Notes
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[1]
Mét. IV, 1; 1003a21-29 et Mét. VI, 1; 1025b3-4. Aristote entend ici la philosophie au sens de la « philosophie première » (πρώτη φιλοσοφἰα) (Mét. VI, 1; 1026a15-32).
-
[2]
Le titre complet de l’écrit est le suivant : Sur la question mise au concours par l’Académie royale des sciences pour l’année 1791 : quels sont les progrès réels de la métaphysique en Allemagne depuis le temps de Leibniz et de Wolff ? Il s’agit d’un écrit (inachevé), constitué de trois manuscrits (et édité en 1804 par Friedrich Theodor Rink), où Kant résume toute sa métaphysique, tout en critiquant la métaphysique traditionnelle telle qu’elle a existé avant lui et qui, à ses yeux, a trouvé son représentant éminent dans le « système leibnizianowolffien ». Bien qu’inachevé, l’écrit présente, surtout par les deux premiers manuscrits, un parcours cohérent de la métaphysique kantienne, en relevant ses étapes et en la démarquant de la métaphysique précédente (surtout dans sa forme leibniziano-wolffienne). Nous citons la traduction française, faite par Jacques Rivelaygue, dans Emmanuel Kant, Oeuvres philosophiques III. Les derniers écrits, Bibliothèque de la Pléiade, Editions Gallimard 1986, p. 1213-1291 (en utilisant le sigle P, P III). Nous ajoutons les indications bibliographiques de l’Édition de l’Académie prussienne (rendues en marge par l’édition de la Pléiade). Nous indiquons le manuscrit concerné, en ajoutant le sigle ms.
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[3]
P, 3e ms, P III, p. 1263 (XX, 7,313).
-
[4]
P, 1er ms, P III, p. 1216 (XX, 7,260).
-
[5]
Ibid.
-
[6]
P, 3e ms, P III, p. 1264 (XX, 7,316) (traduction modifiée). Dans le 1er manuscrit, la définition est encore plus complète : « C’est la science qui consiste à progresser, par la raison, de la connaissance du sensible à celle du suprasensible ». P, P III, p. 1216 (XX, 7,260) (trad. mod.).
-
[7]
P, 1er ms, p. 1218 (XX, 7,262).
-
[8]
Cf. ce que dit Kant de la « théologie transcendante », P, 2e ms, P III, p. 1257 (XX, 7, 304).
-
[9]
P, 1er ms, p. 1218 sq. (XX, 7,262 sq).
-
[10]
P, 1er ms, p. 1220 (XX, 7,264). Kant caractérise l’alternance des deux attitudes par le terme « schwanken », « vaciller ». Ce « vacillement » est fondé, selon lui, dans la « nature de la faculté de connaître propre à l’homme » (ibid.).
-
[11]
Nous avons caractérisé de manière plus ample la position de Descartes et, à sa suite, celle de Leibniz dans notre article Wahrheit/Wahrhaftigkeit, in TRE (Theologische Realenzyklopädie), Band XXXV, 3/4, Walter de Gruyter, Berlin – New York, 2003, p. 347-363.
-
[12]
Meditationes de prima philosophia III et V.
-
[13]
P LATON, Le Sophiste, 236e-237a et 240d6-9.
-
[14]
Dans Principes de la nature et de la grâce, fondés en raison, alinéa 7. Cf. pour notre exposé de Leibniz, notre article (cité n. 11), en part. p. 357-359. Nous renvoyons aussi à l’excellente présentation de la « logique » de Leibniz chez M. Heidegger : Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz (Marburger Vorlesung, Sommersemester 1928, hrsg. von Klaus Held, Martin Heidegger Gesamtausgabe II, 26; Frankfurt a. M. 1978, p. 35-133).
-
[15]
Dans « De libertate », in Nouvelles Lettres et Opuscules inédits de Leibniz. Publiés par L. A. Foucher de Careil, Paris 1857 (reproduction photographique Hildesheim/Allemagne 1971), p. 179. Cf. aussi Discours de métaphysique, §8.
-
[16]
Correspondance de Leibniz avec Arnauld, juin 1686, dansDie philosophischen Schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz, éd. par C. I. Gerhardt, 7 vol. Berlin 1875-1890 (reproduction Hildesheim 1960-1961), vol. II, p. 56. Leibniz peut désigner ce même critère également par les termes « involutio » ou « connexio ».
-
[17]
Il s’agit de la νόησις νοήσεως aristotélicienne dans sa réinterprétation par Plotin, Augustin et Thomas.
-
[18]
Leibniz a ajouté cette phrase, sous forme d’une note marginale, au manuscrit de son Dialogus (Gerhardt, vol. VII, p. 191, note). Louis Couturat en a fait l’exergue de son ouvrage La Logique de Leibniz. D’après des documents inédits, Paris, 1901 (en omettant toutefois la partie « et cogitationem exercet »).
-
[19]
Concernant le procédé de l’analysis notionum, cf. l’opuscule de Leibniz : Meditationes de cognitione, veritate et ideis, dans G. W. LE IB NIZ, Kleine Schriften zur Metaphysik/Opuscules métaphysiques, herausgegeben und übersetzt von Hans Heinz Holz, Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft 1264, Francfort s. M./RFA 1996, p. 32-47.
-
[20]
Cf. op. cit., p. 32 et p. 36.
-
[21]
Cf. op. cit., p. 36 et p. 40.
-
[22]
P, 1er ms, P III, p. 1219 (XX, 7,263).
-
[23]
P, 1er ms, P III, p. 1221 (XX, 7,266).
-
[24]
P, 1er ms, P III, p. 1220 (XX, 7,264).
-
[25]
F, 1. H, WB V, p. 595 (A21,22)/P, 1er ms, P III, p. 1220 (XX 7,264).
-
[26]
Dans le 1er manuscrit des Progrès, Kant caractérise deux fois les trois stades de la métaphysique : (1) P III, p. 1227 (XX, 7,272 sq.); (2) p. 1235 (XX, 7,281). Nous avons repris nos citations à ces deux occurrences.
-
[27]
Le principium rationis sufficientis intervient ici comme principe de l’être (esse) de ce qui est (et non comme axiome de l’analysis notionum qui ne concerne que le concept ou l’essentia). Cf. à ce propos notre présentation du second stade de la métaphysique dans ce qui suit, en part. p. 579 sq.
-
[28]
Il s’agit ici d’abord de la signification traditionnelle du terme « transcendantal », qui remonte à la « doctrine des transcendantaux » de la scolastique médiévale; celle-ci a pour objet, on le sait, les déterminations absolument universelles de l’ens comme tel. Kant a conféré à ce terme la signification critique qu’il a eue dès lors dans la « philosophie transcendantale » de Kant et de Fichte.
-
[29]
P, 1er ms, P III, p. 1228 (XX, 7,273 sq.).
-
[30]
P, 1er ms, P III, p. 1231 (XX, 7,277).
-
[31]
Ibid. (trad. mod.).
-
[32]
P, 2e ms, Appendice pour une vue synoptique de l’ensemble, P III, p. 1263 (XX, 7,311).
-
[33]
P, 1er ms, P III, p. 1231 (XX, 7,277).
-
[34]
P, 1er ms, P II, p. 1235 (XX, 7,288). Cf. aussi p. 1217 (XX, 7,261).
-
[35]
P, 1er ms, P III, p. 1232 (XX, 7,278).
-
[36]
Cf. pour ce qui suit : P, 1er ms, P III, p. 1231 sq. (XX, 7,277 sq.).
-
[37]
Op. cit., p. 1236 (XX, 7,281). Kant dit que Leibniz a « intellectualisé » les « intuitions a priori ». Mais cela vaut pour les intuitions en général.
-
[38]
Cf. pour ce qui suit : P, 1er ms, P III, p. 1236-1239 (XX, 7,282-285).
-
[39]
P, 2e ms, P III, p. 1240 (XX, 7,287).
-
[40]
Op. cit., p. 1240 (XX, 7,286 sq.).
-
[41]
Ibid.
-
[42]
Ibid.
-
[43]
Ibid.
-
[44]
Op. cit., p. 1241 (XX, 7,287).
-
[45]
Selon Kant et sa division de la métaphysique leibniziano-wolffienne, le principium rationis sufficientis a deux fonctions différentes : (1) dans l’ontologie (où il y va de l’essentia de ce qui est), il est le principe de l’analysis notionum (cf. P, 1er ms, P III, p. 1231 (XX, 7,277), et notre page 571; (2) dans la cosmologie (où il y va de l’esse de ce qui est, y compris ses modalités : l’existence et la nécessité), il est le principe de l’être de ce qui est.
-
[46]
P, 2e ms, P III, p. 1241 (XX, 7,287).
-
[47]
Ibid.; cf. aussi le 3e manuscrit des Progrès, où Kant parle du « désespoir (Verzweiflung) de la raison à l’égard d’elle-même » (P III, p. 1274 (XX, 7,327).
-
[48]
P, 2e ms, P III, p. 1241 (XX, 7,287).
-
[49]
P, 2e ms, P III, p. 1241 sq. (XX, 7,288).
-
[50]
Nous suivons leur présentation très succincte dans le 2e manuscrit des Progrès (P III, p. 1242-1244 [XX, 7,288-290]).
-
[51]
P, 2e ms, P III, p. 1244 (XX, 7,291).
-
[52]
Ibid.
-
[53]
Kant anticipe ce rôle déjà lors de la présentation de l’ontologie critico-transcendantale : « La philosophie transcendantale, c’est-à-dire la doctrine de la possibilité de toute connaissance a priori en général qui est la critique de la raison pure, dont les éléments ont été à présent exposés de façon complète, a pour but la fondation d’une métaphysique dont le but à son tour, en tant que fin ultime de la raison, vise à l’extension de cette dernière depuis les limites du sensible jusqu’au champ du suprasensible. » (P, 1er ms, P III, p. 1227, XX 7,272 sq.; trad. mod.)
-
[54]
Op. cit., p. 1245 (XX, 7,291 sq.).
-
[55]
Ibid.
-
[56]
Ibid. (XX, 7,292).
-
[57]
Ibid.
-
[58]
Ibid.
-
[59]
P, 2e ms, P III, p. 1246 (XX, 7,292) (trad. mod.).
-
[60]
Cf. la note suivante.
-
[61]
Ce texte éclairant se trouve à la fin du 2e manuscrit sous le titre « Appendice pour une vue synoptique de l’ensemble ». (P III, p. 1262 sq. [XX, 7,311] [trad. mod.]).
-
[62]
Cf. notre page 2.
-
[63]
Cf. Mét. VI, 1.
-
[64]
P, 2e ms, P III, p. 1246 (XX, 7,293). — Aristote montre, dans les Analytiques postérieures, livre I, chap. 7, que la μετάβασις εἰς ἄλλο γένος (la « transgression [des limites d’un domaine scientifique par le passage] dans un autre domaine ») constitue une faute d’ordre méthodologique. L’expression comme telle se trouve dans De Caelo, chap. 1; 298b1.
-
[65]
P, 2e ms, P III, p. 1246 (XX, 7,293).
-
[66]
Nous reprenons les expressions : « concepts constitutifs » et « concepts régulateurs » de la nature, à la Critique de la faculté de juger. Elles ne se trouvent pas dans les Progrès de la métaphysique (destiné à être soumis, lors du concours, à l’Académie royale des sciences) où Kant semble se servir d’un vocabulaire compréhensible pour les lecteurs de l’époque.– Notons que Kant relève ici avec intention la spécificité du concept de la finalité de la nature. Il annonce ainsi la spécificité de tous les concepts suprasensibles de la métaphysique (Dieu, immortalité, et autres) qui seront tous des « concepts régulateurs » – voire même des « concepts factices (gemachte Begriffe) » (cf. notre page 25 et notre note 78).
-
[67]
P, 2e ms, P III, p. 1247 (XX, 7,293).
-
[68]
Ibid. (XX, 7,294).
-
[69]
Ibid.
-
[70]
P, 2e ms, P III, p. 1247 (XX, 7,294).
-
[71]
«… le bien suprême... dans le monde… est… le bonheur sous la condition… de la moralité comme de sa dignité à être heureux », Critique de la faculté de juger, §87 [424].
-
[72]
P, 2e ms, P III, p. 1247 (XX, 7,294).
-
[73]
Op. cit., p. 1247 (XX, 7.294).
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[74]
Op. cit., p. 1248 (XX, 7,295).
-
[75]
Ibid.
-
[76]
Kant présente cette critique de la partie proprement métaphysique du système leibnizianowolffien dans le passage intitulé « Solution de la tâche académique (Auflösung der akademischen Aufgabe) » (P, 2e ms, P III, p. 1249 [XX, 7,296] [trad. mod.]).
-
[77]
Kant s’engage donc ici d’abord dans une réflexion générale. Dans « Solution de la tâche académique. I. Quels progrès la métaphysique peut-elle faire concernant le suprasensible ? » (P, 2e ms, P III, p. 1249-1252 [XX, 7,296-300]).
-
[78]
Cf. op. cit., p. 1247 (XX, 7,294).
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[79]
Op. cit., p. 1248 (XX, 7,295). Selon la Critique de la faculté de juger, il s’agit de concepts pratiques « régulateurs » (cf. notre note 66).
-
[80]
Op. cit, p. 1251 (XX, 7,298) [trad. mod.].
-
[81]
Op. cit., p. 1250 (XX, 7,298). Kant a déterminé plus amplement ce mode de la connaissance dans la Critique de la faculté de juger, en part. § 91 « De la manière de tenir quelque chose pour vrai dans une preuve téléologique de l’existence de Dieu », Pléiade II, p. 1277 sq. (trad. mod.). Cf. notre article intitulé « Der Wahrheitscharakter der Metaphysik in Kants Kritik der Urteilskraft », dansPerspektiven der Philosophie. Neues Jahrbuch. Hrsg. von R. Berlinger u. a., Band 15. Amsterdam/Pasy-Bas, 1989, p. 51-89.
-
[82]
Critique de la faculté de juger, § 91, P II, p. 1283 (V, 471).
-
[83]
P, P III, p. 1251 (XX, 7,299) (trad. mod.).
-
[84]
Op. cit. p. 1252 (XX, 7,300). Kant s’engage ici à tracer le mouvement de la métaphysique critique dans son ensemble pour démontrer le bien-fondé de sa partie proprement métaphysique.
-
[85]
Op. cit, p. 1252 sq. (XX, 7,300) (trad. mod.).
-
[86]
Kant présente ici la critique des différentes disciplines de la métaphysique proprement dite (qui correspondent auxdites trois Idées suprasensibles) : 1) la théologie, 2) la téléologie morale du monde ou cosmologie morale, et 3) la psychologie. Cette critique est la suite de l'exposition du troisième stade de la métaphysique. (P, 2e ms, P III, p. 1254-1261 [XX, 7,301-303]).
-
[87]
La différence entre l’essence et l’être sous-tend déjà la présentation des deux preuves chez Kant. Il la relève expressément après avoir présenté ces preuves (p. 1255 [XX, 7,303]).
-
[88]
Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, A 599/B 627. Dans les Progrès, Kant exprime ce même principe ainsi : « L’existence… est simplement la position de la chose avec toutes ses déterminations » (P, 2e ms, P III, p. 1255 [XX, 7,303]). Et il indique la différence entre la nécessité (être nécessairement) et l’essence, en distinguant « la chose absolument nécessaire (das absolut-notwendige Ding) », i. e. la chose en tant qu’en son être elle est absolument nécessaire, d’avec « la qualité [ = quiddité] de la chose (Dingesbeschaffenheit) » (p. 1256 [XX, 7,304]; trad. mod.).
-
[89]
Op. cit, p. 1257 (XX, 7,304).
-
[90]
Ibid. (XX, 7,305).
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[91]
P, P III, p. 1258 (XX, 7,306).
-
[92]
Kant traite ici (op. cit., p. 1258 sq. [XX, 7,306]), sous le titre « La téléologie morale du monde », de cette idée suprasensible qu’est l’« autocratie » de notre volonté morale (cf. notre page 592), le progrès moral du monde relevant évidemment de l’autocratie (ou de la force physique) propre à la volonté morale de l’humanité entière. Quant au titre de ce texte, nous parlons au lieu de « théologie morale » de « téléologie morale », en suivant Immanuel Kant, Werke in zehn Bänden, hrsg. von Wilhelm Weischedel, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1968, Die Fortschritte der Metaphysik, in Band 5, p. 583-676, ici p. 646.
-
[93]
Kant distingue 1) Dieu qui « détient sans limitation (unbegrenzt) le bien suprême originaire (das höchste ursprüngliche Gut) », et 2) « le bien suprême dans le monde sensible [qui est le bien suprême] dérivé (das höchste… abgeleitete Gut in der Sinnenwelt) ». Ce dernier est « dérivé » au sens où il est la forme finie du premier. Il implique, selon Kant, comme moment essentiel, la liberté morale. Cf. op. cit, p. 1248 (XX, 7,295) (trad. mod.).
-
[94]
Op. cit., p. 1259 (XX, 7,307).
-
[95]
Op. cit., p. 1259 (XX, 7,307) (trad. mod.).
-
[96]
Ibid.
-
[97]
Op. cit., p. 1260 sq. (XX, 7,308 sq.).
-
[98]
Selon ce qui précède, ces formes sont les suivantes : 1) la liberté pratico-morale (a. comme noumène et b. comme but final); 2) l’autonomie de la volonté morale de l’homme comme autocratie; 3) Dieu comme bien suprême originaire ou auteur moral du monde; 4) la téléologie morale du monde sensible (qui revient à l’autocratie); 5) l’immortalité de notre existence morale.
1 Selon Aristote, la philosophie est la « science qui considère (θεωρεῖ) l’étant en tant qu’étant (τὸ ὂν ᾗ ὄν)… dans son entier (καθόλου)… », en cherchant à en connaître « les causes (αἴτια) et les principes (ἀρχαί) » [1]. Selon cette détermination la philosophie est de l’ordre d’une « méta-physique »: elle dépasse ou « trans-cende » (μετά, trans) l’étant vers son être, voire finalement jusque vers ses principes suprêmes. Elle accomplit donc un double transcensus par rapport à l’étant : d’abord celui vers son être et ensuite celui vers ses principes suprêmes. Selon le premier transcensus, elle est « ontologie », selon le second, elle est « méta-physique » proprement dite, les principes suprêmes ou le principe suprême de l’étant (sensible) ne pouvant être que suprasensibles.
2 Cette structure de la philosophie comme métaphysique s’est maintenue jusqu’à l’époque de Kant. Dans son écrit tardif intitulé Les Progrès réels de la métaphysique depuis les temps de Leibniz et de Wolff [2], Kant détermine la métaphysique aussi bien en tant qu’ontologie qu’en tant que métaphysique proprement dite (certes selon le tournant moderne et critique). Voici d’abord sa détermination de l’ontologie :
La métaphysique contient dans l’une de ses parties (l’ontologie) des éléments de la connaissance humaine a priori, tant dans des concepts qu’en des principes, et elle doit, conformément à son but, en contenir de tels… [3].
Elle [i.e. l’ontologie] est cette science… qui constitue un système de tous les concepts et principes de l’entendement, mais seulement dans la mesure où ils portent sur des objets qui peuvent être donnés aux sens et donc être justifiés par l’expérience.… Elle est [l’] entrée ou le vestibule de la métaphysique proprement dite… [4].
4 Et voici comment Kant détermine la métaphysique proprement dite :
[La] fin ultime à laquelle s’ordonne la métaphysique tout entière est facile à découvrir… [5] Le nom ancien de cette science μετὰ τὰ φυσικά donne déjà une indication sur le genre de connaissance auquel tendait son dessein. On veut, grâce à elle, s’élever au-dessus de tous les objets de l’expérience possible (trans physicam ) pour connaître ce qui ne peut absolument pas être un objet d’expérience, et la définition de la métaphysique, selon le dessein qui contient la raison pour laquelle on se porte candidat à une telle science serait donc celle-ci : c’est une science qui consiste à progresser de la connaissance du sensible à celle du suprasensible [6].
6 Si la structure fondamentale de la métaphysique, qui se dessine chez Aristote, se maintient donc jusqu’à Kant, le mode de connaissance selon lequel la métaphysique s’accomplit, change radicalement chez ce dernier. D’où provient ce changement ? Comme le remarque Kant, il relève du fait que la « confiance » [7] en la pensée de la pure raison (νοῦς) ou λόγος, comme mode de connaître les choses métaphysiques (tant ontologiques que suprasensibles), se trouve ébranlée, au point que cette pure pensée ou λόγος — auquel furent confiées les choses métaphysiques depuis le commencement grec de la philosophie (chez Parménide, Platon et Aristote) — est expérimenté comme vide, voire même comme ne représentant que du néant [8]. On peut, certes, observer – remarque Kant – que la première époque (grecque) de la philosophie, où régnait la confiance en la raison, était déjà suivie par celle d’un scepticisme [9]. Mais cette confiance s’est rétablie, observe-t-il, à l’époque suivante – pour céder de nouveau au scepticisme, tout en s’en remettant de nouveau etc., de telle sorte que l’histoire de la métaphysique se présente ainsi comme un vacillement incessant entre « rationalisme » et scepticisme [10].
7 Or le dernier et suprême représentant d’un tel rétablissement de la raison réside, selon Kant, précisément dans le système métaphysique de Leibniz et, à sa suite, dans celui de Wolff.
8 Pour le comprendre, rappelons d’abord brièvement la position de Descartes [11]. Selon le doute radical moderne – que Descartes pousse méthodiquement, par l’argument du « dieu trompeur », jusqu’à sa possibilité extrême –, toutes nos représentations, quelqu’évidentes et certaines qu’elles soient, pourraient nous tromper : elles pourraient donc ne pas être conformes, en leur realitas objectiva (la realitas interne), à la realitas actualis : à la realitas des choses extra nos. Conformément à l’argument du « dieu trompeur », toutes ces choses, le monde tout entier, pourraient en effet être autres que les représentations que nous en avons, voire même ne pas être du tout. Comme on le sait, Descartes a renvoyé ce doute hyperbolique, en fondant notre connaissance, dans ses Meditationes de prima philosophia, non seulement en l’ego cogito comme fundamentum inconcussum, mais finalement en Dieu, le fondement du monde et de nous-même, comme ens realissimum (en en prouvant l’existence à partir de l’ego cogito par une triple preuve « égologique ») [12]. Dans la mesure où il est cet ens realissimum (auquel ne manque donc aucune realitas possible), Dieu est bien le garant de ce que toutes nos représentations « claires et distinctes » ne peuvent pas nous tromper, mais doivent nécessairement être vraies, c’est-à-dire conformes à la realitas ou « nature » des choses elles-mêmes (toute fausseté relevant, selon Platon déjà, du non-être de ce qu’on représente comme étant [13] ).
9 Leibniz est saisi, bien davantage encore que Descartes, par le doute moderne : il est hanté par l’expérience de la primordialité du néant, comme l’atteste sa question métaphysique : « pourquoi y a-t-il plutôt quelque chose que rien ? » [14] Ainsi oppose-t-il d’emblée à ce néant, en le faisant précéder par lui, le Dieu de Descartes – à cette différence près que, avant d’être volonté (lui permettant de décider de nous tromper), ce Dieu est alors surtout, voire essentiellement raison (νοῦς). Leibniz institue ainsi la scientia divina contre le doute et le néant, et avant même ceux-ci, comme fondement de l’existence du monde, à savoir de la totalité des choses qui sont. Mais cette scientia divina n’est plus simplement celle d’un Thomas d’Aquin. Chez Leibniz, le savoir divin répond à l’exigence de la certitude moderne. Le λόγος divin suit alors le critère qui rend inévitablement certaine la vérité de tout jugement, critère qui consiste en ce que le prédicat se trouve déjà inclus dans le concept du sujet. L’in-esse ou l’idem esse est pour Leibniz le principium infallibilitatis de la vérité du jugement [15] – « ou je ne sais pas ce que veut dire vérité » [16]. Ce Dieu, pensant ainsi la totalité des choses a priori par des jugements selon la règle de l’inclusion, amène par cette activité de penser les réalités des choses à une présence intelligible. Car l’intellectus divinus est l’intellectus archetypus. Or, selon l’ancienne νόησις νοήσεως [17] en effet, c’est en pensant sa propre pensée, que l’intellectus pense (ou intuitionne) productivement les êtres eux-mêmes. C’est pourquoi, chez Leibniz, il n’y pas de différence entre l’ordre logique et l’ordre ontologique : l’ordre logique est d’emblée l’ordre ontologique. Guidé par les axiomes logiques de l’identité et de la non-contradiction, l’intellectus divinus conçoit au préalable déjà, par un calcul méthodique (la mathesis universalis), les connexions possibles constitutives des realitates de toutes les choses possibles. Selon sa nature divine propre, il les conçoit d’un coup, comme par un éclair, omnia simul, en les intuitionnant en un praesens intuitus toutes à la fois en leur nécessité propre, soit en tant que « vérités nécessaires » (ou « vérités de raison »). En même temps, il visionne, en leur sein, celles qu’il réalisera dans le temps et auxquelles s’ajoutera donc de manière contingente l’existence effective, c’est-à-dire les « vérités contingentes » (ou « vérités de fait »). Dum Deus… calculat et cogitationem exercet, fit mundus (« Quand Dieu calcule et exécute sa pensée, le monde se fait ») [18]. Quant à nous, les hommes, dont l’intellect est limité, ce sont évidemment les « vérités contigentes » ou « vérités de fait » qui posent problème. Vu leur contingence, elles pourraient bien être autres qu’elles sont, voire même n’être pas du tout. Ces vérités contingentes sont donc pour nous le représentant du non-être possible (du néant). C’est pourquoi ce sont avant tout ces vérités contingentes qui requièrent que nous les prouvions comme vérités et les reconnaissions donc en leur nécessité propre. On reconnaîtra ces vérités contingentes, d’abord présentes de manière confuse, comme étant des vérités nécessaires, en les réduisant, par l’analysis notionum, jusqu’aux identités les plus simples dont dérivent toutes les autres et qui constituent donc leur principe ultime. En vue de transformer les vérités contingentes en vérités nécessaires, Leibniz se trouve ainsi amené à compléter les axiomes logiques traditionnels (ceux de l’identité et de la non-contradiction) par le principe de la raison suffisante (qui, cependant, vaut alors aussi pour la reconnaissance des vérités nécessaires). Cette reconnaissance, tant des vérités contingentes que des vérités nécessaires, se fait donc grâce au procédé de la resolutio par l’analysis notionum [19]. Celle-ci a pour fin d’exposer l’identité de la totalité des déterminations faisant partie du concept de la chose en question. Dans ce but, il s’agit d’exhiber celles-ci analytiquement l’une après l’autre, pour les soumettre à l’épreuve de leur contradiction possible et pour démontrer, par leur non-contradiction, leur compatibilité possible, ou leur inclusion. Ce processus devra se poursuivre jusqu’à ce que la realitas de la chose en question soit présente pour nous en la totalité de ses déterminations propres, c’est-à-dire en sa constitution logique tout entière, de manière « adéquate et intuitive » [20]. C’est en cela que consiste la cognitio perfectissima dont le modèle est évidemment la scientia divina et que l’homme ne pourra réaliser qu’en s’en approchant [21].
10 C’est ce système logique de Leibniz, comble de la « confiance » en la pure raison, qui devient, selon Kant, l’objet du scepticisme le plus radical. La logique, avec ses axiomes et ses lois, se présente comme vide, comme recelant le néant. Quelle est la raison de ce scepticisme radical ? Elle est double :
- La première raison (d’ordre systématique) est celle qui se trouve, selon Kant, à l’origine de tout scepticisme vis-à-vis de la métaphysique dogmatique : « l’échec total » de toutes les tentatives de la métaphysique proprement dite. Suivant le principe de la ratio sufficiens, les métaphysiciens dogmatiques ont aspiré à s’élever, par la raison, du monde sensible jusqu’à l’inconditionné qui appartient au champ suprasensible, soit jusqu’aux Idées suprasensibles (Dieu, liberté, immortalité), en cherchant alors à les déterminer (et donc à les connaître) par les catégories de l’entendement – tout en procédant analytiquement selon la simple loi logique de la non-contradiction. Mais à vrai dire, la raison, en s’avançant ainsi par son principe de la ratio sufficiens à partir du monde sensible jusqu’au champ suprasensible, se voit empêtrée, lors de cette montée, dans l’alternance incessante de thèses contradictoires de sorte qu’elle « anéantit » elle-même ses propres tentatives [22].
- La seconde raison (d’ordre factuel), mettant en question le système logico-analytique de la métaphysique, appartient aux Temps modernes. David Hume a insisté, on le sait, sur le fait que la loi de la causalité n’est jamais à abstraire des phénomènes sensibles de la nature, ceux-ci ne comportant nullement en eux la notion de cause ni (par conséquent) le rapport nécessaire entre cause et effet, établi précisément par la loi de la causalité. Mais l’entendement pense néanmoins toujours déjà la nature comme déterminée par cette loi. Et s’il la pense ainsi, notre entendement ne le fait pas de manière analytique – comme s’il disposait a priori, à l’instar de l’entendement divin, du concept de la nature comme ensemble des objets empiriques et n’aurait qu’à l’analyser pour obtenir cette loi –, mais bien de manière synthétique, en élargissant a priori notre connaissance par rapport à la nature. Il s’agit donc bien d’un jugement synthétique a priori. C’est ce qui se révèle précisément, selon Kant, par la critique empiriste de Hume [23]. La question est alors de savoir – et cette question devient décisive pour toute la métaphysique – comment de tels jugements synthétiques a priori sont somme toute possibles pour notre raison et comment elle peut prétendre par eux à une connaissance objective. Car toute connaissance métaphysique, non seulement celle de l’ontologie, mais aussi – et à plus forte raison encore – celle de la métaphysique proprement dite se réalise par de tels jugements synthétiques a priori. Ainsi Hume, par sa critique empiriste de la loi de la causalité, a donc mis, dit Kant, « tous les métaphysiciens dans l’embarras »:
Que serait-il arrivé si lui, ou quelque autre, avait présenté cette question [celle de savoir comment des jugements synthétiques a priori sont possibles] en général ! Il aurait fallu laisser de côté la métaphysique tout entière jusqu’à ce qu’elle eût été résolue [24].
12 D’une part donc la raison, suivant son principe logique de la ratio sufficiens, s’empêtre, lors de sa montée du monde sensible aux principes inconditionnés suprasensibles, dans des thèses contradictoires; d’autre part, la métaphysique tout entière relève non pas de jugements logico-analytiques, mais bien de jugements synthétiques a priori. Ainsi la question est-elle finalement bien celle de savoir comment la connaissance métaphysique est possible pour notre raison finie humaine. Avant donc de s’engager dans celle-ci, il faut, selon Kant, une « critique de la raison pure », qui a pour tâche de déterminer la portée et les limites de la raison pure chez nous les hommes. Et cette critique sous-tendra alors toute la métaphysique comme telle. Circonscrivant de manière exacte le pouvoir de notre raison, elle « placera [la métaphysique] dans un « état stable » ne permettant « ni augmentation ni diminution » [25], et mettra donc ainsi un terme aux vacillements entre dogmatisme et scepticisme.
13 La métaphysique, dans la mesure où elle se réalise ainsi de manière critique, comporte alors, selon Kant, trois stades qui, étant d’ordre systématique, se recouvrent, au moins en partie, tant avec la structure traditionnelle de la métaphysique qu’avec les stades de son histoire :
- Le premier stade (appelé par Kant la « doctrine dogmatique théorique ») est celui d’une ontologie, réalisée de manière critique, qui constitue alors un « progrès assuré » de la métaphysique [26].
- Le deuxième stade (la « discipline sceptique ») est celui de l’« arrêt sceptique » du progrès de la métaphysique : la tentative de la raison de transcender, au moyen du seul principium rationis sufficientis [27], le monde sensible jusqu’au suprasensible; arrêt sceptique qui, selon Kant, ouvrira cependant en même temps une issue possible.
- Le troisième stade (la « doctrine dogmatique pratique ») est celui du transitus (« Überschritt ») effectif au suprasensible au moyen de la loi morale, de sorte que la métaphysique atteint alors son but final : la connaissance praticomorale des Idées suprasensibles.
14 Lors de chacun de ses stades, Kant soumet le « système leibnizianowolffien », en tant qu’il représente éminemment la métaphysique logicorationnelle, à une critique. Il relève à chaque fois que la raison finie humaine y est redevable à ce qui est autre que le pur logico-rationnel, à quelque chose donc qui se situe hors de celui-ci et qui, dans un sens ou dans un autre, se donne à elle. C’est ce que nous voudrions montrer en parcourant ces trois stades.
Le premier stade de la métaphysique : l’ontologie critico-transcendantale
15 Selon la tradition aristotélicienne reprise par Kant, l’ontologie est la connaissance a priori des objets comme tels. Conformément au tournant critique, cette ontologie se déploie en tant que « philosophie transcendantale », c’est-à-dire comme philosophie qui est la plus générale [28]. Elle ne pourra en effet déterminer la portée et la limite de notre raison en matière de connaissance a priori des objets comme tels qu’en embrassant par une vue qui soit la plus ample tous les objets possibles en général – qu’ils soient les choses comme phénomènes ou les choses en soi. Or, toute connaissance se constitue chez nous de telle manière que notre entendement ne fait pas que penser l’objet en son concept (Begriff), mais se le laisse donner aussi dans l’intuition (Anschauung). Si l’entendement divin infini, en en pensant le concept, a présent par là d’emblée l’objet dans l’intuition, notre entendement fini doit recevoir l’intuition par une faculté autre que lui-même. Cette faculté est la réceptivité de la sensibilité (Sinnlichkeit) qui est la faculté de recevoir par l’affection des sens des représentations des choses. Toute connaissance, de quelqu’ordre qu’elle soit, se constitue donc chez nous par l’union du concept et de l’intuition reçue par la faculté sensible. Or la connaissance ontologique des objets comme tels étant une connaissance a priori, notre entendement doit alors non seulement penser les objets comme tels par des concepts a priori (les catégories), mais aussi se laisser donner les déterminations catégoriales des objets, pensées ainsi par lui, dans des intuitions a priori. Dans la mesure où nous recevons toute intuition possible par l’affection de nos sens, ces intuitions a priori ne peuvent résider que dans les formes propres de la réceptivité de notre sensibilité, formes qui sont – selon l’Esthétique transcendantale – les intuitions pures de l’espace et du temps. Notre entendement fini n’est donc capable de connaître a priori les objets comme tels que dans la mesure où ces objets, quant à leurs déterminations pensées par lui dans ses concepts catégoriaux, se présentent a priori à lui comme donnés dans les intuitions pures de l’espace et du temps, ou – plus précisément – dans l’intuition pure du temps (celle-ci étant la seule qui est universelle et donc conforme à l’universalité des déterminations catégoriales des objets comme tels). Autrement dit, notre entendement n’en est capable que dans la mesure où notre faculté de connaître, par un « pouvoir » propre – celui de l’imagination –, exhibe par un schéma la manière selon laquelle les objets comme tels se présentent a priori, en leurs déterminations catégoriales, comme objets donnés à nous dans la forme du temps :
Pour qu’une représentation soit une connaissance…, il faut que le concept et l’intuition d’un objet soient liés dans la même représentation…
… Si le concept est une catégorie, un concept pur de l’entendement,… il faut que soit placée sous lui une intuition pure…, c’est-à-dire que le pouvoir de la représentation doit mettre un schème a priori sous le concept pur de l’entendement, faute de quoi il [le concept pur de l’entendement] ne pourrait avoir le moindre objet, ni par suite servir à aucune connaissance [29].
17 Dans la mesure où les intuitions a priori de l’espace et du temps sont les formes propres de la réceptivité de notre sensibilité, notre entendement est alors, certes, capable d’une connaissance synthétique a priori des objets comme tels. Mais dans la mesure où elles sont, comme ces formes, des conditions auxquelles seules les objets peuvent nous être donnés, il ne peut les connaître que tels qu’ils lui apparaissent (erscheinen) dans ces formes-là, c’est-à-dire seulement en tant que « phénomènes (Erscheinungen) », et non en tant que « choses en soi ». Conformément à cette restriction critique, Kant peut conclure :
Du suprasensible il n’y a, pour ce qui concerne la faculté spéculative de la raison, aucune connaissance possible (noumenorum non datur scientia) [30].
19 Mais cette restriction critique constitue en même temps, ajoute Kant, le « principe de la division de toute la métaphysique » [31]. Car elle laisse d’ores et déjà entendre que la connaissance du suprasensible, c’est-à-dire la métaphysique proprement dite sera finalement possible grâce à une autre faculté de notre raison, non « spéculative »: la raison pratique. A quoi s’ajoute que « la doctrine de l’idéalité de l’espace et du temps », loin de clore toute perspective métaphysique, ouvre bien plutôt – par l’introduction de la différence entre les choses comme phénomènes et comme noumènes – le champ du suprasensible, en y renvoyant, certes, seulement sur le mode d’une « indication (Hinweis) » [32].
20 Bien que la philosophie transcendantale ait ainsi déterminé par la critique la portée et la limite de la « raison spéculative », la philosophie leibnizianowolffienne – telle est la critique de Kant à son égard – continue « tranquillement son propre chemin » [33], de telle manière qu’elle ne cesse de chercher à connaître le suprasensible par la pure raison spéculative. Quant à l’ontologie, Leibniz et surtout le « grand Wolff » ont certes le mérite, relève Kant, d’avoir présenté une « analytique » de l’entendement qui excelle par sa « clarté », sa « précision » et son « effort d’approfondir par des démonstrations » les concepts analysés, de sorte qu’à cet égard elle est bien supérieure à tout ce qui précède et se fait ailleurs dans le domaine de l’ontologie [34]. Mais bien qu’excellant ainsi dans l’analytique du pouvoir de l’entendement, elle ne réussit nulle part à « élargir (erweitern) » [35] notre connaissance dans le domaine de l’ontologie. Kant relève – toujours selon sa propre perspective, celle de la raison finie humaine qui, pour connaître, a besoin de l’intuition – un double manque dans la philosophie leibnizianowolffienne :
- Elle demeure, avec ses principes de la connaissance, c’est-à-dire les axiomes, dans le domaine de la seule logique, sans parvenir à la connaissance des choses elles-mêmes [36]. Elle a certes complété récemment l’ancien axiome aristotélicien de la non-contradiction par celui de la ratio sufficiens, en prétendant que, si le premier, servant de principe à l’analysis notionum, assure bien à l’objet en question sa possibilité (logique), le second lui procurerait précisément « l’existence » (comme chose en dehors de la pensée). Mais à y regarder de plus près – et Kant d’argumenter ici en conformité avec le cadre présent de l’ontologie (qui ne concerne que l’essence ou la possibilité, alors que l’existence sera, nous le verrons, du ressort de la cosmologie) –, le principe de la ratio sufficiens s’avère être lui aussi un principe purement logique, soit un principe des jugements analytiques. Appliqué au domaine des choses elles-mêmes, ce principe conduit en effet, argumente Kant, à l’absurdité de l’aséité des choses dernières, absurdité qui n’intervient nullement quand on l’applique aux jugements analytiques, le concept du sujet comportant bien le principe suffisant de tels jugements.
- La philosophie leibniziano-wolffienne, loin donc de parvenir, par le principe de la ratio sufficiens, à procurer aux objets leur existence, supprime la possibilité même de dépasser les jugements purement analytiques et d’accéder grâce aux jugements synthétiques, par l’ajout de l’intuition, aux choses elles-mêmes. Car elle prend la différence essentielle entre les concepts et les intuitions pour une différence purement graduelle. Leibniz a « intellectualisé » les intuitions et en a fait des « concepts confus » [37]. Or cette conception n’est pas tenable. Car elle implique la thèse que l’intuition pure de l’espace par exemple (que la philosophie leibnizienne ne saurait d’ailleurs pas distinguer de l’intuition empirique) devrait consister finalement, à l’instar des concepts, en un « agrégat » d’unités simples (des « monades ») – thèse qui manque évidemment le caractère spécifique de la représentation de l’espace. Elle ne peut en outre expliquer comment on en vient aux axiomes de la géométrie, alors que ceux-ci sont précisément donnés dans l’intuition pure de l’espace. La géométrie, avec ses axiomes propres, est donc la preuve que la représentation de l’espace est bien d’une autre nature qu’un concept. Concepts et intuitions – qu’elles soient pures ou empiriques – se distinguent donc par une différence qui n’est pas graduelle, mais essentielle.
21 Et il y a pire encore. La restriction de la connaissance à la sphère de la seule logique et la méconnaissance des intuitions n’impliquent pas seulement l’incapacité d’élargir notre connaissance, mais entraînent, selon Kant, des principes et doctrines qui « font violence au bon sens » [38]. Kant en présente quatre exemples :
- Le principium identitatis indiscernibilium, conformément auquel les choses qui sont identiques selon leur concept le sont aussi selon leur nombre – alors que l’intuition montre que ces choses peuvent se distinguer par le fait de se trouver à des lieux différents.
- La doctrine de la négation selon laquelle le négatif est le simple manque du positif, comme par exemple le mal est le simple manque du bien, d’où résulte, selon Kant, « un monde fait seulement de lumière et d’ombre » – alors que l’intuition montre que le négatif, opérant dynamiquement dans l’espace, est bien une force propre qui se dresse contre la force positive de sorte qu’il est lui aussi du positif.
- Le systema harmoniae praestabilitae – « la plus curieuse fiction que la philosophie ait jamais inventée » selon Kant – selon lequel les substances du monde, pour former un monde qui soit un tout, se trouvent dans une communauté qui n’est que logico-« idéelle », alors que l’intuition des « substances » dans l’espace montre l’influence réelle qu’elles exercent les unes sur les autres, donc le rapport dynamique de leur causalité réciproque.
- La monadologie selon laquelle ces mêmes substances ou dernières unités du monde, qui doivent bien comporter en elles des accidents tout en restant en même temps des unités, ne peuvent être que des substances douées de représentation (la représentation ou la conscience étant la seule chose qui, dans la diversité, demeure une), soit des « monades » qui sont alors plus ou moins conscientes – alors qu’il s’agit là selon Kant d’une « sorte de monde enchanté » auquel Leibniz n’aurait cependant pu manquer de succomber, puisqu’il n’aurait pas considéré le monde tel qu’il se présente à l’intuition des sens, totalement différente de toute représentation conceptuelle.
22 Ces quatre doctrines, qui relèvent donc toutes de l’enfermement dans la sphère logique et de la méconnaissance de l’intuition, loin d’être aléatoires pour le système leibniziano-wolffien, constituent selon Kant précisément la « nouveauté » qu’auraient cherché à introduire dans la « métaphysique de la philosophie théorique » d’abord Leibniz et après lui Wolff – dont le mérite serait d’ailleurs incomparablement plus grand en philosophie pratique. Savoir si ces « aberrations » sont des « progrès » en matière de métaphysique, Kant le laisse au jugement de tous ceux qui ne se laissent pas éblouir par les « grands noms ». Mais ces mêmes « aberrations » montrent, de manière indirecte, la nécessité d’admettre, en plus des concepts de l’entendement, l’intuition comme source de notre connaissance.
Le second stade de la métaphysique : l’« arrêt sceptique » dans la cosmologie
23 Au premier stade de la métaphysique, celui de l’ontologie, il s’agissait de déterminer critiquement la portée et la limite des facultés constitutives de la connaissance ontologique a priori, à savoir l’entendement comme faculté des concepts (les catégories) et la faculté de juger comme faculté des propositions fondamentales (Grundsätze) formées à partir de ceux-ci [39]. Le résultat était que la connaissance ontologique a priori est possible dans la mesure où ce que l’entendement pense a priori par ses concepts, se trouve donné dans l’intuition pure, c’est-à-dire représenté dans les schémas temporels de l’imagination. Il s’agissait alors d’un réel progrès de la métaphysique. Mais vu que les intuitions pures de l’espace et du temps ne sont que les formes de la réceptivité de notre sensibilité et que les concepts purs de l’entendement s’appliquent donc uniquement aux choses telles qu’elles nous apparaissent conformément à celles-ci, le même progrès impliquait d’autre part la restriction critique de la connaissance ontologique au seul domaine des choses comme phénomènes : noumenorum non datur scientia (bien que l’idéalité de l’espace et du temps ait renvoyé, à titre d’« indication [Hinweis] », au champ des choses en soi).
24 Toutefois, la métaphysique proprement dite consiste à progresser du sensible jusqu’au suprasensible de telle sorte qu’elle a pour but final de connaître le suprasensible. C’est pourquoi une autre faculté entre maintenant en jeu pour accomplir cette progression vers le suprasensible : la raison comme faculté de l’inconditionné ou des principes suprêmes [40]. Cette raison motive et sous-tend, certes, de manière latente toute la méta-physique, à savoir le transcensus tout entier de celle-ci, à commencer par celui de la connaissance ontologique des choses comme phénomènes par l’entendement (y compris le renvoi aux choses comme noumènes). Mais elle apparaît aussi déjà, en tant que raison, dans le domaine sensible spatio-temporel du premier stade métaphysique. Les choses dans l’espace et le temps se présentant comme ce qui est essentiellement conditionné – chaque partie de l’espace et du temps est toujours comprise dans un espace ou un temps plus grand –, la raison, comme faculté de l’inconditionné, se trouve « sollicitée » de progresser de ce qui est conditionné à ce qui le conditionne et de ce dernier (conditionné lui aussi) à ce qui le conditionne à son tour etc., et ce « de manière incessante », infinie [41]. Or le « deuxième grand progrès » qu’on « demande » maintenant à la métaphysique, c’est qu’elle parvienne à connaître l’inconditionné, au moyen de la raison et à partir du conditionné, et que donc la raison, toujours progressant du conditionné au conditionnant, étende cette série jusqu’à ce qu’elle soit absolument « complète » [42]. Ce stade de la métaphysique est alors celui de la « cosmologie transcendantale » [43] – l’ensemble des choses comprises dans l’espace et le temps en toute leur étendue étant le « monde ». A vrai dire, c’est la raison elle-même, comme faculté de l’inconditionné, qui, pour se satisfaire elle-même, requiert de chercher pour les choses qui sont conditionnées, en montant toujours plus haut, les principia essendi afin d’atteindre finalement, dans la « totalité de la série ascendante », le principe qui n’est absolument pas conditionné (principium quod non est principiatum ) [44] et qui est donc la ratio sufficiens, cette fois de l’esse des choses sensibles dans leur entièreté (le monde) [45].
25 Toutefois, la raison, cherchant à accomplir cette tâche, fera alors l’expérience que, dans le domaine des choses sensibles comprises dans l’espace et le temps, tout est toujours de nouveau conditionné. Montant toujours plus haut, elle n’atteindra donc jamais l’inconditionné, celui-ci étant par principe inatteignable dans ce domaine. Elle pourra alors tenter de concevoir l’inconditionné comme résidant dans la totalité du conditionné. Mais ce concept n’est pas tenable; car il est contradictoire en lui-même, le conditionné comme tel ne pouvant jamais former une totalité. L’inconditionné ne pourra donc résider – en concluera-t-elle – que dans un membre bien déterminé de la série du conditionné, à savoir celui qui limite toute cette série en tant que fondement, sans donc n’être plus lui-même la conséquence d’aucun autre fondement. Mais d’un autre côté, c’est précisément cette « Unergründlichkeit », cette absence – dans ledit fondement – de possibilité d’être fondé, qui « brouille la raison dans un conflit interminable avec elle-même » [46]. Car la raison demande justement, comme raison, que tout soit fondé – y compris donc le fondement censé limiter la série; elle le demande d’autant plus du fait que les choses, comprises dans l’espace et le temps, sont toujours conditionnées. La raison, dans sa quête de l’inconditionné au sein du monde des choses sensibles, se trouve donc impliquée dans le conflit interminable entre thèse et antithèse, entre la position du fondement qui limite la série, et la nécessité de le fonder à son tour, entre l’arrêt de la série des conditions et la poursuite de celle-ci – conflit où la thèse et l’antithèse, chacune à peine posée, s’anéantissent mutuellement à chaque fois. Ainsi forment-elles une « antinomie », le rapport « antinomique » entre une thèse et son antithèse résidant précisément dans le mouvement de se renouveler mutuellement à tour de rôle, chacune se remettant à chaque fois par l’abolition de l’autre – mouvement circulaire qui est dépourvu de sortie.
26 Ainsi la raison, cherchant à connaître l’inconditionné à partir du conditionné, se voit donc « précipitée dans le scepticisme le plus desespéré » [47]. Car si la métaphysique ne peut pas même trouver l’inconditionné par rapport aux choses sensibles, comment pourra-t-elle songer à accomplir le « transitus (Überschritt) » vers le suprasensible – ce qui est pourtant son but final ? Tel est donc « l’arrêt sceptique » de la méta-physique dans les antinomies cosmologiques. Cet arrêt sceptique – le conflit interminable des antinomies cosmologiques – a marqué, selon Kant, la métaphysique d’avant la « critique de la raison pure ». Car cette métaphysique a appliqué sans autre « le concept rationnel de l’inconditionné (den Vernunftbegriff des Unbedingten) » [48], à savoir le principe de la ratio sufficiens – comme principium essendi – au monde comme ensemble des choses données dans l’espace et le temps, en tenant donc celles-ci dogmatiquement pour des choses en soi (d’ordre rationnel).
27 Précisons, avec Kant, les antinomies cosmologiques en nous limitant aux arguments essentiels. Elles se divisent en deux groupes selon que la raison, cherchant à monter du conditionné jusqu’à l’inconditionné, considère le monde, l’ensemble des choses données dans l’espace et le temps, soit (1) selon leur essence « mathématique », c’est-à-dire comme consistant en ce qui est « homogène (gleichartig) », permettant de le composer ou de le diviser, soit (2) de manière « dynamique », c’est-à-dire selon leur existence qui, en tant qu’existence conditionnée, se trouve fondée par une autre – qui n’est pas homogène avec elle, mais qui est sa cause l’effectuant comme son effet –, rapport qui est, semble-t-il, propice pour atteindre l’« existence inconditionnée » [49].
28 Chacun de ces deux groupes comportant à son tour deux antinomies, les
antinomies cosmologiques sont donc au nombre de quatre. Parcouronsles [50] :
1) Considérant le monde spatio-temporel sous l’angle de la quantité
extensive, la raison peut prétendre qu’il est infini, mais également qu’il est
fini, et ce, en prouvant à chaque fois la thèse respective par l’impossiblité de
l’antithèse :
- Supposé donc que le monde, quant à son étendue spatio-temporelle, soit fini (pour prouver a contrario qu’il soit infini), il faudrait qu’il soit limité par l’espace vide (le même argument vaut pour le temps). Mais un espace vide (une simple forme) n’existe pas, pas plus qu’il n’est capable de limiter quelque chose d’autre (il faudrait qu’il y soit quelque chose de perceptible exerçant la limitation). Le monde est donc, quant à son étendue spatio-temporelle, infini.
- Supposé maintenant qu’il soit infini, il faudrait qu’il soit donné en son étendue infinie. Mais ce qui s’étend ainsi infiniment, n’est jamais donné en sa totalité puisqu’il s’étend toujours plus loin. Le monde est donc fini quant à son étendue spatio-temporelle – par quoi l’argumentation retourne à son début.
30 2) Considérant le monde spatio-temporel sous l’angle de la quantité intensive, i.e. quant à sa divisibilité en parties, la raison peut prétendre qu’il consiste en dernière instance en des parties qui sont simples, à savoir des substances non-composées (des « monades », selon Leibniz), mais aussi qu’il consiste en des parties divisibles à l’infini : des « substances » essentiellement composées (des substantiae extensae, selon Descartes).
- Supposé que le monde spatio-temporel consiste en des substances composées, il serait alors, par principe, possible que ces substances se décomposent entièrement. Car en leur substantialité même, elles ne consisteraient qu’en des relations. Dans ce cas, ce ne serait que l’espace vide qui subsisterait comme subjectum pour toutes les relations et compositions possibles. Il n’y aurait donc pas de substances du tout comme dernier élément du monde. Or cela contre-dit la supposition même (selon laquelle le monde consiste en des substances composées). Le monde consiste par conséquent en des substances simples.
- Supposé maintenant que le monde consiste en des substances simples, il faudrait que celles-ci soient quant à leur nombre infinies, le monde en son étendue spatio-temporelle étant divisible à l’infini. Mais un tel nombre infini ne saurait jamais être donné. Le monde consiste par conséquent en des substances composées.
32 Si la raison a cherché jusqu’ici à fonder le conditionné sur l’inconditionné eu égard à son essence mathématico-quantitative, elle s’engage maintenant à le fonder sur lui quant à son existence, par quoi des rapports « dynamiques » de cause à effet entrent en jeu.
33 3) Considérant alors les choses du monde sous l’angle de la relation de cause à effet en tant que telle, la raison peut alors prétendre qu’il n’y existe absolument aucune cause libre, mais aussi qu’il y en existe bien :
- Supposé que les choses du monde relèvent, en leur existence, d’une certaine cause libre, la causalité ou l’action de cette cause serait un certain « état » dans lequel cette cause devrait passer et qui constituerait donc un changement pour elle. Or, selon le mécanisme de la nature, qui régit tout changement, tout changement est « prédéterminé par l’état précédent » qui en est la cause. Il ne peut donc exister, dans le monde, de cause libre, mais tout ce qui y arrive relève de la nécessité du mécanisme de la nature.
- Supposé donc qu’aucun événement dans le monde ne relève d’une cause libre, tous les événements dans le monde seraient alors conditionnés. Il n’y aurait donc qu’une série du conditionné, à l’infini. Mais dans ce cas les conditions ne pourront jamais former une totalité complète, laquelle seule expliquerait pourtant – selon la ratio sufficiens – que, somme toute, des événements ont lieu dans le monde. Car avant d’avoir lieu, ils seraient déjà caducs. Le vide absolu s’installerait. Il faut donc qu’au moins certains événements relèvent d’une causalité libre.
35 4) Considérant finalement les rapports dynamiques des choses du monde sous l’angle de la modalité – la contingence et la nécessité – la raison peut alors prétendre que, dans la série des causes, toutes soient contingentes, mais aussi qu’il y ait une cause dont l’existence est nécessaire.
- Supposé maintenant que la série des causes contingentes dans le monde remonte à un être absolument nécessaire, nous ne pourrions pourtant penser cet être que comme membre de la série ascendante des êtres du monde qui sont les causes les uns des autres, donc comme son dernier membre. Mais dans ce cas, il appartiendrait précisément à cette série des causes dans le monde, dans laquelle aucune ne saurait pourtant être inconditionnée. Il n’y a donc aucun être dont l’existence soit absolument nécessaire, mais tout être ou cause dans le monde est contingent.
- Supposé alors que, dans la série des causes, toutes soient contingentes, à l’infini, aucune ne suffirait pourtant à expliquer l’existence des causes contingentes. Il faut donc bien qu’il y ait finalement un être dont l’existence est nécessaire.
37 Telles sont les antinomies dans lesquelles la raison s’empêtre lorsqu’elle cherche à atteindre – au sein du monde spatio-temporel lui-même, en remontant la série du conditionné – l’inconditionné. Visant ce dernier qui est bien son concept le plus propre, tenant autrement dit au principe de la ratio sufficiens – comme ratio essendi – et l’appliquant aux choses du monde données dans l’espace et le temps, elle se trouve alors sans cesse tiraillée entre lesdites visées opposées – celle de la série infinie ou la totalité des conditions et celle d’un terme fondateur qui la limite –, dont chacune souffre d’un défaut propre, qui réside pour la série infinie, dans l’impossiblité d’être donnée et, pour le terme fondateur, dans ce manque qu’est celui de ne pas être lui-même fondé.
38 Comment sortir de cette impasse ? S’il est vrai, d’une part, que la raison, en appliquant son concept de l’inconditionné – ou la ratio sufficiens comme principium essendi – au monde, se brouille dans des thèses antinomiques, et s’il est vrai, d’autre part, que ce même concept, qui est parfaitement rationnel, vaut pour les choses en soi (ou νοούμενα) qui sont précisément de part en part rationnelles, il ne reste aucune autre issue que d’admettre que le monde, à savoir les objets dans l’espace et le temps, ne sont pas des choses en soi, mais bien de simples phénomènes (Erscheinungen) dont la forme spatio-temporelle ne relève que de notre manière de les intuitionner [51]. C’est par là que la raison comprendra que son concept de l’inconditionné n’est pas applicable au monde comme ensemble des choses données dans l’espace et le temps et qu’elle ne saurait donc jamais y trouver l’inconditionné. Elle comprendra, autrement dit, qu’elle s’y trouve assujettie, en toute sa connaissance, à une essentielle limitation, ne pouvant y progresser toujours que d’une condition à une autre, à l’infini [52]. Mais la raison aspire pourtant à connaître l’inconditionné. Vu que celui-ci n’est jamais connaissable dans le domaine des choses dans l’espace et le temps et vu qu’entretemps celles-ci se sont révélées être de simples phénomènes bien différents des choses en soi, la raison se trouve ainsi incitée à abandonner le point de vue adopté jusqu’ici, celui orienté sur les choses données dans l’espace et le temps, et à passer à un autre, celui orienté sur les choses en soi. Changeant ainsi d’orientation, elle s’ouvre expressément au champ des choses en soi, en s’affranchissant par là d’ailleurs définitivement de l’apparence (Schein) dialectique des thèses antinomiques. Cette ouverture aux choses en soi est évidemment bien davantage que le simple renvoi indicatif (Hinweis) à celles-ci par l’ontologie critico-transcendantale (grâce à la doctrine de l’idéalité de l’espace et du temps). Celle-ci a certes préparé la possibilité de cette ouverture ou dudit changement d’orientation. Mais ce n’est que son propre concept de l’inconditionné qui incite la raison à opérer – ne serait-ce ici que d’une première manière – la transition du sensible au suprasensible. C’est d’ailleurs de cette manière que la philosophie transcendantale, en tant qu’arpentage critique de la portée et de la limite de la raison pure – avec son concept de l’inconditionné –, se révèle n’être plus seulement « l’entrée de la métaphysique », comme dans l’ontologie, mais bien la « fondation de la métaphysique » proprement dite [53].
39 La raison s’ouvrant ainsi au champ des noumènes comme étant au final le seul où elle pourra espérer trouver l’inconditionné, la question est alors d’abord de savoir quel pourrait bien être le genre de l’inconditionné qui est par principe susceptible de s’y trouver. Or il était bien question, dans chacune des antinomies, d’un certain terme inconditionné en tant que terme fondateur de la série du conditionné, de telle manière pourtant que chaque thèse, à peine établie, était aussitôt anéantie par l’antithèse de la série infinie des conditions. D’un autre côté, la distinction entre les choses en soi et les choses en tant que phénomènes ouvre la perspective de résoudre le conflit antinomique en rendant la thèse et l’antithèse compatibles, l’inconditionné se trouvant alors dans le champ des choses en soi alors que le conditionné appartient au domaine des choses dans l’espace et le temps. Mais cette solution (Auflösung) ne sera pourtant pas applicable au groupe des antinomies « mathématiques », le terme censé être l’inconditionné étant ici « homogène (gleichartig) » au conditionné : comme lui, il est quelque chose de quantitativement déterminable, à savoir de spatio-temporel, de sorte qu’il appartient toujours lui-même au domaine des choses dans l’espace et le temps. Ce n’est que le groupe des antinomies « dynamiques » qui permet de résoudre le conflit par la distinction des choses comme phénomènes et noumènes [54]. Car le rapport dynamique entre les termes ici en jeu, à savoir la cause et l’effet ou le nécessaire et le contingent, permet précisément que le premier terme (la cause ou le nécessaire) soit ontologiquement d’un autre genre que le second (l’effet ou le contingent), et qu’il puisse donc appartenir aussi au champ des choses en soi alors que le second appartiendra au domaine des choses comme phénomènes. Ainsi la thèse aussi bien que l’antithèse peu-vent-elles être vraies dans les antinomies dynamiques. Cela vaut pour la troisième antinomie [55] :
- La thèse était qu’aucune cause n’agit de manière libre, mais que toutes les causes se trouvent, en leur causalité, déterminées par d’autres. Ce qui est vrai dans la mesure où les causes sont toutes des causes phénoménales dans l’espace et temps.
- L’antithèse était que certaines causes parmi toutes ces causes phénoménales agissent de manière libre. Ce qui est vrai dans la mesure où ces causes sont à la fois des causes nouménales.
41 Il en est de même pour la quatrième antinomie :
- La thèse était qu’aucune cause n’existe avec nécessité, mais que toutes existent de manière contingente, ce qui est vrai dans la mesure où elles sont causes phénoménales.
- L’antithèse était qu’une cause ou qu’un être peut bien exister finalement avec nécessité, ce qui est vrai dans la mesure où il est un être nouménal.
43 Ce sont donc bien les antinomies dynamiques qui comportent ce genre d’inconditionné que la raison cherche à connaître dans le champ des noumènes.
44 Mais notre raison (finie et humaine), bien qu’orientée désormais sur ce champ des noumènes, ne pourra toutefois rien y connaître, les noumènes n’étant (par définition) que des objets de la pensée – à moins qu’un parmi eux ne se fasse jour en tant que véritable « chose (Sache) » ou réalité donnée [56]. Et si celui-ci n’est pas objet de la connaissance théorique, il faut qu’il soit au moins objet de la connaissance pratique, « bien qu’il soit suprasensible » [57]. Or cet objet est la liberté (ou causalité libre) propre à notre volonté en tant qu’elle se trouve placée sous des lois morales (celles-ci étant bien, en leur inconditionnalité, des lois de la liberté en tant qu’auto-nomie de la volonté). Bien davantage : cette liberté de notre volonté n’est pas seulement le suprasensible qui est donné par la loi morale comme effectivement réel dans notre subjectivité, mais cette même liberté qui nous permettra finalement de connaître, à des fins pratiques, cet objet qui est le « but final proprement dit » de la métaphysique : Dieu, le suprasensible suprême [58]. Ainsi la solution des antinomies dynamiques permettra-t-elle à notre raison d’opérer, au moyen de la loi morale, le transcensus du sensible au suprasensible. Certes, ce transcensus ne se dessine, pour l’instant, qu’au titre d’un aperçu. Mais qu’il soit, somme toute, possible, cela s’indique précisément par le caractère propre de la loi morale:
Dans les antinomies dynamiques, quelque chose de non-homogène peut être admis comme condition. – On a là, en même temps, quelque chose qui permet de connaître le suprasensible (Dieu que le but [de la métaphysique] vise à proprement parlé), parce qu’une loi de la liberté comme suprasensible est donnée.
C’est sur le suprasensible dans le monde (la nature spirituelle de l’âme) et hors du monde (Dieu), donc sur l’immortalité et sur la théologie que se dirige le but final [de la métaphysique] [59].
46 La loi morale est donc une loi suprasensible qui est donnée (gegeben). « On a là quelque chose (man hat da etwas) »: elle est quelque chose qu’il y a. Ainsi permet-elle à notre raison de connaître (erkennen) l’inconditionné qu’elle n’a pu jusqu’ici que penser comme noumène (par la solution des antinomies dynamiques) : d’abord la liberté, puisqu’en son inconditionnalité la loi morale vise la liberté précisément comme inconditionnée et suprasensible; et ensuite, par le truchement de celle-ci, Dieu, le suprasensible hors ou au-dessus du monde; ainsi que l’âme en sa « nature spirituelle », le suprasensible dans le monde. Le transcensus du sensible au suprasensible dont la connaissance est le but de la métaphysique se fait donc bien par la loi morale.
47 C’est par là que Kant a présenté le deuxième stade de la métaphysique (« l’arrêt sceptique » dans les antinomies et leur solution) ainsi que l’aperçu sur le transcensus pratico-moral de la métaphysique.
48 Il n’y ajoute pas de critique proprement dite de la métaphysique avant lui. Ce stade tout entier, tel qu’il le présente, est précisément lui-même la critique. Relevons-en toutefois quelques points essentiels :
- La métaphysique, depuis son début grec chez Platon et Aristote jusqu’au système leibniziano-wolffien, a bien cherché – et toujours de manière plus explicite – à connaître l’inconditionné ou la ratio sufficiens comme principe suprême de l’étant dans son entier (le monde). Mais elle a mal appliqué ce principe, en l’appliquant au monde comme ensemble des choses dans l’espace et le temps qu’elle a alors confondues avec les choses en soi. Ce principe est un principe purement rationnel qui, comme tel, n’est pas applicable au monde phénoménal.
- La métaphysique, dans sa tentative de connaître l’inconditionné au seul fil conducteur du principium rationis sufficientis et de le connaître ainsi de manière purement théorique, était donc vouée à l’échec (comme cela s’atteste par l’apparence dialectique des antinomies cosmologiques), bien que d’autre part le même concept rationnel de l’inconditionné constitue précisément le « pilier » de la métaphysique critique, qui s’élève jusqu’au point le plus haut (Dieu) vers lequel elle ne cesse de tendre [60].
- Elle ne saura cependant pas connaître l’inconditionné ou le suprasensible de manière purement théorique, mais seulement de manière pratique. Car l’inconditionné comme tel est, selon Kant, un pur noumène qui ne reçoit sa réalité que grâce à la loi morale de la liberté, cette loi étant quelque chose de donné.
49 Voici comment Kant caractérise le procédé selon lequel la métaphysique
critique accomplira le transcensus vers le suprasensible :
La métaphysique… tourne autour de deux gonds : premièrement la doctrine de l’idéalité de l’espace et du temps qui… indique simplement le suprasensible, mais [en tant
qu’étant] pour nous l’inconnaissable…; deuxièmement la doctrine de la réalité du
concept de liberté comme concept d’un suprasensible connaissable…. Or ces deux
gonds sont, pour ainsi dire, enfoncés dans le pilier du concept rationnel de l’inconditionné… qui produit une antinomie de la raison pure par la confusion des phénomènes avec les choses en soi, et qui renferme, dans cette dialectique même, une instruction [concernant le procédé] de passer du sensible au suprasensible [61].
50 Mais passer du sensible jusqu’aux Idées suprasensibles grâce à la loi morale ne se dessine jusqu’ici qu’en sa possibilité. Il requiert donc d’être réalisé concrètement.
Le troisième stade de la métaphysique : le transcensus pratico-moral au suprasensible
51 La métaphysique ne pourra donc accomplir le transcensus jusqu’aux Idées suprasensibles (Dieu, immortalité) qu’au moyen du concept pratique de liberté. Mais la métaphysique – dont Kant cherche à déterminer les « progrès » – est primordialement la science théorético-spéculative de la nature, comme l’atteste bien la définition de la métaphysique que Kant a donnée au début [62] et comme on l’entend traditionnellement de la métaphysique (comme πρώτη φιλοσοφία) depuis Aristote [63]. Si elle opère son transcensus au suprasensible au moyen du concept pratique de la liberté, elle semble donc passer à un tout autre domaine, à savoir la philosophie pratique ou « métaphysique des mœurs » et commettre une μετάβασις εἰς ἄλλο γένος [64]. Comment peut-elle donc rester une métaphysique de la nature tout en accomplissant son transcensus par le truchement du concept pratique de liberté ? Cela n’est évidemment possible que si elle considère la liberté sous un autre angle que la « métaphysique des moeurs »: non pas eu égard aux règles morales qui en dérivent, mais à sa nature même [65], et si elle satisfait donc – autrement dit – justement l’intention la plus propre de la métaphysique (théorétique) de la nature en opérant son transcensus jusqu’au suprasensible précisément par le truchement du concept (pratique) de la liberté morale.
52 Or, il en est bien ainsi. Car la nature n’est pas seulement déterminée par le mécanisme de la causalité efficiente, elle est aussi régie par le principe de la finalité. Certes, cette finalité n’est pas un concept « constitutif » de la nature elle-même (comme le concept de causalité efficiente par exemple), mais seulement un concept « régulateur » [66] que nous y mettons pour nous la rendre compréhensible (surtout dans ses produits organiques). Nonobstant cela, ce même concept de la finalité de la nature est bien un concept d’ordre théorétique et qui se trouve confirmé par l’expérience de la nature sensible [67]. Mais quel qu’en soit le mode d’être, cette finalité de la nature vise toujours un certain « but final », [68] sans pour autant pouvoir elle-même le déterminer; car dans la nature, tout est conditionné. Or, c’est précisément le concept de la liberté qui confère à ce but final sa détermination. Cela s’est d’ailleurs annoncé dès la première apparition de ce concept dans le domaine de la cosmologie où il a désigné d’abord – comme l’exprime Kant – « une causalité inconditionnée sensible » [69], donc la causalité d’une cause qui agit de manière in-conditionnée, libre, au sein même du monde sensible – exactement comme le concept de but final visé par la finalité de la nature le requiert. Ce concept cosmologique de la liberté – comme autocommencement de la causalité d’une cause – a certes été contesté par le scepticisme, mais sans que celui-ci parvienne à le réfuter vraiment. Car il était possible de situer cette liberté (l’autocommencement) ontologiquement dans le monde nouménal que la dialectique même des antinomies cosmologiques a ouvert. Mais cette même liberté, l’autocommencement qui a lieu dans le monde nouménal, se précise et se concrétise dans la mesure où elle est celle de notre propre volonté agissant sous la loi morale. Elle se précise dans la mesure où elle ne réside alors plus seulement dans l’acte in-conditionné d’une cause – quelle qu’elle soit – initiant une série d’événements, mais bien dans l’acte in-conditionné de notre propre volonté de se donner elle-même la loi morale comme loi de son agir : elle ne réside plus, autrement dit, dans l’autocommencement, mais bien dans l’autolégislation de la volonté morale. Et elle se concrétise dans la mesure où la loi morale exige de notre volonté d’effectuer ledit acte moral d’autolégislation, i.e. la liberté pratico-morale non seulement en tant que noumène, mais de réaliser cette même liberté au sein du monde sensible – en conformant donc, autant que possible, les lois naturelles de la causalité efficiente à la loi morale. La loi morale nous assigne donc la liberté pratico-morale en tant que véritable « but final » (le terme « but » exprimant qu’il s’agit d’un objet réel, matériellement déterminé). Mais ce but final d’ordre pratico-moral, donc la liberté morale réalisée au sein du monde sensible, se révèle alors n’être aucun autre que le but final tel que le vise toujours déjà la finalité de la nature – ce but-ci étant censé clore la série des fins sensibles conditionnées et être donc lui-même une fin, à la fois sensible et in-conditionnée, i. e. libre. La métaphysique, en opérant au moyen du concept de la liberté pratico-morale le transcensus du sensible jusqu’aux Idées suprasensibles, demeure donc bien à la fois métaphysique théorético-spéculative de la nature.
53 Cela apparaît d’ailleurs non seulement, comme jusqu’ici, à partir de la nature et sa finalité propre, mais également – ajoute Kant pour rendre complète la démonstration – à partir du concept pratico-moral de liberté tel qu’il vient de se concrétiser, la liberté en tant que but final. En effet, le concept de but final – la liberté pratico-morale, réalisée de manière sensible – n’est autre que celui du « bien suprême dans le monde » [70] – qui réside, selon Kant, dans le « bonheur (Glückseligkeit) » à condition d’en être « digne », c’est-à-dire dans le fait d’être « heureux (glücklich) » (en raison de la satisfaction des besoins) à condition d’être libre sous la loi morale [71]. Mais ce bien suprême, s’il nous est assigné inconditionnellement comme but final par la loi morale, n’est pas pour autant « entièrement en notre pouvoir » [72]. Si notre volonté morale a bien pouvoir sur elle-même en tant que noumène et si elle est donc bien toujours capable de déterminer son propre vouloir par la loi morale, la causalité de la nature n’est pas pour autant sous son pouvoir. La nature suit son propre cours, selon ses propres lois, sans prendre égard à notre agir moral, voire même en s’y opposant. Aussi devons-nous concevoir, à partir de cette nature et donc de manière théorético-spéculative, la « source » [73] qui rend possible de réaliser, malgré tout, le but final (d’ordre moral) au sein du monde sensible. Ainsi le concept du but final, que nous assigne la loi morale, ou celui de « bien suprême dans le monde », renvoie-t-il bien, lui aussi, à la métaphysique théorético-spéculative de la nature. Il est certes vrai – remarque Kant en guise d’aperçu préliminaire – que la « source » en question, celle censée rendre possible la réalisation du but final au sein du monde sensible, ne saura pas être « connue (erkannt) » par nous de manière théorético-objective, mais seulement d’après des concepts que nous mettons nous-même, à des fins pratico-morales, dans les objets respectifs; car cette « source » est d’ordre suprasensible [74]. Mais quelle que soit la façon de la concevoir, la métaphysique, opérant le transcensus jusqu’au suprasensible au moyen du concept de la liberté pratico-morale comme but final à réaliser au sein du monde sensible, demeure alors bien une métaphysique d’ordre théorético-spéculative.
54 La question est alors de savoir quelle est la « source » en question. À l’envisager à partir de nous-même, à partir de notre liberté sous la loi morale, elle s’avère résider dans l’ensemble de trois Idées dont chacune porte sur quelque chose de suprasensible, à savoir (1) le suprasensible « en nous », (2) celui « au-dessus de nous », et (3) celui « après nous ». Kant précise ces trois objets suprasensibles [75] :
- Le suprasensible en nous est l’autonomie de notre volonté morale en tant qu’autocratie ou vertu, soit le pouvoir ou la force physique, qui lui est propre, lui permettant de devenir maître des obstacles venant de notre propre nature et de réaliser donc le but final ici encore durant notre vie terrestre elle-même.
- Le suprasensible au-dessus de nous est Dieu en tant que « bien suprême originaire » ou auteur moral du monde, capable de gouverner le cours du monde pour le rendre conforme au but final, suppléant ainsi au manque de pouvoir dont souffre notre propre volonté morale face aux processus de la nature en dehors de nous.
- Le suprasensible après nous est « l’immortalité de l’âme », soit la continuation de nous-même (en tant qu’être moral doué de conscience et de volonté) après la mort, immortalité qui – suppléant tant à la faiblesse de notre volonté morale qu’à l’absence de conséquences physiques conformes à notre comportement moral (le bonheur) – complète le manque dans la réalisation du but final durant notre vie terrestre, en la rendant possible dans l’éternité.
55 C’est donc bien par le truchement du concept pratique de la liberté sous la loi morale – le seul concept permettant de connaître la réalité d’un objet suprasensible (notre liberté morale comme but final) – que la métaphysique critique opère le transcensus jusqu’aux dites trois Idées suprasensibles. Ce faisant, elle reste à la fois une métaphysique théorético-spéculative puisqu’il y va partout — via l’exigence inconditionnelle de la loi morale de réaliser la liberté morale comme but final au sein du monde sensible – de conformer la nature – en nous et en dehors de nous – à la réalisation de la liberté morale. Il s’agit donc bien d’un « progrès » ou transcensus pratico-moral de la métaphysique théorético-spéculative.
56 Kant a ainsi présenté le troisième stade de la métaphysique critique, qui est le stade de la métaphysique proprement dite. Car il s’agit ici non seulement d’accomplir le transcensus du sensible au suprasensible, dessiné à la fin du second stade – par l’ouverture du monde noumenal ainsi que par la liberté, le seul objet suprasensible qui nous soit connaissable grâce à la loi morale –, mais de l’accomplir jusqu’à ces Idées qui sont suprasensibles au plus haut degré (Dieu et l’immortalité).
57 Ainsi Kant peut-il passer, ici également, à la critique de la métaphysique leibniziano-wolffienne qui sera, elle aussi, sa critique proprement dite puisqu’elle porte sur sa partie proprement métaphysique [76]. Cette critique a aussi pour sens de faire ressortir d’autant plus les progrès effectifs accomplis par la métaphysique critico-transcendantale.
58 C’est pourquoi Kant commence par préciser critiquement quels sont les progrès dont la métaphysique est, somme toute, capable dans le domaine de la métaphysique proprement dite [77]. Etant donné qu’elle a été refondée entre temps de manière pratico-morale, il s’agit donc de préciser quel est alors le seul mode de connaître les Idées suprasensibles. Or les trois Idées en question – l’autocratie de notre volonté morale, Dieu comme auteur moral du monde, et l’immortalité de nous-mêmes en tant qu’être moral – sont toutes conçues téléologiquement en vue de comprendre la possibilité de réaliser la liberté morale comme but final au sein du monde sensible. Mais le concept de but final est un « concept factice » (« gemachter Begriff ») fait par nous-mêmes d’après le modèle du nexus finalis de notre propre agir et que nous introduisons dans la nature [78]. Ainsi les autres concepts téléologiques en question ici, les dites Idées suprasensibles relevant de la même téléologie et qui y sont rattachées, sont-elles donc, elles aussi, des « concepts factices » [79], faits par nous-mêmes et introduits par nous dans la nature afin de nous rendre compréhensible la possibilité de la réalisation du but final. Ces mêmes Idées sont toutefois préservées d’être de simples fictions ; car elles ont leurs assises (ontologiques) dans le champ intelligible de la nature sensible (il n’est donc pas exclu qu’elles soient), bien que ce champ nous soit inconnaissable. Ainsi toutes ces Idées suprasensibles – nécessairement conçues par nous en vue de la réalisation possible du but final qui nous est imposé inconditionnellement par la loi morale – ne sont-elles donc nullement l’objet d’une connaissance objective dogmatique, mais seulement affaire d’un « libre tenirpourvrai (freies Fürwahrhalten) » [80], fondé dans la loi morale. Autrement dit, elles sont affaire de « foi (Glauben) » [81], fides, d’une « confiance (Vertrauen) » [82] requise par la loi morale comme loi de la liberté pour soutenir – par le truchement d’un « supplément (Ergänzungs-stück) » [83] – notre volonté morale dans ses efforts pour réaliser le but final. Cette foi ou confiance, en tant que libre tenir-pour-vrai, est d’ailleurs le seul mode de connaissance de ces Idées suprasensibles qui convienne proprement « à des fins morales »; car la connaissance objective dogmatique de celles-ci – serait-elle théorétique ou pratique – impliquerait d’être sûr d’atteindre, par l’agir moral, le bonheur et corromprait donc l’inconditionnalité, à savoir la liberté qui distingue l’agir moral.
59 Comme la connaissance des Idées suprasensibles relève de l’orientation sur la réalisation du but final au sein du monde sensible, la métaphysique – à la considérer maintenant dans son ensemble – s’avère parcourir un « cercle » [84] : se libérant progressivement de l’orientation sur le monde sensible (tant eu égard au moment empirique qu’au moment formel, spatiotemporel, de l’intuition), qui l’a encore affectée au cours de ses deux premiers stades (l’ontologie et la cosmologie), s’inscrivant dans le monde nouménal grâce à la loi morale qui lui permet d’y connaître, au titre d’objet « réel », l’Idée de notre liberté pratico-morale, elle revient finalement s’orienter sur le monde sensible dans son moment empirique puisqu’il s’agit de réaliser précisément là, en pleine empirie, le but final. Ainsi la connaissance des Idées suprasensibles s’avère-t-elle être soutenue non seulement par cette donnée qu’est la loi morale, mais aussi par l’empirie du monde sensible.
Maintenant il est possible de tracer de manière précise [le mouvement du] 3e stade de la métaphysique dans les progrès de la raison pure vers sa fin ultime. – Il constitue… un cercle dont la ligne qui le limite retourne en elle-même.… En effet, la raison, après s’être détachée de tout ce qui est d’ordre empirique…, décrit son horizon qui – partant de la liberté, en tant que pouvoir suprasensible, mais connaissable par le canon de la morale… – retourne au même empirique dans une intention pratico~dogmatique… dirigée sur le but final…, dont la possibilité se trouve complétée par les Idées de Dieu et de l’immortalité ainsi que par la confiance… de pouvoir l’atteindre, en procurant ainsi à ce concept une réalité objective pratique [85].
61 La connaissance des Idées suprasensibles étant ainsi fondée dans ce qui est quelque chose de donné — et qui est d’abord la pure loi morale et ensuite le monde sensible, empirique, comme domaine de la réalisation du but final —, on comprendra alors la vanité des prétentions de la métaphysique leibnizianowolffienne en matière de connaissance des trois Idées suprasensibles.
62 C’est ce que Kant montrera maintenant, tout en relevant nettement le « progrès » effectif de sa propre métaphysique fondée de manière criticopratique [86] :
63 1) Quant à la théologie, la métaphysique leibniziano-wolffienne a tenté de prouver l’existence de Dieu par de purs concepts seulement. Elle est ainsi une théologie complètement « transcendante ». Concevant l’être suprême en son essence, elle cherche à prouver son existence à partir de celle-ci. Or l’être suprême, que rien ne conditionne, a pour essence d’être l’ens realissimum. Ainsi doit-il nécessairement exister. Car s’il n’existait pas – et il s’agit ici de la « preuve ontologique » –, il lui manquerait une réalité. En outre, l’être suprême, à l’envisager à partir de la contingence du monde – et la « preuve cosmologique » s’insère ici –, s’avère alors être l’ens necessarium. Or l’ens necessarium, quant à lui, a nécessairement pour essence d’être l’ens realissimum (sans quoi il serait conditionné et donc contingent). Les concepts d’ens necessarium et d’ens realissimum sont donc convertibles. Pour cette raison également, l’être suprême, conçu comme ens realissimum, doit nécessairement exister.
64 Mais toute cette preuve – remarque Kant critiquement – bien qu’elle se présente comme purement conceptuelle, relève à vrai dire d’une confusion : entre l’essence et l’être compris ici sous ses modalités propres : l’existence et la nécessité [87]. Si l’essence réside bien dans le concept, l’être comme tel s’atteste comme donné dans la perception sensible. Il est donc différent de l’essence (« L’être n’est pas un prédicat réel [i.e. un contenu] » [88] ). Vu la confusion de l’être ou de l’existence avec l’essence, la preuve de l’existence de l’être suprême, conduite prétendument par de purs concepts, « rechute dans [le] néant » d’où il a été tiré [89].
65 Il en est bien autrement de la preuve de l’existence de Dieu dans la métaphysique critico-pratico-morale. Concernant la connaissance de Dieu, cette métaphysique est (et demeure) certes théorético-spéculative; car il s’agit de connaître le fondement suprême, absolument nécessaire, de la nature (comme cela est apparu dès la quatrième antinomie qui lui a assuré d’être pensable en tant que noumène). Mais cette « théorie » – consciente de connaître Dieu seulement par lesdits « concepts factices » d’après la téléologie de notre propre agir quand elle le conçoit en tant qu’auteur moral créant et gouvernant le monde en vue du bien suprême comme but final –, cette « théorie » n’existe alors pas « à des fins théoriques », mais bien « à des fins pratiques » [90] : elle a pour sens de procurer à l’idée du but final – que nous assigne inconditionnellement la loi morale bien qu’il dépasse notre pouvoir – la réalité possible. Autrement dit, il s’agit d’une preuve de l’existence de Dieu qui n’a pas lieu καθ᾿ ἀλήθειαν, en vue de la vérité, mais bien καθ᾿ ἄνθρωπον [91], pour nous les hommes, êtres finis, afin de permettre, à titre de supplément, à notre volonté de s’efforcer, malgré toute la connaissance théorético~scientifique du monde, d’y réaliser le but final (comme l’exige inconditionnellement la loi morale).
66 2) Quant à la téléologie morale (ou progrès moral) du monde [92] – dont l’idée dépend d’ailleurs, d’une manière ou d’une autre, de l’idée de Dieu comme créateur du monde –, la métaphysique leibniziano-wolffienne a cherché à la reconnaître immédiatement à partir du concept de Dieu comme ens realissimum ou ens perfectissmum – la réalité du bien suprême dans le monde (qui est le « bien suprême dérivé ») étant, selon elle, « la gloire de Dieu » (δόξα θεοῦ), la manifestation mondaine de Dieu en tant que « bien suprême originaire » [93]. Les rapports dans le monde sensible sont donc finalisés de telle manière qu’ils aboutiront finalement à la réalisation du bien suprême dans le monde.
67 Mais cette conception du cours téléologique du monde néglige – critique Kant – que la condition suprême de la perfection du monde réside dans l’agir libre de l’homme comme être doué de raison, c’est-à-dire dans l’acte entièrement autonome et pleinement conscient de se donner soi-même la loi morale comme loi de son agir. Ainsi n’est-il pas possible de connaître de manière purement théorétique – à l’instar d’une téléologie purement naturelle – la téléologie morale du monde à partir de Dieu comme bien suprême originaire, la condition essentielle de la moralité étant alors supprimée. D’autre part, s’en tenir, en matière de téléologie morale du monde, uniquement à la moralité de la volonté de l’homme, c’est négliger qu’en raison de l’« impuissance » [94] de sa volonté morale, l’homme a besoin d’un supplément qui lui donne la confiance en ce que la réalisation du bien suprême dans le monde soit malgré tout possible. Ainsi l’idée du progrès du monde en direction du bien suprême est-elle donc une supposition qui, elle aussi, est nécessaire « à des fins pratiques », afin d’engager et de mettre en œuvre « la conduite de l’homme ici sur terre, comme s’il s’agissait de sa conduite dans le ciel » [95]. Il s’agit donc également ici d’une idée régulatrice ou « factice » qui, bien qu’étant transcendante du point de vue de théorétique, est « réelle » du point de vue pratique [96] – sans être pour autant une pure fiction puisque, domiciliée dans le monde nouménal, elle est préservée de l’impossibilité ontologique.
68 3) Quant à la psychologie [97], la doctrine de l’immortalité de l’âme, la métaphysique leibniziano-wolffienne a, certes, essayé de la prouver de manière théorétique à partir du concept de l’âme comme substance nouménale. Mais, objecte Kant, même si l’on admet que, du fait d’être « phénomène » pour notre sens interne, notre âme est aussi une chose nouménale, nous ne pouvons précisément pas la connaître comme cette substance nouménale, pas plus que nous ne pouvons savoir, par la connaissance théorétique, ce qu’il en est d’elle après la mort – tout ce que nous savons d’elle relevant de l’expérience par notre sens interne durant la vie même. Cependant, à des fins pratico-morales, nous sommes suffisamment en droit de supposer qu’en notre âme, nous-même en tant qu’être doué de volonté et de pensée – ou comme « esprit » –, nous continuons à exister après la mort, et même en toute éternité. Car ce n’est qu’à cette condition que nous pourrions atteindre le but final, le bien suprême dans le monde, l’existence du bonheur en son union avec la liberté morale – celui-ci étant pour nous, êtres finis, une tâche infinie, tant en raison de la faiblesse de notre volonté morale comme telle qu’en raison du manque d’accord du cours du monde sensible avec notre agir moral, accord qui n’est pas en notre pouvoir.
69 Ainsi donc la métaphysique, refondée de manière critico-pratico-morale, opère-t-elle en fait un « progrès réel », c’est-à-dire un transcensus bien fondé, jusqu’aux trois Idées suprasensibles, celles de Dieu comme bien suprême originaire ou auteur moral du monde, celle de la téléologie morale du monde et celle de l’immoralité de notre existence morale. Elle leur procure une réalité à des fins pratiques, tout en les préservant du fictionalisme ou de l’impossibilité ontologique. Car il n’est pas exclu qu’elles aient un être dans le monde nouménal, que la raison théorique a ouvert au préalable déjà, sans pour autant pouvoir le connaître. Notons que ce n’est qu’en se débarrassant de l’orientation sur le monde phénoménal des objets sensibles spatiotemporels et en s’orientant décidément sur le monde nouménal que la raison a pu connaître, grâce à l’appui de la loi morale, l’inconditionné, recherché par elle, sous toutes ses formes, à commencer par la liberté pratico-morale [98]. C’est donc par ce changement d’orientation – et seulement par lui – que s’institue la métaphysique proprement dite (y compris sa réorientation sur le monde sensible). Ainsi, la métaphysique, refondée moralement, est – et demeure – de l’ordre d’un savoir qui est fondamentalement autre que tout savoir ontico-scientifique des objets empiriques.
Mots-clés éditeurs : Idées, Liberté, Intuition, Criticisme, Ontologie, Rationalisme, Métaphysique
Date de mise en ligne : 01/07/2008.
https://doi.org/10.3917/aphi.694.0567Notes
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[1]
Mét. IV, 1; 1003a21-29 et Mét. VI, 1; 1025b3-4. Aristote entend ici la philosophie au sens de la « philosophie première » (πρώτη φιλοσοφἰα) (Mét. VI, 1; 1026a15-32).
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[2]
Le titre complet de l’écrit est le suivant : Sur la question mise au concours par l’Académie royale des sciences pour l’année 1791 : quels sont les progrès réels de la métaphysique en Allemagne depuis le temps de Leibniz et de Wolff ? Il s’agit d’un écrit (inachevé), constitué de trois manuscrits (et édité en 1804 par Friedrich Theodor Rink), où Kant résume toute sa métaphysique, tout en critiquant la métaphysique traditionnelle telle qu’elle a existé avant lui et qui, à ses yeux, a trouvé son représentant éminent dans le « système leibnizianowolffien ». Bien qu’inachevé, l’écrit présente, surtout par les deux premiers manuscrits, un parcours cohérent de la métaphysique kantienne, en relevant ses étapes et en la démarquant de la métaphysique précédente (surtout dans sa forme leibniziano-wolffienne). Nous citons la traduction française, faite par Jacques Rivelaygue, dans Emmanuel Kant, Oeuvres philosophiques III. Les derniers écrits, Bibliothèque de la Pléiade, Editions Gallimard 1986, p. 1213-1291 (en utilisant le sigle P, P III). Nous ajoutons les indications bibliographiques de l’Édition de l’Académie prussienne (rendues en marge par l’édition de la Pléiade). Nous indiquons le manuscrit concerné, en ajoutant le sigle ms.
-
[3]
P, 3e ms, P III, p. 1263 (XX, 7,313).
-
[4]
P, 1er ms, P III, p. 1216 (XX, 7,260).
-
[5]
Ibid.
-
[6]
P, 3e ms, P III, p. 1264 (XX, 7,316) (traduction modifiée). Dans le 1er manuscrit, la définition est encore plus complète : « C’est la science qui consiste à progresser, par la raison, de la connaissance du sensible à celle du suprasensible ». P, P III, p. 1216 (XX, 7,260) (trad. mod.).
-
[7]
P, 1er ms, p. 1218 (XX, 7,262).
-
[8]
Cf. ce que dit Kant de la « théologie transcendante », P, 2e ms, P III, p. 1257 (XX, 7, 304).
-
[9]
P, 1er ms, p. 1218 sq. (XX, 7,262 sq).
-
[10]
P, 1er ms, p. 1220 (XX, 7,264). Kant caractérise l’alternance des deux attitudes par le terme « schwanken », « vaciller ». Ce « vacillement » est fondé, selon lui, dans la « nature de la faculté de connaître propre à l’homme » (ibid.).
-
[11]
Nous avons caractérisé de manière plus ample la position de Descartes et, à sa suite, celle de Leibniz dans notre article Wahrheit/Wahrhaftigkeit, in TRE (Theologische Realenzyklopädie), Band XXXV, 3/4, Walter de Gruyter, Berlin – New York, 2003, p. 347-363.
-
[12]
Meditationes de prima philosophia III et V.
-
[13]
P LATON, Le Sophiste, 236e-237a et 240d6-9.
-
[14]
Dans Principes de la nature et de la grâce, fondés en raison, alinéa 7. Cf. pour notre exposé de Leibniz, notre article (cité n. 11), en part. p. 357-359. Nous renvoyons aussi à l’excellente présentation de la « logique » de Leibniz chez M. Heidegger : Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz (Marburger Vorlesung, Sommersemester 1928, hrsg. von Klaus Held, Martin Heidegger Gesamtausgabe II, 26; Frankfurt a. M. 1978, p. 35-133).
-
[15]
Dans « De libertate », in Nouvelles Lettres et Opuscules inédits de Leibniz. Publiés par L. A. Foucher de Careil, Paris 1857 (reproduction photographique Hildesheim/Allemagne 1971), p. 179. Cf. aussi Discours de métaphysique, §8.
-
[16]
Correspondance de Leibniz avec Arnauld, juin 1686, dansDie philosophischen Schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz, éd. par C. I. Gerhardt, 7 vol. Berlin 1875-1890 (reproduction Hildesheim 1960-1961), vol. II, p. 56. Leibniz peut désigner ce même critère également par les termes « involutio » ou « connexio ».
-
[17]
Il s’agit de la νόησις νοήσεως aristotélicienne dans sa réinterprétation par Plotin, Augustin et Thomas.
-
[18]
Leibniz a ajouté cette phrase, sous forme d’une note marginale, au manuscrit de son Dialogus (Gerhardt, vol. VII, p. 191, note). Louis Couturat en a fait l’exergue de son ouvrage La Logique de Leibniz. D’après des documents inédits, Paris, 1901 (en omettant toutefois la partie « et cogitationem exercet »).
-
[19]
Concernant le procédé de l’analysis notionum, cf. l’opuscule de Leibniz : Meditationes de cognitione, veritate et ideis, dans G. W. LE IB NIZ, Kleine Schriften zur Metaphysik/Opuscules métaphysiques, herausgegeben und übersetzt von Hans Heinz Holz, Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft 1264, Francfort s. M./RFA 1996, p. 32-47.
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[20]
Cf. op. cit., p. 32 et p. 36.
-
[21]
Cf. op. cit., p. 36 et p. 40.
-
[22]
P, 1er ms, P III, p. 1219 (XX, 7,263).
-
[23]
P, 1er ms, P III, p. 1221 (XX, 7,266).
-
[24]
P, 1er ms, P III, p. 1220 (XX, 7,264).
-
[25]
F, 1. H, WB V, p. 595 (A21,22)/P, 1er ms, P III, p. 1220 (XX 7,264).
-
[26]
Dans le 1er manuscrit des Progrès, Kant caractérise deux fois les trois stades de la métaphysique : (1) P III, p. 1227 (XX, 7,272 sq.); (2) p. 1235 (XX, 7,281). Nous avons repris nos citations à ces deux occurrences.
-
[27]
Le principium rationis sufficientis intervient ici comme principe de l’être (esse) de ce qui est (et non comme axiome de l’analysis notionum qui ne concerne que le concept ou l’essentia). Cf. à ce propos notre présentation du second stade de la métaphysique dans ce qui suit, en part. p. 579 sq.
-
[28]
Il s’agit ici d’abord de la signification traditionnelle du terme « transcendantal », qui remonte à la « doctrine des transcendantaux » de la scolastique médiévale; celle-ci a pour objet, on le sait, les déterminations absolument universelles de l’ens comme tel. Kant a conféré à ce terme la signification critique qu’il a eue dès lors dans la « philosophie transcendantale » de Kant et de Fichte.
-
[29]
P, 1er ms, P III, p. 1228 (XX, 7,273 sq.).
-
[30]
P, 1er ms, P III, p. 1231 (XX, 7,277).
-
[31]
Ibid. (trad. mod.).
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[32]
P, 2e ms, Appendice pour une vue synoptique de l’ensemble, P III, p. 1263 (XX, 7,311).
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[33]
P, 1er ms, P III, p. 1231 (XX, 7,277).
-
[34]
P, 1er ms, P II, p. 1235 (XX, 7,288). Cf. aussi p. 1217 (XX, 7,261).
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[35]
P, 1er ms, P III, p. 1232 (XX, 7,278).
-
[36]
Cf. pour ce qui suit : P, 1er ms, P III, p. 1231 sq. (XX, 7,277 sq.).
-
[37]
Op. cit., p. 1236 (XX, 7,281). Kant dit que Leibniz a « intellectualisé » les « intuitions a priori ». Mais cela vaut pour les intuitions en général.
-
[38]
Cf. pour ce qui suit : P, 1er ms, P III, p. 1236-1239 (XX, 7,282-285).
-
[39]
P, 2e ms, P III, p. 1240 (XX, 7,287).
-
[40]
Op. cit., p. 1240 (XX, 7,286 sq.).
-
[41]
Ibid.
-
[42]
Ibid.
-
[43]
Ibid.
-
[44]
Op. cit., p. 1241 (XX, 7,287).
-
[45]
Selon Kant et sa division de la métaphysique leibniziano-wolffienne, le principium rationis sufficientis a deux fonctions différentes : (1) dans l’ontologie (où il y va de l’essentia de ce qui est), il est le principe de l’analysis notionum (cf. P, 1er ms, P III, p. 1231 (XX, 7,277), et notre page 571; (2) dans la cosmologie (où il y va de l’esse de ce qui est, y compris ses modalités : l’existence et la nécessité), il est le principe de l’être de ce qui est.
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[46]
P, 2e ms, P III, p. 1241 (XX, 7,287).
-
[47]
Ibid.; cf. aussi le 3e manuscrit des Progrès, où Kant parle du « désespoir (Verzweiflung) de la raison à l’égard d’elle-même » (P III, p. 1274 (XX, 7,327).
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[48]
P, 2e ms, P III, p. 1241 (XX, 7,287).
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[49]
P, 2e ms, P III, p. 1241 sq. (XX, 7,288).
-
[50]
Nous suivons leur présentation très succincte dans le 2e manuscrit des Progrès (P III, p. 1242-1244 [XX, 7,288-290]).
-
[51]
P, 2e ms, P III, p. 1244 (XX, 7,291).
-
[52]
Ibid.
-
[53]
Kant anticipe ce rôle déjà lors de la présentation de l’ontologie critico-transcendantale : « La philosophie transcendantale, c’est-à-dire la doctrine de la possibilité de toute connaissance a priori en général qui est la critique de la raison pure, dont les éléments ont été à présent exposés de façon complète, a pour but la fondation d’une métaphysique dont le but à son tour, en tant que fin ultime de la raison, vise à l’extension de cette dernière depuis les limites du sensible jusqu’au champ du suprasensible. » (P, 1er ms, P III, p. 1227, XX 7,272 sq.; trad. mod.)
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[54]
Op. cit., p. 1245 (XX, 7,291 sq.).
-
[55]
Ibid.
-
[56]
Ibid. (XX, 7,292).
-
[57]
Ibid.
-
[58]
Ibid.
-
[59]
P, 2e ms, P III, p. 1246 (XX, 7,292) (trad. mod.).
-
[60]
Cf. la note suivante.
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[61]
Ce texte éclairant se trouve à la fin du 2e manuscrit sous le titre « Appendice pour une vue synoptique de l’ensemble ». (P III, p. 1262 sq. [XX, 7,311] [trad. mod.]).
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[62]
Cf. notre page 2.
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[63]
Cf. Mét. VI, 1.
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[64]
P, 2e ms, P III, p. 1246 (XX, 7,293). — Aristote montre, dans les Analytiques postérieures, livre I, chap. 7, que la μετάβασις εἰς ἄλλο γένος (la « transgression [des limites d’un domaine scientifique par le passage] dans un autre domaine ») constitue une faute d’ordre méthodologique. L’expression comme telle se trouve dans De Caelo, chap. 1; 298b1.
-
[65]
P, 2e ms, P III, p. 1246 (XX, 7,293).
-
[66]
Nous reprenons les expressions : « concepts constitutifs » et « concepts régulateurs » de la nature, à la Critique de la faculté de juger. Elles ne se trouvent pas dans les Progrès de la métaphysique (destiné à être soumis, lors du concours, à l’Académie royale des sciences) où Kant semble se servir d’un vocabulaire compréhensible pour les lecteurs de l’époque.– Notons que Kant relève ici avec intention la spécificité du concept de la finalité de la nature. Il annonce ainsi la spécificité de tous les concepts suprasensibles de la métaphysique (Dieu, immortalité, et autres) qui seront tous des « concepts régulateurs » – voire même des « concepts factices (gemachte Begriffe) » (cf. notre page 25 et notre note 78).
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[67]
P, 2e ms, P III, p. 1247 (XX, 7,293).
-
[68]
Ibid. (XX, 7,294).
-
[69]
Ibid.
-
[70]
P, 2e ms, P III, p. 1247 (XX, 7,294).
-
[71]
«… le bien suprême... dans le monde… est… le bonheur sous la condition… de la moralité comme de sa dignité à être heureux », Critique de la faculté de juger, §87 [424].
-
[72]
P, 2e ms, P III, p. 1247 (XX, 7,294).
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[73]
Op. cit., p. 1247 (XX, 7.294).
-
[74]
Op. cit., p. 1248 (XX, 7,295).
-
[75]
Ibid.
-
[76]
Kant présente cette critique de la partie proprement métaphysique du système leibnizianowolffien dans le passage intitulé « Solution de la tâche académique (Auflösung der akademischen Aufgabe) » (P, 2e ms, P III, p. 1249 [XX, 7,296] [trad. mod.]).
-
[77]
Kant s’engage donc ici d’abord dans une réflexion générale. Dans « Solution de la tâche académique. I. Quels progrès la métaphysique peut-elle faire concernant le suprasensible ? » (P, 2e ms, P III, p. 1249-1252 [XX, 7,296-300]).
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[78]
Cf. op. cit., p. 1247 (XX, 7,294).
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[79]
Op. cit., p. 1248 (XX, 7,295). Selon la Critique de la faculté de juger, il s’agit de concepts pratiques « régulateurs » (cf. notre note 66).
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[80]
Op. cit, p. 1251 (XX, 7,298) [trad. mod.].
-
[81]
Op. cit., p. 1250 (XX, 7,298). Kant a déterminé plus amplement ce mode de la connaissance dans la Critique de la faculté de juger, en part. § 91 « De la manière de tenir quelque chose pour vrai dans une preuve téléologique de l’existence de Dieu », Pléiade II, p. 1277 sq. (trad. mod.). Cf. notre article intitulé « Der Wahrheitscharakter der Metaphysik in Kants Kritik der Urteilskraft », dansPerspektiven der Philosophie. Neues Jahrbuch. Hrsg. von R. Berlinger u. a., Band 15. Amsterdam/Pasy-Bas, 1989, p. 51-89.
-
[82]
Critique de la faculté de juger, § 91, P II, p. 1283 (V, 471).
-
[83]
P, P III, p. 1251 (XX, 7,299) (trad. mod.).
-
[84]
Op. cit. p. 1252 (XX, 7,300). Kant s’engage ici à tracer le mouvement de la métaphysique critique dans son ensemble pour démontrer le bien-fondé de sa partie proprement métaphysique.
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[85]
Op. cit, p. 1252 sq. (XX, 7,300) (trad. mod.).
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[86]
Kant présente ici la critique des différentes disciplines de la métaphysique proprement dite (qui correspondent auxdites trois Idées suprasensibles) : 1) la théologie, 2) la téléologie morale du monde ou cosmologie morale, et 3) la psychologie. Cette critique est la suite de l'exposition du troisième stade de la métaphysique. (P, 2e ms, P III, p. 1254-1261 [XX, 7,301-303]).
-
[87]
La différence entre l’essence et l’être sous-tend déjà la présentation des deux preuves chez Kant. Il la relève expressément après avoir présenté ces preuves (p. 1255 [XX, 7,303]).
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[88]
Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, A 599/B 627. Dans les Progrès, Kant exprime ce même principe ainsi : « L’existence… est simplement la position de la chose avec toutes ses déterminations » (P, 2e ms, P III, p. 1255 [XX, 7,303]). Et il indique la différence entre la nécessité (être nécessairement) et l’essence, en distinguant « la chose absolument nécessaire (das absolut-notwendige Ding) », i. e. la chose en tant qu’en son être elle est absolument nécessaire, d’avec « la qualité [ = quiddité] de la chose (Dingesbeschaffenheit) » (p. 1256 [XX, 7,304]; trad. mod.).
-
[89]
Op. cit, p. 1257 (XX, 7,304).
-
[90]
Ibid. (XX, 7,305).
-
[91]
P, P III, p. 1258 (XX, 7,306).
-
[92]
Kant traite ici (op. cit., p. 1258 sq. [XX, 7,306]), sous le titre « La téléologie morale du monde », de cette idée suprasensible qu’est l’« autocratie » de notre volonté morale (cf. notre page 592), le progrès moral du monde relevant évidemment de l’autocratie (ou de la force physique) propre à la volonté morale de l’humanité entière. Quant au titre de ce texte, nous parlons au lieu de « théologie morale » de « téléologie morale », en suivant Immanuel Kant, Werke in zehn Bänden, hrsg. von Wilhelm Weischedel, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1968, Die Fortschritte der Metaphysik, in Band 5, p. 583-676, ici p. 646.
-
[93]
Kant distingue 1) Dieu qui « détient sans limitation (unbegrenzt) le bien suprême originaire (das höchste ursprüngliche Gut) », et 2) « le bien suprême dans le monde sensible [qui est le bien suprême] dérivé (das höchste… abgeleitete Gut in der Sinnenwelt) ». Ce dernier est « dérivé » au sens où il est la forme finie du premier. Il implique, selon Kant, comme moment essentiel, la liberté morale. Cf. op. cit, p. 1248 (XX, 7,295) (trad. mod.).
-
[94]
Op. cit., p. 1259 (XX, 7,307).
-
[95]
Op. cit., p. 1259 (XX, 7,307) (trad. mod.).
-
[96]
Ibid.
-
[97]
Op. cit., p. 1260 sq. (XX, 7,308 sq.).
-
[98]
Selon ce qui précède, ces formes sont les suivantes : 1) la liberté pratico-morale (a. comme noumène et b. comme but final); 2) l’autonomie de la volonté morale de l’homme comme autocratie; 3) Dieu comme bien suprême originaire ou auteur moral du monde; 4) la téléologie morale du monde sensible (qui revient à l’autocratie); 5) l’immortalité de notre existence morale.