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Article de revue

Lectures politiques et spéculatives des Grundlinien der Philosophie des Rechts

Pages 441 à 462

Notes

  • [1]
    HEGEL, Philosophie des Rechts. Die Vorlesung von 1819/1820 in einer Nachschrift, édité par D. Henrich, Francfort, Suhrkamp, 1983, p. 30 sq.
  • [2]
    H. O TTMANN, Individuum und Gemeinschaft bei Hegel, Band 1 : Hegel im Spiegel der Interpretationen, Berlin/New York, de Gruyter, 1977. Voir également la conclusion de son article, « Hegels Rechtsphilosophie und das Problem der Akkomodation », in Zeitschrift für philosophische Forschung, 33,1979, p. 242-243.
  • [3]
    Correspondance, traduction J. Carrère, Paris, Gallimard, 1962, tome I, p. 129.
  • [4]
    Je cite le texte des Grundlinien der Philosophie des Rechts dans la traduction de Jean-François Kervégan, Paris, PUF, 1998 (cité Grundlinien ), Grundlinien, p. 85. Les autres œuvres de Hegel sont citées dans l’édition Suhrkamp élaborée par Moldenhauer et Michel. Cité MM, suivi du numéro de tome puis du numéro de page.
  • [5]
    Grundlinien, p. 73.
  • [6]
    Cf. Hegels Lehre vom absoluten Geiste als theologisch-politischer Traktat, Berlin/New York, de Gruyter, 1970, p. 336-386.
  • [7]
    Hegel und der Staat, Oldenburg, 1920, tome 2, p. 79.
  • [8]
    Wissenschaft der Logik, MM 5,34.
  • [9]
    Grundlinien, Préface, p. 86.
  • [10]
    Grundlinien, p. 85.
  • [11]
    HEGEL, Notes et fragments. Iéna 1803-1806, Paris, Aubier, 1991, p. 52-53. Cf. le commentaire des traducteurs, p. 140-142.
  • [12]
    Hegel und seine Zeit, Berlin, 1857, p. 367.
  • [13]
    « Hegels schottische Bettler », in Hegel-Studien, 19,1984. « Hegels Exzerpte aus der ‘Edinburgh Review’», in Hegel-Studien, 20,1985. « Hegels Exzerpte aus der ‘Quarterly Review’», in Hegel-Studien, 21,1986.
  • [14]
    Je le cite dans l’édition du Hegel-Archiv, Hamburg, Felix Meiner, 1983. (Cité Wa).
  • [15]
    Wa, § 151, p. 230-232.
  • [16]
    Grundlinien, § 281, p. 452.
  • [17]
    Wa, § 138, remarque, p. 203.
  • [18]
    Vorlesungen über Rechtsphilosophie 1818-1831, édité par Karl-Heinz Ilting, Stuttgart-Bad Canstatt, Frommann/Holzboog, 1974, tome 4, p. 52.
  • [19]
    Hegel : Die Philosophie des Rechts. Die Mitschriften Wannenmann (Heidelberg 1817/1818) und Homeyer (Berlin 1818/1819), édité par Karl-Heinz Ilting, Stuttgart, Klett Cotta, 1983, p. 19.
  • [20]
    Critique du droit politique hégélien, traduit par A. Baraquin, Paris, Editions sociales, 1975, p. 51.
  • [21]
    Op. cit., p. 113.
  • [22]
    Trois études sur Hegel, traduit par E. Blondel et al., Paris, Payot, 1979, p. 39. Le diagnostic est, sans surprise, identique chez Marcuse, cf. Raison et révolution, traduit par R. Castel et P.-H. Gonthier, Paris, Editions de Minuit, 1968, p. 221 : « La philosophie du droit de Hegel tire sa signification principale de ce que ses concepts fondamentaux accueillent et conservent sciemment les contradictions de la société moderne ».
  • [23]
    Il s’agit des « Lettres confidentielles sur le rapport juridique passé du pays de Vaud à la ville de Berne » (1798), MM 1,255-267.
  • [24]
    C’est une expression de l’article de 1817, MM 4,463.
  • [25]
    L’expression est utilisée par Hegel dans son article de 1831 sur le Reform Bill, MM 11, 121.
  • [26]
    Ce que j’ai tenté d’établir en détail dans ma thèse de doctorat : « Genèse des Grundlinien der Philosophie des Rechts : traduction et commentaire de la première leçon de Hegel sur la philosophie du droit (Heidelberg 1817/1818) », Paris IV, 1998.
  • [27]
    Rolf-Peter Horstmann va jusqu’à soutenir que les Grundlinien doivent une grande part de leur forme (notamment la césure société/État) à l’incompréhension qui suivit la parution de l’article de 1817. Hegel aurait tenté de préciser sa pensée dans les leçons et l’ouvrage. Cf. « Über die Rolle der bürgerlichen Gesellschaft in Hegels politischer Philosophie », in Hegel-Studien, 9,1974.
  • [28]
    Grundlinien, p. 83.
  • [29]
    Hegel und der Staat, Tome 2, p. 108.
  • [30]
    Ce rapprochement, déjà amplement illustré par Rosenzweig, a été validé par Jean-François Kervégan dans son ouvrage sur Carl Schmitt et Hegel (Hegel, Carl Schmitt. Le politique entre spéculation et positivité, Paris, PUF, 1982, p. 272 sq.). Je me contente de renvoyer aux deux ouvrages pour le détail de la comparaison.
  • [31]
    Grundlinien, § 2, rem., p. 91.
  • [32]
    Op. cit., p. 282.
  • [33]
    « Le prince hégélien », in Hegel et la philosophie du droit, Paris, PUF, 1979.
  • [34]
    D. HENRICH, « Logische Form und reale Totalität »; M. THEUNISSEN, « Die verdrängte Intersubjektivität in Hegels Philosophie des Rechts », in Hegels Philosophie des Rechts. Die Theorie der Rechtsformen und ihre Logik, Stuttgart, Klett-Cotta, 1982.
  • [35]
    Art. cit., p. 435.
  • [36]
    Wissenschaft der Logik, MM 6,423-424 et Enzyklopädie (1830), § 198, MM 8,355-356.
  • [37]
    Cette ironie hégélienne, l’extrême difficulté de la pensée du XXe siècle à se débarrasser de Hegel, Eric Weil l’avait déja mise à jour à propos de Malinowski, anti-hégélien déclaré. Cf. Hegel et l’État, Paris, PUF, 1985, p. 36-37.
  • [38]
    Hegeliana, Paris, PUF, 1986, p. 15,221 et 254.
  • [39]
    Philosophie politique, Paris, Vrin, 1984.
  • [40]
    Grundlinien, p. 381.
  • [41]
    Cf. larecension critique de la thèse de Henrich par K. Roth, « ZurLogik der Hegelschen Rechtsphilosophie », in Hegel-Studien, 16,1981, p. 337.
  • [42]
    Pour tout ce qui suit, lire l’article de Lu DE VOS, « Die Logik der Hegelschen Rechtsphilosophie : eine Vermutung », in Hegel-Studien, 16,1981, p. 99-121.
  • [43]
    Cf. les caractéristiques de l’idée absolue dans l’Enzyklopädie (l830), § 236.
  • [44]
    Cf. Enzyklopädie (1830), § 244.
  • [45]
    Notons encore celle de Henning Ottmann, qui propose de lire la Rechtsphilosophie sur le modèle de la Logique toute entière : « Hegelsche Logik und Rechtsphilosophie. Unzulängliche Bemerkungen zu einem ungelösten Problem », in Hegels Philosophie des Rechts..., op. cit., p. 382-392.
  • [46]
    Hegel lui-même donne une brève indication sur ce point : « À cause de la manière d’être concrète et si diverse en elle-même de l’ob-jet, on a négligé, il est vrai, de prouver et de mettre en relief la consécution logique en chacun des détails singuliers », Grundlinien, p. 72.
  • [47]
    Ce que j’ai tenté de faire ailleurs, dans un article des Études philosophiques (2001/1) : « Philosophie et société : le statut de la femme dans l’idéalisme allemand ».
English version

1L’idéalisme allemand peut être caractérisé rapidement comme la double réaction de la pensée allemande aux deux événements extraordinaires que sont, dans le spéculatif, la révolution kantienne, et dans le politique, la révolution française. Parmi les grands penseurs de cette époque, Hegel est celui qui a interrogé, théorisé et thématisé avec le plus de persévérance cette double origine de sa position intellectuelle. Aucun n’a marié aussi intimement que lui le spéculatif au politique. Hegel n’affirme pas seulement qu’on peut penser spéculativement le politique ou la politique. Chez lui, l’union est plus profonde et substantielle. L’objet même de la spéculation hégélienne est déjà directement et intrinsèquement politique. La vérité spéculative sur laquelle tout le système est bâti, que l’absolu est esprit et l’esprit liberté, cette vérité est tout autant spéculative que politique. En effet, elle définit la raison tout ensemble comme liberté déjà réalisée et qui reste encore à réaliser. Dès lors, il y a une communauté de destin inextricable entre spéculatif et politique. C’est le sens de la célèbre formule double de la préface aux Grundlinien : ce qui est rationnel, c’est réel. Cela veut dire que la vérité ultime de la spéculation, la pensée développée de la liberté de l’esprit, doit nécessairement s’inscrire dans le monde, que le théorique en sa vérité détermine une pratique. Mais ce qui est réel, c’est rationnel. Ce qui apparaît dans la sphère politique peut être ramené au concept, pensé spéculativement. À l’intérieur de ce système fondé sur un principe double en son essence, politique et spéculatif, il revient aux Grundlinien der Philosophie des Rechts d’exposer la figure proprement politique du spéculatif. Or dès qu’on pose la question de l’articulation du politique à la spéculation dans la philosophie du droit, on est confronté au problème de l’extrême confusion qui règne entre les interprétations. Depuis la date de sa parution, le livre de 1820 n’a cessé de produire des lectures contradictoires. Ce n’est pas un hasard si ceux qui ont voulu faire sombrer le hégélianisme se sont toujours attaqués à ce maillon du système comme à son point le plus faible.

2Je vais tenter d’apporter des éléments de réponse à la question de l’articulation du politique et du spéculatif par le détour de l’histoire de la réception des Grundlinien, et pour ce faire, je vais questionner ce qui dans l’œuvre même rend possible la confusion sur cette question pourtant primordiale. J’utilise un argument présenté par Dieter Henrich, selon lequel l’écart qui existe entre les interprétations possibles de certains passages cruciaux des Grundlinien trouve ses conditions de possibilité dans la rationalité même à l’œuvre dans le texte [1]. Une lecture politique de la politique spéculative peut vouloir dire deux choses différentes : une lecture qui inscrit la pensée spéculative du politique dans les combats politiques, disons dans la politique de son temps, ou bien une lecture de philosophie politique de la politique spéculative. Le conflit des interprétations sur les Grundlinien tient en partie à cette confusion du terme politique. Commençons par la lecture politique au premier sens de la pensée spéculative du politique.

LECTURES POLITIQUES DE LA PENSÉE SPÉCULATIVE DU POLITIQUE

3Les travaux de Henning Ottmann ont clairement établi la séparation qu’il faut savoir faire entre la position politique du système dans son temps et son armature spéculative [2]. En résumé, factuellement Hegel n’était pas le conservateur qu’on a dit, le réactionnaire opportuniste et timoré attaché à justifier servilement tous les pouvoirs temporels, notamment la Prusse de la Restauration. Il se peut par contre que le Système ait une tendance lourde, par sa logique même, à l’accommodation. Cela pourrait se vérifier de manière éclatante dans la structure logique des Grundlinien. Les travaux préparatoires d’Ottmann débouchent donc sur un champ à partir duquel opèrent, pour citer un exemple particulièrement convaincant, les investigations critiques de Michael Theunissen. L’attitude d’indifférence de telles investigations face aux détails biographico-historiques semble confirmer une position de simple bon sens. On a bien l’intuition en effet, devant certaines lectures politiques de la politique hégélienne, qu’en oubliant le spéculatif, elles manquent la substance et la véritable nouveauté de cette pensée.

4Et pourtant, contre toute attente, il se pourrait que ce bon sens, cette intuition, doivent subir le sort que Hegel réserve en général à de tels modes de pensée. Tout vient du statut dialectique de la philosophie elle-même. D’un côté, on sait que pour Hegel, la philosophie ne saurait jouer de rôle pratique direct. Elle est théorie pure, close sur elle-même. On connaît les textes qui, pour dire sa solitude constitutive, la comparent à l’activité des moines du Moyen Âge. Chacune des préfaces des grandes œuvres rappelle cet isolement constitutif. Je me contente de citer une lettre célèbre, datant de 1807 : « la philosophie est quelque chose de solitaire; il ne lui convient pas de fréquenter les rues et les marchés; mais on la tient encore éloignée de l’action des hommes, des choses dans lesquelles ils placent leur intérêt, ainsi que du savoir dans lequel ils placent leur vanité » [3]. La philosophie est strictement connaissance du rationnel en soi et pour soi, elle ne prétend à aucune utilité, que celle-ci soit directement pragmatique ou dirigée vers le savoir commun. Dans la préface des Grundlinien, cela prend cette tournure bien connue : « L’enseignement que cet écrit philosophique contient ne peut viser à enseigner à l’État comment il doit être, mais plutôt comment il doit être connu » [4]. Ce renoncement, au nom de l’exigence de la pure et simple connaissance spéculative, à une quelconque application pratique directe, commande l’exigence de lecture clairement exprimée par Hegel dans cette même préface : « C’est sous cet aspect [spéculatif] que je voudrais avant toute chose que ce traité soit saisi et jugé » [5]. Face à cette exigence formulée par le philosophe lui-même, on se demande comment, au premier abord, une lecture autre que spéculative de sa politique spéculative pourra se justifier. Avant qu’un soupçon apporté de l’extérieur puisse valablement informer la lecture du livre, il faudrait commencer par le commencement : lire spéculativement le spéculatif.

5C’est que le statut de la philosophie n’est pas univoque, mais lui-même dialectique. Certes, en tant que connaissance adéquate de la structure spéculative du politique, la philosophie perdrait son âme et ses moyens si elle visait autre chose que le rationnel en son objectivation. Mais la vérité spéculative, l’idée absolue, est consubstantiellement historique et politique. Ce qui est éternellement, l’en soi et pour soi absolu, n’accède à soi-même, c’est-à-dire n’est véritablement en soi et pour soi que par le passage à un pour soi qui est histoire. C’est même cela qui caractérise proprement l’hégélianisme : penser le rationnel comme une histoire, ce qui implique à rebours (mais cela n’est bien qu’un rebours) que l’histoire est, en sa substance, rationnelle. La contemplation de ce qui est hors du temps est nécessairement en même temps investigation du temps dans ses trois modalités. Ainsi, lorsqu’il écrit : ce qui est rationnel, c’est effectif, Hegel assigne à la philosophie une tâche aussi bien archéologique qu’eschatologique, pour reprendre les termes de Theunissen [6]. Archéologique parce que la vérité spéculative s’est manifestée dans le passé de la réconciliation en Jésus Christ; eschatologique, parce que cette réconciliation, désormais toujours déjà là, demande encore sa réalisation dans le monde, et qu’ainsi est défini l’Eschaton, l’Endzweck qui donne sens à l’histoire humaine. Comme connaissance du contenu de ce passé dans sa formalité, elle est science de la logique. Comme connaissance de ce passé dans l’histoire de sa révélation, elle est philosophie de l’histoire, philosophie de la religion et histoire de la philosophie, selon les trois modalités de cette révélation. Mais la philosophie regarde aussi vers l’avenir, cequi définitcequeRosenzweiganommé son « principe d’action » [7]. Enfin, le retournement de la vérité spéculative première en son rebours : ce qui est effectif, c’est rationnel, fait aussi de la philosophie une investigation du temps présent selon sa structure rationnelle. La vérité de l’esprit est passée et à venir mais en tant qu’actuelle, c’est-à-dire aussi bien présente.

6Cela permet à Hegel d’affirmer dans le même temps et sans contradiction l’isolement constitutif de la philosophie et son ouverture essentielle comme connaissance aux trois modalités du temps, et notamment au monde présent. Pour le dire rapidement dans des expressions hégéliennes célèbres : elle est à la fois « le calme silencieux et sans passion » [8] et « son temps appréhendé en pensées » [9]. Ce statut dialectique de la philosophie est illustré de manière éclatante par un passage de la préface de juin 1820 : « il importe de reconnaître dans l’apparence de ce qui est temporel et passager la substance qui est immanente et l’éternel qui est présent. Car le rationnel, qui est synonyme de l’idée, en pénétrant, en même temps, en son effectivité, dans l’existence externe, s’avance au milieu d’une richesse infinie de formes, de phénomènes et de configurations, et habille son noyau de l’écorce colorée dans laquelle la conscience loge d’abord; cette écorce, seul le concept la perce pour trouver la pulsation interne et sentir encore son battement même dans les configurations externes » [10]. La philosophie, connaissance du substantiel a-temporel, est donc aussi bien inspection du substantiel du temps présent puisque c’est l’essence même de ce substantiel de porter son a-temporalité au présent. Mais l’image finale donne à méditer. Elle dit encore autre chose. Le mouvement du concept n’est pas orienté dans une direction unique. Non seulement le concept, c’est-à-dire ici le concept connaissant, transperce l’écorce phénoménale pour trouver le noyau substantiel, mais il peut revenir à partir de ce noyau jusqu’à la surface du contingent et poursuivre son œuvre d’élucidation rationnelle. La philosophie n’est pas seulement connaissance de ce qui est strictement rationnel et effectif, l’idée au sens strict. Elle a aussi le pouvoir de porter un diagnostic sur le réel contingent en percevant les reflets de la rationalité qui l’animent. La distinction entre la Wirklichkeit et les autres formes d’existence, Sein, Existenz, Realität, Dasein, n’implique pas un abandon de ces dernières par la connaissance philosophique. Bref, la connaissance spéculative du temps présent a certes une forme spéculative adéquate à ce qu’elle exprime, c’est même là ce qui la définit entièrement comme connaissance spéculative. Mais elle peut encore être poursuivie par d’autres moyens dans la sphère du contingent. C’est ce qu’on pourrait appeler un journalisme philosophique. Il existe un lien très fort entre le Hegel philosophe et le Hegel journaliste et lecteur de journaux, et ce lien est fort parce qu’il est spéculativement fondé.

7Relisons le célèbre fragment d’Iéna : « la lecture du journal, le matin au lever, est une sorte de prière réaliste. On oriente vers Dieu ou vers ce qu’est le monde son attitude envers le monde. Cela donne la même sécurité qu’ici, que l’on sache où l’on en est » [11]. Replacé dans le cadre général ici retracé, ce fragment prend une signification qui n’est pas forcément critique. On y retrouve les deux regards de la philosophie, le divergent et le convergent, le regard directement tourné vers l’absolu dans son absoluité, et celui tourné vers sa manifestation mondaine. Les deux regards procurent la même sécurité qui n’est pas forcément celle du philistin, mais pourrait très bien être celle du penseur qui a fait la paix avec le réel. La fin de la lettre de 1807 confirme cette lecture : « vous aussi manifestez de l’attention pour l’histoire du temps présent ». Le « vous aussi » dit bien que la connaissance du substantiel, débouchant sur la connaissance du substantiel dans le temps, est inspection du temps présent. Mais la lettre se poursuit ainsi : « la science seule nous gardera de nous lamenter sur la victoire de l’injustice ou la défaite du droit. Ce que l’on perd présentement, les gens croient l’avoir possédé comme un bien ou un droit divin; et ce que l’on acquiert, ils le possèderont avec une mauvaise conscience ». Pour le public allemand des années 1800, la lecture des journaux, la vision du monde tel qu’il est, apportent le contraire de la sécurité d’esprit. C’est justement l’actualité de l’époque qui faisait qu’on ne savait plus où on en était. Seul un regard qui sait voir Dieu dans l’actualité sait aussi où il en est dans celle-ci. La définition persiflante du hégélianisme par Rudolf Haym, « un idéalisme supra-mondain mondainement intentionné » [12] peut être prise en bonne part, comme une caractérisation assez juste de la philosophie hégélienne. La spéculation demande l’ouverture sur le monde historique et notamment le monde présent. C’est ici que se fonde la légitimité des lectures qui interprètent le système dans sa figure politique dans le cadre politico-historique de son époque. Une intuition nous disait qu’elles étaient par trop réductrices face à la profondeur du propos spéculatif, mais on voit maintenant qu’elles peuvent se réclamer d’un fondement théorique qui est chez Hegel lui-même, et aussi de sa propre pratique.

8En effet, on sait que, dans ses leçons, Hegel faisait grand usage d’articles de journaux, dont les coupures et extraits recopiés parsemaient ses cahiers de notes. Plus précisément, Norbert Waszek a pu montrer, à propos de la philosophie du droit, combien son contenu était redevable d’éléments d’information recueillis dans les journaux anglais et écossais [13]. Il faut en prendre toute la mesure : ces éléments d’information ne viennent pas seulement illustrer le propos spéculatif. Ils constituent parfois la référence même sur quoi est construit un élément de la théorie. Un exemple frappant est la prise de position de Hegel en faveur de son ami Thibaut contre Savigny, dans la querelle des juristes allemands sur la nécessité d’une codification juridique (Rph § 211, rem.). C’est un passage recensé par Hegel dans l’Edinburgh Review qui est directement repris comme argument pour condamner la pratique anglaise qui fait du juge un législateur. Autre exemple : celui des « mendiants écossais » que Hegel découvre dans les journaux britanniques, et qui le persuade de la nécessité de résoudre le problème de la pauvreté dans la société civile autrement que par les institutions de bienfaisance, le traitement social du chômage. A la lecture des leçons sur la philosophie du droit, on pressent qu’il y reste une multitude de sources et de références à mettre à jour qui permettraient de montrer combien les doctrines de la société civile et de l’État dans la Rechtsphilosophie empruntent aux problèmes des sociétés européennes de l’époque. Dans ces leçons, les argumentations mêlent constamment la justification par le concept et celle par l’histoire, souvent par l’histoire la plus récente.

9Dans le manuscrit Wannenmann par exemple, qui restitue la leçon de Heidelberg, les remarques sont le plus souvent divisées en deux parties : la première rappelle, explique et développe la justification par le concept; la seconde introduit les exemples historiques. Apparaissent des expressions du genre : « l’histoire montre que », « ces exemples montrent que », « autrefois ... à notre époque », etc. [14] La plupart de ces exemples disparaissent des remarques de la Rechtsphilosophie de 1820, mais c’est bien sur eux que Hegel a médité. Souvent, ils sont bien plus que de simples exemples et constituent des arguments à part entière. Le recours à l’exemplification historique est si massif dans Wannenmann qu’on ne sait plus toujours si c’est le spéculatif qui s’illustre en des exemples réels, ou les faits historiques qui sont hypostasiés en concepts. Ainsi la division de l’Assemblée en deux Chambres est déduite d’une considération proprement utilitariste, une « vue d’entendement ». D’une part, il faut éviter que la décision puisse être l’effet du hasard d’un instant; d’autre part, que l’Assemblée apparaisse comme directement opposée au gouvernement. Or, ce qui amène Hegel à cette considération, c’est bien sûr l’exemple des parlements existants, mais surtout l’exemple concret des défauts de la décision à la majorité, notamment celui-ci : « souvent, c’est une petite majorité qui peut décider pour ‘oui’ou ‘non’; cela apparaît comme hasard puisque les voix en nombre égal pour ‘oui’et ‘non’apparaissent comme des voix négatives, et les autres, qui font la majorité, comme voix décisives. De cela, les débats du Parlement d’Angleterre donnent des exemples : lors de la constitution de la dot pour une princesse qui épousait un prince prussien, on délibérait de l’augmentation des rentes; les voix pour et contre étaient égales, un seul homme avait encore à donner sa voix, cet homme était un lord, qui auparavant avait été condamné de manière infamante, il vota contre l’augmentation. La décision dépendait donc de lui. Il y a ici, donc, une contingence, parce que la majorité seule a décidé. Cette contingence, il faut qu’elle soit évitée » [15]. Dans les Grundlinien, Hegel a rajouté un paragraphe (§ 312) qui déduit la division en deux chambres de l’existence des deux éléments distincts des états (Stände) en elle. Comme l’État est la sphère de l’Idée où le concept se donne réalité objective, ces deux moments sociaux idéellement distincts prennent une existence réelle, politique. Mais le § 313, qui correspond exactement au § 151 de 1817, continue de justifier pragmatiquement ce qui vient d’être déduit du concept. Autre exemple, à l’enjeu tout aussi important, la déduction du caractère naturel du prince. Dans les Grundlinien, cet élément est présenté comme le type même d’un résultat de la déduction spéculative, au point que seule la philosophie a le droit de contempler la majesté du prince, puisque « tout mode d’investigation de l’idée infinie, fondée au-dedans d’elle-même, autre que le mode spéculatif, abroge en soi et pour soi la nature de la majesté » [16]. Mais dans la première ébauche de la philosophie du droit, la déduction est appuyée sur la réalité des États modernes : « c’est dans le monarque qu’est cet oracle ultime, ce contingent de la décision ultime. De même que chez les Anciens cette décision était tirée de la particularité, de même, chez nous, elle est tirée de la particularité par la naissance, et par ce droit de naissance, la succession des monarques se fait naturellement » [17]. La justification est ici toute historique.

10On peut certes objecter à cette séparation anti-dialectique entre le spéculatif et l’historique. Nous avons nous-même rappelé que c’est la marque du hégélianisme d’égaler les deux. Mais justement, s’il y a bien ce lien intime entre le rationnel et le réel actuel, alors la tentation de lire la Rechtsphilosophie comme une simple réflexion sur le temps présent trouve sa justification dans la pratique de Hegel lui-même. De là à dire, comme Karl-Heinz Ilting dans sa présentation du manuscrit de 1825, que le langage spéculatif, en comparaison avec la clarté des leçons qui se refèrent plus fréquemment à l’histoire, produit un effet « ayant la circonvolution d’un oracle » [18], c’est-à-dire volontairement et stratégiquement ésotérique, il n’y a plus qu’un pas. Hegel devient un simple théoricien de la politique, entre le journaliste et le philosophe, le théoricien des questions politiques de son temps, finalement un homme de parti engagé dans les batailles politiciennes. Ainsi, Ilting présente la leçon de 1817 dans le contexte des débats français qui opposèrent les ultra-monarchistes aux doctrinaires dans les premières années de la Restauration. A Heidelberg, Hegel défendrait une constitution proche de la Charte accordée par Louis XVIII en France, et se révèlerait ainsi « théoricien du premier constitutionnalisme sud-allemand », c’est-à-dire une sorte de Benjamin Constant souabe [19]. A Berlin, il se ferait le suppôt théorique de la Restauration prussienne.

11Une fois que la lecture a pris ce tour, il n’y a plus grand chemin avant de montrer comment la réflexion sur le temps présent n’est que la réflexion, c’est-à-dire le reflet, de l’époque en elle-même. La philosophie qui appréhende son temps en pensée est alors tout autant saisie par lui. Et le même jugement qui condamne la période politiquement condamne politiquement le système qui s’en sera fait l’expression philosophique. Cette lecture est bien sûr celle de Rudolf Haym. Elle trouve son pendant dans les tentatives d’apologie symétriques qui sauvent la Rechtsphilosophie par un jugement diamétralement opposé sur la même époque. Contrairement aux apparences, le commentaire critique des Grundlinien par le jeune Marx appartient à cette classe des lectures de l’ouvrage. Cela peut surprendre. Tout l’effort de Marx consiste à dénoncer la « mystification » de la Rechtsphilosophie selon laquelle « ce n’est pas la Logique qui sert de preuve à l’État, mais l’État qui sert de preuve à la Logique » [20]. La dénonciation du mysticisme spéculatif hégélien semble elle-même procéder spéculativement. Mais cette critique rend compte aussi, par contrecoup, du rapport substantiel qui enchaîne le spéculatif à une mauvaise empirie. En effet, dès lors que l’idéalisme de Hegel lui fait sacrifier l’objet à penser (la société, l’État) à la seule logique du penser, il ne dispose plus de critères conceptuels lui permettant de faire la critique du donné. Il est forcé de prendre ce donné tel quel afin de procurer une figuration réelle aux catégories abstraites de la Logique. Le mysticisme spéculatif mène à l’empirisme le plus plat. Ainsi la critique marxienne démarre au plan logique pour aboutir à une condamnation purement politique : la Rechtsphilosophie n’étant que le reflet d’une réalité mystifiée, elle est elle-même mystifiée. Comme le dit Marx : « Hegel n’est pas à blâmer parce qu’il décrit l’essence de l’État moderne, mais parce qu’il allègue ce qui est comme l’essence de l’État » [21]. Poursuivant dans cette direction, Adorno donne corps à une idée marxienne qui échappe encore à Marx dans son commentaire de 1843, tout en ne cessant de poindre par-dessous le texte. Chez le Marx de 1843, le rapport entre l’empirie et la mystique spéculative garde une grande part de contingence. Il ne dit nulle part que la philosophie hégélienne de l’État est le produit idéologique de la Restauration prussienne. Il les pose simplement l’un à côté de l’autre, d’où cette expression révélatrice, dans la discussion sur le pouvoir législatif : « dans les États modernes comme dans la philosophie hégélienne du droit ». Marx n’a pas encore conceptualisé le rapport entre système de pouvoir et système idéologique. Adorno le fera dans la première des trois études. Pour conserver les termes de Marx, il montre que le mysticisme spéculatif est très exactement ce que devait produire cette société mystifiée : « il a en même temps dénoncé le monde dont son programme est la théodicée » [22].

12Mais on peut faire un pas de plus. La tentation d’interpréter la politique hégélienne comme une œuvre de politique est d’autant plus forte que c’est Hegel qui l’a fait descendre dans cette arène. On sait que son premier texte publié était déjà une prise de position politique sur les événements contemporains, et déjà à partir d’un point de vue réflexif disant à partir de quoi la situation historique devait être jugée [23]. Depuis lors, Hegel ne cessa d’intervenir armé du concept dans l’histoire en train de se faire. Or la philosophie du droit est dans une grande dépendance vis-à-vis de ce journalisme philosophique de combat. La première élaboration de Heidelberg qui contient déjà les Grundlinien est en grande partie directement préparée par l’article de 1817 sur l’Assemblée du Würtemberg et le dernier texte publié du vivant de Hegel est encore un article de philosophie appliquée aux questions politiques du temps. Dans tous ces cas, Hegel s’autorise de sa doctrine de l’État, de la connaissance des « idées modernes d’une constitution de l’État » [24], de la connaissance des « idées qui constituent le fondement d’une liberté réelle » [25], pour saluer et soutenir l’action politique du roi du Würtemberg, ou critiquer le projet de réforme électorale anglais en 1831. A l’encontre de toutes ses dénégations quant à la portée pratique de la philosophie, Hegel lance le système de manière brutale et répétée dans le « bruit étourdissant du quotidien » que la Logique demandait au philosophe de fuir. A chaque fois, en 1817 comme en 1831, la prise de position a une tournure violemment polémique, qui lui attire de graves inimitiés. On est loin du « calme silencieux et sans passion » requis pour la spéculation.

13Pour apercevoir le lien profond qui, dans la philosophie politique hégélienne, lie le spéculatif à l’étude journalistique de l’actualité la plus brûlante, il suffit de comparer l’article sur les états du Würtemberg à la leçon de la même année. Les recoupements théoriques et littéraux sont frappants. Il y a une interaction essentielle entre l’œuvre polémique et l’œuvre spéculative. On peut objecter que c’est précisément de leçons qu’il s’agit ici, que le livre de 1820 est un précis qui construit l’armature formelle, logique de la théorie, et qui a pour fonction d’apporter la preuve philosophique à ce que les leçons développeront ensuite dans un mélange de langage spéculatif et de langage de la représentation. N’est-ce pas parce qu’il a ignoré cette distinction toute simple mais fondamentale, et qu’il a même renversé leur hiérarchie, que la démarche d’Ilting nous paraît contestable a priori ?

14Contre cette objection on peut d’abord souligner qu’il n’y a aucune innovation théorique ni de recul important dans les Grundlinien par rapport aux leçons. Il existe des différences d’accentuation, de niveau d’explicitation, mais on peut dire que, de 1817 à 1820, la doctrine de l’État est restée identique [26]. La concordance entre la toute première leçon et le livre va si loin qu’on peut dire qu’indirectement, l’article de 1817 marque une étape essentielle dans la grande élaboration finale de la philosophie du droit [27]. De fait, on retrouve dans le livre quantité d’expressions littérales qui étaient apparues en 1817, dans l’article puis le cours. D’autre part, le livre de 1820 ne s’invite pas dans l’arène politique de manière seulement indirecte, par la contamination des articles qui l’entourent. C’est directement que Hegel engage sa politique spéculative dans les combats du temps. On pense d’abord à l’attaque contre Fries et les « démagogues ». On peut considérer que l’étude de ces références n’a rien de philosophique et que, pour déplorables qu’elles soient, elles ne doivent pas intéresser le lecteur philosophe. Mais le texte veut être lu différemment. Hegel déduit de manière spéculative l’apparition de la morale du cœur et de l’enthousiasme qui se tourne contre l’État, ainsi que la réaction violente de ce dernier. Les deux phénomènes sont présentés comme des exemples de configurations externes qui, pour contingents qu’ils soient, n’en sont pas moins mis à distance par la rationalité du temps. La morale du cœur est une production caractéristique de la Seichtigkeit, cette dégénérescence du kantisme que Hegel n’a cessé de dénoncer dans chacune des grandes œuvres systématiques. Quant aux ennuis policiers et administratifs rencontrés par les « démagogues », c’est « la nécessité de la Chose même (Hegel souligne) » [28] qui a fait que ce philosopher s’est mis en rapport plus étroit avec l’effectivité. Dès lors, il faut admettre qu’il y a une justification philosophique au moins partielle à étudier les causes et les effets de cette attaque contre Fries et les « démagogues ». Placée en tête d’ouvrage, intervenant dans les questions les plus brûlantes de l’actualité d’alors, cette attaque a focalisé sur elle toute l’attention au détriment du livre, et particulièrement de son élaboration spéculative. En témoignent toutes les recensions contemporaines de l’ouvrage. Cette lecture politique immédiate a incliné pour longtemps l’histoire des interprétations vers la simple condamnation moralisante. On voit que c’est la maladresse de Hegel qui est en grande partie responsable de ce déséquilibre. Son exigence que seule la lecture spéculative est valable a pesé pour rien face à l’énormité de sa prise de position pro-gouvernementale.

15Mais l’attaque trop célèbre contre Fries n’est pas le seul aspect du livre qui l’entraîne dans les combats politiques du temps. Il y a d’abord toutes les remarques aux paragraphes qui font référence aux questions de l’époque et prennent clairement position : le rejet de la méthode de l’École Historique, l’appel à la codification contre Savigny, la polémique avec von Haller, etc. Hegel justifie, dès la première page de la préface, ces références à l’actualité : elles doivent servir à éclairer la matière abstraite des paragraphes en la présentant dans le langage et les préoccupations de la représentation commune. Mais la hiérarchie entre la preuve par le concept et l’illustration par des exemples – une distinction qui, toute abstraite et contestable soit-elle, est opérée par Hegel lui-même – reste ambiguë. En effet, de nombreux paragraphes avaient aussi une portée politique immédiate, évidente pour qui savait lire à l’époque. Rosenzweig l’a montré à propos, par exemple, de l’exposition du droit formel. L’accent mis par Hegel, pour caractériser la propriété, sur le moment de la possession contre la définition formaliste et romaniste de Savigny n’était pas seulement une manière de se démarquer de son illustre adversaire. Cette conception avait aussi des implications socio-politiques majeures à une époque où la libération des serfs et le droit nouveau à la terre faisaient de la question du droit de propriété et du dédommagement des anciens propriétaires l’une des plus brûlantes de la Prusse des années 1820 [29]. De manière plus évidente, le droit public tout entier devait inévitablement prendre une valeur politique immédiate par sa simple exposition. Le simple fait de prôner la création d’une Assemblée à deux chambres, de souligner le rôle centralisateur de la bureaucratie, d’affirmer la place prépondérante du pouvoir princier dans l’organisme étatique, ou encore de rejeter la monarchie de droit divin, tout cela ne pouvait manquer de faire descendre la spéculation à figure politique dans l’arène politique. Une lecture historique des Grundlinien, qui envisage la doctrine dans la comparaison avec les projets politiques en conflit dans la Prusse de l’époque, peut mettre en évidence la très grande proximité de sa vision de l’État rationnel avec ceux qu’on a appelés les « réformateurs prussiens » [30].

16La philosophie du droit apparaît donc si engagée dans son temps qu’on ne doit pas s’étonner qu’elle ait toujours été lue selon des critères politiques et historicistes. C’est une conséquence directe de la théorie hégélienne du lien entre spéculation et actualité, une conséquence aussi de la pratique du philosophe lui-même. Puisque rien n’est vraiment réel que le rationnel, et que le temps de Hegel est la maturation ultime du rationnel effectif, tout événement du présent du philosophe peut devenir en droit un reflet du rationnel se réalisant. Mais alors, cela semble donner le droit d’interpréter par la réalité (historique, politique) le rationnel (le spéculatif). Il y a cependant une restriction importante : on ne peut interpréter politiquement le spéculatif en oubliant que c’est le spéculatif lui-même qui l’autorise. La dimension politique du spéculatif est spéculativement fondée. Si on l’oublie, on rabaisse la philosophie à un simple discours abstrait sur l’actualité. Dès le début de son livre, Hegel avait expressément dénoncé le contre-sens qui amène à lire la théorie spéculative à partir de sa figuration empirique : « dans la connaissance philosophique, c’est la nécessité d’un concept qui est la question principale, et le parcours, qui consiste, en tant que résultat, à être devenu, est sa démonstration et sa déduction. Comme son contenu est ainsi pour soi nécessaire, le second point est de regarder autour de soi ce qui lui correspond dans les représentations et dans la langue. Mais comment ce concept est pour soi dans sa vérité et comment il est dans la représentation, non seulement ces deux points peuvent être différents l’un de l’autre, mais il faut aussi qu’ils le soient, quant à la forme et à la figure. (...) Mais [la représentation] est si peu mesure et critère du concept, nécessaire et vrai pour lui-même, que c’est plutôt elle qui a à tirer de lui sa vérité, à se fonder en droit et à se connaître à partir de lui » [31]. Disons à la décharge des lectures oublieuses de cette hiérarchie, que Hegel lui-même ne semble pas lui être resté fidèle.

17Les lectures vraiment fécondes de la philosophie du droit sont celles qui respectent sa nature spéculative. Rosenzweig avait ouvert la voie. Après avoir souligné combien l’idée de l’État hégélien était proche de l’idéal étatique des réformateurs prussiens, il avait relevé tout ce qui, malgré tout, faisait échapper cette idée à son propre temps. D’une part, Hegel s’était totalement désintéressé de certaines questions parmi les plus discutées à l’époque, par exemple l’alternative entre assemblée nationale et assemblée provinciale. D’autre part, son État rationnel-effectif ne correspond pas, par de nombreux traits, aux États existants, notamment pas à la Prusse. C’est aussi ce que montre Jean-François Kervégan : « On est tenté de dire que Hegel n’a rien inventé. En bon secrétaire du temps, il aurait seulement porté à l’expression le projet politique de ses acteurs, faisant de la philosophie, comme il l’a écrit lui-même, ‘l’auxiliaire immédiate des intentions bienfaisantes du gouvernement’. Cependant, la signification politique du propos de Hegel ne saurait, quelle qu’elle soit, être déterminée dans l’ignorance de sa visée spéculative et de sa dimension métaempirique. Il est vrai que ce propos prend en charge les représentations dominantes; mais c’est pour y révéler une vérité d’un autre ordre » [32]. Si Hegel n’avait été que le théoricien d’un combat politique et constitutionnel déterminé de l’histoire allemande, seuls quelques érudits continueraient de s’y intéresser. Au contraire, les Grundlinien continuent de provoquer nos interrogations, parce qu’ils possèdent pour nous une actualité. Cette actualité de ce qui n’est plus actuel, seule la pensée spéculative peut la conférer. C’est elle qui crée cette impression qu’il y a quelque chose d’indestructiblement vivant dans cette pensée politique vieille de 200 ans, qui fait son essentielle « plasticité » (Pierre-Jean Labarrière).

LECTURES SPÉCULATIVES DES GRUNDLINIEN DER PHILOSOPHIE DES RECHTS

18Toute lecture féconde de la philosophie du droit est une lecture spéculative. C’est-à-dire une lecture qui commence par prendre Hegel au sérieux lorsqu’il nous demande de « concevoir et juger » son traité par le côté spéculatif, lorsqu’il insiste, à travers tout l’ouvrage, sur le fait que « dans la connaissance philosophique, la nécessité d’un concept est la chose principale » (§ 2, remarque). La lecture spéculative est celle qui commence par rapporter les médiations entre des éléments déterminés de la doctrine à des médiations conceptuelles, des médiations qui ont leur preuve et leur développement formel dans la Logique. Je vais d’abord relever rapidement trois exemples de ce genre de lectures en les ordonnant selon l’ordre croissant des parties du livre qu’elles étudient.

A. Aspects de la lecture spéculative

191. Le problème du rôle du prince dans la machine constitutionnelle. Tant qu’on explique l’alternative entre le monarque « moment décidant absolument du tout » (Grundlinien § 279) et le monarque « point sur le ‘i’» (leçon de 1822) comme une alternative entre deux visions distinctes de la monarchie, entre la monarchie autoritaire qui trouverait son modèle dans la Prusse réactionnaire du temps, et une monarchie parlementaire à l’anglaise, tant que c’est l’explication par l’histoire qui prévaut, on reste incapable de véritablement faire sens du propos de Hegel. Pour saisir le statut du prince hégélien, il faut faire comme l’a fait Bernard Bourgois dans une célèbre conférence [33] : revenir au concept de vouloir tel qu’il est défini en général par Hegel, et en particulier dans les premiers paragraphes de l’introduction des Grundlinien. On découvre que le moment de l’auto-détermination est la vérité du vouloir, unité de l’universalité et de la particularité. Mais l’autodétermination, pour Hegel, est toujours celle d’un Je, d’une certaine forme de subjectivité, et il ne peut y avoir de subjectivité que d’un sujet, ce que montre la Logique dès la première partie, puis en ses ultimes pages. Le moment de la vérité de l’organisme étatique, objectivation en grand d’un certain vouloir, sera donc le moment d’un Je qui s’auto-détermine comme particularité à partir de l’universalité de tout le corps. Mais cette autodétermination, ou encore, cette décision, est transcendante par rapport à la détermination. Ce qui compte, c’est qu’elle se pose; la détermination est simple possibilité. Ainsi, la décision du prince est absolue, parce que c’est elle, et seulement elle, qui fait exister le tout idéel de l’État comme acte de volonté, c’est-à-dire comme liberté objectivée. Mais cette décision est aussi vide, du fait même de sa transcendance vis-à-vis des déterminations qu’elle pose. Il faut penser ensemble le point sur le ‘i’et l’absoluité de la décision du prince. C’est la logique spéculative qui permet et demande de penser cette unité.

202. Le lien entre la société civile et l’État. Pour en saisir le sens et la portée, il faut, une fois encore, prendre Hegel au sérieux et relire ce qu’il a dit. Que représente la sphère de la société civile dans la vie éthique ? Selon le philosophe, elle est l’éthique dans son apparition, c’est-à-dire, d’abord, dans sa perte. C’est bien l’éthique déjà, à savoir la particularité se rapportant à l’universel, mais dans un rapport formel ou inconscient. La liberté qu’est l’éthicité est déjà à l’œuvre, mais de manière sous-jacente, dans la figure de son autre, c’est-à-dire comme égoïsme et nécessité. Le monde de la société est le double d’essence de l’État comme Idée. Il faut donc lire le rapport entre les deux selon la logique spéculative établie par la Logique entre logique de l’essence et logique de l’idée. C’est très précisément l’entreprise de Jean-François Kervégan dans la seconde partie de son livre sur Carl Schmitt et Hegel. Alors apparaît la justification profonde de tout ce qui fait le détail de la société civile, pourquoi Hegel peut dire qu’elle est le lieu de la culture, quelle signification exacte prend la division en états sociaux, le rôle de la corporation, de la police, etc. Finalement, cette lecture spéculative peut faire apparaître la vérité fondamentale de ce rapport entre société et État, toute entier construit sur le rapport entre logique de l’essence et logique du concept : l’essence développe dans l’élément de l’opposition la vérité de l’unité conceptuelle. Cela signifie un dédoublement du rapport : il y a une médiation nécessaire du politique par le social, puisque l’idée ne peut venir à soi qu’en étant passée par son autre, et il y a aussi une médiation nécessaire du social par le politique puisque le social ne peut parvenir à son effectivité que par un principe tiré d’une autre sphère qui réalise son unité seulement formelle. Le concept de médiation réciproque est le concept clef du rapport entre société et État et il tranche avec toutes les discussions historicisantes sur la question.

213. La cohérence interne de l’ouvrage. Quel est l’ordre de progression qui fait passer d’une partie à l’autre, et dans chaque partie, d’un moment à l’autre ? Une fois encore, il faut rester à l’écoute de Hegel qui dit que ce cheminement est commandé par la progression dialectique « immanente » à la chose même, ici, la raison consciente de soi se donnant figure objective. On sait déjà, depuis les §§ 5 et 6, que, dans sa vérité, cette figure de la raison est le résultat d’une médiation de singularité et d’universalité à travers la position d’une détermination particulière. Le § 33 donne le schéma de la progression qui fait parvenir la raison objectivée – autre nom de la volonté dans sa liberté – à cette vérité : une progression syllogistique par laquelle la singularité, en posant sa particularité, atteint à son universalité. L’idée est d’abord sous la figure de la singularité immédiate, c’est le premier moment, abstrait, du droit formel. Puis elle est dans son « existence particulière », c’est le second moment abstrait de la moralité. Enfin elle trouve sa vérité et son effectivité dans son « existence universelle en soi et pour soi ».

22Pour découvrir le sens profond des rapports des parties entre elles, il faut donc accepter de les lire en suivant la trame spéculative posée dans l’introduction, une interprétation spéculative audacieuse du syllogisme S-P-U (singularité, particularité, universel). C’est exactement le travail effectué par Dieter Henrich et Michael Theunissen dans leurs études publiées en 1982 sur la forme logique de la philosophie du droit [34]. Ils montrent comment chaque partie est conçue comme une médiation de singularité et d’universalité, selon l’un des trois moments du syllogisme. Le droit formel comme singularité abstraite, ou plutôt dans un rapport d’abstraction immédiate à l’universel; la moralité comme singularité particulière; l’éthicité comme singularité effective au rapport enfin établi avec l’universel. Dieter Henrich rappelle par ailleurs que le concept de singularité chez Hegel implique le concept d’unité dialectique, ce qui signifie qu’une totalité singulière n’est constituée qu’à partir du moment où elle a produit ses différences de telle sorte que celles-ci sont à la fois autonomes et rapportées à l’unité du tout. L’articulation de ces différences autonomes en un tout uni et singulier est, par exemple, un organisme ou une Constitution [35]. Ce rappel implique de poursuivre une lecture de la philosophie du droit comme enchaînement de syllogismes puisque la constitution étatique est par excellence une de ces unités singulières articulant ses différences sous une identité. Mais c’est la Constitution seule qui peut, dans les Grundlinien, être étudiée comme syllogisme de syllogismes, puisqu’elle seule est vraie totalité. Comme le dit Henrich, si tout rationnel est un syllogisme, seule une totalité est un tout de forme syllogistique.

23Or la Constitution interne est effectivement présentée par Hegel comme une totalité syllogistique. Elle est d’abord la médiation de la singularité du prince avec l’universel du peuple, à travers la particularité du pouvoir exécutif. Ensuite, chaque moment y réfléchit bien le tout puisque chaque pouvoir contient aussi les deux autres (§ 272). Enfin, chaque moment prend à son tour la position organique de la médiation (§ 302), dans l’ordre des syllogismes constituant un organisme : le prince est cette singularité immédiate qui fait de l’universel de l’État une totalité singulière, premier syllogisme S-P-U. Le pouvoir exécutif comme pouvoir unifiant assure la médiation réciproque du particulier des intérêts de la société civile et de l’universel de l’intérêt du tout, deuxième syllogisme U-S-P. Enfin, le pouvoir législatif est moment de médiation entre le gouvernement au sens général qui maintient l’unité de l’État, et la particularité des sphères sociales, troisième syllogisme P-U-S. La Constitution peut donc être lue comme une triade de syllogismes dans laquelle chaque moment prend à son tour la place de la médiation, ce qui correspond au mécanisme absolu [36].

24Ces trois exemples de lectures spéculatives sont des exemples de lectures fécondes à deux titres. D’abord, elles rendent compte avec justesse, avec justice, du propos de Hegel. En acceptant d’entrer dans le jeu de ce qui constitue pour lui l’acte de prouver en philosophie, elles éclaircissent à la fois le cadre et le contenu des preuves. Elles mettent aussi en lumière l’inadéquation des lectures oublieuses du spéculatif. D’autre part, cette fécondité herméneutique produit des attendus très importants pour la question philosophique d’une théorie de l’État, la pensée philosophique du politique. Les lectures spéculatives du politique aident à penser le politique, non plus seulement dans sa forme hégélienne, mais selon la chose même. On retrouve partout des pensées empruntées à la pensée spéculative accomplie du politique dans une infinité de théories modernes du social et du politique, sourdement à l’œuvre en elles, inconsciemment reprises, souvent chez des adversaires déclarés de ce qui est perçu comme « le hégélianisme ». Plus d’un philosophe post-marxiste, plus d’un penseur post-moderne, plus d’un théoricien de la différence, utilise sans vraiment le voir ou le vouloir des schèmes et des injonctions que Hegel avait mis en forme dans ses Grundlinien, sur la base de sa Logique [37]. A l’inverse, nul n’ignore la force démonstrative et analytique de la pensée spéculative du politique sans en payer le prix, théorique aussi bien que pratique. Ce que montre le livre de Kervégan : l’échec d’une science positive ou positiviste du politique face à la pensée spéculative. Le montrent aussi les analyses de Labarrière et Jarczyk dans les Hegeliana : même s’il faut rejeter Hegel parce que, fils de son temps, il n’est que le grand-père du nôtre, il nous apprend cette vérité fondamentale que seul un discours spéculativement fondé peut venir à bout des tâches historiques de la pensée [38]. La philosophie politique d’Eric Weil prouve par l’exemple que cette tâche peut être menée à bien [39]. C’est enfin la conclusion de Dieter Henrich dans son introduction à la Rechtsphilosophie de 1819 : nous savons bien que nous devons penser un institutionnalisme différent de celui de Hegel, mais il ne suffira pas de retoucher tel ou tel détail de la spéculation politique, ou plutôt de la spéculation elle-même. Sa philosophie du droit représente pour nous autant un enseignement qu’un immense défi.

B. Problèmes des lectures spéculatives des Grundlinien der Philosophie des Rechts

25On semble être parvenu à une position acceptable dans la question des lectures des Grundlinien. A côté de la démarche érudite qui situe le discours hégélien dans son temps et rend ainsi justice à la grande ouverture de la pensée hégélienne sur le réel dans toutes ses formations ainsi qu’à son engagement, il y a la seule lecture philosophiquement justifiée, la lecture spéculative. Seule une lecture spéculative peut comprendre la politique spéculative comme spéculation politique. Mais il ne faut pas crier victoire trop tôt. Car, de fait, il existe autant de lectures spéculatives des Grundlinien qu’il y a de lecteurs spéculatifs. Or, puisque c’est par le spéculatif seul que la théorie s’explicite, cette confusion des interprétations est particulièrement funeste.

26Ce retournement n’affecte pas les deux premières lectures, celles de Bourgeois et Kervégan, puisqu’elles visent des parties déterminées de la doctrine de l’éthicité, où les indications de Hegel suffisent à construire son cadre logique. Les problèmes surgissent dès qu’on veut situer l’ensemble de la Rechtsphilosophie dans le cadre de la Logique. Et là, le troisième exemple n’est plus aussi décisif. C’est Henrich lui-même qui met en évidence les difficultés de sa tentative de formalisation spéculative. La nécessité de lire la Constitution interne comme mécanisme absolu est donnée par la Logique et l’Encyclopédie. Dans les deux textes, Hegel prend l’État comme exemple d’un système singularisé, articulé selon des déterminités autonomes mais reliées autour d’un centre absolu. Pourtant, cette brève indication se heurte à des difficultés majeures dans l’application concrète au texte de la Rechtsphilosophie. D’abord, Hegel fait peu d’efforts dans le livre pour mettre en évidence la Constitution logique de son État. Henrich a rappelé que dans un mécanisme chaque moment doit occuper à son tour la place de médiation, et j’ai tenté d’exploiter cette remarque en reconstruisant la constitution interne comme une triade de syllogismes, où chacun des pouvoirs est, à son tour, milieu (Mitte). Mais cette reconstruction est toute personnelle. Elle ne peut se baser, dans le texte, que sur la seule remarque du § 302 concernant le pouvoir législatif : « Cela fait partie des actes-de-discernement logiques les plus importants : un moment déterminé qui, en tant qu’il se tient en opposition, cesse d’en être un et est un moment organique du fait qu’il est en même temps moyen terme » [40]. Certes la pensée de l’État comme organisme est constamment redite à travers tout le passage sur la Constitution interne. Elle implique le concept fondamental de l’idéalité des moments par rapport à l’unité du tout, et le fait que chacun des moments contient les autres en soi. Mais même cette dernière conséquence spéculative n’est pas systématiquement ou explicitement développée, et il est particulièrement difficile d’en retrouver la trace dans l’analyse du pouvoir exécutif. Hegel semble renâcler à tirer jusqu’au bout toutes les conséquences de sa métaphorisation de l’État en organisme.

27En second lieu, Henrich a montré que la pensée de l’État comme triade de syllogismes telle qu’elle est présentée dans les textes purement spéculatifs ne recouvre pas la construction des Grundlinien. Même si la reconstruction évoquée plus haut était satisfaisante, resterait ce grave problème qu’elle ne correspond pas à la façon dont Hegel a présenté l’organisme étatique dans les textes logiques. Ce qui manque dans les Grundlinien, c’est notamment le syllogisme selon lequel c’est la volonté des individus, leur activité propre, qui est en position médiate; que donc c’est elle qui produit d’une part l’effectuation des besoins particuliers par le recours à l’universel social, mais aussi et surtout l’effectuation du droit lui-même. On retrouve ici un thème aussi vieux que la critique du livre : la pensée de l’État comme substance dans les Grundlinien semble écraser l’individualité concrète en la transformant en simple accident. Henrich va jusqu’à dire que seules l’Encyclopédie et la Logique présentent effectivement l’éthicité comme le domaine de la liberté réalisée, que par conséquent c’est en elles qu’il faut chercher la forme véritable de la philosophie du droit.

28Troisièmement, l’hypothèse de Henrich dans sa généralité n’en exclut pas d’autres, tout aussi fortes [41]. Il y a certes des indices dans le texte même qui poussent à lire la Constitution interne comme un syllogisme de syllogismes. Mais d’autres indications demandent de lire tout le passage non plus selon la logique du concept objectif, mais selon la doctrine de l’idée. C’est déjà tout simplement la définition de l’État comme effectivité de l’idée éthique, le concept du vouloir arrivé à réalisation, c’est-à-dire très exactement comme idée. Les passages où l’éthicité est présentée comme l’idée du bien réalisée sont innombrables. Lu de Vos a montré par exemple, de manière très plausible, qu’on pouvait reconstruire toute l’éthicité selon la trame spéculative de la doctrine de l’idée [42]. La famille correspond à la logique de la vie, la société civile à l’idée du connaître, l’État, comme réalisation du bien, à l’idée absolue. Le Prince, à la fois commencement et couronnement de la totalité éthique emprunte effectivement beaucoup de ses traits à l’idée absolue : en lui, l’idéel déployé fait retour à l’immédiateté, à la nature; il est auto-détermination [43]. Il est bien le moment de l’Entschluß, la décision qui précipite le spéculatif dans son autre et le fait exister, l’Entlassen de la rationalité étatique dans la nature [44]. Il est le Christ de l’État, comme l’ont montré Bourgeois et Theunissen, c’est-à-dire ce moment où le spéculatif accomplit sa vérité dialectique par le passage dans son autre. Mais alors, dire que Lu de Vos a pu montrer cela de manière plausible, c’est dire qu’il y avait assez d’indices dans le texte pour le lui permettre. La « supposition » de Lu de Vos est d’autant plus séduisante qu’elle donne aussi le cadre des deux premières parties de la Rechtsphilosophie. La logique enseigne que l’idée absolue est unité de l’idée subjective et de l’idée objective. Or le texte des Grundlinien permet de lire les deux premiers moments selon les deux premières parties de la doctrine du concept. La référence à la Logique la plus claire dans tout le livre est celle du § 53 : il faut lire les trois moments de la propriété comme la suite des trois jugements du Dasein. Par ailleurs, si la propriété est le moment de la volonté singulière, le contrat est celui de la volonté commune, première figure d’universel dans ce moment abstrait, et la négation du droit est le moment où la volonté apparaît en sa vérité abstraite, à savoir comme particulière. Il semble donc qu’on puisse penser que Hegel a construit tout le droit abstrait comme un syllogisme de l’être-là, S-U-P. Lu de Vos propose ensuite de lire la moralité comme une figuration de la téléologie, autrement dit la vérité du concept objectif. Finalement, l’éthicité semble bien pouvoir répondre à la doctrine de l’idée, puisqu’elle apparait ici comme unité de l’idée subjective (droit abstrait) et de l’idée objective (moralité).

29La « supposition » de Lu de Vos, dans la comparaison avec la reconstruction de Henrich, est riche d’enseignements. Elle illustre d’abord la multiplicité des lectures spéculatives [45]. Mais, ce qui importe le plus, elle montre que cette confusion repose sur le texte lui-même. Il faut s’étonner que Hegel ait pu répéter si souvent et de manière si insistante l’exigence d’une lecture spéculative et qu’il ait pu en même temps rester si discret sur les références rendant possible cette lecture. Il faut s’étonner même qu’il ait pu ainsi mélanger les niveaux logiques au point de rendre possibles et plausibles des interprétations si divergentes.

30Comment échapper à cette confusion ? Peut-être en acceptant la proposition de Hans Dietrich Fulda : s’il est impossible de comprendre les Grundlinien autrement que par la dialectique spéculative, il ne faut pas non plus rester obsédé par les références à la Logique. La dialectique est d’abord celle de la chose même, ici, la liberté s’objectivant, la volonté en soi et pour soi qui se donne figure mondaine, le droit comme existence de la liberté. C’est une dialectique qui explore en détail les médiations liant sujet et objectivité (droit abstrait), individu particulier à individu particulier (moralité), et les médiations de l’inter-subjectivité (éthicité). Elle retrouve et réutilise des médiations formelles par ailleurs exposées. Mais s’il y a le logique, il n’y a pas qu’une logique, pas qu’une seule façon d’exposer le logique dans toutes ses configurations. Hegel a travaillé toute sa vie à la formalisation formelle du logique, et à ses multiples formalisations concrétisées. Par conséquent, il est sans doute vain de chercher à ramener à toute force toutes les déterminations conceptuelles qui parcourent les Grundlinien, et qui constituent leur véritable substrat, aux schèmes formels des différentes sciences de la logique [46].

31La position sensée de Fulda permet de retourner à la conclusion partielle dite plus haut. D’abord, nous pouvons à présent mieux caractériser la double tentation à laquelle est soumise toute lecture des Grundlinien : faire du concept le simple habillage en spéculatif de contenus tirés de l’empirie, ou au contraire, ne plus voir dans le livre qu’une théorie purement formelle donnant aux catégories abstraites un contenu de représentation non critiqué. Lorsque Hegel définit la tâche philosophique comme visée ou vision du rationnel dans le magma du temps et du réel, il prévient justement ces deux erreurs, c’est-à-dire la séparation abstraite du logique et du représentatif. La philosophie du droit est une théorie dialectique des formes du droit (au sens très large mais aussi très précis que Hegel donne au terme), qui fait constamment passer ses déterminations conceptuelles dans le domaine de la représentation, mais en faisant toujours la théorie de ce passage. Il est illégitime de partir de la représentation pour juger la détermination conceptuelle, mais tout aussi illégitime de croire que la représentation est présente en tant que matériau brut non examiné. La figure de représentation n’a de sens que dans et par l’élément conceptuel, aussi proche puisse-t-elle paraître de réalités empiriques effectivement existantes.

32Ainsi se définissent les tâches que nous dictent les Grundlinien. Du point de vue de leur interprétation, continuer certes à explorer les rapprochements possibles avec la science de la logique, mais en se défiant de toute prétention systématique en la matière. Hegel n’hésite jamais à développer les dialectiques propres à la chose, même lorsqu’il pense des objets déterminés, quitte à tordre la linéarité logique. De là, une autre tâche, de critique immanente, qui consiste à éprouver la validité des médiations dans l’œuvre. Enfin, éprouver les passages des déterminations conceptuelles aux figures représentatives. Par exemple, ne peut-on pas conserver la logique de la famille en lui donnant un contenu représentatif moins dépendant du modèle patriarcal [47] ? Finalement, le défique les Grundlinien lancent aux interprètes est insignifiant comparé à celui lancé aux philosophes. Par leur exemple seul, ils sont le défide relever l’exigence spéculative qui les anime pour l’appliquer à notre propre temps.

Notes

  • [1]
    HEGEL, Philosophie des Rechts. Die Vorlesung von 1819/1820 in einer Nachschrift, édité par D. Henrich, Francfort, Suhrkamp, 1983, p. 30 sq.
  • [2]
    H. O TTMANN, Individuum und Gemeinschaft bei Hegel, Band 1 : Hegel im Spiegel der Interpretationen, Berlin/New York, de Gruyter, 1977. Voir également la conclusion de son article, « Hegels Rechtsphilosophie und das Problem der Akkomodation », in Zeitschrift für philosophische Forschung, 33,1979, p. 242-243.
  • [3]
    Correspondance, traduction J. Carrère, Paris, Gallimard, 1962, tome I, p. 129.
  • [4]
    Je cite le texte des Grundlinien der Philosophie des Rechts dans la traduction de Jean-François Kervégan, Paris, PUF, 1998 (cité Grundlinien ), Grundlinien, p. 85. Les autres œuvres de Hegel sont citées dans l’édition Suhrkamp élaborée par Moldenhauer et Michel. Cité MM, suivi du numéro de tome puis du numéro de page.
  • [5]
    Grundlinien, p. 73.
  • [6]
    Cf. Hegels Lehre vom absoluten Geiste als theologisch-politischer Traktat, Berlin/New York, de Gruyter, 1970, p. 336-386.
  • [7]
    Hegel und der Staat, Oldenburg, 1920, tome 2, p. 79.
  • [8]
    Wissenschaft der Logik, MM 5,34.
  • [9]
    Grundlinien, Préface, p. 86.
  • [10]
    Grundlinien, p. 85.
  • [11]
    HEGEL, Notes et fragments. Iéna 1803-1806, Paris, Aubier, 1991, p. 52-53. Cf. le commentaire des traducteurs, p. 140-142.
  • [12]
    Hegel und seine Zeit, Berlin, 1857, p. 367.
  • [13]
    « Hegels schottische Bettler », in Hegel-Studien, 19,1984. « Hegels Exzerpte aus der ‘Edinburgh Review’», in Hegel-Studien, 20,1985. « Hegels Exzerpte aus der ‘Quarterly Review’», in Hegel-Studien, 21,1986.
  • [14]
    Je le cite dans l’édition du Hegel-Archiv, Hamburg, Felix Meiner, 1983. (Cité Wa).
  • [15]
    Wa, § 151, p. 230-232.
  • [16]
    Grundlinien, § 281, p. 452.
  • [17]
    Wa, § 138, remarque, p. 203.
  • [18]
    Vorlesungen über Rechtsphilosophie 1818-1831, édité par Karl-Heinz Ilting, Stuttgart-Bad Canstatt, Frommann/Holzboog, 1974, tome 4, p. 52.
  • [19]
    Hegel : Die Philosophie des Rechts. Die Mitschriften Wannenmann (Heidelberg 1817/1818) und Homeyer (Berlin 1818/1819), édité par Karl-Heinz Ilting, Stuttgart, Klett Cotta, 1983, p. 19.
  • [20]
    Critique du droit politique hégélien, traduit par A. Baraquin, Paris, Editions sociales, 1975, p. 51.
  • [21]
    Op. cit., p. 113.
  • [22]
    Trois études sur Hegel, traduit par E. Blondel et al., Paris, Payot, 1979, p. 39. Le diagnostic est, sans surprise, identique chez Marcuse, cf. Raison et révolution, traduit par R. Castel et P.-H. Gonthier, Paris, Editions de Minuit, 1968, p. 221 : « La philosophie du droit de Hegel tire sa signification principale de ce que ses concepts fondamentaux accueillent et conservent sciemment les contradictions de la société moderne ».
  • [23]
    Il s’agit des « Lettres confidentielles sur le rapport juridique passé du pays de Vaud à la ville de Berne » (1798), MM 1,255-267.
  • [24]
    C’est une expression de l’article de 1817, MM 4,463.
  • [25]
    L’expression est utilisée par Hegel dans son article de 1831 sur le Reform Bill, MM 11, 121.
  • [26]
    Ce que j’ai tenté d’établir en détail dans ma thèse de doctorat : « Genèse des Grundlinien der Philosophie des Rechts : traduction et commentaire de la première leçon de Hegel sur la philosophie du droit (Heidelberg 1817/1818) », Paris IV, 1998.
  • [27]
    Rolf-Peter Horstmann va jusqu’à soutenir que les Grundlinien doivent une grande part de leur forme (notamment la césure société/État) à l’incompréhension qui suivit la parution de l’article de 1817. Hegel aurait tenté de préciser sa pensée dans les leçons et l’ouvrage. Cf. « Über die Rolle der bürgerlichen Gesellschaft in Hegels politischer Philosophie », in Hegel-Studien, 9,1974.
  • [28]
    Grundlinien, p. 83.
  • [29]
    Hegel und der Staat, Tome 2, p. 108.
  • [30]
    Ce rapprochement, déjà amplement illustré par Rosenzweig, a été validé par Jean-François Kervégan dans son ouvrage sur Carl Schmitt et Hegel (Hegel, Carl Schmitt. Le politique entre spéculation et positivité, Paris, PUF, 1982, p. 272 sq.). Je me contente de renvoyer aux deux ouvrages pour le détail de la comparaison.
  • [31]
    Grundlinien, § 2, rem., p. 91.
  • [32]
    Op. cit., p. 282.
  • [33]
    « Le prince hégélien », in Hegel et la philosophie du droit, Paris, PUF, 1979.
  • [34]
    D. HENRICH, « Logische Form und reale Totalität »; M. THEUNISSEN, « Die verdrängte Intersubjektivität in Hegels Philosophie des Rechts », in Hegels Philosophie des Rechts. Die Theorie der Rechtsformen und ihre Logik, Stuttgart, Klett-Cotta, 1982.
  • [35]
    Art. cit., p. 435.
  • [36]
    Wissenschaft der Logik, MM 6,423-424 et Enzyklopädie (1830), § 198, MM 8,355-356.
  • [37]
    Cette ironie hégélienne, l’extrême difficulté de la pensée du XXe siècle à se débarrasser de Hegel, Eric Weil l’avait déja mise à jour à propos de Malinowski, anti-hégélien déclaré. Cf. Hegel et l’État, Paris, PUF, 1985, p. 36-37.
  • [38]
    Hegeliana, Paris, PUF, 1986, p. 15,221 et 254.
  • [39]
    Philosophie politique, Paris, Vrin, 1984.
  • [40]
    Grundlinien, p. 381.
  • [41]
    Cf. larecension critique de la thèse de Henrich par K. Roth, « ZurLogik der Hegelschen Rechtsphilosophie », in Hegel-Studien, 16,1981, p. 337.
  • [42]
    Pour tout ce qui suit, lire l’article de Lu DE VOS, « Die Logik der Hegelschen Rechtsphilosophie : eine Vermutung », in Hegel-Studien, 16,1981, p. 99-121.
  • [43]
    Cf. les caractéristiques de l’idée absolue dans l’Enzyklopädie (l830), § 236.
  • [44]
    Cf. Enzyklopädie (1830), § 244.
  • [45]
    Notons encore celle de Henning Ottmann, qui propose de lire la Rechtsphilosophie sur le modèle de la Logique toute entière : « Hegelsche Logik und Rechtsphilosophie. Unzulängliche Bemerkungen zu einem ungelösten Problem », in Hegels Philosophie des Rechts..., op. cit., p. 382-392.
  • [46]
    Hegel lui-même donne une brève indication sur ce point : « À cause de la manière d’être concrète et si diverse en elle-même de l’ob-jet, on a négligé, il est vrai, de prouver et de mettre en relief la consécution logique en chacun des détails singuliers », Grundlinien, p. 72.
  • [47]
    Ce que j’ai tenté de faire ailleurs, dans un article des Études philosophiques (2001/1) : « Philosophie et société : le statut de la femme dans l’idéalisme allemand ».
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