Gérard BENSUSSAN. Franz Rosenzweig. Existence et philosophie. PUF, Paris, 2000.
1Paru aux PUF, dans la collection « Philosophies », cet ouvrage marque la reconnaissance universitaire de Franz Rosenzweig. Ecrit par l’un des plus grands spécialistes francophones de cet auteur, Gérard Bensussan, jusqu’alors en poste à l’Université d’Aix-en-Provence et chercheur au CNRS, et à compter de cette année Professeur à l’Université de Strasbourg, l’ouvrage nous présente une lecture très synthétique et personnelle de l’œuvre majeure de Rosenzweig, l’Etoile de la Rédemption. Il reprend le matériau d’un cours annuel proposé à l’Université d’Aix-en-Provence dans le cadre des enseignements de l’Institut Interuniversitaire d’Etudes et de Culture Juives, et d’un séminaire qui se tient depuis deux ans, organisé à l’ENS d’Ulm sous les auspices des Archives Husserl.
2Malgré le format et la vocation de la collection, on a du mal à y voir un souci, une tentative de vulgarisation. Il s’agirait plutôt d’un véritable essai philosophique, où l’auteur s’efforce de rassembler, sédimenter, synthétiser la lecture qu’il a de l’Etoile depuis maintenant de nombreuses années. L’ouvrage suit le modèle de présentation classique de la collection : le texte est précédé de repères biographiques et suivi d’une brève bibliographie. A cette présentation générale s’ajoute un « avertissement », qui tient lieu d’Introduction. L’auteur y rappelle l’engouement récent et actuel à l’égard de Rosenzweig, longtemps ignoré de l’Université. Pourtant, comme tout effet paradoxal de mode, Rosenzweig reste largement ignoré, méconnu : d’où la nécessité d’un ouvrage qui le présente véritablement au grand public et plus particulièrement encore aux étudiants, un ouvrage qui aurait l’ambition « de donner la pleine mesure philosophique d’une pensée majeure du siècle et d’en faciliter l’accès sans en aplatir les exigences ni en contourner les difficultés » (p. 5).
3La première partie de l’ouvrage, celle qui correspond au mouvement de la Création, s’intitule « La destruction de l’Idéalisme ». C’est en effet d’abord en contestataire que se pose Rosenzweig, mais pourtant, l’auteur s’attache à dégager ici le caractère positif de sa démarche, qui est loin d’être une simple « destruction », comme le montre la tension contenue dans le titre même de l’une des sous-parties de ce chapitre : « construction et bris ». Il s’agit bien de montrer que la « destruction » de l’Idéalisme ne supprime rien, ne détruit finalement que des illusions, et ouvre au contraire la voie à une construction nouvelle, celle qui part précisément du bris de la Totalité. C’est la mort, que l’idéalisme philosophique réduit à un rien, à un néant, et l’angoisse face à la mort, qui constitue le premier axe, la première force par laquelle le Tout « s’est détotalisé » (p. 8). L’auteur s’engage ici dans les sinuosités de la déduction rosenzweigienne des « éléments » à partir du néant et des deux voies qui s’ouvrent : celle du Oui et celle du Non, pour déboucher finalement sur le Et. Les mots-origines nous découvrent la réalité élémentaire, celle de Dieu, du Monde, du Soi. Du bris de la Totalité se dégagent en effet les trois éléments, qui désignent « une triangulation élémentaire dans laquelle le Dasein se mouvrait immédiatement, la structure même de la facticité en quelque sorte, autant son tissu existentiel que l’étant dans le tout » (p. 11). Ce sont ces éléments dont G. Bensussan nous propose de suivre la déduction, à travers les trois mots-origines : Oui, Non, Et (ch. 2), développant une analyse tout à fait pénétrante de ces mots origines eux-mêmes. Ce que présente Rosenzweig dans la première partie de l’Etoile constitue une véritable « logique de la Création », qui est aussi logique de la « Parole » – et non de la pensée. C’est cette catégorie de la Création, qui renvoie à la fois au premier livre de l’Etoile dans son ensemble et au premier chapitre du deuxième livre, qu’analyse G. Bensussan (ch. 3). A l’axe linéaire s’ajoute ici un axe transversal, puisque les thèmes de la création et de la parole conduisent l’auteur à aborder les deuxième et troisième parties de l’Etoile, la parole de Dieu dans la Révélation, la parole de l’homme et les différentes « grammaires » qui correspondent aux catégories – narrative pour la création, dialogale pour la révélation, chorale pour la rédemption : « Trois temps (présent, passé, futur), trois modes (logos, éros, pathos), trois mouvements (événement, expérience acte), où s’esquisserait la façon biblico-hébraïque dont se manifeste l’être du langage ou plus exactement la pensée comme service du langage dans une ‘confiance’préalable et sue comme telle, là où l’idéalisme en son acception générique se tient intrinsèquement et nécessairement dans une ‘méfiance’foncière » (p. 51).
4 Dans la deuxième partie de l’ouvrage, l’auteur aborde la question du passage de la première à la seconde partie de l’Etoile, ce passage à l’existence, au langage, à la temporalité. C’est la Révélation, elle-même centrale dans l’Etoile, qui est à la fois, en son sens strict, rencontre, et en son sens large, passage « irradiant le ‘système’entier » (p. 53). Le mouvement vers l’existence est également passage au langage, dans la mesure où le langage constitue l’« organe de cette existence ». Le second chapitre porte sur le passage du Soi à l’âme, sous l’effet de la révélation et de l’amour. C’est là seulement que le Soi, l’homme, « se met à exister ». L’auteur se livre à une analyse de la notion de nom propre, qui fait entrer la parole dans le dialogue : l’appel du nom propre est sortie « hétéronome » du Soi de son « autonomie » et « émergence de l’âme à l’écoute de son nom propre » (p. 69).
5La troisième partie de l’ouvrage, « Monde et rédemption : du théologique au politique », fait accomplir au lecteur un étrange passage, qui semble contredire le mouvement même de la troisième partie de l’Etoile. La rédemption désigne une action sur le monde, un « achèvement » du monde par l’homme qui, « redonne ainsi son flux le plus vivant au mouvement de sortie des éléments dans la religion Homme – Monde » (p. 80). L’action rédimante de l’homme sur le monde vise à produire de l’éternisation, et se décline en action sur la choséité, relation personnelle dans l’amour du prochain, et enfin en prière, formes que l’auteur analyse successivement. L’attente de la rédemption structure toute la temporalité humaine, et c’est de l’aujourd’hui que peut jaillir l’éternité. Or, G. Bensussan montre que l’idée d’éternité anticipée est articulée, dans toute la troisième partie de l’Etoile, à celle d’histoire. C’est cette articulation que va explorer toute la fin de l’ouvrage, et qui explique le titre de cette partie, et l’étrange passage du théologique au politique. « Judaïsme et christianisme sont comme les deux mains de l’agir rédimant » (p. 97) : dans cette formule, G. Bensussan ressaisit le rôle dévolu par Rosenzweig au judaïsme et au christianisme, et leur complémentarité. L’auteur reprend les scansions développées par Rosenzweig lui-même à propos du christianisme : Eglise de Pierre, de Paul et de Jean. L’ère johannique, dont Goethe représenterait le premier des Pères, constitue comme l’« achèvement de cette longue histoire du christianisme comme histoire d’une christianisation ininterrompue du corps, de l’âme et désormais de la vie » (p. 99). L’auteur analyse ensuite le judaïsme, hors de l’histoire, forgeant l’expression de « temporalité extra-historique » du peuple juif, déjà installé dans l’éternité, dans la « vie éternelle », alors que le christianisme « accompagne (...) la temporalité historique pour mieux la surdéterminer comme sienne » (p. 107). En tant qu’il engage l’individu, l’art « fait pendant » au christianisme ; en tant qu’il investit l’espace de la communauté, l’Etat, lui, « rivalise avec le judaïsme ». L’éternité du peuple juif et l’Etat s’opposent, et l’Etat entre, vis-à-vis du judaïsme, dans ce que l’auteur appelle une relation de « rivalité mimétique » (p. 110). L’Etat cherche en effet à conférer aux peuples l’éternité dans le temps. Cette « mimésis de l’éternité » par l’Etat consiste essentiellement en une « immobilisation du temps par la rétention des eaux bouillonnantes de la vie des peuples » (p. 110). Pourtant, l’Etat reste dans le temps, dans l’histoire, et doit, pour maintenir cette immobilité, tôt ou tard, recourir à la violence. Il apparaît alors comme « l’instance au sein de laquelle se joue le conflit incessant du droit ou de la loi (Gesetz) et de la force ou de la violence (Gewalt) » (p. 111). Il ne produit qu’une illusion d’éternité, et G. Bensussan montre comment, pour stigmatiser cette éternité illusoire, Rosenzweig accomplit un geste double, qui consiste, en un premier temps, à « exhiber le tout de l’Etat en son universalité d’effectuation plénière de l’Idée éthique et de la raison », puis à « esquisser l’hypothèse que ce tout n’est pas tout et que l’histoire n’est pas toute l’histoire » (p. 121). La réflexion sur judaïsme et politique, judaïsme et Etat, c’est aussi celle qui porte sur les questions, cruciales à l’époque, du sionisme et de l’assimilation. Ces deux voies représentent pour Rosenzweig les deux modalités juives d’oubli du judaïsme, soit d’oubli de l’éternité au profit de l’Etat sous deux logiques historiques concurrentes. L’ouvrage s’achève enfin sur la question du statut même du politique, qui « se trouve placé en position de secondarité, de non-autonomie absolue, sauf à reconduire sans même le savoir l’étatisme hégélien » (p. 125). On saluera donc l’attention toute particulière portée à un aspect qui échappe souvent aux lecteurs de Rosenzweig : la dimension politique, ou « métapolitique », de sa pensée, à laquelle la dernière partie de l’ouvrage est quasiment entièrement consacrée.
6Sophie NORDMANN
Dominique LAMBERT. Sciences et théologie. Les figures d’un dialogue, « Donner raison ». Lessius, Bruxelles, 1999,218 p.
7A l’époque des grandioses synthèses et des affrontements directs a succédé, entre scientifiques et théologiens, une période d’ignorance mutuelle. Les premiers, ayant renoncé à élaborer une religion de la science, pouvaient reléguer le religieux dans le domaine privé. Les théologiens, de leur côté, ayant retenu l’avertissement barthien que « la foi chrétienne est absolument libre à l’égard de toutes les cosmologies qui peuvent exister », limitaient leur intérêt aux sciences de l’homme. Les déplacements récents dans le domaine scientifique (cosmologie, génétique) et dans la société en général (crise écologique, bioéthique) contraignent les deux protagonistes à retrouver le chemin d’un dialogue, ou, comme le dit l’auteur, à « risquer la rencontre ».
8 Dans ce domaine, les entreprises de niveau universitaire sont rares. Le mérite premier de la présente étude est de fournir un balisage du terrain, en déjouant les pièges habituels de la confusion des plans ou, à l’inverse, de la distance respectueuse qui conduit au dialogue de sourds. L’équilibre est maintenu entre les diverses disciplines, dont l’autonomie est pleinement respectée. Cela est permis par la médiation philosophique. Si la philosophie n’apparaît pas dans le titre, elle est pourtant présente comme instance de plein droit, maintenant le minimum de distance qui permet l’échange. La tentation est fréquente d’un passage immédiat de la confession de foi à l’énoncé scientifique, et vice-versa. On ne s’étonnera pas, par conséquent, de constater que le refus de l’immédiateté au profit de la médiation soit un des grands thèmes de l’ouvrage. Ajoutons enfin que la place faite à la philosophie dans une démarche dont la visée est surtout théologique n’est pas une concession à la modernité, mais procède de la thèse théologique d’une autonomie de la raison.
9La construction de l’ouvrage est très rigoureuse. La démarche procède de l’examen de l’activité scientifique (chapitre 1), selon trois niveaux : ontologique, épistémologique et éthique. L’autre partenaire est alors abordé (chapitre 2), selon les trois mêmes niveaux. Le chapitre 3, qui examine les différents modes d’interaction, apparaît comme le cœur de l’ouvrage. C’est le plus développé. Le chapitre suivant (4) revient à la théologie, examinant comment l’attitude dialogale proposée permet d’enrichir son propos et comment, à son tour, elle peut aider le discours scientifique à sortir de la clôture idolâtrique qui le menace toujours. Le dernier chapitre (5) enfin passe en revue quelques questions particulières, qui retiennent davantage l’intérêt de l’opinion : le commencement et la fin de l’univers, l’origine de la vie et l’évolution, le mal et la souffrance, le rapport de l’homme à la nature, la fonction des mathématiques, le rôle de l’enseignement supérieur catholique.
10Sans reprendre en détail toute l’argumentation, quelques points méritent d’être soulignés. La science est abordée principalement sous son aspect d’activité humaine, privilégié par rapport à la dimension cognitive à laquelle on la réduit souvent (acquisition de connaissances sur le monde ; cf. p. 35). Le scientifique n’est pas un spectateur, qui se contenterait d’enregistrer passivement les données d’observation (ce à quoi le réduit le catéchisme positiviste), mais un acteur qui « produit » un monde (p. 136). C’est la raison pour laquelle l’activité scientifique devra être examinée non seulement sur le plan de la réalité (niveau ontologique) ou sur celui de la connaissance (niveau épistémologique), mais aussi sur celui des valeurs (niveau éthique). Pour que ces niveaux soient coordonnés, il est nécessaire d’adopter une position de « réalisme critique », qui se démarque aussi bien du réalisme « naïf » du scientisme (bloqué au premier niveau) que du conventionnalisme positiviste (qui se limite au second). Le premier chapitre justifie cette position. L’examen éthique ne se borne pas aux applications de la science, ni même à son fonctionnement (question du financement, par exemple), mais s’intéresse à la résonance éthique du regard, par nature objectivant et réducteur, porté sur le monde. Pas plus que les précédents, le niveau éthique ne peut être isolé, comme c’est le cas dans les jugements extérieurs portés sur la science par certains moralistes, pratiquant à son encontre la réduction dont ils l’accusent.
11L’examen théologique (chapitre 2) met en avant l’affirmation de l’autonomie du monde créé (référence à la théologie d’Adolphe Gesché, et, plus largement, à la doctrine thomiste de la création). De là découle la reconnaissance, constante dans la tradition catholique, d’une autonomie de la raison.
12Les trois modes d’interaction examinés au troisième chapitre sont abordés selon les trois niveaux définis ci-dessus. Nous n’en reprendrons pas ici le détail, qui se comprend assez bien. Dans la logique de ce qui précède, il est clair que l’attitude concordiste doit être refusée. Annulant toute distance et toute médiation, elle trahit en quelque sorte une « dangereuse fascination pour les origines » qui marque de nombreux essais populaires sur la question. Ce que l’auteur appelle « discordisme » doit aussi être récusé. Démarcation prudentielle vis-à-vis de la position précédente dans certains cas, elle dissimule une option « antiscience », dont le fondement religieux serait un refus sournois de la doctrine biblique de la création. Elle se ramène souvent à une conception désincarnée de l’Ecriture (cf. p. 184), qui réduit le message chrétien à un salut personnel et la morale à une question de goût individuel.
13 L’articulation est la position défendue par l’auteur. La médiation philosophique, absente par principe des deux attitudes précédemment examinées, y joue à plein. Elle se présentera successivement comme métaphysique, philosophie de la nature et philosophie morale. Une attention particulière doit être consacrée à la finalité. Toute explication par les causes finales est écartée par la méthode scientifique. La fin ne s’y impose pas à la manière d’un plan déterminé par avance. En revanche, dans la mesure où la recherche n’est pas une quête insensée, la finalité peut être « pro-posée » (p. 110 ; on retrouve là, sans qu’il en soit fait mention, une des composantes de la métaphysique de Whitehead). Cela souligne l’importance de l’instance herméneutique. L’interprétation de la nature ne découle pas nécessairement de telle ou telle théorie, dont aucune n’a vis-à-vis d’elle de statut privilégié. Mais il n’est pas déraisonnable d’en proposer une. De la même façon, la philosophie morale ne peut se déduire des connaissances scientifiques, mais elle peut s’énoncer en dialogue avec la manière avec laquelle le scientifique se rapporte au monde.
14Le chapitre 4 s’efforce d’exposer la portée théologique de la science, selon les trois niveaux, présentés ici comme : contenus scientifiques, rapport du scientifique à son monde et démarche d’articulation par une philosophie de la nature. Fidèlement à la tradition thomiste, la relation de Dieu au créé est présentée comme « vestigium », trace. A la différence de l’image, elle nécessite une interprétation (« ascèse patiente »; p. 135) pour ne basculer en idole (saisie immédiate du tout). Le programme est suggestif et ouvre la porte à de souhaitables développements ultérieurs.
15La conclusion de l’ouvrage invite à la rencontre : « La science n’est pas la philosophie, mais elle s’ouvre naturellement à une herméneutique de la nature qui vient l’éclairer d’un jour nouveau » (p. 210). De plus, le dialogue sciences-théologie dilate notre vision théologique. Les trois grandes régions de la pensée humaine, la science, la philosophie et la théologie, ont tout à gagner à risquer ce dialogue.
16François EUVÉ
Michel FOUCAULT. L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France 1981-1982. Gallimard/Seuil, Paris, 2001,546 p.
17Troisième cours de Michel Foucault au Collège de France à être publié, L’herméneutique du sujet jette une belle lumière, légèrement oblique, sur une œuvre encore souvent mal comprise. Ce cours de 1982 s’inscrit dans ce que l’on a appelé le « virage éthique » de la pensée de Foucault, provoqué par l’échec du premier projet d’Histoire de la sexualité, et inauguré par une recherche sur les Pères de l’Église et l’Antiquité gréco-romaine. Ce virage ne consiste pas à abandonner les réflexions sur le pouvoir, ni à poser en face de celui-ci une substance qui lui échapperait absolument. Le rapport éthique à soi-même, qui traverse les cours de 1980 à 1984, vient se nouer au rapport de soi aux autres, comme possibilité de donner forme et de réguler ce dernier. Il opère une pliure et non une cassure. Fidèle à son travail de généalogiste, c’est aux formes singulières que cette réflexivité a prises au cours de l’histoire que s’intéresse Michel Foucault, c’est à dire aux différentes techniques par lesquelles l’homme s’est rendu attentif à lui-même, a essayé de travailler sur lui-même pour se corriger et se transformer. C’est donc la notion de souci de soi (l’epimeleia heautou de l’Alcibiade) qui sert de fil conducteur à cette généalogie de l’éthique, et non celle de connaissance de soi. Mais c’est toujours par rapport à cette dernière notion que le souci de soi doit constamment se positionner, tantôt maître et tantôt serviteur. Ce fil conducteur permet au généalogiste de distinguer trois grands modèles de rapport à soi : le modèle platonicien, le modèle hellénistique et le modèle chrétien. C’est sur le second modèle que s’attarde le cours de 1982 ; moment singulier des Ier et IIème siècles de notre ère, où le souci de soi s’étend à la vie entière du sujet et devient une fin pour lui-même.
18 Si nous sommes ici du côté des philosophes stoïciens, épicuriens et cyniques, le cours est hanté par la question chrétienne. Entre les Pères de l’Eglise et les penseurs de l’Antiquité les notions sont identiques (ascèse, conversion, examen), mais les problématiques sont radicalement hétérogènes. Que s’est-il donc passé dans cet écart, pour que notre rapport à nous-mêmes se soit aussi radicalement modifié, rendant possible une objectivation de nous-mêmes, faisant descendre la vérité au fond de l’âme avant de la faire remonter sous le regard d’une autorité qui, précisément, a charge d’âmes ? Sans doute pourrait-on questionner l’opposition systématique que Foucault pose entre les derniers romains et les premiers chrétiens. Mais l’enseignement proposé se veut d’abord une recherche qui assume ces raccourcis comme autant d’étapes nécessaires et provisoires.
19Pour les stoïciens, longuement commentés dans ces heures d’enseignement, la vérité doit avant tout opérer une certaine modification de l’être du sujet. Il ne s’agit pas ici d’une vérité des profondeurs que j’atteindrais par introspection, mais d’une vérité essentiellement ordonnée à l’action. Contenue dans des sentences ou dans les paroles du maître, je dois non seulement la comprendre, la retenir, mais également en devenir sujet. Cette incorporation de la vérité au sujet est l’exact opposé de l’objectivation du sujet dans un discours de vérité, telle que l’ère chrétienne la développera. L’opposition est redoublée par l’impossibilité de réfléchir ce lien singulier entre sujet et vérité dans le modèle de la loi. Il est un art de faire, un exercice régulier mais librement consenti, qui permet de donner à sa vie une certaine « forme », sans allégeance à une autorité extérieure. Il faudrait parler ici d’une physique de l’éthique, comme Michel Foucault parlait en 1973 d’une physique du pouvoir. Techniques, épreuves, entraînements, équipements, lutte, qui scandent le discours des Anciens, appartiennent au même champ sémantique des exercices corporels. Mais, paradoxalement, ces métaphores n’impliquent pas tant ici le corps – grand absent en définitive du souci de soi – que l’âme. C’est à l’âme que ces techniques assignent une tâche particulière : celle-ci ne consiste pas à abstraire ou à universaliser, mais seulement à « se servir de » (khrêsthai), à utiliser des instruments, des relations, un corps, comme l’artisan manie l’outil.
20Il serait tentant de confiner l’éthique ainsi esquissée par Michel Foucault à la sphère individuelle : occupation pour philosophes oisifs, esthétisation complaisante du soi, loin des bruits et de la fureur de la Cité. La « situation du cours » rédigée par Frédéric Gros, éditeur du présent volume, invite à articuler au contraire la question éthique à celle du politique. Il s’appuie pour ce faire sur de nombreux documents inédits – en particulier les dossiers préparatoires à un livre sur les « techniques de soi » qui ne vit jamais le jour. Si l’éthique dit bien un écart par rapport à la vie publique, c’est dans cet écart que doit être repensé le politique, sous peine de voir la vie publique s’annexer les subjectivités ou les dissoudre dans un concept juridique abstrait (le sujet de droit). Le souci de soi ne détourne pas d’exercer une fonction, il lui pose des limites et empêche le sujet de se confondre avec sa charge. Il est comme un réservoir d’indépendance qui irrigue la vie publique ou l’assèche, selon les prétentions de celle-ci. Et cette injonction de s’occuper de soi s’applique aussi bien aux citoyens qu’à l’empereur lui-même : « c’est dans le rapport de soi à soi que l’empereur trouve la loi et le principe de l’exercice de sa souveraineté » (p. 198). C’est dire combien ces recherches parlent de notre actualité, et, nous appelant à la plus grande vigilance, nous invitent à renégocier le prix que nous sommes prêts à payer pour être véritablement sujets.
21Philippe CHEVALLIER
KANT. L’unique argument possible pour une démonstration de l’existence de Dieu. Introduit, traduit et annoté par Robert Theis, Vrin, Paris, 2001,226 p.
22On ne peut que se féliciter que les éditions Vrin aient retenu pour leur collection ‘Textes et Commentaires’cet essai de Kant et qu’ils l’aient confié à Robert Theis qui dirige la cellule de recherche en philosophie de la religion à l’Université de la Sarre et est bien connu des spécialistes de Kant pour ses publications sur la période précritique et notamment sur le thème de l’ontologie.
23L’Unique argument, paru en 1762 (1763), est le seul texte que Kant ait consacré exclusivement aux problèmes de théologie rationnelle. L’argument (Beweisgrund) qu’il y développe, (argument traduit, à juste titre, Robert Theis alors que P. Festugière avait choisi le terme de « fondement » pour sa traduction chez Vrin en 1963), qualifié plus tard d’ontothéologique, constitue, en tant qu’unique argument possible, une véritable antithèse par rapport à la preuve cosmologique de Wolff et de même, sous un autre rapport, à la preuve ontologique de Leibniz. Il s’agit d’un texte-clé, dans le quel convergent, comme dans un foyer, les multiples préoccupations d’ordre méthodologique, ontologique, cosmologique, etc., qui animent Kant dans cette phase de son évolution toute marquée par la question urgente de la « réforme » de la métaphysique.
24Même si la force proprement démonstrative de l’argument ontothéologique va être dévaluée plus tard, il n’en demeure pas moins que ce qui s’y articule, à savoir l’exigence naturelle et donc nécessaire de la raison en quête d’un fondement absolu, va demeurer comme un Leitmotiv, jusque dans les développements du chapitre sur l’idéal transcendantal de la Critique de la raison pure. C’est effectivement dans le contexte du développement de l’idéal de la raison pure comme « prototype » transcendantal qu’on reconnaîtra la trace de l’argument de 1762, un argument à propos duquel a été fait « le travail de deuil de la critique », mais qui précisément pour cette raison continue d’être présent à tel point qu’il « termine et couronne toute la connaissance humaine », précisera alors Kant à la fin du chapitre sur l’idéal transcendantal, juste avant l’Appendice à la Dialectique transcendantale, ce moment extraordinaire de la première Critique où le statut de la métaphysique, après sa déconstruction, se trouve expressément thématisé. Une fois indiquées les limites des principes constitutifs pour tout ce qui ne ressort pas du régime de l’expérience, Kant y relève, en effet, tout ce que les principes régulateurs peuvent apporter de stimulant à la pensée dans sa recherche de l’inconditionné.
25Autant dire que la présentation par Robert Theis de l’essai de 1762 aura de quoi retenir l’attention du lecteur qui éprouvera le désir comme il le souhaite d’en faire lui-même la lecture. Sa remarquable introduction se divise en trois parties. Il se propose d’abord de reconstruire les différents lieux d’émergence de l’affirmation théologique en particulier dans la Nouvelle explication des premiers principes de la connaissance métaphysique, la nova Dilucidatio, la thèse d’habilitation de Kant, soutenue en septembre 1755 et il recherche la première position du problème théologique dans le contexte de la philosophie naturelle et de la cosmologie kantiennes, surtout présents dans la Nova Dilucidatio et dans un texte de la même année, l’Histoire générale de la nature et théorie du ciel. Puis, R. Theis fait plus directement l’étude de la Théologie de l’Unique argument et enfin, dans une partie conclusive, il propose quelques réflexions fort intéressantes sur la signification de la présence de cet essai dans le penser kantien. En plus des précieuses notes du traducteur, il faut souligner également la qualité de la bibliographie.
26Autant Robert Theis souligne l’unité et la continuité de ce qu’on peut appeler la « théologie philosophique » du Kant précritique, dans les écrits de 1755 à 1771-1772, c’est-à-dire de l’état de sa pensée au sujet de Dieu, de son existence et de ses attributs ainsi que de son rapport au monde, autant il est étonnant de remarquer combien il accorde assez peu d’importance à l’influence de l’énigme du mal dans cette pensée en travail. Kant a pourtant rédigé en 1759 les Considérations sur l’optimisme et en 1763, la même année que l’Unique argument, l’Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives. Il y écrivait ces quelques lignes que cite, d’ailleurs, fort à propos, R. Theis : « L’homme peut faillir, le principe de cette faillibilité repose sur la finitude de sa nature, car si j’analyse le concept d’un esprit fini, je vois que la faillibilité en fait partie. » C’est dire que le mal ne peut plus être considéré comme un simple manque et qu’il remet en question les tentatives d’explication trop rapides des théodicées traditionnelles. Toute cette problématique ne peut pas être étrangère à celle de l’Unique argument qui tient à montrer d’ailleurs les limites de la physico-théologie traditionnelle qui n’accède pas en définitive, selon Kant, au concept adéquat de Dieu, c’est-à-dire à la notion d’un Dieu Créateur, mais seulement à celle d’un Dieu architecte. On appréciera d’autant plus, de ce point de vue, l’humour de Kant concluant cet essai par ces mots : « Il est absolument nécessaire que l’on soit convaincu de l’existence de Dieu ; mais il n’est pas tout aussi nécessaire qu’on la démontre. » Celui qui allait parler de la sublimité du commandement de l’interdiction de se faire des images du livre de l’Exode dans la troisième Critique tenait à ce que le rapport à Dieu soit vécu sur la base de l’énigme insondable de la liberté !
27Henri d’AVIAU DE TERNAY
Lothar KREISER. Gottlob Frege : Leben-Werk-Zeit. Meiner Verlag, Hamburg, 2001,546 p.
28Dédiée à l’Université Friedrich-Schiller à Jena, où Frege a travaillé et enseigné après y avoir étudié, cette monumentale biographie intellectuelle est tout entière axée sur l’étude historique du milieu qui a permis l’éclosion du génie logique de Frege (Milieugeschichte). En effet, la vaste documentation rassemblée et analysée par l’auteur doit expliciter les « conditions de possibilité » de l’œuvre de Frege (Préface, VIII-IX).
29Avec l’enfance et les années de lycée passées à Wismar où Frege naît en 1848 apparaît une particularité majeure de sa biographie, liée à son caractère introverti. Sa vie, très pauvre en événements extérieurs et entièrement faite de travail, est ponctuée par les grandes étapes de son cursus studiorum et de sa carrière académique et scientifique. Selon Kreiser, le milieu familial luthérien et sa ville natale l’ont incontestablement marqué de leurs empreintes : le sens du devoir, une parfaite rigueur d’esprit, une modestie extrême, enfin une grande force intérieure, telles sont les qualités que Frege fera valoir au cours de toute sa vie. De 1869 à 1871, Frege étudie les mathématiques et la physique à l’université de Jena. Grâce à Carl Snell et Kuno Fischer il se familiarise très tôt avec la philosophie, le premier l’introduisant dans la philosophie de la nature, le second dans la pensée de Kant. Curieusement, à cette date, aucun cours de logique ne figure encore sur son programme d’études. De 1871 à 1874 Frege poursuit ses études de mathématiques et de physique à Goettingue, haut lieu de la science mathématique en Allemagne. Frege y passe son doctorat en 1873 et l’habilitation en 1874. A Goettingue, où la philosophie des mathématiques de Kant constitue un point de référence incontournable, le contact avec la philosophie s’intensifie. Avec la distinction entre les vérités analytiques et synthétiques, le kantisme fournit à Frege le langage adéquat qui lui permettra de formuler les problèmes relatifs aux fondements des mathématiques, d’abord de la géométrie, ensuite de l’arithmétique. D’autre part, Frege suit le cours de Hermann Lotze sur la philosophie de la religion. Sous l’influence de Lotze, Frege s’oriente vers un platonisme en fait incompatible avec les vues de Kant. En effet, Lotze insiste sur le caractère éternel des vérités mathématiques et logiques, qu’il considère comme étant ancrées dans la définition même de Dieu.
30De 1874 à 1881 Frege enseignera à Jena à titre de Privatdozent, période pendant laquelle ses conceptions logiques s’affirment. Selon Kreiser, la Begriffsschrift se situe dans le prolongement direct de la théorie des grandeurs de Robert Grassmann, conçue par celui-ci comme théorie déductive. En explicitant la structure logique des propositions mathématiques en même temps que les liens logiques entre celles-ci, la Begriffsschrift réalise les visées implicites et plus floues de la théorie des grandeurs de Grassmann. Comme ce dernier, Frege voit dans la logique un simple instrument au service d’une reconstruction rigoureuse des mathématiques. Retraçant toute une lignée de pensée qui vise la construction d’une pasigraphie, Kreiser montre que la notion fregéenne de l’idéographie participe d’aspirations plus vastes. Ravivée à Jena par C. Fortlage, cette tradition remonte à Friedrich Krause, auteur d’une écriture artificielle bidimensionnelle laquelle n’est pas sans présenter des ressemblances avec l’idéographie de Frege. Qui plus est, des idées analogues apparaissent dans un manuel didactique d’allemand, dont l’auteur n’est autre que Karl Alexander Frege, le père de Frege. L’insuffisance éclatante des logiques constituées est manifestement à l’origine des recherches logiques de Frege. Ni la logique d’Aristote, laquelle est essentiellement une logique de l’inhérence des attributs (Merkmalslogik), ni le calcul de Grassmann basé sur des concepts ensemblistes ne parviennent à définir une relation de conséquence vraiment universelle. Aux yeux de Frege, l’une et l’autre s’avèrent inaptes à traduire les différences cruciales qui existent entre les relations de subsomption, de subalternation et de subordination. Parallèlement aux travaux portant sur la notion de conséquence logique, se développe progressivement, dans le cadre de l’entreprise de la définition du nombre, une réflexion sur le statut des objets logiques (les valeurs de vérité et les extensions de concepts).
31Bien que Frege apparaisse comme le prototype du chercheur solitaire et incompris – durant toute sa vie, ses idées se sont heurtées à un mur d’indifférence ou de refus –, on doit reconnaître que trois contacts scientifiques se sont avérés très importants pour le développement de sa pensée. D’abord, la critique fregéenne du psychologisme chez le premier Husserl occasionne une redécouverte du réalisme logique, qui s’enracine, selon Kreiser, dans les convictions théologiques et religieuses de Frege. A la différence de la logique de Bolzano, l’univers fregéen des propositions éternelles (Gedanken) n’admet pas de concepts. En outre, aux yeux de Frege, la nécessité logique ne saurait être montrée que par des considérations extralogiques, le refus de cette nécessité induisant des conséquences néfastes pour l’existence humaine. D’autre part, la découverte du paradoxe de Russell met fin au rêve logiciste et provoque une attitude plus sceptique envers la conception selon laquelle les classes constituent des objets logiques. Malgré l’immense déconvenue que représente cette découverte, Frege souligne qu’en général les échecs scientifiques ont pour effet positif d’être à l’origine de nouvelles découvertes. La découverte du paradoxe de Russell marque un tournant important dans les travaux de Frege dans la mesure où elle oriente ses travaux vers une analyse plus générale des concepts logiques fondamentaux (notions d’axiome, de conséquence logique, etc.). Désormais la logique accède au rang de domaine de recherche autonome au lieu de constituer un simple instrument subordonné à la science mathématique. Enfin, selon Kreiser, le débat avec Hilbert, lequel porte sur les définitions implicites, reflète cette évolution dans la pensée de Frege. Le fond du débat aurait pour objet la distinction entre la conséquence sémantique et la dérivation syntaxique, déjà clairement mise en évidence par Frege. Cependant la question se pose ici de savoir si cette vue, de même que l’idée que le dit débat serait à l’origine du clivage entre la métamathématique et la métalogique, ne correspond pas à une illusion rétroactive.
32Les chapitres consacrés à l’enseignement universitaire et à la carrière académique de Frege (1874-1918) sont intéressants à plus d’un titre. De façon plus générale, ils donnent un aperçu des conditions de vie et de travail des professeurs d’université en Allemagne au tournant du XIXe siècle. Tout en dressant un tableau détaillé du département mathématique de l’université de Jena au temps de Frege, ces chapitres contiennent un relevé exhaustif de tous les cours de Frege et soulignent la diversité de son enseignement mathématique. Il convient de noter que peu d’auditeurs assistèrent aux cours dédiés à la Begriffsschrift, parmi eux Rudolf Carnap et Gershom Scholem. Alors que la plupart des collègues mathématiciens de Frege ne saisissaient pas la portée véritable de ses travaux et ne voyaient dans la Begriffsschrift qu’un produit accessoire de ses recherches mathématiques, sinon un champ de recherche marginal, Frege trouvait en la personne du philosophe Rudolf Euckenun interlocuteur valable, partageant certains de ses propres intérêts. Elève d’Adolf Trendelenburg et se réclamant comme celui-ci de Leibniz, Eucken accordait dans son cours une attention particulière aux liens entre le concept et son expression linguistique et plus exactement aux multiples contaminations du concept par le langage naturel ou philosophique. Cette partie du livre de Kreiser nous fait mesurer de façon poignante les déconvenues d’un être aigri par l’incompréhension que rencontraient ses vues logiques. Aux innombrables déceptions professionnelles (refus des comités de rédaction de publier ses articles, obligation de publier à compte d’auteur ses ouvrages majeurs, mais surtout l’humiliation de se voir refuser une chaire) vient s’ajouter la douleur due à la mort de l’épouse. L’ironie de l’histoire veut que le créateur de la logique moderne n’ait jamais obtenu le poste de professeur ordinaire rattaché à une chaire, mais ait dû se contenter du titre de professeur ordinaire honoraire (1896), accordé aux professeurs chargés d’enseigner une branche spéciale, voire secondaire d’une discipline donnée.
33Le portrait que l’auteur peint de Frege nous présente un être modeste et retiré de la vie publique, bien que doté d’un sens critique aigu et d’une grande perspicacité. Les dernières décades de la vie de Frege sont assombries par des problèmes de santé et une situation financière de plus en plus précaire. Dans ce contexte, l’auteur fait état d’un don de Wittgenstein en faveur de Frege, permettant à ce dernier de s’établir à Bad Kleinen (1918). Sa santé fragile, minée par les multiples déceptions encourues, l’oblige à prendre sa retraite en 1918.
34Dans un chapitre réservé à l’influence naissante des conceptions fregéennes, Kreiser étudie l’accueil positif qui leur est réservé par des penseurs tels que P. F. Linke, R. Eucken ou B. Bauch. Toutefois, nul autre penseur ne doit autant à Frege que Wittgenstein. En effet, la première philosophie de Wittgenstein est impensable sans les concepts mis en place par Frege. Les discussions au cours de leurs rencontres et les lettres échangées n’apportent-elles pas la preuve à Frege que ses intuitions fondamentales commencent à trouver leurs adeptes ? Cependant, la rencontre entre Frege et Wittgenstein, si importante pour la philosophie du XXe siècle, est aussi marquée par le sceau du tragique puisque Frege n’est plus à même de percer le sens du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein.
35L’étude du contexte politique à Jena au temps de Frege souligne l’ampleur de l’évolution de ses idées politiques entre 1904 et 1924, date de rédaction des embarrassantes notes qui se trouvent dans son journal intime. Au tournant du siècle, Frege est encore membre du parti national-libéral, lequel, franchement conservateur et opposé aux sociaux-démocrates, a pour but l’unification de l’Allemagne. Par contre, les notes personnelles rédigées en 1924 exhalent les pires relents de la pensée d’extrême-droite. Haine du socialisme qualifié de marxisme, mais aussi haine de l’ultramontanisme, haine de la France rendue responsable de l’ignominie de la défaite allemande, glorification du militarisme et de l’unité allemande, exaltation des valeurs du peuple allemand (das Völkische), xénophobie et antisémitisme, condamnation du parlementarisme jugé incompatible avec l’âme allemande, enfin foi dans la politique de Hitler, telles sont les prises de position d’un être ulcéré et obnubilé autant par les échecs personnels que par la ruine de l’Allemagne. Ces notes, aux antipodes de toute pensée objective et logique, laissent le lecteur perplexe. Pourtant, Kreiser se récuse, à juste titre nous semble-il, à mettre en relation ces notes écrites en 1924 (une année avant la mort de Frege) avec le Troisième Reich ou avec l’holocauste à venir. Il convient de remarquer qu’en 1924 le nazisme n’avait pas encore dévoilé sa véritable face, bien que celle-ci fût déjà devinable. L’auteur ne doute pas que Frege n’eût jamais souscrit aux horreurs perpétrées par le régime nazi. D’ailleurs, il ne s’est jamais prononcé en faveur de l’extermination des Juifs alors qu’on ne peut pas nier qu’il ait prôné – fait non moins grave – l’élimination des communistes. D’autre part, Frege comptait parmi ses amis et connaissances un certain nombre de Juifs. Quoi qu’il en soit, l’exemple de Frege nous rappelle que le génie scientifique et la perspicacité logique ne préservent aucunement des pires aberrations politiques. Bien plus, à nos yeux son cas est certainement symptomatique des dangers inhérents à une pensée purement formelle et coupée de toute réflexion politique. En effet, ce type de pensée ne risque-t-il pas de mettre en veilleuse le sens critique ?
36L’ouvrage contient une foule de données intéressantes et nouvelles sur la vie et l’œuvre de Frege. Par exemple, le chapitre sur les rapports entre les conceptions de Frege et de Grassmann et celui consacré à la tradition pasigraphique développent des vues inédites. En revanche, l’unité de l’ouvrage souffre indiscutablement du flot d’informations que l’auteur nous fournit. Les liens entre les analyses fouillées du milieu familial, social, politique et universitaire de Frege, d’une part, et son développement intellectuel, d’autre part, ne sont pas toujours apparents. En ce sens, l’ouvrage se prête à différentes lectures : il peut se lire comme biographie intellectuelle ou comme tableau du département mathématique de l’université de Jena au temps de Frege ou encore comme étude de la situation sociale du professeur d’université allemand au tournant du XIXe siècle. A notre avis, cette multiplicité de lectures possibles, qui fait aussi la richesse du livre, dévoile en même temps une difficulté fondamentale inhérente à la démarche de l’auteur. Cette difficulté a trait au concept d’une histoire du milieu, telle que l’envisage l’auteur. En effet, l’étude des conditions de possibilité du développement d’une pensée pose peu de problèmes tant qu’elle reste confinée au monde objectif desproblèmes et des théories (au sens de Frege et de Popper) qu’un philosophe ou scientifique rencontre au départ. (Ainsi, l’inadéquation de la logique aristotélicienne, soulignée par l’analyse des propositions mathématiques, s’avère déterminante pour l’orientation des recherches fregéennes.) Par contre, une telle entreprise devient beaucoup plus délicate dès qu’on essaie de mettre en corrélation les conditions sociales, politiques ou personnelles avec des formations théoriques, surtout lorsque celles-ci possèdent le haut degré d’abstraction des théories logiques et mathématiques étudiées par Frege. Ses prises de position vers la fin de sa vie ne sont-elles pas symptomatiques de ces mêmes difficultés dans la mesure où elles soulignent la possibilité d’un clivage total entre l’œuvre et la vie d’un homme ?
37 Malgré ces réserves, il est indéniable que l’ouvrage fournit une documentation très précieuse à tous ceux qui s’intéressent de plus près à la vie et à la pensée du fondateur de la logique moderne.
38Roger SCHMIT