1Le problème du sujet, de la subjectivité, du soi chez Foucault est l’un des plus complexes. Cette difficulté que j’éprouve, tout en reconnaissant volontiers la pertinence extrême de ce thème, à parler de la subjectivité, dans ce qu’on a coutume d’appeler le « dernier Foucault » – puisqu’on sait bien que si l’on reconnaît deux Heidegger et deux Wittgenstein, on s’accorde au moins sur trois Foucault –, cette difficulté provient d’un rapport, celui même que Foucault entretient avec la philosophie.
2Car après tout, évoquer la philosophie foucaldienne du sujet, c’est parler de quelque chose qui existe à peine et qui, en tout cas, ne connaît pas de thématisation séparée. Je veux dire par là que des concepts comme ceux de subjectivation, de pratiques de soi, de rapport à soi, sont très peu définis en et pour eux-mêmes, et sont peut-être davantage compris comme grilles de lecture de phénomènes historiques que comme des concepts à explorer de manière parfaitement autonome et dans leur dimension proprement philosophique. De même, des notions comme la maîtrise de soi ou le souci de soi ne constituent en aucun cas des pensées foucaldiennes du sujet ou des décisions philosophiques à part entière, mais désignent plutôt des structurations historico-éthiques du sujet : la structuration éthique de la Grèce classique pour la maîtrise de soi, et celle de la période hellénistique et romaine pour le souci de soi. On retrouverait du reste le même problème à propos de termes comme ceux de discipline ou de norme, qui renvoient simultanément à une ontologie du pouvoir, à la question de sa nature et à une configuration historique déterminée.
3Ce que nous voulons simplement dire ici, c’est que les concepts de Foucault sont souvent indissociables de la réalité historique qu’ils prétendent lire et révéler, et ils y « collent » toujours forcément, de telle sorte qu’on ne sait jamais si les concepts dominants de Foucault sont des concepts purs, des notions articulées dans un ensemble conceptuel relativement autonome, ou s’il n’y a jamais là que des grilles de lecture, des manières de rassembler, ou de configurer un domaine d’archives. Sans doute, tout ce problème que je pose là trouverait, sinon sa résolution, du moins son cadre d’expression plus juste dans une réflexion plus large sur la manière dont Foucault a bouleversé le partage entre le champ historique et le champ philosophique, dont il a montré, de manière du reste très hégélienne, que la pensée trouve dans l’histoire non pas l’élément de son illustration mais de son existence. Aujourd’hui, que dire du sujet ?
4Pour commencer, on pourrait dire que, de 1980 à 1984, Foucault ne cesse de poursuivre un seul et même but : écrire une histoire de ce qui noue un sujet à la vérité. On a l’habitude de faire du dernier Foucault le Foucault de l’Histoire de la sexualité, mais sur les cinq années de cours, un seul est consacré à la sexualité grecque, tous les autres interrogeant inlassablement le même thème : quelles sont les formes historiques qui assurent en Occident le nouage du sujet à la vérité ? De l’étude de la pénitence chrétienne à la parrhêsia grecque, de celle de la conversion platonicienne à l’ascétique stoïcienne, toujours une même question têtue revient : selon quelles formes, quelles procédures, et avec quels effets de subjectivation, un sujet va-t-il se lier, se nouer à une vérité, quelles formes de subjectivation s’articulent sur quelles formes de véridiction ? Et cette interrogation s’impose avec tellement d’intensité à Foucault qu’il va affirmant qu’en étudiant autrefois le fou et le criminel, c’était cette même question qui se posait à lui.
5On pourrait prendre comme figure emblématique de ce questionnement Œdipe, dont Foucault reprend en 1980, pour la deuxième fois, l’analyse de la tragédie. Pour Foucault, Œdipe est par excellence un homme de vérité, mais au sens où l’on parle par exemple d’un homme d’expérience : c’est-à-dire forgé, formé, transformé par l’expérience. C’est de cette manière qu’Œdipe est un homme de vérité : son destin tient à la recherche d’une vérité (la vérité de ce crime qui, au sens propre, empoisonne sa ville), et la conquête de cette vérité, selon des procédures réglées, concurrentes, signifiera en même temps la redéfinition radicale de son être. On pourrait dire que si Freud voit dans la tragédie de Sophocle celle de la vérité du désir, désir qui serait en son fond incestueux et criminel, Foucault, lui, voit à l’œuvre dans Œdipe un désir de vérité, une vérité qui serait telle qu’elle transforme la vie d’un homme. Ce que découvre Œdipe, alors même qu’il recherche la vérité judiciaire, purificatrice, c’est sa vérité.
6Comment comprendre alors l’enjeu de la philosophie, à travers ces dernières recherches de Foucault, en tentant de construire les concepts de subjectivité et de réalité ? La philosophie n’apparaît-elle pas dès lors comme l’invention de la réalité et la transformation des subjectivités ?
La philosophie comme invention éthique de la réalité
7Le cours de 1981 au Collège de France se clôt sur une problématique qui se trouvait au centre de L’Archéologie du savoir, mais elle était alors centrale au sens où elle représentait pour cet ouvrage un point d’effondrement. Cette problématique est simplement celle du rapport entre le discours et les pratiques concrètes, et ce que peut bien vouloir dire, dans le cadre de cette alternative, la « réalité ». Foucault dresse (11 mars 1981) le bilan de plusieurs mois de lecture patiente de textes : lisant Plutarque, Lucien, Musonius Rufus, Hiéroclès, il a décrit le mouvement de conjugalisation des aphrodisia. Le mariage devient, avec ces textes, le lieu exclusif du plaisir réglé, authentique, légitime, durable. Le couple marié devient le lieu et la forme même de la vérité du plaisir. Si, par ailleurs, continue Foucault, on interroge les historiens, on s’aperçoit qu’effectivement la pratique matrimoniale s’intensifie, s’étend, s’institutionnalise et prend une dimension publique toujours plus marquée. A première vue, il n’y a rien ici dont on doive s’étonner. La philosophie ne ferait jamais que démarquer le réel, le traduire sous forme de concepts ou de codes. Au fait de vivre comme l’on vit, la philosophie, supplément d’âme, superposerait le discours justifiant pourquoi il faut vivre comme l’on vit. De la pratique du mariage à sa philosophie, on glisserait par un mouvement continu. Mais Foucault ici s’étonne, là où nul ne devrait s’étonner. Parce que, explique-t-il, le réel n’a jamais été la raison d’être du discours vrai sur ce réel. La monogamie est devenue une pratique étendue, une réalité sociale importante. Les historiens l’attestent. Mais qu’un jeu de vérité, que des structures de véridiction, que des énoncés philosophiques soient venus s’articuler sur cette pratique, est en soi un événement, qui compte beaucoup pour une histoire de la vérité.
8Il est clair que sur ce rapport entre réalité et discours sont possibles diffférentes analyses. La première et la plus évidente consisterait à voir dans le discours le simple redoublement représentatif du réel. Le discours serait le reflet des pratiques. Un second type d’analyse (dans lequel on retrouverait facilement le schéma marxiste) verrait au contraire dans le discours une manière de masquer plutôt que de révéler le réel. Le réel du discours serait alors précisément dans ce qu’il ne dit pas du réel. Un dernier type d’analyse (proche d’un modèle à la Max Weber) pourrait voir dans le discours une manière de rationaliser le réel. Le discours vrai serait une codification, une systématisation de pratiques éparses.
9Il s’agit donc bien de savoir quel type de rapport le discours qui se présente comme vrai présente avec la réalité : reflet, masque, ou rationalisation du réel. Ce que montre Foucault, à partir d’une analyse du rapport entre les pratiques matrimoniales et les arts d’existence, c’est que le discours philosophique de Plutarque, de Musonius Rufus, de l’ensemble enfin des moralistes grecs, consiste précisément à styliser un nouveau code de comportements. Si l’on considère par exemple que la transformation de la sexualité antique entre le Ve siècle av. J.-C. et le IIe après consiste dans le passage d’une sexualité valorisée par le principe d’activité, de maîtrise, de respect des hiérarchies sociales et de dissymétrie, à une sexualité centrée sur le couple marié tendant à une égalité des partenaires, on dira que le discours philosophique consiste dans la prescription des procédures de transformations subjectives permettant à des sujets de venir habiter un nouveau code. On pourrait prolonger ces réflexions de la manière suivante : ce qui fait événement, ce n’est pas qu’une pratique sociale ait été attestée, qu’un comportement ait été effectivement tenu, ou qu’un discours ait été prononcé, qu’une structure de véridiction ait été constituée. Au sens le plus authentique, on devrait dire que la réalité est ce qui fait jointure entre des pratiques ou des codes anonymes de comportement, et des rapports à soi qui viennent les animer. Le discours philosophique alors, au moins celui des moralistes anciens, se comprend comme ce qui vient accrocher des modes de subjectivation, des formes d’expérience à l’intérieur de pratiques sociales. C’est pourquoi l’on devrait dire de la philosophie qu’elle invente le réel, au sens non pas où elle rend des pratiques vivables, mais au sens où elle les rend vivantes. La philosophie ne nous rend pas le réel vivable, mais vivant, en ce qu’elle invente le sens éthique des pratiques sociales, et l’inventant, qu’elle permet en même temps de les transformer. La philosophie n’est donc pas éloignée du réel, elle n’en est ni le reflet, ni le masque, ni la rationalisation, mais elle est l’invention vivante du réel en ce qu’elle propose des modalités de rapports à soi qui permettent d’animer de l’intérieur des comportements anonymes.
Philosophie et subjectivation : à propos de quelques malentendus (narcissisme éthique de Foucault et abandon de la politique)
10On pourrait par ailleurs décrire ici, avant d’en dégager les implications philosophiques, le mode de subjectivation antique en tant qu’il s’opposerait à un mode de subjectivation chrétien ou moderne.
11Mais auparavant, il faudrait sans doute définir ce qu’on appelle chez Foucault un mode de subjectivation. Parler de subjectivation suppose d’abord que le sujet ne soit pas donné à lui-même, mais qu’il se construise, s’élabore, s’édifie à partir d’un certain nombre de techniques, par exemple, des techniques d’écriture ou de lecture, des techniques d’examen, d’examen de ses actes, de ses pensées ou de ses représentations, des techniques de remémoration, des techniques de connaissance de soi. Au fond, et pour être plus précis, ce qui se trouve élaboré dans ces techniques, c’est moins le soi qu’un rapport à soi, un rapport à soi déterminé. Ce qui se trouve pris comme objet de recherche, ce sont donc des structures historiques de réflexivité, des manières historiquement déterminées et repérables de se rapporter à soi. En première approximation, le champ éthique se comprend comme l’ensemble de ces procédures pratiques qui visent à établir du soi au soi un rapport déterminé et régulier.
12Ce point établi, il permet de dénoncer un premier malentendu, qui consisterait à penser que les analyses de Foucault vont dans le sens de la revendication d’un épanouissement ou d’une découverte du soi, comme identité profonde et recouverte, masquée, altérée par des normes sociales anonymes. Foucault ne propose en aucun cas la reconquête d’un soi absolument pur et singulier auquel il faudrait vouer un culte. Il n’y a pas de pente narcissique dans ses analyses, ou plutôt le narcissisme, l’individualisme, le repli exclusif sur soi ou sur une sphère privée, ne sont que des cas particuliers de possibilités éthiques, sans doute pas les plus intéressantes et justement pas celles que Foucault désire étudier. Par exemple, ce que Foucault détermine comme le souci de soi tel qu’il est mis en œuvre et proposé comme modèle dans certaines philosophies hellénistiques et romaines, ce souci de soi est tout le contraire de ce qu’on a pu dénoncer ou exalter comme l’individualisme contemporain.
13Par ailleurs, le second malentendu à lever consisterait à penser que l’éthique, telle que Foucault la détermine – à savoir cet ensemble de techniques visant à établir un rapport à soi déterminé –, se construit dans une indifférence totale, complète, absolue à l’autre, à autrui, et que l’éthique du soi serait une éthique solitaire. Il est vrai que c’est le reproche le plus important qu’on pourrait faire à Foucault : articuler le champ de l’éthique en lui donnant comme domaine premier et ultime le rapport de soi à soi, c’est oublier le rapport à l’autre, ou en tout cas poser que le rapport à l’autre n’est pas immédiatement constitutif du champ éthique. Foucault se défend farouchement contre cette objection, même s’il n’est pas certain qu’il la lève complètement. Pour Foucault en effet, établir un rapport déterminé à soi ne s’effectue pas dans une solitude indépassable, ne s’opère pas dans une dimension solipsiste. D’une certaine manière, il faudrait même dire que le fait d’établir un rapport déterminé et régulier à soi suppose la présence, l’accompagnement, le guidage, l’aide de l’autre, ou plutôt des autres. Les techniques de soi sont toujours mises en œuvre au travers de relations sociales repérables, de communautés, de groupes, ou même d’institutions, par exemple des écoles, des communautés, etc. Les techniques de soi sont donc très fortement socialisées. De plus, établir un rapport déterminé à soi suppose toujours, pour être mis en œuvre, quelque chose comme un maître, un directeur ou un ami, qui nous arrache à l’inertie d’une identité reçue, fixée et figée par l’éducation parentale ou la société. De telle sorte que la dimension éthique est inséparable d’une dimension pédagogique et relationnelle. L’adoption d’une technique de soi, loin donc d’être exclusive de l’autre ou des autres, les suppose dès l’abord.
14Pour donner au départ le moins de chance à Foucault, prenons comme exemple de réalisation éthique le souci de soi, c’est-à-dire cette modalité déterminée du rapport à soi (une modalité parmi d’autres des techniques d’existence) qui fixe de soi à soi une relation de soin, de vigilance, d’occupation attentionnée et exclusive, de respect et d’amour, etc. Ici justement, Foucault s’attache à montrer que le souci de soi n’est pas une exigence de la solitude, mais une véritable pratique sociale, il est un intensificateur des relations sociales. Cela ne signifie pas, ou pas immédiatement, que se soucier de soi, c’est se soucier des autres, ou que pour bien s’occuper des autres, il faut savoir bien s’occuper de soi, ce qui ne serait sans doute pas une manière heureuse de s’en sortir. Cela signifie surtout pour Foucault, mais une fois encore dans le cadre historique qu’il décrit, celui des deux premiers siècles de notre ère, que le souci de soi tel qu’il est prôné par les moralistes, encouragé par les philosophes, prescrit par les sages stoïciens, ce souci de soi ne consiste pas à couper le sujet du monde, à le détacher des autres, à l’isoler, mais seulement à lui trouver sa juste place et à leur trouver, aux autres, leur juste place. C’est ainsi que certaines figures du stoïcisme impérial (surtout Sénèque) pourront tout à la fois prôner le souci de soi et l’engagement politique. Mais serrons les choses d’un peu plus près. A propos donc du souci de soi, tel qu’il était proposé comme réalisation éthique par les moralistes des premiers siècles, la thèse de Foucault consiste donc à dire que se soucier de soi ne veut surtout pas dire s’occuper exclusivement de soi, prendre soi-même comme unique champ d’activités au détriment d’autres activités sociales ou politiques. Se soucier de soi ne signifie pas ne pas se soucier des autres, mais se soucier autrement des autres. Cela ne signifie pas cesser toute activité, mais exercer autrement les activités publiques. Le souci de soi pour Foucault, tel qu’il est exigé par Sénèque, Epictète ou Marc-Aurèle, plutôt qu’il engage à l’inaction, fournit au contraire un critère pour l’action politique. Se soucier de soi permet de donner une forme définie à l’action qu’on entreprend, à la charge qu’on accepte, au rôle social qu’on accepte de jouer. Se soucier de soi n’est pas un désengagement, mais permet de s’engager comme il convient. Se soucier de soi pour Epictète, c’est se demander quand on rentre chez soi : quels sont mes devoirs en tant que père de famille; et quand on en sort : quels sont cette fois mes devoirs en tant que citoyen de telle ou telle cité; c’est toujours découvrir son appartenance à la communauté humaine tout entière. Se soucier de soi pour Sénèque, c’est agir au mieux auprès de l’empereur et dans le rôle de conseiller, tout en ménageant une distance d’avec ce rôle qui permettra, si survient un revers de fortune, de se préserver et de se conserver. Se soucier de soi, essentiellement, ce n’est pas se couper des autres et du monde, mais ménager entre eux et nous une distance, une distance constitutive, régulatrice, qui permette justement d’agir comme il faut dans ce monde et de se conduire comme il convient avec les autres.
15Ce qui signifie finalement que le souci de soi ne s’attache pas à définir un sujet désengagé dans une pureté éthique solitaire et séparée des autres, mais à constituer un sujet ferme d’action, un sujet de la conduite droite, un sujet qui s’investit dans le monde et les autres, en disposant d’un critère qui lui permette de maintenir ses actions dans des formes et des limites ajustées. Tout cela pour dire qu’au fond, il est possible que l’éthique pour Foucault ne signifie pas l’autre de la politique, mais une autre manière de faire de la politique.
Philosophie et subjectivation : l’antique et le moderne
16Ce sujet de l’action droite, tel qu’il se trouve constitué par le souci de soi à l’époque hellénistique et romaine, on pourrait dire plus largement que Foucault l’oppose – mais cette fois dans le cadre d’une opposition très massive et très large – au sujet de la connaissance vraie de la modernité ouverte par les textes de quelques Pères chrétiens, relayée par l’anthropologie, les sciences humaines et la psychanalyse. Par là, Foucault renoue, secrètement, avec le projet qui ne cesse de le hanter depuis ses premiers écrits : rendre compte de la constitution des sciences humaines.
17De manière approximative encore, le mode de subjectivation antique se résume à l’impératif de souci de soi, alors que le mode de subjectivation chrétien ou moderne se concentre autour du thème de la connaissance de soi. Ce qu’on pourrait articuler autrement en disant que le mode de subjectivation antique a pour effet la constitution d’un sujet de l’action, un sujet qui se pose la question de savoir s’il agit assez bien, tout en sachant que la perfection totale de l’action est inaccessible, alors que le mode chrétien réalise un sujet de la connaissance, qui se demande toujours s’il se connaît assez bien, tout en constatant qu’une part irréductible de lui-même échappera toujours à sa conscience.
18Cependant cette opposition est sans doute trop massive et peut être source de malentendus. C’est pourquoi il convient d’apporter des précisions pour corriger la sécheresse de cette bipolarité trop exclusive.
19D’une part, il ne s’agit évidemment pas pour Foucault de dire – et il aurait du mal à l’affirmer – que le sujet antique ignore tout de l’impératif de connaissance de soi, et que le sujet chrétien aurait entièrement délaissé la tâche de prendre soin de soi-même. L’opposition entre souci de soi et connaissance de soi n’est pas exclusive; ce qu’il s’agit plutôt d’établir, ce sont des rapports de subordination, des structures de prédominance. Pour le mode de subjectivation antique, Foucault montre bien, dans les textes de Platon comme dans les textes de Sénèque, que l’impératif de connaissance de soi existe bien, mais qu’il n’a pas de justification intrinsèque, qu’il ne s’énonce pas comme une tâche se suffisant à elle-même. Au contraire, et c’est toute la démonstration de Foucault à partir de l’Alcibiade de Platon, l’impératif de connaissance de soi ne prend sens qu’encadré par le souci de soi, qu’ordonné par la tâche générale et englobante de prendre soin de soi-même. C’est en tant seulement que j’ai à me soucier de moi-même que je dois m’attacher à me connaître. Or se soucier de soi-même ne signifie pas, on l’a vu, faire retour sur soi en se coupant des autres et de l’action, mais exercer une vigilance continue pour contrôler si, entre nos pensées, nos principes, nos discours et notre action, notre conduite, s’établit bien une correspondance, une harmonie, une concordance. La connaissance de soi n’a donc pour sens que de fonder la rectitude de l’action. Ce que je connais de moi-même, ce que je peux apprendre de moi-même par une lecture de mes affects et de mes pensées n’a de sens qu’en ce qu’il m’engage à agir de manière toujours plus droite.
20Dans le mode de subjectivation chrétien ou moderne, le souci de soi va au contraire coïncider totalement avec la connaissance de soi; la rectitude à installer ne sera plus entre des préceptes d’action et une conduite effective, mais entre ce que je crois savoir de moi et ce que je suis effectivement. C’est là le thème, semble-t-il, de l’identité qui est au cœur de ce dispositif. Ce qui ne signifie pas pour autant que le sujet chrétien se désintéresse totalement de ses actes, mais que ce qu’il peut accomplir comme action n’a de sens pour lui qu’en ce qu’il le renseigne sur son identité profonde : il ne s’agit pas de se connaître dans le but seulement de mieux agir, mais d’énoncer que ce que je fais n’a de valeur qu’en ce qu’il me permet de mieux me connaître.
21La thèse de Foucault peut donc se formuler ainsi : la constitution en Occident du sujet comme objet d’un discours vrai s’est opérée à partir d’un renoncement au sujet éthique de l’action droite. La connaissance objective de soi laisse choir, comme part inessentielle, la constitution éthique du sujet de l’action. Autrement dit, et plus schématiquement encore, pour être un sujet vrai, il s’agit aujourd’hui de dire et penser ce que l’on fait, et non plus de faire ce que l’on peut penser ou dire.
Pour conclure
22Définir, comme nous avons tenté de le faire, la philosophie dans un rapport positif avec la réalité, la subjectivité et la vérité, et la définir ainsi à partir de Foucault, peut paraître monstrueux, puisque précisément un ouvrage comme Les Mots et les choses (période dite structuraliste de Foucault) pouvait se comprendre premièrement comme une entreprise de dé-réalisation, seules des structures formelles se donnant à penser comme déterminantes, comme une entreprise de dé-subjectivation en tant que le savoir s’originait dans une épistémè foncièrement anonyme, comme une entreprise de dé-vérédiction, puisqu’il s’agissait de ne jamais se poser la question, à propos des savoirs étudiés, de leur vérité. En 1966 le mot d’ordre de la philosophie était déconstruction de la réalité, déconstruction du sujet et déconstruction de la vérité. Faut-il dire alors qu’il s’agit pour Foucault d’un revirement radical, d’un renoncement, d’un reniement ? Nous avons tenté de montrer ici comment c’est à partir d’une reprise conceptuelle de ces notions de réalité, de subjectivité, de vérité que s’élabore chez Foucault un matérialisme éthique de la véridiction, en lieu et place d’un idéalisme épistémologique de la vérité.
23Par ailleurs, en décrivant, en inventant aussi peut-être un peu un mode de subjectivation antique, il s’agit de rendre éclatantes l’historicité et la précarité du mode de subjectivation moderne. Foucault n’étudie pas pour elle-même la philosophie antique : il la convoque pour sa capacité de décentrement. Ce qu’il demande à la philosophie antique, c’est de produire un certain nombre d’effets d’étrangeté. En reconstruisant, à partir des énoncés des moralistes anciens, des matrices de subjectivité différentes, irréductibles, Foucault permet surtout une interrogation sur notre identité de sujet moderne. Il s’agit alors de nous rendre comme étrangers à nous-mêmes, en montrant l’historicité de ce qui pouvait sembler le plus anhistorique : la manière dont, comme sujets, nous nous rapportons à nous mêmes. De l’Antiquité gréco-romaine, Foucault fait ainsi émerger un sujet du souci de soi, qui fait trembler dans sa précarité historique un sujet de la connaissance de soi né dans les monastères chrétiens et tramé aujourd’hui dans les sciences humaines. Mais ce qu’aura permis aussi ce passage aux Anciens, c’est la reformulation du problème politique : et si les luttes aujourd’hui n’étaient plus seulement des luttes contre les dominations politiques, des luttes contre les exploitations économiques, mais des luttes contre des assujettissements identitaires ? En relisant Platon et Marc Aurèle, Epicure et Sénèque, Foucault cherche, non pas de quoi dépasser, mais de quoi repenser la politique.