Notes
-
[1]
Ce texte est issu d’un discours prononcé par James lors d’un dîner du Pacific Coast Unitarian Club le 5 février 1906. Les six derniers paragraphes de la deuxième partie ont été repris par James avec de très légères modifications dans A Pluralistic Universe (Cambridge, MA & London, Havard University Press, 1977), p. 137-139. Le texte original complet se trouve dans The Works of William James (9) : Essays in Religion and Morality, Cambridge, Ma, London, Havard University Press, 1982, p. 124-128.
1On m’a demandé de parler de la Foi et de la Raison, mais aucune question précise à leur sujet ne m’a été proposée. Il est également annoncé dans le programme qu’il est probable que nous nous opposerons, le Professeur Howison et moi-même, mais j’espère sincèrement que ce ne sera pas le cas. Si nous le faisons, il y a de fortes chances que ce sera sur la question de savoir si la Raison, à elle seule et sans l’aide de la Foi, est capable d’atteindre des conclusions de nature religieuse; je commencerai donc, avec votre permission, par parler de ce point.
2Que la Raison en soit jugée capable ou non dépend de ce que vous entendez par Raison. Au sens strict et technique, la Raison est la faculté non des faits mais des principes et des relations. Elle ne peut pas, d’après ses ressources propres, dire quels faits existent. Mais si un fait lui est donné, elle peut en inférer un autre fait; et elle est censée être capable, d’après certains principes qu’elle possède, d’établir à l’avance la relation qu’il y a entre eux. Par exemple, les causes doivent précéder et non pas suivre leurs effets, etc.
3Les questions religieuses sont entièrement des questions de fait. Est-ce qu’un Dieu existe ou non ? Le monde est-il réellement dirigé par ses forces inférieures ou l’est-il par ses forces supérieures ? Avoir bien l’expérience de choses inférieures et de choses supérieures, mais proclamer que les choses supérieures sont impuissantes, serait une conclusion irreligieuse. Si il existe un Dieu, la Raison peut être aussi bien théiste et dire que nous existons à ses côtés, que panthéiste et dire que nous sommes des parties de lui. Mais qu’il y ait un Dieu, la Raison ne peut l’inférer que des faits de l’expérience – de leurs caractères qui réclament une cause ou de la finalité dont ils témoignent.
4Si nous prenons la Raison en ce sens strict de faculté des inférences, il n’est rien de plus notoire que son incapacité à fonder les conclusions religieuses sur une base solide. Pour ne rien dire du panthéisme, du théisme et de leurs chamailleries, l’athéisme lui-même a toujours appelé la Raison en renfort. Le livre le plus profondément athée que j’ai vu récemment est La vie de la Raison, de mon collègue Santayana, que je vous recommande tous. Pour mon collègue Royce, au contraire, comme vous le savez, l’existence de Dieu est le seul fait que la Raison peut garantir. Lequel de ces deux penseurs est inspiré par la véritable Raison ? Si l’on en juge d’après les critères de l’homme commun, et d’après d’autres tests que le test religieux, la Raison chez ces deux hommes est bien supérieure à ce qu’elle est chez la plupart d’entre nous. Aucun des deux ne peut en réclamer le monopole; aucun des deux ne peut soutenir que son collègue n’use pas de la Raison, mais atteint ses conclusions par la Foi aveugle.
5Les hommes communs diraient probablement que la Foi a mis la main aux deux conclusions. Leur Raison indique une ouverture, et leur Foi les fait s’y engouffrer. La Foi obéit à une logique toute différente de la logique de la Raison. La Raison exige que ses conclusions soient certaines et définitives. La Foi est satisfaite si les siennes semblent probables et sages d’un point de vue pratique.
6Les arguments de la Foi prennent la forme suivante : supposons une certaine conception du monde, « il n’est pas absurde qu’elle soit vraie », pense-t-elle; « ce serait bien si elle était vraie; il se pourrait qu’elle soit vraie; il se peut qu’elle soit vraie; il faudrait qu’elle soit vraie », dit-elle; elle continue : « il faut qu’elle soit vraie »; « elle sera vraie », conclue-t-elle, « vraie pour moi; je la considérerai comme si elle était vraie pour tout ce qui concerne mes justifications et mes actions ».
7Il est évident qu’il ne s’agit pas là d’une chaîne intellectuelle d’inférences, comme les sorites des traités de logique. Nous pouvons l’appeler, si vous le voulez bien, « l’échelle de la Foi »; mais quel que soit son nom, c’est le genre de pente que nous suivons tous dans nos vies quotidiennes. Il n’est aucune question complexe où nos conclusions peuvent espérer être plus que probables. Nous faisons appel à nos sentiments, à notre volonté (good-will), pour savoir où se trouve la plus grande probabilité, et lorsque notre décision est prise, dans la pratique, nous tournons le dos aux probabilités plus faibles, comme si elles n’existaient pas. Les probabilités, comme vous le savez, sont exprimées mathématiquement par des fractions. Mais nous ne pouvons guère agir de manière fractionnaire – une demi-action n’est pas une action (quel est l’avantage de tuer à moitié seulement son ennemi ? – autant ne pas le toucher du tout). Donc, pour les besoins de l’action, nous rendons la conception la plus probable équivalente à 1 (c’est-à-dire à la certitude), et nous considérons les autres conceptions comme équivalentes à zéro.
8Eh bien ceux qui défendent que la Raison est, à elle seule, suffisante, peuvent suivre l’une ou l’autre des deux voies suivantes, mais pas les deux.
9Ils peuvent approuver l’échelle de la Foi et l’adopter, tout en la qualifiant en même temps d’exercice de la Raison. Dans ce cas, ils mettent fin à la controverse par une définition purement verbale, ce qui revient à se rendre matériellement à l’ennemi.
10Ou bien ils peuvent continuer à faire prévaloir la définition plus courante de la Raison, et nous interdire l’usage de l’échelle de la Foi, parce que susceptible uniquement de nous égarer. « Braque-toi contre cette pente fatale », diront-ils, « attends d’avoir toutes les preuves; seuls la Raison et les faits doivent décider; fais taire ta volonté; ne bouge pas avant d’être sûr ». Mais ce conseil est si manifestement impossible à suivre dans n’importe quelle affaire pratique ou théorique importante, et les rationalistes eux-mêmes le suivent si peu dans leurs livres et dans leurs pratiques, péchant comme ils ne cessent de le faire avec ces mêmes choses malpropres qu’ils dénoncent, que je ne vois pas comment on pourrait le prendre au sérieux. Il revient en fait à nous empêcher de vivre.
11J’en conclus donc qu’il n’y a plus de sujet de dispute. Si le mot de Raison est pris pour inclure le processus de la foi, alors en effet la Raison est à elle seule suffisante. Mais si elle est prise dans le sens qui exclut le processus de la foi, alors son incapacité à fonder solidement la religion d’un homme me semble trop évidente pour continuer à discuter.
12Mais peut-être me suis-je trompé sur votre intention. Peut-être pensiez-vous à l’opposition entre la Raison et l’Expérience plutôt qu’entre la Raison et la Foi. Si c’est le cas, j’aurais je crois encore un mot à ajouter.
13Nous sommes d’accord que les questions religieuses sont des questions de fait. A partir des faits de l’expérience finie, le rationalisme religieux pense que la Raison peut inférer l’Infini, et à partir du monde visible le monde invisible.
14En fait, historiquement, le rationalisme religieux a prétendu que tous les faits de l’expérience, si on les interprète correctement, les faits physiques comme les faits moraux, mènent à des conclusions religieuses, et que les faits spécifiquement religieux, comme les conversions, les visions mystiques ou les vies conduites par la providence divine, bien que pouvant confirmer notre religion, ne sont pas nécessaires en première instance pour l’établir. Les faits communs, naturels, font l’affaire.
15Mais il me faut ici rappeler ce que je disais en commençant. Est-ce que les faits de l’expérience naturelle forcent bien la Raison des hommes, dans son existence concrète, aux conclusions religieuses ? Il n’y a pas de doute que des hommes, ayant montré toutes les apparences, sauf celle-là, de posséder la Raison, ont été conduits par les faits du monde à des conclusions irréligieuses. Les hommes concluront probablement toujours de manière différente en ces questions, comme ils l’ont fait jusqu’à ce jour. Certains discerneront dans les faits moraux un pouvoir se dirigeant vers la vertu et dans les faits physiques un pouvoir géométrique et intellectuel, qui crée l’ordre et aime ce qui est beau. Mais à côté de tous ces faits, il y a des faits contraires en abondance. Et celui qui les recherche eux, peut tout aussi bien en inférer l’existence d’un pouvoir qui défie la vertu, crée le désordre, aime ce qui est laid, et prend la mort pour but. Cela dépend du type de fait que vous sélectionnez comme essentiel. Si la Raison essaie d’être impartiale, si elle a recours aux comparaisons statistiques, et si elle se demande quel type de fait fait pencher la balance et dans quel sens va le mouvement, elle doit, me sem-ble-t-il, conclure en faveur de l’irréligion, à moins qu’on ne lui donne des expériences plus spécifiquement religieuses sur lesquelles se fonder. Car le dernier mot, partout, d’après les sciences purement naturalistes, est le mot de Mort, la sentence de mort que la Nature prononce contre plante et bête, individu et peuple, terre et soleil, et tout ce qu’elle a fait.
16Mais les expériences religieuses, au sens étroit et strict du terme, donnent à la Raison un ensemble supplémentaire de faits à utiliser. Elles ouvrent une autre possibilité à la Raison, dans laquelle la Foi peut s’engouffrer.
17On peut sommairement décrire les faits auxquels je fais référence comme des expériences d’une vie insoupçonnée survenant après la mort. Je ne parle pas ici de l’immortalité ou de la mort du corps, mais de la mort et de la fin de certains processus mentaux qui ont lieu dans l’expérience d’un individu. Ces processus finissent par échouer et, chez certains individus au moins, conduisent au désespoir. De même que l’amour romantique semble une invention littéraire relativement récente, de même ces expériences d’une vie qui survient après le désespoir semblent n’avoir joué aucun rôle majeur dans la théologie officielle jusqu’à l’époque de Luther; et la meilleure façon d’en indiquer le caractère consistera sans doute à dégager le contraste qu’il y a entre notre propre vie intérieure et celle des Grecs et des Romains de l’Antiquité.
18Pour tout ce qui concernait leur vie morale, les Grecs et les Romains étaient des peuples extraordinairement sérieux. Les Athéniens pensaient que même les dieux devaient admirer la rectitude d’un Phocion et d’un Aristide, et ces messieurs étaient eux-mêmes apparemment du même avis. La véracité de Caton était si parfaite qu’un Romain ne pouvait manifester sa plus complète incrédulité autrement que par ces mots : « je ne le croirais pas même si Caton me le disait ». Pour ces gens, le bien était le bien et le mal était le mal. L’hypocrisie, que l’Église chrétienne a découverte, n’existait guère. Le système naturaliste tenait bon : ses valeurs ne sonnaient pas faux et ne toléraient pas l’ironie. Si les individus étaient suffisamment vertueux, ils pouvaient satisfaire à toutes les exigences possibles. L’orgueil païen ne s’effritait jamais.
19Luther a percé la carapace de toute cette autosuffisance naturaliste. Il pensa (non sans raison sans doute) que saint Paul l’avait déjà fait. L’expérience religieuse de type luthérien conduit à la faillite tous nos repères naturalistes. Elle montre une chose : vous êtes fort seulement si vous êtes faible; vous ne pouvez vivre dans l’orgueil et l’autosuffisance; il y a une lumière qui rend absolument puéril tout mérite, toute excellence, tout souci de soi, qui sont fondés dans la nature et acceptés dans la vie courante; abandonner sa prétention à être bon est la seule voie qui conduit aux régions les plus profondes de l’Univers.
20Ces régions les plus profondes sont bien familières au christianisme évangélique et à ce qu’on connaît aujourd’hui sous le nom de religion de la « Cure Mentale » ou de la « Nouvelle Pensée ». Le phénomène en question est celui de nouvelles possibilités de vie survenant après nos moments de plus profond désespoir. Il y a en nous des ressources dont le naturalisme, avec ses vertus prosaïques, n’a aucune idée, des possibilités qui nous coupent le souffle, et qui dévoilent un monde plus vaste que ne peuvent l’imaginer la physique ou l’éthique des philistins. Là nous trouvons un monde dans lequel tout est bien, en dépit de certaines formes de mort, et en réalité à cause de certaines formes de mort, mort de l’espoir, mort de la force, mort des responsabilités, des craintes et des soucis, mort de tout ce sur quoi le paganisme, le naturalisme et le légalisme fondent leur confiance.
21La Raison, opérant sur nos autres expériences, y compris nos expériences psychologiques, n’aurait jamais inféré ces expériences spécifiquement religieuses avant leur apparition. Elle ne pouvait soupçonner leur existence, car elles sont en discontinuité avec l’expérience « naturelle », et inversent ses valeurs. Mais lorsqu’elles apparaissent et sont données, la Création s’élargit sous nos yeux. Elles suggèrent que notre expérience soi-disant « naturelle » peut n’être qu’un fragment de la réalité. Elles estompent les contours de la Nature et ouvrent les possibilités et les perspectives les plus étranges.
22C’est pourquoi il me semble que la Raison, si elle travaille sans considération des expériences spécifiquement religieuses, omettra toujours quelque chose et échouera à parvenir à des conclusions complètement adéquates. C’est pourquoi, à mes yeux, quiconque aspirant à élaborer par la raison une philosophie religieuse véritable doit considérer et interpréter soigneusement ce que j’appelle distinctement « l’expérience religieuse ».
23Traduit par St. Madelrieux
Notes
-
[1]
Ce texte est issu d’un discours prononcé par James lors d’un dîner du Pacific Coast Unitarian Club le 5 février 1906. Les six derniers paragraphes de la deuxième partie ont été repris par James avec de très légères modifications dans A Pluralistic Universe (Cambridge, MA & London, Havard University Press, 1977), p. 137-139. Le texte original complet se trouve dans The Works of William James (9) : Essays in Religion and Morality, Cambridge, Ma, London, Havard University Press, 1982, p. 124-128.