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Article de revue

Comptes rendus

Pages 375 à 388

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J. GARELLI. – Introduction au logos du monde esthétique. De la chôra platoniciennne au schématisme transcendantal et à l’expérience phénoménologique de l’être-au-monde. Beauchesne, Paris, 2000,610 p.

1Philosophe et poète, Jacques Garelli fait jouer harmonieusement les deux cordes de sa lyre, dans son dernier ouvrage le philosophe prévaut, mais au service et au bénéfice du poète qui dans d’autres livres a la priorité. Celui-ci, considérable, dont seul le prix prohibitif gênera la diffusion, est une véritable somme phénoménologique, rigoureuse, raffinée, attentive aux textes. On peut lui reprocher seulement une démarche un peu déhanchée, car bien que les études déjà parues aient été prélevées sur un projet global, bien articulé et bien concerté, elles se ressentent d’une rédaction antérieure et d’une pose à joints vifs. Quoi qu’il en soit, le projet en question est l’élaboration de ce logos du monde esthétique, envisagé mais non réalisé par Husserl (qui peut-être se contentait de l’esthétique au sens kantien), repris et amorcé magistralement par Merleau-Ponty avant sa fin prématurée. On revient donc avec Garelli à la source même de la Phénoménologie, dans sa dualité eidétique et transcendantale, avant qu’elle soit plus ou moins dévoyée par le génie des continuateurs. On sait que la Phénoménologie de la seconde moitié du XXe siècle est une phénoménologie éclatée ou, si l’on préfère, arborescente. Pour s’en tenir à la France, elle a essaimé dans des œuvres aussi diverses que celles de Lévinas, Ricœur, Michel Henry, Maldiney, Gilbert Simondon, Jean-Luc Marion, Didier Franck... et son destin n’est pas achevé. Elle reste, avec l’existentialisme qui s’est entrelacé à elle, la pensée maîtresse du siècle dernier. Mais, comme on vient de le dire, Garelli s’efforce de la ressaisir à l’origine, dans la recherche térébrante et les apories de Husserl, avec l’inflexion que lui imprime Merleau-Ponty, à coup sûr le plus husserlien des successeurs. Il ne dissimule pas sa sympathie pour l’auteur de la Phénoménologie de la Perception. Aussi pour atteindre le cœur du livre faut-il se rendre directement au chapitre intitulé « L’expérience préréflexive du corps » (p. 425-456), où tous les thèmes du dernier Merleau-Ponty sont rassemblés, sans omettre le prélude accolé à la « Sixième Méditation cartésienne », « La critique merleau-pontyenne de la ‘réflexion’ »(p. 366-386). Car Merleau-Ponty à la fois fait cause commune avec Eugen Fink, l’autre disciple fidèle, et le corrige, en écartant le mythe du spectateur désintéressé et impartial, qui depuis Fichte fait tourner le cercle de la connaissance, la roue d’Ixion. La critique de « l’esprit de réflexion » et de son produit brut, l’irréfléchi, laisse la place au « jugement réfléchissant »et au logos du monde esthétique, qui est le monde naturel, si difficile à cerner. Merleau-Ponty, trop tard malheureusement, a inventé tout un vocabulaire pour suggérer ou réveiller ces chiasmes, ces réversibilités, ces synesthésies qui font la chair du monde, conformément à ce talisman qui est sa devise et son sésame : « c’est l’Être muet qui lui-même en vient à manifester son propre sens. »

2Il sait bien, toutefois, que le langage du philosophe est impuissant à incanter cette contrée phénoménologique, Atlantide engloutie, et qu’il faut se fier à la médiation des créateurs et des poètes. C’est pourquoi on attachera l’importance qu’il faut à maintes remarques éparses dans le cours de l’exposé, et surtout à la dernière partie, « Les chantres de l’obscur ». Là encore Merleau-Ponty est mis à contribution. Il a renouvelé la thèse du monde, dans la plus étroite adhérence du proto-ontique et de l’individu général, et les critiques de Michel Henry portent à faux, l’originaire est en-deçà de l’affectivité et de l’épreuve de la vie (comme de l’angoisse heideggerienne). Mais sous la conduite de l’œuvre d’art (poétique et picturale) Garelli préfère s’adresser à la notion plurielle et inépuisable de nostalgie, qui n’est pas merleaupontyenne comme telle. Il ne me semble pas non plus qu’elle se réfère à une réminiscence de Ferdinand Alquié. Il revient à Marcel Proust de fermer la (dé)marche avec les retrouvailles du temps et de l’éternité, et au « paysage infernal » de Brueghel l’Ancien (Dulle Griet) de traduire par la folie des traits et des couleurs « l’origine pré-individuelle hors mesure du monde » (p. 574). Néanmoins, et fût-ce à cause de l’extraordinaire brio des descriptions, on est tenté de les considérer comme des hors-d’œuvre, de même que la méditation ultérieure sur l’onirisme de Tristan Tzara qui paraphe le volume. Le philosophe de métier, peu frotté de surréalisme, sera porté plutôt à relire les fines analyses concernant la chôra du Timée comme espace primordial et chaos - pages inspirées par J.-F. Mattéi - et à noter l’éclairage qu’elles projettent sur une des plus passionnantes énigmes que propose l’histoire de la philosophie, à savoir le schématisme transcendantal de Kant, auquel la définition merleau-pontyenne de la chose comme « rayon de temps » et « rayon de monde » n’est pas étrangère.

3De là l’intérêt de la troisième partie consacrée à « l’expérience kantienne du champ pré-catégorial », avant l’entrée en lice de Merleau-Ponty. On vient de mentionner le schématisme transcendantal. Il se rattache à l’imagination transcendantale dont on sait le rôle qu’elle joue, avec ses synthèses successives, dans la première édition de la Critique de la Raison pure; Heidegger y a insisté à bon droit. En fait la seconde édition ne contredit nullement la première. Or la synthèse originaire porte sur une forme vide, indéterminée, un X (dont s’est moqué Hamann), corrélat du Je pense purement formel. Mais c’est ici en ce creux futur, lieu de non-être, que la création artistique apprête son événement pur : ce lieu d’émergence de l’œuvre d’art est un « schématisme transcendantal sans concepts » (p. 307), qui se raccorde en somme au jugement réfléchissant. Pas d’intuition catégoriale, donc, et il va sans dire que Kant est plutôt réticent au libre jeu de l’imaginaire. On devine la zone frontalière qu’explore avec acribie J. Garelli entre les Critiques. Le schématisme est en quelque sorte émacié, ombre portée d’une révélation possible. Et de même le Je pense n’est pas un « simulacre ontologique », une fiction, mais une fonction sans maître. La rigueur de l’aperception pure ou originaire, qui relie toute représentation à l’entendement, rend d’autant plus nécessaire le contrepoids de l’imagination transcendantale (à défaut d’« ontologiser » le Je pense, comme feront Husserl et Eugen Fink). Elle est, certes, dans la première Critique, subordonnée aux synthèses de l’entendement, mais elle règne sur la Critique du Jugement, où le même entendement est soumis bizarrement à un « traitement pré-conceptuel » (p. 330), dont la vacuité facilite un « libre jeu » des facultés et l’inventivité des artistes. Le jugement du goût ou jugement réfléchissant embraye sur cette liberté. Nous touchons à nouveau le « cœur insondable du schématisme transcendantal sans concept » (p. 343). Tant il est vrai que l’instance criticiste, si elle a la part belle dans l’œuvre de Kant, n’a pas la haute main sur tous ses aperçus.

4Un long excursus ou hors-d’œuvre est voué à Eugen Fink, auteur de la Sixième méditation cartésienne. Il figure, par rapport à Merleau-Ponty, l’autre direction de l’héritage husserlien. En tout cas il passe outre à la mise en garde kantienne interdisant de conceptualiser l’esthétique. Merleau-Ponty a fait justice de cette tentative honorable qui essaie d’installer la domination du langage logico-cidétique. En réalité c’est à la réflexion de se modeler, de se modifier, au contact de l’irréfléchi par nature intangible, et c’est là la différence de l’esprit de réflexion et du jugement réfléchissant, dont Garelli fait la pierre de touche de l’authentique logos du monde esthétique. Alors un sens s’allume, comme l’étincelle courant à travers les roseaux. Husserl a vaguement perçu les incompatibilités, et Merleau-Ponty lui en fait crédit, au contraire de Fink rivé à la réduction et aux noèmes. Husserl en effet, quand il renonce aux évidences cidétiques, et c’est la preuve de son génie peirastique, laisse ouverte la place d’une phénoménologie athématique du monde, qui est selon Garelli le lieu de la création artistique, ainsi que le démontre un chapitre particulièrement brillant, au titre opaque, « Appendice XII de Husserl ». L’horizon, la « transduction », la sédimentation, l’irradiation, l’Urdoxa, le flux, l’intentionnalité opérante... appartiennent à ce champ phénoménologique, à la nappe de sens virtuel à laquelle puisent et s’abreuvent les poètes.

5Aussi bien, dans un livre sinueux et plein de remous, est-ce une logique esthétique qui se fait jour, contre les évidences de la raison pure et les bienséances du langage, Husserl étant le point de mire et la constante référence. C’est le va-et-vient entre les claires déterminations d’une législation canonique et les obscures genèses de l’imaginaire et du sens, qui non seulement captive le lecteur, mais confère une unité, un fil conducteur au cheminement. De ce point de vue l’étude fouillée des formes catégoriales est d’une importance capitale pour saisir les motivations de l’auteur. C’est une grande chose que l’intuition catégoriale de Husserl, disait jadis Paul Ricœur. Elle s’applique à la « prédication » et à tous les organes de la signification, aux liaisons anonymes qui font le tissu de la proposition. Mais le souci husserlien de cataloguer les intuitions catégoriales et de les accrocher aux « objectivités d’entendement », donc à leur vocation identitaire, se heurte, comme naguère la réduction à la profusion, à l’« expérience anté-prédicative d’une attention prolongée et soutenue (formule de Husserl) rebelle à toute intuition catégoriale » (p. 189). L’exemple, impressionnant sinon toujours convaincant, est emprunté à l’ouverture d’Hérodiade de Mallarmé, et étayé par le vers élusif dePaul Eluard, « la terre est bleue comme une orange. » Il n’y a là aucune réductibilité des catégories intuitionnables. Sous-jacent est le problème du langage plutôt que celui de l’expérience du monde et de ses vécus. Garelli en est bien conscient, mais aussi Husserl que guette une seconde aporie, greffée sur la constitution catégoriale. La première aporie ou tension, abondamment illustrée par Merleau-Ponty, mais elle couvre déjà les chapitres de la Première Partie, concernait la disjonction entre l’arbitrage absolu de l’idéalisme transcendantal et la pléthore de la vie intentionnelle, dont la mémoire et la temporalité ne sauraient être ramenées sous l’autorité d’une conscience toute-puissante. L’antéprédicatif défie et nargue l’effort d’objectivation et la précision des noèmes. Il faut toutefois rendre hommage à l’énergie avec laquelle Husserl, analyste incomparable, a cherché à obvier aux objections et à faire plein droit à l’évidence sensible et à la passivité.

6La seconde aporie, annexée au langage même, est plus épineuse encore. Si la logique prédicative et la logique esthétique pouvaient en partie s’accorder sur les sédimentations de la mémoire (ici Proust est mis à contribution) - Kant le montre mieux que Husserl -, il n’en va pas tout à fait de même de la relation de la logique à son support langagier ; et là la Phénoménologie doit faire face à la redoutable coalition des philologues, linguistes, sémanticiens, séméioticiens, philosophes analytiques, logiciens et autres nominalistes, qui ont colonisé le structuralisme, dont on a cru un moment qu’il supplanterait la Phénoménologie. En effet la Logique, toute logique formelle, est prélevée et taillée sur une langue donnée, dont elle épouse la contingence tout en essayant d’y échapper. Husserl a bravement fait face à la difficulté, sans réussir à desserrer le piège. Il fait fond sur les « structures syntactiques » qu’il élève à une dignité supralinguistique. Malheureusement, comme il appert des Recherches logiques, il ne parvient pas à dégager du « syntaxique » le « syntactique » de l’hypothèse. S’il est vrai que le langage découpe le monde et que l’univers perceptif s’est constitué d’après les langues et dialectes depuis des temps immémoriaux, il n’est pas dit que les structures langagières et grammaticales accèdent comme de plain pied à une vérité universelle ne varietur. Husserl l’a vu, ou a fait semblant de le croire, comme Aristote, comme Leibniz. Maisla contingence historique des langues, déteignant sur la parole instituée, ne saurait être éliminée. Husserl, comme Heidegger, n’ont pu surmonter nos perplexités. Est-ce à dire qu’il faille se jeter dans les bras de la linguistique, cette discipline reine qui alimente le structuralisme, l’herméneutique, le positivisme logique, la sémiologie ? Garelli interroge à ce sujet l’un des plus grands linguistes contemporains, Emile Benveniste, comme d’autres ont invoqué Jacobsen, Chomski ou Saussure. Sa dissertation a ceci d’intéressant qu’elle montre, à l’instar de Benveniste, l’insertion et même l’enracinement des catégories, et de l’intuition apparentée, dans le tuf culturel et la tradition langagière. Rien à faire pour décoller les articulations logiques de l’origine et de l’antéprédicatif. Le conditionnement de la pensée par le langage n’est tel que parce que celui-ci est enfoncé dans le monde et dans le temps habités. Honneur des hommes, saint langage. Le risque est un retournement de la perception en événement de parole, qui ne tienne pas compte de l’extraordinaire créativité du langage, laquelle est téléguidée par une puissance qui vient de plus loin que lui. Le lexique est un pur instrument. Encore une fois, l’intuition catégoriale chère à Husserl doit céder le sceptre à un schématisme transcendantal préconceptuel, art caché dans les profondeurs de la psyché et de la terre. Benveniste restreint sa découverte lorsqu’il recouvre catégories de pensée et catégories de langue, cela ne vaut que pour une logique de la prédication, que les philosophes, non moins que les écrivains, font voler en éclats. Inversement l’attachement husserlien à l’allemand comme socle logique atteste une ignorance naïve.

7Avec Jacques Garelli pour guide, nous avons été conviés à visiter le Royaume des Mères, ce règne spectral quoique bourdonnant d’activité qui a fasciné le vieux philosophe. Notre lecture de son magistral ouvrage, bien qu’elle ait été quelque peu « boustrophédone » ou « en zigzag », n’aura pas été, croyons-nous, infidèle, puisse-t-elle être stimulante pour d’autres comme elle l’a été pour nous.

8Xavier TILLIETTE

Emmanuel TOURPE. – Siewerth « après » Siewerth. Le bien idéal de l’amour dans le thomisme spéculatif de Gustav Siewerth et la visée d’un réalisme transcendantal. Bibliothèque philosophique de Louvain 49. Institut supérieur de philosophie, Louvain-la-Neuve. Peeters, Louvain-Paris, 1998,466 p.

9L’ouvrage d’Emmanuel Tourpe, professeur à Louvain, d’une rare maîtrise, mais aussi d’une extrême technicité et abstraction, qui oblige le lecteur à un rude effort, répare une grave injustice en même temps qu’il relance le débat autour du thomisme. Car Gustav Siewerth (1903-1963), philosophe génial s’il en fut, est un auteur méconnu, et pas seulement à cause de sa difficulté. Il n’a pas fait carrière, il a été verrouillé par Heidegger, dont il fut le disciple et qui ne lui a pas pardonné de l’avoir trahi. Enfin il est mort trop tôt pour s’imposer. Il survit chez des disciples fidèles et notamment dans l’Académie G. Siewerth de Bierbronnen (Alma von Stockhausen) ; il a inspiré, de manière remarquable, la métaphysique théologique de Hans Urs von Balthasar, qui reconnaît volontiers sa dette. Mais il attend qu’on lui assigne dans la philosophie du XXe siècle la place qu’il mérite ; il n’est d’ailleurs pas le seul dans la file d’attente.

10C’est peut-être le sens de cet « après » énigmatique que dans le titre encadrent les deux Siewerth. Tourpe fait état d’une résurrection ou du moins d’une réactualisation de cette pensée complexe et douloureuse dont le fil conducteur est la métaphysique de la charité. Outre l’aporie persistante du titre, un handicap sérieux provient du vocabulaire tourmenté que la traduction aggrave et, en ce qui concerne le commentateur, de l’emploi de désinences insolites (encore qu’à la mode) comme réal ou ontologal, qui finalement font double emploi avec réel ou ontologique. Dieu merci la différence de l’être et de l’étant, de l’être et de l’essence, qui règne sur toutes les discussions de l’heure, est orthographiée normalement, l’a nous a été épargné. Le livre magistral d’Emmanuel Tourpe est en tout cas un nouveau témoin du retour en force de lascolastique, ou desscolastiques, dansledébatphilosophiquecontemporain. C’estde bon augure pour la reprise prochaine d’une philosophie sur des bases solides.

11Le thomisme spéculatif et même hyperspéculatif de Gustav Siewerth est bien obligé de prendre rang dans le renouveau thomiste du XXe siècle et parmi le foisonnement des nouvelles scolastiques. Mais il n’est pas érudit ni orthodoxe, il est spontané, il trouve naturellement sa place au soleil. En ce sens il participe de la foi plus que de l’étude, comme le thomisme de Maritain. De sorte que Thomas d’Aquin est unique, comme l’Etre et comme le soleil : «... il nous est réservé d’honorer le penseur dans sa dimension unique, celui que l’on peut désigner avec raison comme le métaphysicien par excellence, le grand découvreur de vérité, le rénovateur sauveur et moteur de l’époque philosophique de l’humanité, de l’illumination ontologique grecque : Thomas d’Aquin. » (243).

12Or ce philosophe suprême est un théologien, en possession d’une sagesse contemplative et d’une philosophie rachetée parce que soumise au Christ. Comment cela s’accorde-t-il avec la marque restée très profonde de Heidegger et la conception de la philosophie occidentale comme errance et oubli de l’être ? On n’efface pas sept siècles de dérive. La sagesse thomasienne, la hampe maintenue très haut de la philosophie, c’est un peu la vue de la terre promise, ou de l’Eden délaissé. D’autre part Siewerth dans son interprétation n’est pas irréprochable et son Thomas « eckhartien » n’est pas exempt d’une négativité, d’un effondrement, qui montre que Heidegger a passé par là et avec lui l’hérédité de la philosophie moderne. La cicatrice existentielle demeure sensible. Elle explique l’altercation avec Przywara, armé et form é à la rude école des concepts.

13Si bien que la philosophie qui a perdu « l’être de l’étant », sa lumière et sa patrie, se trouve dans une situation précaire. Le destin de la philosophie, sanctionné par son histoire, est « essentiellement le destin de son impuissance à conserver la plénitude de l’être de l’étant, sa différence comme son unité » (239 n.). De là l’attitude patiente de la philosophie, sa vocation originaire d’« attente résignée face à l’être dans sa profondeur divine », dont « l’unité transcendante ne s’ouvre la différence qu’irrémédiable. » Le thrène de l’oubli de l’être court à travers le constat d’une humanité désemparée qui a perdu son centre, comme l’ont dit Sedlmayr et Balthasar. La figure emblématique est alors Hegel dont le Dieu gyrovague hérite les beaux vers orphiques de Goethe (90 n.), tandis que saint Thomas, comme nous l’avons vu, se dresse dans sa majesté solitaire.

14Toutefois le pessimisme latent de Gustave Siewerth n’assombrit en rien la luminosité de son ontologie thomiste. Autre chose est l’oubli, autre chose la vérité de l’être. Son pur éclat demeure immaculé. Il est sa manifestation. L’Ipsum Esse est le Premier Né de toute création, il n’est pas Dieu, mais la première œuvre de Dieu, son premier effet, la ressemblance de Dieu la plus élevée. C’est cette similitude divine qui apparaît dans l’ordre cosmique et la beauté des choses, c’est elle qui informe les profondeurs génériques de la matière. Partout l’être communique aux êtres – aux étants – la vie, le mouvement et l’être. Son reflet ne se perd qu’aux extrêmes confins. C’est pourquoi le thomisme siewerthien est un « réalisme transcendantal » et un « système de l’identité », avec une fondation créationniste que Schelling ignorait. L’identité intacte, incontaminée, a sa différence en elle-même, comme la devise de Hölderlin. Le nom de la différence en soi d’avec soi est désappropriation, Entäusserung, abandon ; c’est bien entendu l’expression philosophique de la kénose. Aussi Siewerth, qui lui-même n’est pas à l’abri d’une certaine néantisation ou d’un anéantissement incurable, conduit-il une polémique tenace contre les champions de la différence et contre l’héritage scotiste-suarézien qui a engendré la pensée moderne. La forme contemporaine d’une philosophie de la différence, qui subordonne l’être et l’existence à l’essence et à la pensée, est le transcendantalisme (Siewerth n’a pas daigné examiner la Phénoménologie), représenté par la néo-scolastique du Père Maréchal, de Przywara, de Rousselot, de Lotz, surtout de Rahner, pour ne citer que des jésuites. Le Père Joseph Maréchal, thomiste sincère mais impressionné par Kant et surtout Fichte, a transformé le désir naturel de la béatitude en dynamisme intellectuel, c’est une intuition qui est à la pointe de l’appétit naturel, c’est un noumène qui se profile au terme de l’activité transcendantale. Il refuse toutefois le pur Sollen indéfini : attiré qu’il est par le calme de la mystique. L’être n’en est pas moins dissous, évanoui en pensée. Karl Rahner accomplit la voie maréchalienne par un retour systématique à la subjectivité transcendantale qui actue ses puissances. Le réalisme a priori de Siewerth s’oppose à cette immanence, dont n’est pas exclu le célèbre penseur canadien Lonergan. A propos de l’analogie Przywara est certes en meilleure posture, mais la critique raide qu’il adresse à Siewerth est en partie injustifiée, comme on peut le constater dans la reprise des cinq voies ou preuves de l’existence de Dieu. Quant à l’analectique de B. Lakebrink, qui avait naguère suscité l’attention d’Emilio Brito, pour vouloir trop s’opposer au système d’identité (de Hegel, mais surtout du thomisme siewerthien), elle pèche par extrinsécisme et se résout en simple logique. C’est Gabriel Marcel qui parlait de « prise ontologique ». Elle est intrépide et vigoureuse chez Siewerth comme chez Maritain, de Finance, Fabro et même Gilson. Les longs développements, abstraits et quelquefois abstrus, qu’E. Tourpe, sur les pas du jésuite Cabada Castro, consacre à l’ontologie et à l’épistémologie siewerthiennes, exercent à ses plus hauts paliers l’intelligence.

15Peut-être le thomisme systèmatique, à la fois classique et rajeuni, de Gustav Siewerth n’est-il pas l’apport le plus précieux de ce penseur hors série. Il ne faut pas beaucoup de temps pour s’apercevoir qu’en marge ou au-dessous des considérations sévèrement techniques une veine poétique jaillissante est à l’œuvre, ainsi qu’une affectivité gonflée de tout le lait de la tendresse humaine. Loin d’obturer cette source, le livre d’E. Tourpe la laisse couler, l’accompagne et, à la fin, convoque de manière inattendue Félix Ravaisson comme le philosophe qui pourrait prendre la relève de Siewerth posthume. O surprise ! Ravaisson indique la lignée ou la famille à laquelle appartient de plein droit le penseur allemand : la spiritualité de l’amour, la philosophie de l’amour et de la charité. Siewerth est ainsi implanté en France, non seulement aux côtés de Ravaisson et de Biran mais au sein de l’Ecole française, en compagnie de Pascal, de Fénelon, de saint Claude La Colombière... Pour se convaincre qu’il n’y a pas d’erreur d’attribution, il suffit de lire les magnifiques extraits sur le cœur et l’enfance qui jalonnent le milieu du livre. Cor ad cor loquitur. La philosophie du cœur y est plus qu’ébauchée, surtout si l’on y ajoute les profonds aperçus du biologiste Hans André et de H. Urs von Balthasar. Le leitmotiv de Hans André – et d’Adalbert Stifter – « comment sauverons-nous la crypte du cœur ? » se répercute en échos tendres et poignants. Il y a chez Siewerth, indemne d’élucidations abstraites, cet aspect immédiat du cœur, de la Minne (des Minnesänger) qui ne distingue pas entre Eros et Agapè. La façon dont Siewerth répond à la question de Hans André amène un festival d’images qui émeuvent au tréfonds (157), précédé par un véritable poème (159). Le contraste avec la sécheresse thomiste est évidemment strident. Plus émouvantes encore peut-être les pages dédiées à l’enfant et à l’enfance. Siewerth est un des très rares philosophes qui ait médité sur l’enfance, et qui en ait tiré une « métaphysique », suivi en cela par Ferdinand Ulrich. L’enfance pour lui n’est pas une nostalgie ou une perspective enfuie et enfouie, le ressouvenir kierkegaardien, c’est une dimension toujours actuelle, persistante dans la paternité et maternité. En cela Siewerth est proche d’un Newman, d’un Rilke, ou mieux encore de Bernanos et de Hans von Balthasar.

16Le « cœur enraciné dans la terre – radix sancta fructifera – » est l’acmé et la clef de cette philosophie dont le réalisme est fondé sur l’amour. Cette « philosophie du cœur », qui inclut aussi le « cœur intrépide de la vérité », protège ou est à l’abri des réductions transcendantales qui émacient l’être humain. Encore faut-il conférer à l’amour un statut philosophique, ce qui advient chez Siewerth par le biais d’une métaphysique du don, très élaborée, sur le fond de la désappropriation et du cœur transpercé, c’est-à-dire partagé. Le mot choisi par E. Tourpe pour traduire Begabung est dotation et non pas donation, ce qui entraïne des fléchissements de vocabulaire (dot, doter, plutôt que don, donner). Peu importe. L’auteur a rédigé son texte avant que parût le grand livre de Jean-Luc Marion Etant donné, et il n’a pas tenu compte du précédent, R éduction et Donation. Il est vrai que l’hostilité de Siewerth à l’égard de la Phénoménologie rendait le raccord périlleux.

17Quoi qu’il en soit, l’envers ou plutôt l’endroit de la désappropriation est le don : l’être, dit Siewerth, « est dans sa nature ultime Amour » (378). C’est à son insu un écho de Ravaisson. La Bonté première, substantielle, tend à se répandre. Le bénéficiaire de l’Amour, la créature, l’homme, ne peut y correspondre qu’en aimant à son tour, en être capable d’aimer (de désirer) l’être, conformément à la dialectique la plus intime. C’est la conversatio mutua entre amants et aimés, dont parle Siewerth avec Thomas. « Cet amour est une ouverture du cœur au miroitement substantiel et personnel de Dieu. » (395). C’est la terra firma ou le rocher de bronze de la conception siewerthienne de l’être.

18On est assez surpris cependant, au terme d’un parcours souvent abstrus et ardu, mais étourdissant de virtuosité spéculative, de voir E. Tourpe troquer la robe de l’avocat (de Siewerth) et du procureur (des autres) contre la toge du juge et prendre ses distances, voire faire état d’un net dissentiment. Il avait défait le philosophe d’Aix-la-Chapelle de ses adversaires, maintenant il l’assigne au tribunal critique, sans pour autant donner raison aux suaréziens et aux transcendantalistes écartés en cours de route. L’être pour Siewerth se manifeste sur fond de néant, le néant acquiert le caractère d’un « supertranscendantal » (397). La conséquence en est que le vrai et le bien ne sont que relatifs et secondaires, par rapport au déploiement de l’être superpositif. C’est le néant qui détient la clef de ce déploiement. D’où la subtile objection : « Il subsiste chez Siewerth une « puissance » du néant sur l’être, alors que dans le modèle développé en d’autres lieux par le même auteur, l’« être bon » de l’idée désappropriée avait la libre puissance sur le néant. » Soit. L’autre objection est plus délicate encore. Le « don idéal » qui définit l’identité de l’être et du bien, serait en soi-même contradictoire, et cette contradiction est illustrée par l’œuvre de deux héritiers de Siewerth, Ferdinand Ulrich et Claude Bruaire, l’un disciple, l’autre indépendant. Ulrich défait le don en idée et en vérité de son idéalité, et le rend illogique. La naturation du Logos est une dénaturation. Une dialectique de la gloire et de la pauvreté de l’être tente de rendre raison de cette aliénation. Mais le retour idéal du don n’est pas respecté et mené à bout, chez Siewerth, le Bien comme « super-transcendantal » ne s’achève pas librement dans sa générosité « dative », dans la charité du don réel et « différent ».

19L’antithèse d’Ulrich est Bruaire, et il met au jour l’autre aporie du don hypertranscendantal que Siewerth n’a su parachever. Emmanuel Tourpe lui décerne, en le citant à faux, le beau vers mallarméen « Mordant au citron d’or de l’idéal amer », (413) et non pas « soleil d’or ». Mais qui a connu Bruaire sait qu’il ne se contentait pas d’une limonade. Bref, le don chez Bruaire, qui retentit si fort dans son admirable ouvrage L’être et l’esprit, assumé en esprit et en vérité, serait « ineffectif ». L’ontologie bruairienne séjournerait dans la potentialité. A vrai dire, l’esprit a un être, et « l’être d’esprit » répond chez Bruaire à une expérience profonde de réalité. Les instances d’E. Tourpe méconnaissent l’intention délibérée de statuer une hyperbole ou une hyperlogique de l’être spirituel, qui est une grande paraphrase théologique. Quoi qu’il en soit, E. Tourpe peut arguer qu’en dépit d’« efforts spéculatifs titanesques » (423) Bruaire ne parvient pas à fonder l’effectivité du don. Entre l’illogique et l’ineffectif le legs siewerthien oscille. C’est qu’il conjoint « deux impossibilités spéculatives », qui sont « en elles-mêmes des impasses philosophiques » (426).

20On n’en restera évidemment pas à une conclusion négative, tant sur le plan de la spéculation de Gustav Siewerth que sur celui d’un thomisme régénéré. Il faut garder de Siewerth l’illumination du réel dans l’idée vers Dieu (427) et, bien entendu, la fondation sur le don et l’amour, dans la ligne de Rousselot et de Maréchal. Seulement l’amour au fondement doit être amour du réel lui-même, donation ou dotation réelle, non plus idéale. Cette métaphysique de l’amour « serait d’emblée l’effectivité elle-même ». (430) L’esprit serait l’amour au cœur de toutes choses. E. Tourpe exhume alors les expressions bien connues de « réalisme transcendantal » et de « positivisme spiritualiste », avant d’invoquer, comme nous l’avons dit, la mémoire diaphane de Félix Ravaisson-Mollien. L’Ecole française de spiritualité, à laquelle à son insu se rattacherait Siewerth, prône un réalisme de l’amour qui exhibe ses plus beaux fleurons avec Fénelon et Pascal, et sa transposition philosophique avec Maine de Biran, Ravaisson lui-même et Maurice Blondel. L’honneur ainsi fait à l’auteur du Testament philosophique, philosophe de la grâce et de l’ondulation mais aussi de l’engendrement et de la dyade, rejaillit sur Siewerth et son interprète : grâce à eux un trésor de la pensée et de la spiritualité françaises est remis au jour, la médiation de l’idée n’est plus qu’un moment dans l’expansion de l’amour, générosité, fécondité et sacrifice. L’après-Siewerth s’annonce dans une réhabilitation qui n’a que trop tardé. Bien avant que Bergson se délectât des Torrents de Madame Guyon, son maître Ravaisson diligentait une « philosophie héroïque » capable d’atteindre « par le cœur, la vive réalité vivante, âme mouvante, esprit de feu et de lumière. » (446).

21Xavier TILLIETTE

Maître ECKHART. – L’étincelle de l’âme. Sermons I à XXX, trad. et prés. par G. Jarczyk et P.-J. Labarrière. Albin Michel, Spiritualités vivantes, Paris, 1998.

22En ces pages, dont la vigueur et la rigueur sont admirablement rendues par la traduction à la fois fidèle et inspirée de G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, c’est la haute leçon du maître de la mystique spéculative qui se fait entendre. Mystique sans effusion ni fusion immédiate car la spiritualité s’alimente ici d’abord à une exigence intellectuelle. La prière elle-même n’est-elle pas pour Eckhart comme pour Denys « élévation intellectuelle vers Dieu » (sermon 19) ? A l’aide de sa grande culture philosophique et théologique, Eckhart, dans ces sermons, loin de toute prédication pieuse, nous entraîne dans le mouvement de la pensée qui nous détache de la créature, nous vide de toute image, pour laisser « Dieu être Dieu » en nous (sermon 5b).

23Il s’agit bien de pensée car c’est « l’intellect qui est temple de Dieu » qui « là vit dans la connaissance de soi seul » (sermon 9). Par « l’étincelle qui est en elle et au-delà d’elle-même », « gouttelette d’intellect », l’âme peut se rendre présent Celui que l’image des créatures occulte parfois, et à l’inverse comprendre le néant de l’être crée, pour saisir Dieu ou plutôt se laisser saisir par lui. Dès lors, à celui seul qui donne sa volonté à Dieu la volonté de Dieu sera-t-elle donnée, et tout volontarisme se trouve condamné, pas seulement à cause d’une position intellectualiste dans une querelle d’écoles bien connue, mais parce que la volonté n’a de sens que dans son dépassement. La quête de Dieu exige en effet le dépouillement ontologique et le détachement de soi car « ce qui est crée il lui faut être brisé si le bien doit en sortir » (sermon 13). Le discours, audacieux, est en fait humblement ancré en Dieu qui « se dit assurément lui-même en lui-même » (sermon 20b), pour celui qui ne vise qu’à être « adverbe auprès du Verbe » (sermon 9).

24Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière nous avaient déjà initiés, dans leur Maître Eckhart ou l’empreinte du désert (Albin Michel 1995) à cette dialectique du Tout et Rien pour laquelle la pauvreté est signe de plénitude et le détachement condition de l’appropriation, notre être étant uni à Dieu dans l’opération qui nous change en lui « comme le feu change le bois dans soi » (sermon 6). Ils nous avaient donné là le rare exemple d’une réussite totale dans le genre difficile d’une monographie nous retraçant de façon passionnante la vie du maître et nous faisant pénétrer le sens profond de sa doctrine, dans des pages denses et très claires à la fois. Il nous ont en outre livré une édition française de référence des Traités et du poème (Albin Michel 1996). Dans cette édition comprenant le Discours du discernement, le Liber « benedictus » et le Traité du détachement, nous découvrions déjà l’affirmation que tout est Dieu en Dieu, dans la mesure où être Dieu c’est sortir de soi ou retrouver son vrai soi, c’est-à-dire « être un esprit » et, en fait, « nulle part être au dehors » (sermon 19).

25Les sermons, qui témoignent de la pleine maturité d’Eckhart, orchestrent magnifiquement ces thèmes en les développant avec une précision particulière au fil des passages de l’Ecriture commentés. La présentation synthétique remarquable faite par les traducteurs nous permet par ailleurs d’en apprécier toute la portée spéculative. Hegel a dit un jour, à propos de Maître Eckhart, qu’il avait là ce qu’il lui fallait. Le public français a, en tout cas, avec ces traductions de l’œuvre allemande du maître – et en attendant déjà avec impatience les sermons suivants annoncés pour bientôt –, ce qu’il lui fallait pour connaître Eckhart.

26Jean-Marie LARDIC

Gilbert KIRSCHER. – Eric Weil ou la raison de la philosophie. Presses Universitaires du Septentrion, 1999,320 p.

27Avec le même souci de probité et de rigueur vigilante déjà remarqué dans ses travaux antérieurs (La philosophie d’E. Weil, PUF, 1989 ; Figures de la violence et de la modernité, PUF, 1992), G. Kirscher vient enrichir et compléter ici ses belles études weiliennes. La Logique de la philosophie reste évidemment le livre de référence, à la fois éclairé et éclairant : qu’il souligne la dualité constitutive attitude/catégorie, l’écart décisif de l’ordre antique et de la négativité moderne ou l’irréductible pluralité des figures de la subjectivité et de la sagesse, Kirscher sait montrer avec force que la cohérence raisonnable – et systématique – du discours weilien renvoie toujours à l’option d’une liberté qui ne s’arrache à la violence – réelle et possible – que pour mieux prendre la mesure du combat sans fin qu’elle se doit de lui livrer. Est donc vigoureusement rappelé l’intérêt décidément ‘‘ pratique ’’d’un ‘‘ kantisme post-hégélien ’’justement caractérisé comme ‘‘ traversée de Hegel à partir de Kant et en direction de Kant, mais de Kant tranformé par cette traversée ’’ (p. 238). Outre que cette orientation de fond vérifié sa fécondité dans et par l’approche originale qu’elle autorise des questions de la subjectivité, de la science et de la sagesse, elle nous vaut aussi et peut-être surtout une suggestive présentation de quelques lecteurs majeures de Kant (Cassirer, Krüger, Heidegger) à un moment crucial de notre histoire. De précieux appendices fournissent également la traduction du texte (des Kant-Studien) que Weil avait consacré, dès 1931, au grand livre de Krüger (Philosophie und Moral in der kantischen Kritik, Mohr, Tübingen, trad. française de M. Régnier en 1961, chez Beauchesne, avec une préface de Weil) ainsi qu’un catalogue des inédits de Weil ; on sait que, depuis, un certain nombre de ces inédits ont donné lieu à deux publications : Essais sur la nature, l’histoire et la politique, Presses Universitaires du Septentrion, 2000 et Inédits, Préface de Gilbert Kirscher, Beauchesne, coll. « Le grenier à sel » et des indications bibliographiques soigneusement actualisées. On ne peut que savoir gré à G. Kirscher de témoigner ainsi, en libre fidélité à la mémoire de ce ‘‘ maître ’’que fut Weil, du sens et de la pertinence pour notre monde d’une œuvre encore trop méconnue.

28Francis GUIBAL

Jacques ROLLAND. – Parcours de l’autrement. Lecture d’E. Lévinas. PUF, coll. Epiméthée, Paris, 2000,396 p.

29Ce n’est pas là un livre « de plus » consacré à E. Lévinas. Car le parti-pris de J. Rolland – accompagner cette pensée « à l’extrême ou à la fine pointe de sa singularité » (2) – nous vaut un travail à bien des égards sans équivalent ; jamais sans doute lecture de Lévinas n’avait encore permis de scruter avec une telle pénétration conceptuelle une œuvre dont il est justement estimé qu’elle nous donne une vue nouvelle « sur la philosophie du siècle et celle qui nous fut transmise ». Sans souci d’initiation pédagogique ou d’exhaustivité informative, au plus loin de tout enthousiasme moralisant ou médiatique, importe seule ici la rigueur philosophique : aussi cette « logique de l’autrement » (6), centrée sur le grand œuvre de 1974, n’en appelle-t-elle, pour s’élaborer et s’exposer, qu’aux interlocuteurs (Heidegger, Husserl et Hegel en premier lieu, mais évidemment aussi Platon, Descartes et Spinoza, Kant et Kierkegaard, Nietzsche et Bergson, sans oublier Rosenzweig ou Sartre) et commentateurs (J.L. Marion, M. Blanchot, J. Derrida) les plus éminents de Lévinas. J ’aborderai par sa deuxième partie le diptyque qu’elle nous présente.

30Si les cinq chapitres qui composent ce deuxième volet (231-386) fournissent en effet comme des illustrations qui donnent corps à ce qui précède, il est également possible de les prendre pour des voies d’accès à cette esquisse à la fois plus formelle et plus radicale. Ainsi la relecture de La réalité et son ombre rappelle-t-elle d’abord le refus obstiné que Lévinas oppose à la sacralisation et aux séductions de l’obscur ; toujours guetté par la complaisance esthétisante, l’art n’chapperait aux fixations idolâtriques que dans et par la parole (éthique) qui le juge, l’envoie et l’adresse. C’est ensuite l’histoire (de la philosophie) dont il faudrait contester philosophiquement la juridiction ; car seuls « quelques instants d’éclair » (de l’Un-Bien platonicien au « Moi pur » de Husserl en passant par l’idée cartésienne de l’infini et l« homme nietzschéen ») pourraient la soustraire à la fatalité d’un procès(sus) objectif. Ces percées soudaines et fulgurantes amènent justement à préciser le statut exceptionnel de l’instant dans cette pensée qui subordonne toute temporalité de la présence aux frappes et aux survenues diachroniques (irreprésentables, immémorables, improgrammables) de l’altérité. C’est alors la mise en jeu de l’intentionnalité phénoménologique qui peut être abordée : faut-il l’élargir à d’autres modalités de sens ou aller jusqu’à la suspendre et l’interrompre au nom d’une veille (éthique) la débordant absolument ? Question(s) cruciale(s) qui se trouve(nt) encore aiguisée(s) face à l’étrangeté absolue de la mort : néant irrelevable spirituellement, inconnu réfractaire à toute appropriation existentielle, son altérité ne viendrait à faire sens que sur le Visage du prochain dont le dénuement me (des)saisit et m’ordonne sans retour. A travers ces cinq approches se laisse déjà deviner et entrevoir une manière autre de signifier, irréductible aux logiques de l’Etre ou du Concept, du Sujet ou de l’Esprit. C’est donc à « l’autrement », cet adverbe modal déjouant toute substantialisation, et à son étrange signifiance qu’est consacrée une première partie (25-230), sans doute le plus fort commentaire logico-philosophique que nous ayons d’Autrement qu’être et de son écriture. Posant d’emblée que « éthique » doit être entendu au sens « moralement neutre » (23) de « Das Ethische », Rolland va dérouler la logique – ambigüe – de son intrigue en l’ordonnant autour de quatre termes dont la com-position infixable se traduira nécessairement par le Dire sans repos d’un parcours désespérément anarchique. Point de départ obligé de ce parcours, « Je » n’est rien ici que « relation d’altérité » (31), « position absolue d’un pôle d’altérité », unicité insubstituable d’une instance de responsabilité toujours déjà « sous le coup de l’autre » (35) qui l’affecte sans parade ni dérobade possible. Et le trouble s’insinue déjà : que peut-il en « être » de cette subjectivité sans pareille et de sa (non)relation pré-originelle de proximité par rapport au « Même » qu’est le Moi de l’universelle égalité ? Le « Tu » du prochain ne résout pas, mais accentue bien plutôt cette ambivalence ; car l’invisible hauteur du « Visage » ne clignote qu’en déchirant la trame phénoménale qu’elle présuppose pourtant et où elle s’inscrit. Singulier pluriel d’une altérité incommensurable à moi (qu’elle concerne), mais qui hésite entre la proximité « choquante » du premier venu et l’interposition originelle du tiers. De cette oscillation ne saurait davantage nous libérer le recours au « Il » d’une transcendance infiniment absente ; car c’est la même Illéité séparée, interdite à la curiosité du savoir, qui commande à la fois – énigmatiquement – l’exceptionnelle sainteté et la co-présence justement instituée. Il importe, dès lors, de confronter l’ambiguïté de cette trinité « éthique » à la positivité et à la puissance « ontologiques » de « Cela » (Es) qui se dépl(o)ie dans le jeu de « l’essance », à travers l’emphase de l’existence portant la présence au langage. L’amphibologie y prend la forme de l’écart et de la réversibilité équivoque entre désignation et verbalisation ; à la tendance désastreuse vers une plénitude réduisant et absorbant tout dans l’homogène étantité de l’il y a riposte l’envoi sans retour d’un retrait donnant lieu à l’espacement des étants mondains et à sa prise en charge par l’existence finie. Ne serait-ce pas du côté de cette geste – salvatrice ? – de l’être et de sa « différance » qu’il conviendrait de chercher le sens de toute cette intrigue ?

31Quoi qu’il puisse en être d’une méconnaissance relative, chez Lévinas, de cette ouverture généreuse inhérente à la pensée de l’être, là ne saurait se trouver pour lui la signifiance ultime. Car c’est encore autrement – que l’être – qu’il faut penser la Bonté d’une Illéité s’exposant – jusqu’à la confusion possible avec l’il y a – au non-règne de la contestation. Plus radical que la Dite ou même le Dire de l’essance s’avérerait le Dire sans Dit d’un Donner se dépouillant de tout retour à soi, d’une exposition s’épuisant à la réitération sans réflexivité du pur « me voici »; non le kérygme triomphal d’une prédication emportant toute nomination, mais le (se)-Dé-dire sans fin d’une écriture ne cessant de défaire la trame équivoque de ses discours. Là serait la seule manière de respecter le secret anarchique d’une transcendance qui, pour ne pas régner, ne saurait avoir d’autre (non)lieu que l’ambiguïté de l’énigme : éminence non-idolâtrique d’un Dieu qui ne montre que « ses arrières », qui n’expose à la toute-brûlure de son feu dévorant (sens de la sainteté) qu’en réservant et ménageant aux uniques de l’élection l’abri et la protection de la mesure (l)également commune (institution de la justice).

32On a dû réduire ici à son esquisse formelle un travail qui s’emploie lui-même à dégager l’épure logique qui commande l’écriture de Autrement qu’être. Qu’il soit permis de souligner, pour terminer, la responsabilité risquée qui guide cette « analyse-et-interprétation » (5). Elle s’avoue déjà dans l’infléchissement qui lui fait déplacer le centre de gravité du livre de 1974 : « la sagesse du Désir » et son ambiguïté prennent le pas sur « la substitution » et sa folie. Elle est liée, plus encore, au propos d’une relecture qui n’hésite pas à évaluer les avancées et reculs d’une pensée qu’elle s’efforce de faire résonner au plus haut de son intensité pour mieux en marquer l’impact exceptionnel dans l’espace philosophique de l’époque. Prenant au sérieux les interrogations de Blanchot, Marion, Derrida surtout, ce superbe parcours apporte notamment un éclairage nouveau sur la confrontation décisive de Lévinas avec Heidegger. Non sans soulever, de ce fait, d’autres difficultés. Je n’en évoquerai que deux, d’ailleurs corrélatives. 1) S’il est indispensable de démarquer « l’éthique » et son intrigue logique de toute connotation immédiatement moral(isant)e, est-ce bien la simple « neutralité » de l’autrement qui suffit à la qualifier – et à la distinguer de la geste « ontologique » ? 2) S’il importe, tout autant, de souligner le « pas philosophique décisif » opéré dans le passage du « Même-devant-l’Autre (TI) à « l’Autre-dans-le-Même » (AE) qui « non pas ouvre, mais a ouvert le Même à l’Autre » (384), faut-il aller, pour autant, jusqu’à voir un « malencontreux écart » (158) dans la thèse de 1961 ? Ce passage pouvait-il, devait-il être évité ? Lévinas lui-même ne l’a jamais renié. Et, après tout, le même Derrida, dont les objections critiques (de 1964) auront sans doute permis à Lévinas d’entreprendre sa « seconde navigation », a su également re-lire (en 1997) de manière « autrement » généreuse ce grand « traité de l’hospitalité » qu’est et demeure Totalité et infini...

33Francis GUIBAL


Date de mise en ligne : 01/06/2008

https://doi.org/10.3917/aphi.642.0375

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