l’emporte sur la signification sanguinaire, et est réellement autonome par rapport à elle. En revanche, les mêmes termes prennent une tout autre signification, autrement physique, dans une autre situation, une situation qui est plutôt plus rare dans notre monde supposé civilisé. On remarquera qu’il résulte de cet avantage statistique que c’est le « sens littéral » qui, dans la bouche du cruel Sánchez, devient le sens dérivé (il joue sur la métaphore) et second, utilisant le contexte inédit pour forcer ce retour inattendu du littéral, un littéral improbable et quasi métaphorique.

53Le sens métaphorique, pas plus que le sens littéral, n’est donc soustrait au contexte. Tout comme le sens littéral, il en vit, se développe et se transforme selon ses aléas. Même la bascule du sens littéral au sens métaphorique, ou inversement, peut être commandée par cette puissance du « contexte »: il y a des contextes où cela ne peut pas être ce qu’on appelle le sens littéral, ou bien inversement où cela ne peut pas être ce qu’on appelle le sens métaphorique.

54Les philosophes déploient, de ce point de vue, des trésors d’insensibilité (délibérée ? congénitale ?) au contexte quand ils feignent de s’étonner qu’une expression puisse, en étant une métaphore, avoir un « autre sens que le sien ». C’est que, en règle générale, l’expression en question n’a purement et simplement pas du tout le sens qu’on prétend qu’elle devrait avoir et qu’il n’en a purement et simplement jamais été question. Seul le Robinson de Tournier peut croire que la terre ait un sein au sens propre du terme, ce qui ne nous a jamais empêchés de nous représenter la terre comme nous accueillant « en son sein » pour notre dernier repos. Ce n’est tout simplement pas, comme on dit, ce que veut dire ici ce mot. Mais il faudrait méditer le sens de cet « ici ». Il ne s’agit pas, en effet, de revenir purement et simplement à la théorie classique du changement de sens, sans y toucher en rien. Il s’agit de lui donner un contenu précis. D’abord, il ne s’agit pas, en tout cas pas simplement, en règle générale, d’un changement de sens, mais, ce qui n’est pas la même chose, de la construction d’un sens, comme toujours avec les moyens du bord. Ensuite, le « changement de sens », ou plutôt donc, la déclinaison du sens, veut dire essentiellement une autre connexion avec le réel, le passage d’un jeu à un autre, qui est essentiellement commandé par une mutation du contexte d’emploi : il est rarissime que les emplois métaphoriques aient le même contexte de pertinence que ceux dits littéraux.

55Cependant, le fait même qu’il soit pertinent de parler, à leur propos, de contextes de pertinence montre bien qu’ils ne sont pas, dans leur principe, d’un type différent des emplois littéraux.

56On peut tout au plus remarquer que, peut-être, les emplois dits métaphoriques (c’est-à-dire perçus comme tels, suivant la perception d’une certaine forme de « particularité » intrinsèque) témoignent d’une sensibilité au contexte encore plus grande, ou d’une forme particulière de sensibilité à ce contexte.

57En effet, ce qui est caractéristique des emplois dits métaphoriques, c’est généralement l’espèce de surexploitation du contexte – dans sa complexité et sa particularité à la fois – dans laquelle ils s’installent (ce qui les rend très peu, ou mal transposables d’un contexte à un autre), dont l’envers est constitué par ce qui est spontanément évalué comme leur adéquation particulière à ce contexte – une adéquation que les emplois dits littéraux présentent rarement à un tel degré.

58L’analyse de texte suivante, offerte par un expert, un usager professionnel des métaphores, éclairera ce point :

59

« Voici ce que c’est qu’un grand écrivain.
L’historien veut et doit raconter qu’un personnage de peu de mérite a été fait inopinément et sans droit officier-général, que ce fut une improvisation brusque et violente, que cela porta un coup, que cela fit un bruit affreux, que cela blessa beaucoup de personnes, que cette faveur fut une agression pour d’autres, que cet homme fut en quelque sorte lancé irrésistiblement de bas en haut par une force qui triomphe de tout, qu’on en resta stupéfait et effrayé, que cela parut menacer en quelque façon la tête et l’existence de tout le monde. Le duc de St-Simon veut dire tout cela, et il est dans sa nature de le dire d’un mot; il écrit : “on le bombarda maître-de-camp” ».  [10]

60Ce qui fait le génie de Hugo commentant ici le génie de Saint-Simon, c’est précisément sa sensibilité au caractère situationnel de la métaphore. Il y a un scénario dans lequel la métaphore prend son sens, et pour ainsi dire, s’impose, et le long descriptif hugolien ne fait que le déployer.

61Or, la particularité de la métaphore est qu’elle habite, si on peut dire, ce contexte jusqu’au bout. S’il y manque une de ces déterminations, elle perd en pertinence et devient vite absurde. Ce qui caractérise beaucoup de métaphores, c’est, en un sens, leur dépendance contextuelle très forte, une forme d’intensification de la dépendance contextuelle, d’une part avec la recherche d’une formule toujours plus contextuelle, qui ne vaut décidément, dans cet emploi, que dans ce contexte-là, et de l’autre, par la fixation d’un contexte particulièrement riche, une forme de surdétermination du contexte.

62Cependant, de cette dépendance extrême à un contexte lui-même extrêmement particulier, la métaphore retire une qualité particulière d’accomplissement dans l’adéquation. Les lectures qui font de la métaphore une sorte de travestissement, d’écart par rapport au réel (ou plutôt à la façon normale de dire les choses réelles, de sorte qu’elles ont l’air d’avoir été passées au tamis de l’imagination), ignorent ce fort effet de réel qui traverse au contraire toute métaphore réussie, tout simplement parce que, précisément, comme telle, elle joue sur cette contextualité, cet ancrage profond dans le contexte qui seul la rend possible. C’est que la métaphore, si elle est réussie, compte tenu de ses conditions de pertinence, très contraignantes, donne à voir un contexte comme tel.

63C’est la raison pour laquelle, dès que l’on descend dans les situations un peu complexes de la vie – et elles sont plus l’ordinaire que l’exception [11] – les expressions métaphoriques jouent un rôle si prépondérant, et deviennent des véhicules indispensables de vérités. C’est que leur mode plus resserré de signification se tient au plus près des contextes, dans leur immédiateté, leur singularité, leur caractère éminemment complexe à la fois.

64Cela n’empêche pas ces prises sur certains contextes très spécifiques – qui passent par l’usage de ce qu’on appelle des « métaphores » – de se voir typifiées et de fonctionner comme des « significations comme les autres », et d’ailleurs, petit à petit, d’en devenir.

65De ce point de vue, il sera intéressant de relever que la tournure même relevée par Hugo comme marque du génie de Saint-Simon pourrait bien ne pas être si originale et originaire que cela. C’est en effet une expression qu’affectionne Saint-Simon, mais sa répétition en soi atteste déjà une forme de typification. D’autre part, il ne semble pas qu’il en soit l’inventeur : le Littré opère justement sur ce point une rectification, en citant un passage, antérieur, des Mémoires de Mlle de Montpensier. Enfin et surtout, la métaphore a « pris » au point d’être à présent lexicalisée : c’est une des ressources possibles dont nous disposons aujourd’hui pour décrire la promotion inattendue de quelqu’un sous réserve, précisément, que la situation soit d’un certain style, du genre de celle que caractérise Hugo à grand renfort de détails. C’est au point que le Littré, et la plupart des dictionnaires modernes, donnent purement et simplement une définition pour cet emploi, en fixant ainsi le sens : « élever, par une sorte de précipitation et de violence comparée à une bombe, quelqu’un à un poste, à une position ».

66Evidemment, on remarquera que Littré, dans sa définition, se croit obligé d’introduire encore la trace d’une comparaison, ce qui en dit plus sur sa conception de la métaphore que sur la métaphore en question elle-même. Hugo, dans son analyse, faisait preuve de plus de finesse, et de sens de ce qu’est une métaphore, en retenant et filant tous les attributs de la « bombe » lancée, sur lesquels joue l’emploi si ce n’est créé en tout cas activé dans ce contexte par Saint-Simon, lui restituant ainsi sa densité, mais en évitant soigneusement la comparaison. L’important est que la définition proposée par Littré tout à la fois, par cette référence convenue à la comparaison, avoue le caractère fondamentalement « métaphorique » de l’emploi, et le traite comme un sens comme les autres, un sens parmi les autres, du verbe.

67Cette continuité, de la métaphore à l’entrée de dictionnaire, est assez remarquable : elle prouve seulement que les emplois métaphoriques, quelle que soit leur finesse (et, en ce qui concerne le mot de Saint-Simon, il n’y a rien à retirer de l’analyse détaillée de Hugo) sont des emplois « comme les autres » – le fait que ce que Saint-Simon dise soit extraordinairement pertinent ne l’empêche pas d’être aussi parfaitement banal, peut-être déjà à son époque, ou, en tout cas, de le devenir.

V. La richesse intrinsèque du sens

68Il y a sans doute, à la base de l’étonnement persistant que les philosophes semblent éprouver quant à l’existence des métaphores, de leur part une forme d’étrangeté à notre langage, comme s’ils s’en étaient d’abord retirés pour le comprendre et le juger pour ainsi dire de l’extérieur.

69Si on veut aborder les phénomènes linguistiques dans leur réalité, il faut en effet d’abord accepter l’idée que les voies du sens sont constitutivement riches et complexes, à la mesure de la richesse et de la complexité de ce qu’il y a à dire, dans la multiplicité et la variété des rencontres où il y a à dire quelque chose.

70Or, de cette complexité, ce qu’on appelle « les métaphores » font partie : il ne s’agit pas là de phénomènes parasitiques, ou extérieurs au dire, mais d’authentiques façons de dire, qui remplissent, au sein de l’univers du dire, un rôle spécifique, qui disent des choses qui ne pourraient pas être dites autrement. Vouloir en expurger le discours, en les retraduisant systématiquement, c’est comme vouloir redresser un couteau à pamplemousse : c’est ignorer leur fonction, et les abandonner au profit d’outils plus grossiers – parce que moins adaptés aux contextes précis que traitent les métaphores.

71En même temps, il serait erroné de croire que ces outils que constituent les métaphores fonctionnent différemment, dans leur principe, des outils « plus grossiers » qu’on pourrait être tenté de leur substituer.

72En ce sens, nous sommes parfaitement d’accord avec Davidson : soit on refuse d’accorder un sens spécifique aux métaphores, soit le sens qu’on leur accorde est un sens « comme les autres », et non un sens « spécial ». Nous choisissons simplement la seconde branche de l’alternative, là où il choisit la première.

73Ce choix pourra, certainement, susciter des résistances. En effet, du point de vue du genre de philosophie auquel se rattache Davidson, accorder aux métaphores un sens, c’est leur accorder une valeur de vérité. Sommes-nous prêts à assumer tout uniment les conséquences d’une telle exigence ?

74En premier lieu, il faudra remarquer qu’en dépit des tentatives maladroites de discrimination d’une certaine analyse philosophique, il est indubitable que, dans de nombreux cas, les métaphores prétendent à une vérité au sens le plus standard du terme.

75Si je dis : « Cette femme est une sorcière ! » et que vous me répondez : « Mais non ! Elle est très gentille ! », il est bien clair que je prétends dire quelque chose qui est vrai ou faux – et qui, à ce titre, peut être discuté. Il se peut, en la matière, que je me trompe, et que je sois par après amené à le reconnaître.

76Certes, on pourra mettre en doute qu’il y ait des critères bien clairs pour savoir quand une femme est une « sorcière » au sens dit métaphorique du terme (mais « une vieille ganache », par exemple, en parlant d’un officier, cela n’a-t-il pas des critères ?). Il est cependant très douteux qu’il y ait là un trait distinctif des emplois dits métaphoriques. En effet, pour rester dans les limites de notre exemple, y a-t-il, aussi bien, des critères si clairs pour savoir quand une personne est « gentille »? Il semble bien, en fait, suivant toute une ligne moderne d’analyse, que ce soit cette exigence même de « critères » définis qui soit déplacée (ou en tout cas pas toujours à sa place) quand il s’agit de signification – et non seulement de « signification métaphorique ». En même temps, il faut souligner que, par le fait de dire que c’est une sorcière, il a été dit quelque chose de très spécifique, et qui a un sens bien précis, de cette femme – et certainement pas qu’elle touille des mixtures dans des chaudrons (ou, précisément, cela peut être justement cela, mais cela dépend du contexte [12] ).

77Cela dit, il est certain qu’à côté d’emplois tendanciellement véritatifs (« thétiques ») de métaphores, qui appellent un jugement en termes de vrai ou de faux, il y en a d’autres, également non fictionnels, qui, bien qu’ils conservent une dimension informative, sont tels qu’il ne semble décidément pas pertinent de leur appliquer les notions de « vrai » ou de « faux ». Si je vous dis que cet homme est un lion, il se peut qu’il y ait un certain sens à ce que vous me disiez : « Ah non ! C’est faux: je l’ai vu trembler à la perspective d’un simple accrochage »; mais, si je vous parle du moutonnement des vagues là où elles sont un peu plus agitées qu’il ne faudrait pour qu’on dise qu’elles moutonnent, direz-vous que c’est faux ? Probablement non, vous direz plutôt : « ce n’est pas exactement ce que je dirais; elles sont un peu agitées pour dire cela ».

78Et si je dis que les gigantesques libellules, en juillet, flottant dans l’air au-dessus des douves, sont les gardiens du palais impérial à Tokyo ? Y a-t-il là quoi que ce soit qui relève du registre du « vrai » opposé au faux ? Et pourtant, il semble bien qu’il y ait là quelque chose (de non fictionnel) qui capture descriptivement, comme aucune autre description ne pourrait le faire, des traits saillants de la situation.

79Pour le dire autrement, il est vrai que nous avons le sentiment que les métaphores jouent souvent plus dans le registre de l’adéquation que de la vérité. Très souvent, nous avons le sentiment qu’une métaphore n’est pas à proprement parler vraie ou fausse, mais déplacée : ce n’est pas ce qui convient à la situation. Nous pouvons trouver une métaphore inappropriée, ou simplement gratuite. Elle ne porte pas nécessairement de charge de vérité (donc respectivement : de fausseté).

80Néanmoins, encore une fois, il n’y a rien là qui arrache les métaphores au régime ordinaire du sens, de la complexité duquel il fait partie d’offrir un diversité de connexions possibles au réel et d’engagements vis-à-vis de lui, dont la « vérité » au sens strict ne recouvre qu’une zone assez limitée, qui suppose effectuée une forme d’ajustement que précisément des usages comme les métaphores ont pour fonction de réguler.

81Il faut rappeler les remarques décisives d’Austin sur la vérité :

82

Bien d’autres adjectifs appartiennent à la même classe que « vrai » et « faux », c’est-à-dire qu’ils se rapportent aux relations entre les mots (énoncés en référence à une situation historique) et le monde, et pourtant personne ne les écarterait comme logiquement superflus. Nous disons, par exemple, qu’une affirmation est exagérée, vague, ou lapidaire, une description quelque peu imprécise, trompeuse ou pas très bonne, ou encore un compte rendu assez général, ou trop concis. En de pareils cas, il est inutile de vouloir absolument déterminer en termes simples si l’affirmation est vraie ou fausse [13].

83Les métaphores, dans un certain usage, relèvent de ces moyens dont nous disposons pour exercer une prise modulée sur le réel. Une telle modulation est bien utile, là où nous cherchons à faire apparaître, et délimiter, ce dont nous voulons que cela soit vrai ou faux.

84Entre ces modulations, l’usage véritatif au sens strict n’apparaît que comme un usage local, et bien limité, même s’il demeure, certainement, téléologiquement moteur. L’erreur serait néanmoins de le dissoudre dans les autres et de l’identifier purement et simplement à ces usages, qui l’entourent, par lesquels nous prenons le pouls, la tonalité du réel, et nous assurons notre prise sur lui. Il y a bien des énoncés que, dans des situations définies, cela a un sens de qualifier comme « vrais » ou « faux ».

85De la même façon, bien que cela soit un problème différent (puisque nous avons vu qu’il peut, contextuellement, y avoir aussi bien un usage strictement véritatif de métaphores), il serait erroné de conclure, de la participation de plain-pied des métaphores au jeu normal du sens, que « tout sens serait métaphorique ». Ce genre d’inférences, tirées un peu vite par une certaine philosophie, ne veut rien dire. Le point est juste qu’il n’y a pas de sens (c’est-à-dire de sens déterminé, mais qu’est-ce que le sens, si ce n’est l’idée d’une certaine détermination ?) en dehors de certaines conditions d’adéquation. A cela, localement, certains usages que nous appelons métaphoriques parce qu’ils se présentent prima facie comme des distorsions d’usages, en un sens ou en un autre d’ailleurs, peuvent contribuer de façon décisive. Ils font partie de ce pouvoir du discours de s’adapter apparemment presque sans limites à des situations et de construire à chaque fois, à travers des procédés spécifiques, les conditions de « l’adéquation » correspondante. Mais il n’y a là-dedans, au principe, rien de « métaphorique ». Il n’y a rien d’autre que la force de l’usage, qui est le principe même de la signification. En ce sens-là, toute signification est « littérale ». Davidson a raison : dire, c’est toujours dire exactement ce qu’on dit. Son erreur, simplement, est de s’en tenir à une conception erronée du dire : comme si les mots pouvaient « dire » en deçà et en dehors des formes définies de leur application au monde.

86En fait, dans l’interprétation de toute signification comme « métaphorique », il y a, au fond, la même erreur que celle de Davidson, mais en négatif : comme si l’usage que nous faisons, de fait, des mots, se détachait par rapport à l’inexistence d’un usage selon lequel ceux-ci signifieraient indépendamment de leur usage, comme si cela avait un sens d’envisager le sens des mots non utilisés ne serait-ce que pour en repousser l’hypothèse. A qui dit : « tout usage du discours est métaphorique », il faut demander : par rapport à quoi ? Comme si, au sens qu’on prête alors au mot « métaphorique », le discours pouvait ne pas l’être.

87Il faudra dire, au contraire, que si la métaphore est un phénomène lié à l’usage des mots, il n’y a rien là de bouleversant, car le bon angle d’attaque pour considérer les mots (là où ils sont « les mots ») est précisément celui de leur usage. Cela signifie juste que la métaphore se fait avec des mots – et non les mots avec des métaphores – et rien de plus. C’est une possibilité – parmi d’autres – de leur usage.

88Si cette possibilité a pu, plus que d’autres, retenir l’attention, c’est qu’elle semble particulièrement ouverte à l’innovation et présenter une forme de créativité intrinsèque. D’où toute une littérature philosophique sur le privilège de la « métaphore vive ». Comme si, par cet angle, ressurgissait une forme de droit d’initiative du sujet sur le sens. C’est alors qu’une certaine forme de phénoménologie irait, mais avec une autre accentuation, à la rencontre des analyses de Searle, contextualiste partiel, qui utilise la référence au contexte comme un moyen d’objectivation du sens, et subjectivise en contrepartie la métaphore.

89Il nous semble qu’il y a là une fondamentale erreur de perspective. Sur la métaphore, tout d’abord, car il n’est pas vrai, de ce point de vue, que anything goes. Il y a des métaphores ratées, c’est-à-dire qui ne fonctionnent pas comme métaphores, ce qui renvoie de toute évidence à quelque chose comme un code (ou plutôt des codes) derrière les métaphores, y compris là où elles sont créatives. La métaphore consiste bien à jouer avec le sens, et y jouer, c’est nécessairement jouer avec lui dans sa dimension publique, avec ses règles et ses codes.

90Mais, précisément, la métaphore, dans la mesure où elle y introduit la dimension d’un jeu, ne constitue-t-elle pas malgré tout une forme d’extériorité par rapport à ce sens ? Il nous semble qu’il y a là une seconde erreur, toujours cette même erreur attachée, dans une certaine philosophie, à la notion de sens « lui-même ». En effet, si une telle chose existe, parler de ses usages, c’est parler du sens « lui-même ». On ne peut pas, de ce point de vue, retirer l’usager de l’usage, comme le fait Searle, et confronter ainsi, en extériorité, le sens et un « contexte » (considéré alors comme purement référentiel) qui le détermine. Ce qu’il faut considérer, c’est précisément comment un usage se noue au cœur d’un contexte et l’utilise d’une certaine façon, puise dans ses ressources non seulement en y opérant, inévitablement, une certaine sélection, mais d’une certaine façon, suivant des objectifs déterminés, et par là-même, en un certain sens, le constitue en le contexte déterminé qu’il est. Dans une telle intrigue, l’usager n’est assurément pas au principe (comme s’il pouvait se placer à l’extérieur de la situation dans laquelle il produit un certain sens pour se faire le produire), mais il en fait assurément partie, il l’habite. Faire abstraction de sa présence au profit de la supposée objectivité externe d’un « contexte » où il ne ferait rien, c’est perdre le sens. Les termes sont toujours utilisés dans certains contextes; mais, précisément, ils y sont utilisés, et ceci, en un certain sens, fait partie de la détermination du contexte comme tel.

91En d’autres termes, si on veut que les métaphores restent simplement visibles comme ce qu’elles sont au sein du discours ordinaire où elles opèrent, et que leur importance ne soient pas alternativement sous- et surestimée suivant l’un ou l’autre de ces excès théoriques dont la philosophie est coutumière, on gagnera à peser chacun des termes du précepte cardinal de l’analyse austinienne : interroger les énoncés en tant qu’ils correspondent aux faits

92

de différentes manières, en différentes circonstances, à des fins différentes[14] (in different ways on different occasions for different intent and purposes).

93On ne peut, dans l’analyse des « conditions de vérité » du discours, ignorer les « intentions » mises en œuvre dans ce discours. Mais il n’y a rien là qui nous entraîne en dehors de ce qu’on appelle « sens ». Car, là où il y a sens, c’est précisément toujours avec certaines intentions. Celles-ci ne constituent certes pas le principe mais bel et bien une partie, inéliminable, de ce sens : il n’y a pas, contrairement à ce qu’une certaine philosophie avait voulu, d’« intention du sens » comme tel (ce serait encore sacrifier à la mythologie qui place le sens hors du monde), mais il y a, dans l’usage (et donc dans le monde), des intentions qui contribuent au sens. C’est dire que, là où ils sont employés, les signes ne rencontrent pas purement et simplement une situation « de l’extérieur », comme pourrait en donner l’impression un contextualisme encore trop sommaire qui s’obstine à traiter abstraitement le contexte comme un référentiel où le locuteur ne serait pas. Car leur emploi correspond toujours aussi à une façon pour le locuteur de se tenir dans la situation, et cette façon que celui-ci a de s’y tenir, comme telle, contribue toujours à donner sa pleine physionomie au « sens », et à le faire ce qu’il est. On ne peut donc évaluer les métaphores, pas plus qu’aucun autre fait sémantique, indépendamment d’une prise en compte non seulement du « contexte », mais aussi, c’en est indissociable, des diverses façons et des diverses fins linguistiques dans lesquelles nous nous y arrimons.


Mots-clés éditeurs : Métaphore, Signification, Contexte, Usage, Sens littéral

Mise en ligne 01/07/2008

https://doi.org/10.3917/aphi.704.0559

Notes

  • [1]
    Donald DAVIDSON, « Ce que signifient les métaphores » (1978), in Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, tr. fr. Pascal Engel, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993, p. 372.
  • [2]
    Op. cit., loc. cit.
  • [3]
    Op. cit., p. 351.
  • [4]
    Op. cit., loc. cit.
  • [5]
    Op. cit., p. 352.
  • [6]
    John SEARLE, « La métaphore » (1979), in Sens et expression, tr. fr. Joëlle Proust, Paris, éd. de Minuit, 1982, p. 122.
  • [7]
    Op. cit., loc. cit. : « les phrases et les mots n’ont que le sens qui est le leur ».
  • [8]
    Sauf évidemment à passer sur le terrain de ce qu’une certaine branche des sciences cognitives appelle aujourd’hui « métaphores conceptuelles ». Mais il est possible qu’un tel déplacement du métaphorique en dehors du champ linguistique, et de l’usage des signes comme tels, repose lui-même sur une (mauvaise) métaphore.
  • [9]
    John SEARLE, « Le sens littéral » (1978), tr. fr. in Sens et expression, op. cit.
  • [10]
    Victor HUGO, Le tas de pierres, in Œuvres complètes, volume Œuvres dramatiques et critiques complètes, Paris, éditions Jean-Jacques Pauvert, 1963, p. 1530.
  • [11]
    Il y aurait lieu de s’interroger, de ce point de vue, sur la relation entre métaphores (ou usages perçus comme des métaphores) et cette « attention aux particuliers » dont, dans la lignée de Rush Rhees et Cora Diamond, Sandra Laugier a mis en évidence le rôle essentiel dans l’expérience morale.
  • [12]
    La nature de la métaphore elle-même dépend du contexte, auquel elle est un ajustement.
  • [13]
    J.L. AUSTIN, « La vérité » (1950), in Ecrits philosophiques, tr. fr. Lou Aubert et Anne-Lise Hacker, Paris, Seuil, 1994, p. 107.
  • [14]
    J.L. AUSTIN, op. cit., p. 107-108. La fin est sous-traduite; il faut bien rétablir « intentions et fins » (ou « intentions et desseins »).
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