Notes
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[1]
Il existe bien sûr ce que l’on pourrait appeler un relativisme « spontané », mais il fait partie de ces convictions qui, pour s’exprimer sans détours, coexistent avec des attachements réels, parfois même inconditionnels. Ce type de paradoxe trouve aujourd’hui une illustration dans un certain type de défense de la pluralité, tolérante dans son principe, mais inconditionnellement centrée sur des valeurs identitaires particulières qui ne sont alors nullement vécues comme relatives.
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[2]
Rorty observe, à juste titre, que « Dewey fut souvent dénoncé comme un relativiste [...]. Mais, naturellement, nous autres pragmatistes ne nous sommes jamais appelés nous-mêmes relativistes. Habituellement, nous nous définissons plutôt en des termes négatifs. Nous nous disons ‘‘anti-platonistes’’ou ‘‘anti-métaphysiciens’’ou ‘‘anti-fondationnalistes’’. Tout comme nos adversaires ne se disent jamais eux-mêmes la plupart du temps ‘‘platoniciens’’ou ‘‘métaphysiciens’’ou ‘‘fondationnalistes’’. Ils se présentent plutôt habituellement comme défenseurs du sens commun ou de la raison », Philosophy and Social Hope, Penguin Books, London, 1999, p. XVII. Comme il le suggère dans ce dernier ouvrage : « Nous autres anti-platonistes, nous ne devons pas permettre qu’on nous appelle ‘‘relativistes’’, car cette description élude la question centrale, celle de l’utilité du vocabulaire que nous avons hérité de Platon et Aristote » (p. XVIII) [...] « Pour résumer : nous autres pragmatistes, nous ignorons les accusations selon lesquelles nous serions ‘‘relativistes’’ou ‘‘irrationalistes’’en disant que ces accusations présupposent précisément les distinctions que nous rejetons ». (p. XIX).
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[3]
Voir, par exemple, l’échange Rorty-Putnam dans J.-P. Cometti (éd.), Lire Rorty, L’Eclat, 1995. Le texte publié dans ce volume est repris dans H. PUTNAM, Un réalisme à visage humain, t.f., C. Tiercelin, Le Seuil, 1996. De RORTY, voir aussi Objectivisme, relativisme et vérité, t.f., J.-P. Cometti, PUF, 1993, ainsi que l’introduction de Philosophy and Social Hope, op. cit. Le livre déjà ancien de PUTNAM : Raison, vérité et histoire, abordait la question du relativisme sur la base d’un refus de la distinction des faits et des valeurs. La disussion, rappelons-le, y prenait notamment la forme d’une réfutation du « nazi rationnel ». Je laisse délibérément de côté cette discussion qui a nourri depuis une grande partie des débats. Je l’ai moi-même évoquée dans « Le Pragmatisme », in M. Meyer (éd.), La philosophie anglo-saxonne, PUF, 1994, p. 467-498, ainsi que dans Le philosophe et la poule de Kircher, L’Eclat, 1997.
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[4]
William JAMES, A Pluralistic Universe [1909], Hibbert Lectures at Manchester College on the Present Situation in Philosophy, University of Nebraska Press, Lincoln and London, 1996.
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[5]
Cf. B. RUSSELL, Essais philosophiques, t.f., F. Clémentz et J.-P. Cometti, PUF, 1997.
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[6]
Cf. Hilary PUTNAM, Le réalisme à visage humain, op. cit., ainsi que Il Pragmatismo, Einaudi, Turin, 1995, et « James’Theory of Truth » in Ruth Anna PUTNAM, The Cambridge Companion to William James, Cambridge University Press, 1997.
-
[7]
Cf. William JAMES, Pragmatism, A New Name for Old Ways of Thinking [1907], Hackett Publishing Company, 1981.
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[8]
Ludwig WITTGENSTEIN, Leçons et conversations, t.f., J. Fauve, Gallimard, 1971, p. 28.
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[9]
Voir les nombreuses remarques de Putnam à ce sujet, par ex. dans Raison, vérité et histoire, t.f., A. Gerschenfeld, Minuit, 1984, chap. VI et VII notamment. Un point important, dans l’argumentation de Putnam dans ces chapitres consiste à soutenir que « l’inexistence de valeurs objectives n’implique pas que tout est ‘‘aussi bon’’que n’importe quoi, mais plutôt qu’il n’existe rien qui soit objectivement ‘‘tout aussi bon’’que quelque chose d’autre » (p. 181).
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[10]
Dans Objectivisme, relativisme et vérité, op. cit., Rorty défend une position « ethnocentriste », qu’il présente comme un correctif du relativisme.
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[11]
Cf. H. PUTNAM, Le réalisme à visage humain, op. cit., p. 136 : « le relativisme, tout autant que le réalisme, présuppose que l’on peut se tenir simultanément au-dedans et au-dehors de son langage. Dans le cas du réalisme, ce n’est pas à première vue une contradiction, puisque tout le réalisme tient en cette thèse que cela a un sens de penser à un point de vue divin [...], mais dans le cas du relativisme, cela constitue une auto-réfutation ».
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[12]
Cf. J. DEWEY, Reconstruction in Philosophy, Beacon Press, Boston, 1920 et 1948, chap. VII : « Moral Reconstruction » (t.f. à paraître in DEWEY, Œuvres philosophiques, vol. 1, Publications de l’Université de Pau) ; voir aussi « The irreductible plurality of moral criteria », in J. GOUINLOCK, The Moral Writings of J. Dewey, Prometheus Books, New York, 1994, p. 156 : « Il y a un fait qui, de toute évidence, est partie intégrante de l’action morale, et qui n’a pas encore obtenu l’attention qu’il mérite dans la théorie morale ; il s’agit de l’élément d’incertitude et et de conflit propre à toute situation susceptible d’être appelée morale au sens propre du terme ».
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[13]
Cf. R. RORTY, Philosophy and Social Hope, Penguin Books, 1999, II, 4 : « Ethics Without Principles ».
-
[14]
Cf. RORTY, « Ethics Without Principles », in Philosophy and Social Hope, op. cit., p. 73 : « Les pragmatistes ont des doutes sur la suggestion selon laquelle il y a de l’inconditionnel, car ils doutent que quelque chose soit ou puisse être non relationnel. Aussi éprouvent-ils le besoin de réinterpréter les distinctions entre moralité et prudence, moralité et intérêt, moralité et souci de soi, de manière à faire l’économie de la notion d’inconditionnalité. »
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[15]
Cf. JAMES, The Will to Believe, [1897], Dover Publications, New York, 1956 ; J. DEWEY, Reconstruction, op. cit., p. 167. Sur l’utilitarisme, ibid., p. 180. Voir aussi Sidney HOOK, The Quest for being [1961], Prometheus Books, New York, 1991 : « The Ethical Theory of John Dewey ».
-
[16]
Robert BRANDOM, Making it Explicit, Reasoning, Representing, & Discursive Commitment, Harvard Univ. Press, 1994.
-
[17]
Cf. Sidney HOOK, « The Ethical Theory of John Dewey », in The Quest for Being, op. cit., p. 63.
-
[18]
Kant en avait conscience, ce que suggère l’attention qu’il porte au « respect » dans son analyse des actions moralement bonnes et de ce qu’elles doivent au devoir – sans pouvoir néanmoins trouver dans la seule représentation de celui-ci une possibilité d’application qui puisse être dite morale –, ainsi que le souci de distinguer en lui une détermination à agir qui échappe à la causalité tout en remplissant une fonction comparable.
-
[19]
Cf. J. BOUVERESSE, Le mythe de l’intériorité, Minuit, 1976, p. 616.
-
[20]
J ’en évoque les principaux aspects dans L’Amérique comme expérience, « Quad », PUP, Pau, 2000.
-
[21]
Cf. les commentaires de H. PUTNAMdans The Threefold Cord, Mind, Body, and World, Columbia University Press, New York, 1999, Lecture two, p. 21-22. Pour une conception comme celle que critique Putnam, « il y a une totalité définie de toutes les assertions possibles en matière de connaissance, fixées une fois pour toutes indépendamment de l’usage que font du langage ses utilisateurs ».
-
[22]
Rorty remarque justement que « contre Kant, selon Dewey, Hegel avait raison de faire valoir que les principes universels de la morale présentaient une utilité dans la mesure seulement où ils contribuent au développement historique d’une société particulière – une société dont les institutions sont à même de donner un contenu à ce qui ne serait sans cela qu’une coquille vide [...] Dans son livre le plus récent, Thick and Thin, Walzer soutient que nous ne devons pas considérer les coutumes et les institutions des sociétés particulières comme des concrétions accidentelles autour d’un noyau commun de rationalité morale universelle, la loi morale transculturelle » (Philosophy and Social Hope, op. cit., p XXXI).
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[23]
Cf. Philosophy and Social Hope, op. cit., p. 86.
-
[24]
Voir J.-P. COMETTI, « Le Pragmatisme », in M. MEYER, La philosophie anglo-saxonne, op. cit., ainsi que « L’incommensurable commensurabilité », in A. BENMAKHLOUF, Tout est-il relatif ? (à paraître).
-
[25]
T. KUHN, La Structure des révolutions scientifiques, t.f., L. Meyer, Flammarion, 1983.
-
[26]
H. BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion, « L’obligation morale », éd. Du Centenaire, PUF, 1963, p. 981.
-
[27]
Cf. L. WITTGENSTEIN, Remarques sur le « Rameau d’or » de Frazer, t.f., J. Lacoste, Lausanne, L’Age d’homme ; W. JAMES, A Pluralistic Universe, op. cit., p. 322. Wittgenstein, dans ses notes sur le livre de Frazer, évoque à un moment l’importance à ses yeux des corrélations formelles, ce qui pourrait faire croire qu’il privilégie un certain type de « relations internes », du type de celles que contestait James. Le passage suivant permet de se faire une idée plus juste des choses : « Ce ne peut avoir été un motif depeu de valeur, autrement dit ce ne peut pas du tout avoir été un motif, qui a conduit certaines races humaines à vénérer le chêne, mais seulement le fait qu’elles vivaient avec lui en symbiose ; ce n’est donc pas par choix : ils sont nés ensemble, comme le chien et la puce. (Si les puces élaboraient un rite, il se rapporterait au chien.) On pourrait dire que ce n’est pas leur réunion (celle du chêne et de l’homme) qui a fourni l’occasion de ces rites, mais au contraire, en un certain sens, leur séparation » (p. 25, je souligne).
-
[28]
Clifford GEERTZ, A World in Pieces, (à paraître), cité par RORTY in Philosophy and Social Hope, op. cit., p. 275. Sur Rorty et Geertz, voir aussi « Sur l’ethnocentrisme, une réponse à C. Geertz », in Objectivisme, relativisme et vérité, op. cit.
-
[29]
Cf. Charles TAYLOR, Sources of the Self, Cambridge University Press, 1989, ainsi que The Malaise of Modernity, The Massey Lectures Series, Anansi, 1992 ; t.f. C. Melançon, Le malaise de la modernité, Le Cerf, 1994.
-
[30]
Luc BOLTANSKI et Eve CHAPIELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 2000.
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[31]
C. TAYLOR, Le malaise de la modernité, op. cit., chap. 8,9 et 10 notamment.
-
[32]
Cf. R. RORTY, Achieving Our Country. Leftist Thought in Twentieth Century America, Harvard University Press, 1998 (t.f. à paraître aux Publications de l’Université de Pau).
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[33]
J. DEWEY, Reconstruction, op. cit., p. 186.
-
[34]
Ibid., p. 200.
-
[35]
R. RORTY, Philosophy and Social Hope, op. cit., p. 276.
Le gouvernement, les affaires, l’art, la religion, toutes les institutions sociales ont une signification, une fin. Cette fin est de libérer et de développer les capacités des individus humains sans distinction de race, de sexe, de classe ou de statut économique. Et ceci ne fait qu’un avec le fait de dire que le test qui permet d’en apprécier la valeur réside dans la mesure selon laquelle ils éduquent tout individu dans la pleine mesure de ses possibilités.
1Le « retour » de la morale sur la scène philosophique a vu renaître la question du relativisme, escortée des soupçons ou des accusations qui en font généralement partie. Le pragmatisme, qui en a plusieurs fois fait les frais au cours de son histoire, est presque inévitablement au nombre des cibles vers lesquelles ils se portent, tant il passe aisément pour une forme délibérée d’adieu à la raison, dont l’inévitable défaut est de s’illustrer dans l’égalité autant que l’indifférence des choix et des valeurs. Jusqu’à quel point un tel relativisme existe-t-il ?N’avons-nous pas affaire à l’une de ces fictions, à l’un de ces personnages de paille dont la philosophie produit parfois l’image pour les besoins de ses démonstrations ?Qui a jamais réellement dit que tout se valait ? En dehors de la philosophie, dans la réalité, pour la plupart des hommes et dans des conditions normales, c’est-à-dire ordinaires, rien ne vaut les choix qui ont leur préférence, et si cette attitude ne parvient pas à combler l’amour que le philosophe porte naturellement à l’universel, du moins se démarque-t-elle de l’égalisation qui caractérise le relativisme tel qu’on a coutume de se le représenter. Aussi, sur des questions comme celles-là, n’est-il jamais inutile de distinguer le « relativisme », dans la version que les philosophes en donnent ou en ont donnée, des formes sous lesquelles il est susceptible de se présenter et des situations ou des motifs qui peuvent lui être favorables dans des conditions particulières au regard desquelles les formes classiques du débat ne sont pas forcément d’un réel secours [1].
Relativisme et pluralisme : les sources d’un malentendu
2Ce type de distinction s’impose d’autant plus que l’accusation de « relativisme » qui pèse sur le pragmatisme fait à bien des égards partie des querelles dans lesquelles on a tendance à s’enfermer, en campant sur des positions définies par avance, pour ne pas dire une fois pour toutes. À en juger par les constantes propres à l’histoire de la philosophie, on est tenté de partir d’un axiome de base : depuis toujours, ou en tout cas depuis que nous savons à peu près ce que penser veut dire, le relativiste est quelqu’un qui a fondamentalement tort, quelqu’un dont les erreurs s’accompagnent en outre d’une foule de conséquences indésirables. Aussi la question est-elle le plus souvent d’établir, non pas en quoi il a tort, ni de statuer sur la pertinence de ce qu’on lui oppose, logiquement et philosophiquement, mais de savoir qui est relativiste. Il est significatif quel’attitude qu’on attribue au philosophe pragmatiste ne corresponde en rien à une position affichée en tant que telle. Il est rare que des philosophes se proclament relativistes. Ni Dewey, ni Rorty aujourd’hui, et encore moins Putnam ne se sont jamais proclamés « relativistes » [2]. Bien sûr, on aura beau jeu d’objecter à cela que c’est justement le propre du relativisme de couver sous la cendre et de ne jamais se montrer au grand jour. Mais au-delà de ces soupçons comme tels, quel est exactement le fond de l’affaire ?Car le plus important n’est pas tant d’établir des responsabilités, au nom de l’axiome de départ, que de mettre en lumière la nature des positions contestées, les raisons susceptibles de leur être associées, afin de voir dans quelle mesure elles peuvent être versées au dossier du relativisme, quitte à en redéfinir le cadre.
3Richard Rorty et Hilary Putnam ont abordé à maintes reprises les principaux aspects de cette discussion [3]. Comme Rorty s’est efforcé de le montrer, les questions qui en font partie ont leur origine dans la reconnaissance de la pluralité des désirs, des valeurs et des choix. A la différence du monisme auquel James s’opposait dans l’un de ses livres les plus significatifs [4], ou de l’universalisme propre à un large courant de la tradition philosophique, le pragmatisme est une philosophie pluraliste, en ce qu’elle n’accorde aucun crédit à quelque a priori ou à quelque fondement que ce soit, en ce qu’elle refuse d’admettre l’existence de choses qui ne soient pas relationnelles, et en ce que, aux yeux du philosophe pragmatiste, la pluralité et la reconnaissance de la pluralité constituent un bien qui entre nécessairement dans les seuls engagements éthiques et politiques qui se puissent imaginer.
4L’engagement pluraliste qui caractérise le pragmatisme peut donc être considéré comme un corrélat de ce qui l’oppose au fondationnalisme, et plus généralement au primat dont la vérité et la connaissance ont bénéficié dans l’histoire de la philosophie, y compris pour les questions morales. Une bonne partie des combats que James a menés contre la tradition philosophique s’inscrivent sous ce chapitre. Son opposition à l’« intellectualisme » – qui ne signifie nullement, comme on le croit trop souvent, une hostilité primitive aux concepts – est l’une des faces importantes de la critique pragmatiste du monisme. Bertrand Russell avait certainement raison, quelque conséquence qu’il en ait tirée, d’attribuer à la philosophie de James une inspiration éthique et politique dont la démocratie lui paraissait être le modèle sous-jacent [5]. Ce qu’il y a de juste dans les remarques que cela lui suggérait tient en effet à une opposition entre deux types de philosophie qu’illustrait à ses yeux le pragmatisme et le type de pensée et d’engagement dont il se réclamait lui-même. L’une subordonne la vérité à des intérêts et à des besoins ; l’autre entend la soustraire à leur empire. A vrai dire, comme Putnam l’a montré, le but de James n’a jamais été de discréditer la science ni la vérité, mais bien de contester le présupposé qui conduit les philosophes à les situer l’une et l’autre en dehors du champ des intérêts humains [6]. La fameuse – et tant décriée – analyse de la vérité en termes de « satisfaction » que James propose dans ses conférences sur le pragmatisme signifie bien davantage un rapatriement de la vérité dans un horizon auquel elle doit son sens, et qui précisément interdit de distinguer, comme autant d’espèces ou d’essences séparées, ce qui appartient à la connaissance, à la morale ou à l’art [7].
5Le pragmatisme, sur ce point, s’accorde avec Wittgenstein pour penser que tout « jeu de langage », quelle qu’en soit la nature, communique avec la totalité de nos autres jeux de langage [8]. Il conteste, en outre, autant que la distinction des faits et des valeurs, l’idée d’un « monde tout fait » ou d’un « point de vue de Dieu », impliquée dans les définitions traditionnelles de la vérité, en particulier dans les définitions correspondantistes. Il n’y a pas, pour reprendre les termes de Nelson Goodman, de mode selon lequel le monde est ce qu’il est (the way the world is). Je n’insiste ici sur ces différents points qu’afin de montrer que le pluralisme pragmatiste est une conséquence des positions que James et Dewey, et Peirce dans une certaine mesure, ont adoptées dans leur analyse de la connaissance, en s’opposant de manière radicale aux principes et aux présupposés d’une tradition devenue obsolète à leurs yeux. Un point essentiel, à ce sujet, tient à leur refus d’accorder un statut distinct aux questions qui touchent aux « valeurs » et à celles qui concernent la connaissance et la vérité. En faisant de la croyance une « habitude d’action » – et en la soustrayant, par conséquent à l’empire des idées et du « théâtre intérieur » –; en adoptant une philosophie de la « recherche » (inquiry) qui substitue à l’image d’une rationalité fixe, ancrée dans ses principes intemporels, une rationalité ouverte ; bref, en tirant les leçons philosophiques du darwinisme, le pragmatisme était destiné à opter pour une vision pluraliste, opposée aux conceptions pour lesquelles le réel est indépendant des descriptions que nous en donnons, et au regard desquelles il ne peut exister qu’une seule description vraie.
6En ce sens, le pragmatisme s’accorde avec la philosophie de Nietzsche et avec celle du second Wittgenstein. Le pluralisme qui en est une pièce maîtresse est-il toutefois bien un relativisme ? C’est ce que je voudrais maintenant brièvement examiner, avant de me tourner vers des questions qui engagent le pragmatisme dans ses positions, et dont on ne pourrait faire l’économie dans ce débat.
Peut-on (faut-il) être relativiste ?
7Si être relativiste signifie affirmer que les choses (toute chose) sont à ce point « relatives » qu’aucune ne vaut plus ou mieux qu’une autre, alors personne ne peut être relativiste, le philosophe pragmatiste pas plus que quiconque. Il est à peine besoin de dire qu’une position comme celle-là est auto-réfutante, quel que soit le niveau auquel on entend se placer [9]. En revanche, si être relativiste signifie admettre ou affirmer : 1) qu’il n’y a rien, de tous les objets possibles de la pensée, qui ne soit de nature relationnelle et tombe sous une description ; 2) qu’il n’existe pas de description unique ou de description de toutes les descriptions ; 3) qu’aucune possibilité n’est par conséquent donnée de les hiérarchiser, hormis les possibilités qui s’offrent à nous en fonction de nos besoins et de nos préférences, alors il devient difficile de ne pas être relativiste.
8En même temps on voit bien que ces trois prémisses ne plaident pas en faveur du genre d’affirmation, pas même des doutes, qu’on attribue au relativisme, si bien qu’à vouloir examiner le bien fondé de la position qu’elles permettent de caractériser, il vaudrait infiniment mieux employer un autre mot [10]. Car ce qui oppose l’anti-relativiste à son adversaire relativiste tient essentiellement à la possibilité ou à l’impossibilité de soustraire ne fût-ce qu’une chose et une seule au langage et aux relations qui la font entrer dans l’univers pluriel des descriptions possibles. Or, celui qui ne voit pas pourquoi on se donnerait cette faculté, et qui la tient même pour déraisonnable ; celui qui pense qu’on ne transcende pas le langage dans le langage, celui-là ne dit pas – et il ne pourrait pas dire – que tout se vaut, pas plus qu’il ne refuse d’attribuer une valeur à certaines idées plutôt qu’à d’autres, voire une valeur « supérieure ». Simplement, il ne donne manifestement pas aux mots le même sens.
9Ainsi, pour effleurer un thème qui fait partie des questions impliquées dans ce genre de discussion, on peut dire, qu’il existe une conception des droits de l’homme – essentiellement kantienne ou néo-kantienne – au regard de laquelle l’idée qui fonde ces droits bénéficie d’un statut a priori. Pour ceux qui adhèrent à une telle conception, c’est la condition sous laquelle ils possèdent la signification d’une norme universelle et inconditionnelle. Refuser aux droits de l’homme le statut d’un principe a priori, c’est en miner le sens même et attaquer à la racine l’un des principes les plus essentiels qui se puissent opposer à la barbarie. Autant le dire, cette position est respectable ; il n’est cependant pas certain qu’elle soit d’une grande efficacité; d’autre part, on peut se demander si elle ne pèche pas par excès ou par défaut en cédant à une vieille alternative qui, pour avoir rendu d’innombrables services, ne peut peut-être pas se voir automatiquement accorder le crédit dont elle jouit manifestement. Car rien ne dit qu’à défaut de fondement ou de statut a priori, il n’y ait pas d’autre choix que l’arbitraire des choix, plus rien ne venant alors garantir les biens les plus essentiels auxquels la morale la plus élémentaire paraît être subordonnée. La perte des fondements ne menace pas plus la possibilité de penser, de connaître et de choisir que l’abandon de la vision ptoléméenne du monde ou, plus près de nous, la crise des paradigmes unitaires n’ont menacé la possibilité de la physique. C’est une chose que même l’Eglise avait comprise en son temps, et que les philosophes, curieusement, ont été les derniers à comprendre.
10Pour une philosophie de la recherche, de telles craintes ne sont pas seulement vaines ; elles prêteraient à rire si elles ne commandaient pas un grand nombre de débats où cette alternative mène la danse, où le métaphysicien joue le rôle de gardien de la raison et le relativiste celui d’un adversaire acharné et irresponsable de toute rationalité – et par conséquent de la possibilité même, non seulement d’une connaissance « digne de ce nom », mais d’une position et d’engagements moraux.
11A vrai dire, dans un schéma de ce genre, l’anti-relativiste est beaucoup plus proche qu’il ne croit de son adversaire « relativiste », car tous deux partagent au moins ceci qu’ils se donnent également les moyens de s’élever au-dessus de toute description et d’adopter un point de vue des points de vue, qui seul autorise les assertions auxquelles se résume le débat de part et d’autre [11]. En ce sens, ils sont de fieffés complices. L’alternative est truquée ; elle n’a pas la signification exclusive qu’on lui prête, ce dont on peut s’assurer en montrant que le pluralisme n’exclut pas toute justification des choix.
12Dewey, pour sa part, considérait qu’il n’y a de morale que là où des possibilités concurrentes entrent en conflit ; à quoi il ajoutait que les situations où cela se produit présentent toujours un caractère singulier, de sorte que la mobilisation d’une règle universelle ne s’y montre pas seulement inadaptée, comme d’autres que lui se sont attachés à le montrer, mais qu’elle dessert les fins qui lui sont assignées [12]. Rorty se range à une opinion semblable lorsqu’il soutient que les seuls cas où le mot « morale » prend un sens sont ceux où, pour des raisons variables, une rupture se produit dans nos croyances, qui en appelle à un changement dans nos manières ordinaires d’agir et par conséquent à une recomposition de celles-ci. On doit distinguer, à ce sujet, les croyances qui nous sont familières, qui entrent dans la représentation que nous avons de nous-mêmes et qui remplissent leur rôle d’« habitudes d’action » – elles ne possèdent aucun caractère qui justifierait qu’on les appelle spécifiquement « morales » – et les conduites qui n’en font pas partie, mais qui peuvent en faire partie, pour peu que dans des circonstances données elles donnent lieu à des actes, imputables à une décision, qui modifie l’ancienne configuration des choses [13]. Si l’on veut clarifier la question du relativisme, il faut se demander comment, dans les conditions d’une absence de « principe », au sens où il en a été question jusqu’à présent, des actes et des décisions justifiées sont possibles, qui puissent toutefois ne pas simplement reproduire les convictions établies des individus et des groupes.
13Cette question concentre en elle les principales difficultés d’une philosophie de la recherche ; sur le plan moral, elle marque le point où se séparent deux conceptions de la justification, deux formes d’engagement moral, et ce qui distingue le pluralisme pragmatiste du relativisme sceptique. Un aspect majeur en est la distinction habituellement établie entre la morale et la prudence, ou entre les deux types d’impératifs que distinguait Kant, ceux qui n’ont qu’une valeur hypothétique et ceux qui doivent se voir reconnaître une valeur inconditionnelle.
14En fait, comme l’utilitariste, le pragmatiste conteste ces distinctions [14]. Le pragmatisme classique s’attachait plutôt à mettre en évidence les conditions susceptibles de faire de nos choix des « choix vivants », en insistant alors sur le type de volonté que cela impliquait, comme on le voit chez James, ou alors, à l’instar de Dewey, il tendait à mettre en relief les caractères par lesquels nos choix réclament un engagement qui se conçoit toujours dans des conditions spécifiques, car de même que « l’action est toujours spécifique, concrète, individualisée, unique [...] les jugements impliqués par nos actes le sont aussi » [15]. Ces orientations restent celles du pragmatisme contemporain, qui les a cependant renouvelées, peut-être consolidées, en leur intégrant les apports plus récents de ce que les travaux de Rawls sur la justice, par exemple, ou ceux de Davidson sur la vérité ont permis de comprendre. La façon dont Rorty a fait de sa lecture de ces deux derniers auteurs un élément important de ses propres positions est désormais suffisamment connue pour qu’il ne soit pas indispensable de s’y arrêter ici. En revanche, avant de poursuivre, je voudrais rapidement prendre un exemple du type de réflexion dont un engagement pragmatiste peut aujourd’hui bénéficier, y compris sur le plan moral, en me tournant rapidement vers les perspectives ouvertes par Robert Brandom [16].
Les règles et la question de l’implicite
15Les problèmes que la question du relativisme conduit à poser dépendent, pour une large part, de ce que nous sommes en mesure d’établir à propos des règles – et du statut des règles – qui entrent dans l’exercice et la définition de nos pratiques, et leur donnent une dimension normative. Soit dit en passant, cette dimension est ce qui permet de comprendre, comme le suggérait Sidney Hook à propos de Dewey, que « les décisions évaluatives ne sont pas propres à l’éthique, mais existent dans tous les champs de l’activité humaine » [17]. Un point important, à ce sujet, consiste en ce qu’une règle peut remplir sa fonction de manière implicite ou recevoir une formulation explicite, et par exemple entrer à ce titre dans un dispositif de règles, un mode d’emploi, prendre la forme d’un ordre, etc. Ce double statut de la règle est tel qu’il pose la question de savoir quel rapport il y a lieu de concevoir entre eux, autrement dit d’établir ce que le statut implicite de la règle, si c’est le cas, doit à la forme explicite qu’elle peut recevoir – ou qu’elle a déjà, voire en quoi ce dernier statut peut ou non être dissocié – et là encore, alors, ce qu’il lui doit – de ses modes d’opération implicites.
16Les règles auxquelles Kant donne le nom d’impératifs sont généralement conçues de telle façon qu’elles remplissent leur fonction sur un mode explicite, ce qui est tout particulièrement le cas pour l’impératif de la moralité. Ce statut, étendu plus généralement à tout ce qui peut prendre à nos yeux le nom de règle, se heurte pourtant à d’importantes difficultés, à commencer bien sûr par celle de son application [18]. On peut s’en faire rapidement une idée en s’arrêtant quelques instants sur ce que Brandom retient du paradoxe wittgensteinien des règles dans les Recherches philosophiques. On sait que ce paradoxe a nourri une abondante littérature. Il suffira toutefois, pour le présent propos, de noter ceci que si l’on devait donner aux règles un statut (explicite) distinct de leur usage (implicite), il faudrait alors une règle pour appliquer la règle, ce qui nous entraînerait dans un regressus sans fin.
17Comme le suggère Brandom, « les normes qui existent sous une forme explicite en tant que règles présupposent des normes implicites dans les pratiques, car une règle qui spécifie comment quelque chose peut être fait correctement doit être appliquée à des circonstances particulières, application qui peut elle-même être correcte ou incorrecte. Une règle, un principe ou un ordre ne possède une signification normative pour des actes que dans le contexte de pratiques qui déterminent comment il est correctement appliqué. Pour tout acte particulier comme pour toute règle, il y aura des façons d’appliquer la règle qui en empêchent l’application et des façons de l’appliquer qui lui sont favorables ou la réclament. La règle ne détermine les propriétés de son application que lorsqu’elle est correctement appliquée. Si l’application, dans ce qu’elle présente de correct, est déterminée par la règle en fonction seulement d’un arrière-plan d’applications correctes, comment faut-il alors comprendre la correction qui leur appartient ? ».
18C’est ici que s’impose la distinction de deux conceptions de la règle. Si l’on adopte, en effet, une conception « réguliste », selon les termes de Brandom, « alors les applications de la règle devront être comprises comme correctes pour autant qu’elles s’accordent avec une autre règle ». Wittgenstein parlait à ce propos d’interprétation, et il excluait précisément que l’application fît appel à une interprétation pour les raisons que nous venons d’entrevoir. Brandom en tire qu’entre la thèse intellectualiste qui exige que le normatif soit intégralement interprétable en termes de règles, et la thèse wittgensteinienne selon laquelle les propriétés des règles doivent être comprises à la lumière de propriétés pratiques, la seconde seule mérite nos suffrages. Car, comme il le dit encore : « Les règles ne s’appliquent pas elles-mêmes ; elles déterminent la correction de leur application dans le seul contexte de pratiques au sein desquelles ce qui est correct est distingué de ce qui ne l’est pas. Concevoir ces propriétés pratiques d’application comme étant elles-mêmes gouvernées par des règles débouche nécessairement sur une régression ». Il s’agit à ses yeux d’un argument décisif contrela conception platonicienne des normes (p. 20-21) dont seule une conception pragmatiste de celles-ci, articulée autour d’une notion primitive de la correction (correctness) implicite dans la pratique et présupposée par la formulation explicite sous forme de règles et de principes, semble capable de surmonter les difficultés. C’est aussi ce que suggérait Sellars : « une règle n’est pas à proprement parler une règle si elle ne vit pas dans un comportement, un comportement réglé par des règles, même s’il viole la règle. Linguistiquement, nous opérons toujours à l’intérieur d’un cadre de règles vivantes... Lorsque nous nous efforçons de saisir des règles comme règles de l’extérieur, c’est comme si nous voulions tout avoir en même temps. Décrire des règles c’est en décrire le squelette. Une règle est une règle lorsqu’elle est vivante et non lorsqu’elle est décrite. »
19Brandom, dont le programme est en grande partie défini par les problèmes sur lesquels débouchent ces réflexions, inscrit son propos dans une philosophie de l’usage destinée à l’élaboration d’une pragmatique normative dont l’expression constitue le concept majeur. Il est clair que les problèmes qu’il aborde ne se situent pas sur le sol restreint de la philosophie morale. Il n’en est pas moins clair que ce n’est pas sans fournir toutefois des éclairages à ce sujet. Si ce qui a pour nous valeur de règle ne peut avoir de statut explicite qu’en fonction de ce qui existe d’abord implicitement dans des pratiques, ou si, pour dire les choses autrement, les règles ne peuvent pas constituer le dernier mot de ce qui donne à nos actes un caractère normatif, cela ne porte pas seulement un coup fatal aux conceptions qui subordonnent la décision morale à une règle à laquelle pourrait être attribué un statut extérieur, et qui transcenderait les usages ; on peut aussi y voir un témoignage du caractère essentiellement social des pratiques qui enveloppent les normes implicites que présuppose leur explicitation en termes de règles. On peut y voir une contrepartie de la définition de la croyance comme habitude d’action, autant qu’une justification du fait qu’à vouloir saisir les ressorts de nos évaluations et des choix qui présentent une dimension normative, on ne peut pas faire abstraction des conditions et des applications susceptibles d’en définir la nature et les propriétés.
20Il va sans dire que des conclusions comme celles-là plaident en faveur d’un pluralisme et d’un contextualisme que les philosophes pragmatistes ont toujours opposés à une mythologie de la règle. D’une certaine manière, on pourrait même être tenté de dire que la question du relativisme y est réglée, comme l’était celle du « langage privé » et du scepticisme dans la philosophie du second Wittgenstein. La nature du normatif est telle qu’elle nous interdit de donner réellement un sens au genre d’assertion que le relativiste est supposé proférer. Il y a ici comme une symétrie entre la position de l’anti-relativiste, pour qui il y a toujours une règle ou un fait décisif qui permet de justifier tel choix plutôt que tel autre, et celle du relativiste, pour qui il n’y a pas de justification qui vaille mieux qu’une autre. Le scepticisme moral se nourrit de l’une comme de l’autre. Le philosophe pragmatiste, lui, penche plutôt pour une attitude qui était celle de Wittgenstein, et qui le conduisait à penser, comme le suggère justement Bouveresse, « qu’il est absurde de croire que tout ce que nous faisons, pensons ou disons peut et doit avoir une justification, et que tout ce qui est fait sans justification est fait plus ou moins à la légère ou à tort » [19]. Entre les deux, il y a de la place pour d’autres perspectives que celle du tout ou rien.
L’espoir social
21Le refus de subordonner la morale à des « principes » ou à des règles qui ne seraient pas eux-mêmes solidaires d’un horizon donné de pratiques, est en fait étroitement lié à la signification particulière que le pragmatisme attribue au temps. Car à la différence d’un grand nombre de philosophies dont fait inévitablement partie une conception « réguliste » des normes, l’importance du temps tient essentiellement à la valeur qu’y prend le futur et à ce qui lui donne la dimension d’une expérience. Sur ce point, le pragmatisme puise son inspiration dans une conviction qui était celle de Whitman, qui anime la démocratie américaine, et qui s’illustre dans deux convictions solidaires [20]. Le futur – ou du moins ce que nous pouvons y projeter comme la concrétisation possible de ce que nous voulons et de ce que nous entreprenons – est un cadre de sélection et de motivation des choix devant lesquels nous place le présent. D’une certaine manière, il appartient au futur de « faire la différence ». En même temps, le rapport au temps que cela implique est conçu comme une possibilité d’accomplissement et d’enrichissement embrassant un nombre étendu de possibilités en sommeil, sur un mode qui est essentiellement celui d’une construction et d’une invention.
22Dans une philosophie qui cherche appui sur quelque fondement, la découverte signifie l’accès à un univers disponible et prédéterminé, qui assure à nos conceptions et à nos projets la légitimité qu’ils réclament. Comme le suggère Putnam, le sens même de notre langage et de tout ce qui lui est lié est supposé y trouver son ancrage et sa condition [21]. En revanche, pour une philosophie qui a définitivement renoncé à la quête d’un fondement, sans pour autant céder au sentiment d’une irréparable catastrophe, le temps constitue l’horizon dans lequel ce qui a une valeur à nos yeux peut et doit se développer, à condition bien entendu de faire ce qu’il faut. Il s’agit de l’une des leçons que le pragmatisme a retenu du darwinisme.
23Pour revenir à un exemple précédemment évoqué, il s’agit d’une différence d’inspiration essentielle qui se manifeste dans la façon dont on aborde la question des « droits de l’homme ». Il est devenu clair, pour un grand nombre d’esprits, que la déclaration qui en constitue historiquement l’origine possédait une portée universelle, et que telle est la signification qui doit lui être reconnue. Quels que soient les obstacles auxquels les « droits de l’homme » ou les principes « humanitaires » sont exposés de par le monde, aucun principe ne peut légitimer les entorses ou les limites qu’ils subissent. Il y a toutefois diverses façons de défendre cette idée, selon que l’on en fait une exigence a priori ou l’expression que revêt notre désir d’une humanité répondant davantage aux conditions d’épanouissement, de bien-être et de liberté que nous sommes en mesure d’imaginer. Les utilitaristes se faisaient peut-être du bonheur une idée contestable et naïve ; ils avaient du moins raison en cela que les buts qui valent la peine d’être poursuivis – ceux qui concernent la liberté et les biens dans lesquels la majorité des hommes se reconnaissent – ne peuvent l’être avec quelque sens et avec quelque chance de succès, qu’à condition d’être voulus pour le plus grand nombre. Mais dans ce cas, l’idée des « droits de l’homme » cesse d’être un principe inconditionnel pour devenir davantage l’expression d’une attente ou d’un « espoir » lié à un certain type de société. Le fait d’y voir, comme pour beaucoup d’autres choses, un produit de l’histoire, une idée que seule l’histoire a forgée, ne les prive ni de valeur ni de sens. Bien au contraire, c’est le fait de tout ce qui acquiert un sens et une valeur à nos yeux que d’appartenir au temps. Le fait de considérer la « déclaration des droits de l’homme et du citoyen » comme une expression typique des appétits de la bourgeoisie ou comme la forme prise par le conflit de classes dans la société pré-révolutionnaire, n’a pas empêché Marx lui-même de lui accorder une portée d’autant plus décisive qu’elle permettait précisément d’ouvrir davantage l’histoire à des possibilités qui n’en faisaient pas partie jusque-là [22].
24Les adversaires relativistes des droits de l’homme, s’il s’en trouve, pourront toujours n’y voir rien de plus que le produit d’une certaine tradition et lui opposer par conséquent une autre tradition ou une autre histoire. Mais comme toujours dans ces cas-là, la question n’est pas de savoir qui a raison et qui a tort. La question est plutôt de savoir, pour reprendre les termes de Rorty, « si des sociétés inclusivistes valent mieux que des sociétés exclusivistes » [23], si des sociétés libérales et démocratiques valent mieux que les anciens Etats totalitaires de l’Est, le type de représentation en vigueur dans les démocraties parlementaires que le pouvoir des Mollahs. Du reste, si les questions morales ou politiques en appellent à la délibération et à la discussion argumentée, elles n’en appellent pas qu’à cela, et certainement pas en ce sens qu’elles trouveraient leur principe de décision dans une forme spéciale de connaissance ou de pénétration intellectuelle. Comme d’autres l’ont justement fait observer, il n’y a rien d’inconcevable à imaginer un nazi qui raisonne correctement. En réalité, l’appel à un principe inconditionnel ou à des faits décisifs qui mobiliseraient les ressources de nos facultés rationnelles supérieures présente l’inconvénient de subordonner la décision morale ou politique à une forme de délibération comme celle qui peut avoir lieu dans l’espace clos d’une cour de justice ou d’un séminaire philosophique. Ses seuls avantages sont ceux que procure la certitude d’avoir raison. Par rapport à cela, l’espoir social, sitôt du moins qu’il parvient à nourrir effectivement les croyances et les actes d’une majorité d’individus ou d’une communauté donnée, possède un prix qui dépasse de beaucoup les certitudes de la conscience morale. Sous un angle moral, il autorise des choix et des croyances qui ne réclament aucun « fondement », et qui situent davantage la question sur le terrain des « habitudes d’action » et de l’éducation, plus que sur celui des « idées ». D’un point de vue politique, il marque un rapport au temps dans lequel on peut voir le nerf même du type de décision qui caractérise la démocratie, sitôt qu’on a cessé d’y voir une simple « forme de gouvernement » et qu’on la considère précisément comme la concrétisation des formes que prend l’espoir social dans des institutions humaines qui y trouvent leur justification.
La fiction de l’incommensurabilité
25Les réponses qu’apporte l’espoir social à nos interrogations morales ne règlent pas toutes les questions que posent les choix historiques et sociaux concurrents. Une fois admis que la reconnaissance de la pluralité n’équivaut pas purement et simplement à une profession de foi relativiste, la question demeure de savoir si cette reconnaissance ne nous expose pas à en reconnaître le caractère indépassable, au double sens d’une incommensurabilité de principe ou, sous une forme d’apparence plus modérée, d’un obstacle social et politique à des sociétés plus « inclusives », c’est-à-dire susceptibles d’accueillir en elles, au bénéfice de tous, une variété étendue de composantes dont les différences auraient cessé d’être une source de ségrégation ou de conflits. D’une certaine manière, ces deux problèmes ne font qu’un.
26Les problèmes relatifs à l’incommensurabilité, tels qu’ils sont généralement abordés, ont en partie leur origine dans les travaux de Thomas Kuhn sur les « paradigmes scientifiques »; ils entrent également en rapport avec ce que Quine laissait entrevoir sous la notion de « schème conceptuel »; ils peuvent aussi être mis en relation avec la « discontinuité » foucaldienne des épistémès [24]. Cela mérite d’être rappelé, car lorsqu’on aborde les problèmes relatifs à la pluralité des langages et à la diversité culturelle, on s’expose à peu près au même genre d’erreur que lorsqu’on subordonne les questions morales à un traitement forgé à partir de ce que suggère un modèle implicite de la raison ou de la connaissance. Sans entrer dans les difficultés spécifiques à la notion kuhnienne de paradigme et aux conséquences que certains se croient autorisés à en tirer, il suffit d’observer que les cultures et les langages ne sont en rien comparables à des « paradigmes » du genre de ceux que décrit Kuhn dans La structure des révolutions scientifiques [25]. De même que chez Quine la traduction radicale commence au seuil de la maison, la pluralité n’est pas seulement celle des cultures, des formes de vie et des langages ; elle leur est immanente. Une certaine mythologie structuraliste est ici responsable d’une confusion qui nous porte à sublimer les modèles aptes à entrer dans des descriptions qui, pour avoir leurs vertus, n’en ont pas moins le défaut de forger des entités qui faussent les débats et qui, dans le cas qui nous intéresse, nous conduisent à concevoir les cultures ou les langues à l’image de paradigmes, ou du moins de totalités intégralement et substantiellement définies par leurs lois propres. Il s’agit d’une « image » influente ; elle s’autorise en partie de ce que nous suggèrent nos usages, puisque nous parlons en effet du langage ou de la culture, en leur conférant un mode d’existence au regard duquel, comme Bergson le remarquait à juste titre, nous agissons toujours « par délégation », « quelque chose d’énorme ou plutôt d’indéfini, pesant sur nous de toute sa masse » [26]. Est-elle plus opportune ou plus utile pour autant ? Elle occupe en tout cas la place d’une pièce maîtresse dans le « relativisme culturel » et la croyance à l’incommensurabilité.
27Il suffit pourtant de considérer les langues et les cultures, non pas comme des unités centrées et structurées, mais comme des ensembles pluriels de jeux de langage et de pratiques apparentés pour comprendre qu’on a affaire à une fiction qu’une simple attention à l’histoire des langues, du monde et des civilisations devrait suffire à discréditer. La communication n’y est pas seulement de tout temps ; elle repose en permanence sur des capacités et des conditions pragmatiques qui opèrent à l’échelon local, entre pratiques et jeux de langage, en fonction des finalités et des intérêts en jeu, et non pas entre les cultures conçues comme des entités supra-individuelles, ni entre les langues et leurs lois de structure. Les critiques que James adressait à Bradley à propos des « relations internes » conservent ici leur valeur. Pour qu’il soit permis de prendre réellement au sérieux la menace de l’incommensurabilité, il faudrait admettre le principe de relations telles que, selon les termes de James, « chaque chose soit présente en toute chose et que toutes les choses s‘interpénètrent » (p. 322). Or, non seulement nous n’avons aucune raison de faire crédit à ce type de présupposé, mais une réflexion comme celle que nous avons esquissée sur la question des règles est entièrement de nature à nous en dissuader.
28Wittgenstein, dans les Remarques sur le Rameau d’Or de Frazer a fait, à ce sujet, des remarques éclairantes qui montrent d’ailleurs qu’en philosophie comme en anthropologie cette question ne date pas d’hier, et qui s’accordent avec ce que suggérait James dans sa profession de foi pluraliste : « Interpréter pragmatiquement le pluralisme signifie simplement que les parties diverses de la réalité peuvent être mises en relation les unes avec les autres de manière extérieure. Quelle que soit la chose à laquelle vous pensiez ..., elle possède, d’un point de vue pluraliste, un environnement externe d’une certaine nature et d’une certaine ampleur. Les choses sont les unes « avec » les autres de différentes manières, mais aucune n’inclut en elle toute chose ou ne domine toute chose. [...] Le monde pluraliste ressemble ainsi beaucoup plus à une république fédérale qu’à un empire ou un royaume » [27].
29Contrairement à ce que l’on croit ou feint de croire, le relativisme sceptique et la croyance à l’incommensurabilité des cultures et des langages ne sont pas la conséquence désastreuse d’un « adieu à la raison » auquel le pragmatisme serait associé; l’identification de la rationalité à une image de la raison qui généralise, en le tenant pour exclusif, un modèle de la connaissance et une représentation du réel qui ne sont nullement exclusifs et qui peuvent tout au plus se recommander des services qu’ils ont rendus en d’autres circonstances et en d’autres temps. Ce qu’il y a de plus regrettable, au regard des préjugés qu’ils entraînent, c’est le sentiment d’impuissance qui en constitue la contre-partie et l’attitude du tout ou rien qui en est solidaire. Car à supposer que certaines pratiques, lorsqu’elles sont le fait d’une autre culture, puissent être tenues pour incompatibles avec le légitime souci de la dignité humaine, elles ne manquent pas d’apparaître alors comme un objet de scandale intégral, opposant à toute compréhension, comme à toute discussion, voire à toute évolution des comportements, le poids incommensurable que nous attribuons aux entités culturelles considérées dans leur globalité. Les présupposés qui entrent en jeu à ce niveau s’expriment par exemple au grand jour dans les discours à l’emporte-pièces sur l’Islam. Les représentations que l’on en donne viennent ainsi prêter main forte à l’image que l’intégrisme et le fondamentalisme s’efforcent eux-mêmes d’imposer, exactement comme si ce que l’on y déplore en constituait l’essence et le péril. De tels exemples montrent, s’il en était besoin, que le meilleur moyen de respecter les « droits de l’homme » et de comprendre les situations dans lesquelles ils sont menacés, ne consiste pas à en faire un principe dont le respect surplomberait la complexité des cultures humaines, pas plus qu’à voir en celles-ci des entités susceptibles de se voir appliqués d’un seul tenant les principes d’une morale universelle. Le pluralisme pragmatique présente à cet égard des garanties qui lui permettent d’échapper aux impasses de l’incommensurabilité. En cela, il se distingue également du pluralisme auquel a donné naissance le thème de la « post-modernité ».
Post-modernisme, pluralisme et globalisation
30Le pluralisme « post-moderne » possède des attraits qui procèdent beaucoup moins d’une brusque illumination ayant fait faire un grand pas à l’esprit moderne que des péripéties d’une histoire marquée par le déclin des grandes idéologies, le recul du politique et le développement d’un nouveau capitalisme dont la « globalisation » est devenue depuis peu l’emblème, en positif ouen négatif. Il est vrai que la vague du libéralisme, qui en est tenue pour responsable, passe également aux yeux de beaucoup pour une grave menace à laquelle les différences propres à la post-modernité seraient particulièrement exposées. Contre les dangers liés à cela, les auteurs comme Clifford Geertz semblent fondés à plaider pour une politique qui cesserait de voir dans la plupart des facteurs de morcellisation du monde, ethniques, religieux ou linguistiques des survivances irrationnelles d’un passé archaïque [28]. Sous un autre aspect, un philosophe comme Charles Taylor, attentif aux problèmes posés par les sociétés multiculturelles et aux chances qu’elle peuvent encore représenter, peut également paraître autorisé à distinguer les « politiques de l’universel » héritées des Lumières et le « droit à la différence », revendiqué par les groupes et minorités de toutes sortes qui se montrent soucieux de leur identité [29]. D’une certaine manière, toutefois, les oppositions ne sont pas aussi tranchées qu’on pourrait le croire et la globalisation, tout comme le pluralisme post-moderne, s’accommodent assez bien d’un relativisme qui tend à affaiblir le potentiel critique disponible dans les sociétés acquises à ces thèmes.
31Comme Luc Boltanski et Eve Chapiello se sont employés à le montrer, le « nouvel esprit du capitalisme » s’est très largement inspiré d’une partie des convictions et des slogans propres à l’esprit post-moderne, et il a su parfaitement mettre au crédit de son compte le type de critique – la « critique artiste » – à laquelle le capitalisme ancienne manière avait été primitivement exposé [30]. Les leaders révolutionnaires d’hier prêchent aujourd’hui pour la communication planétaire sur les panneaux publicitaires des stations de métro et la diversité autant que le métissage n’ont jamais été aussi présents dans la culture, de la « culture d’entreprise », comme on dit volontiers, à celle des « médias », jusqu’à à célébrer s’il le faut la « fin de l’histoire », de la métaphysique ou de l’art. Qu’un certain relativisme, dans les deux cas, y ait trouvé matière à se développer, c’est ce que montre le fait, justement observé par Taylor, que l’expressivisme qui a trouvé refuge dans les revendications identitaires d’aujourd’hui ne se réclame plus forcément de « droits » dont la légitimité serait défendue au nom de leur contenu propre et de ce qu’ils représentent pour une société ou une humanité soucieuse de préserver les richesses qui contribuent à son épanouissement, mais du simple fait d’être dépositaire d’un « soi », et par conséquent d’une singularité supposée valoir en tant que telle [31].
32A cela, il faut probablement ajouter que dans les sociétés développées, et plus particulièrement sur le continent américain, ce type de revendication a le plus souvent éclipsé la conscience de problèmes plus anciens qui ont également disparu du discours des politiques, tant leur incidence électorale est faible, et de celui d’un grand nombre d’intellectuels gagnés par la vogue des cultural studies. Tout cela ne représente peut-être que l’envers des déboires que l’universel a connus, historiquement et intellectuellement, ou des déceptions qu’il a engendrées [32]. Cette situation pose à nouveaux frais la question du relativisme et de l’incommensurabilité, à un niveau qu’on pourrait appeler micro-sociologique, micro-politique et micro-historique. Il n’est pas étonnant que dans ce concert des différences et des nouvelles identités, auquel la nouvelle fortune du mot « éthique » n’est pas étrangère, on perde de vue cette idée toute simple que les pragmatistes associent pour leur part à l’« espoir social », à l’importance qu’ils continuent d’accorder au futur et à l’idée de sociétés plus « inclusives », je veux dire la conviction que si la pluralité est en soi une bonne chose, cela ne veut absolument pas dire qu’entre les croyances plurielles, les religions plurielles, les pratiques plurielles et tout ce que l’on voudra, nous n’ayons aucun moyen de distinguer celles qui pourraient entrer dans une utopie désirable, ou qui le mériteraient, et celles qui ne peuvent y prétendre. Comme le soutient à juste titre Rorty, le fait de placer dans le futur les espoirs que nous placions dans la vaine recherche d’un accord de nos actes avec des principes intemporels autorise cela, à la condition de penser que le légitime souci des différences n’a nullement rendu caduque la recherche de ce que Dewey considérait comme le test de toute institution politique, « la contribution qu’elle est destinée à apporter à l’épanouissement, sous tous les rapports, de chaque membre de la société » [33]. Il y a d’autant moins d’impossibilité à cela que, comme le suggérait encore Dewey, « Tout comme le terme ‘‘individu’’ne désigne pas une chose, mais recouvre une immense variété de réactions spécifiques, d’habitudes, de dispositions et de capacités de la nature humaine qui sont suscités et confirmés sous l’influence de la vie sociale... la société est un mot et une infinité de choses. Elle recouvre la totalité des modes selon lesquels les hommes, en s’associant, partagent leurs expériences et construisent des intérêts et des objectifs communs » [34].
33Au regard de ce que nous avons appris, c’est-à-dire de ce que l’histoire nous a appris, et de ce que le futur nous réserve, pour peu que nous en conservions le souci, il n’est pas interdit de penser que certaines croyances ou certains choix sont plus rationnels que d’autres. « Nous avons certes appris la futilité des efforts pour attribuer à toute culture comme à toute personne une place sur une échelle des valeurs, mais la conscience que nous en avons prise ne change rien au fait qu’il y a un grand nombre de cultures dont nous pouvons dire que nous nous porterions mieux si nous en étions débarrassés, de même qu’il y de nombreuses personnes dont nous pouvons dire que nous nous porterions mieux si nous en étions également débarrassés. Le fait de dire qu’il n’existe pas de telle échelle, et que nous ne sommes que des animaux intelligents qui s’efforcent d’augmenter leurs chances de bonheur en se réinventant continuellement, n’entraîne pas de conséquences relativistes. La différence entre le pluralisme et le relativisme culturel, c’est la différence qu’il y a entre la tolérance pragmatiquement justifiée et l’irresponsabilité imbécile » [35].
Mots-clés éditeurs : Incommensurabilité, matisme, Justification, R ègle, Pluralisme, Relativisme, Espoir social, Prag
Mise en ligne 01/06/2008
https://doi.org/10.3917/aphi.641.0021Notes
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[1]
Il existe bien sûr ce que l’on pourrait appeler un relativisme « spontané », mais il fait partie de ces convictions qui, pour s’exprimer sans détours, coexistent avec des attachements réels, parfois même inconditionnels. Ce type de paradoxe trouve aujourd’hui une illustration dans un certain type de défense de la pluralité, tolérante dans son principe, mais inconditionnellement centrée sur des valeurs identitaires particulières qui ne sont alors nullement vécues comme relatives.
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[2]
Rorty observe, à juste titre, que « Dewey fut souvent dénoncé comme un relativiste [...]. Mais, naturellement, nous autres pragmatistes ne nous sommes jamais appelés nous-mêmes relativistes. Habituellement, nous nous définissons plutôt en des termes négatifs. Nous nous disons ‘‘anti-platonistes’’ou ‘‘anti-métaphysiciens’’ou ‘‘anti-fondationnalistes’’. Tout comme nos adversaires ne se disent jamais eux-mêmes la plupart du temps ‘‘platoniciens’’ou ‘‘métaphysiciens’’ou ‘‘fondationnalistes’’. Ils se présentent plutôt habituellement comme défenseurs du sens commun ou de la raison », Philosophy and Social Hope, Penguin Books, London, 1999, p. XVII. Comme il le suggère dans ce dernier ouvrage : « Nous autres anti-platonistes, nous ne devons pas permettre qu’on nous appelle ‘‘relativistes’’, car cette description élude la question centrale, celle de l’utilité du vocabulaire que nous avons hérité de Platon et Aristote » (p. XVIII) [...] « Pour résumer : nous autres pragmatistes, nous ignorons les accusations selon lesquelles nous serions ‘‘relativistes’’ou ‘‘irrationalistes’’en disant que ces accusations présupposent précisément les distinctions que nous rejetons ». (p. XIX).
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[3]
Voir, par exemple, l’échange Rorty-Putnam dans J.-P. Cometti (éd.), Lire Rorty, L’Eclat, 1995. Le texte publié dans ce volume est repris dans H. PUTNAM, Un réalisme à visage humain, t.f., C. Tiercelin, Le Seuil, 1996. De RORTY, voir aussi Objectivisme, relativisme et vérité, t.f., J.-P. Cometti, PUF, 1993, ainsi que l’introduction de Philosophy and Social Hope, op. cit. Le livre déjà ancien de PUTNAM : Raison, vérité et histoire, abordait la question du relativisme sur la base d’un refus de la distinction des faits et des valeurs. La disussion, rappelons-le, y prenait notamment la forme d’une réfutation du « nazi rationnel ». Je laisse délibérément de côté cette discussion qui a nourri depuis une grande partie des débats. Je l’ai moi-même évoquée dans « Le Pragmatisme », in M. Meyer (éd.), La philosophie anglo-saxonne, PUF, 1994, p. 467-498, ainsi que dans Le philosophe et la poule de Kircher, L’Eclat, 1997.
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[4]
William JAMES, A Pluralistic Universe [1909], Hibbert Lectures at Manchester College on the Present Situation in Philosophy, University of Nebraska Press, Lincoln and London, 1996.
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[5]
Cf. B. RUSSELL, Essais philosophiques, t.f., F. Clémentz et J.-P. Cometti, PUF, 1997.
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[6]
Cf. Hilary PUTNAM, Le réalisme à visage humain, op. cit., ainsi que Il Pragmatismo, Einaudi, Turin, 1995, et « James’Theory of Truth » in Ruth Anna PUTNAM, The Cambridge Companion to William James, Cambridge University Press, 1997.
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[7]
Cf. William JAMES, Pragmatism, A New Name for Old Ways of Thinking [1907], Hackett Publishing Company, 1981.
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[8]
Ludwig WITTGENSTEIN, Leçons et conversations, t.f., J. Fauve, Gallimard, 1971, p. 28.
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[9]
Voir les nombreuses remarques de Putnam à ce sujet, par ex. dans Raison, vérité et histoire, t.f., A. Gerschenfeld, Minuit, 1984, chap. VI et VII notamment. Un point important, dans l’argumentation de Putnam dans ces chapitres consiste à soutenir que « l’inexistence de valeurs objectives n’implique pas que tout est ‘‘aussi bon’’que n’importe quoi, mais plutôt qu’il n’existe rien qui soit objectivement ‘‘tout aussi bon’’que quelque chose d’autre » (p. 181).
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[10]
Dans Objectivisme, relativisme et vérité, op. cit., Rorty défend une position « ethnocentriste », qu’il présente comme un correctif du relativisme.
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[11]
Cf. H. PUTNAM, Le réalisme à visage humain, op. cit., p. 136 : « le relativisme, tout autant que le réalisme, présuppose que l’on peut se tenir simultanément au-dedans et au-dehors de son langage. Dans le cas du réalisme, ce n’est pas à première vue une contradiction, puisque tout le réalisme tient en cette thèse que cela a un sens de penser à un point de vue divin [...], mais dans le cas du relativisme, cela constitue une auto-réfutation ».
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[12]
Cf. J. DEWEY, Reconstruction in Philosophy, Beacon Press, Boston, 1920 et 1948, chap. VII : « Moral Reconstruction » (t.f. à paraître in DEWEY, Œuvres philosophiques, vol. 1, Publications de l’Université de Pau) ; voir aussi « The irreductible plurality of moral criteria », in J. GOUINLOCK, The Moral Writings of J. Dewey, Prometheus Books, New York, 1994, p. 156 : « Il y a un fait qui, de toute évidence, est partie intégrante de l’action morale, et qui n’a pas encore obtenu l’attention qu’il mérite dans la théorie morale ; il s’agit de l’élément d’incertitude et et de conflit propre à toute situation susceptible d’être appelée morale au sens propre du terme ».
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[13]
Cf. R. RORTY, Philosophy and Social Hope, Penguin Books, 1999, II, 4 : « Ethics Without Principles ».
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[14]
Cf. RORTY, « Ethics Without Principles », in Philosophy and Social Hope, op. cit., p. 73 : « Les pragmatistes ont des doutes sur la suggestion selon laquelle il y a de l’inconditionnel, car ils doutent que quelque chose soit ou puisse être non relationnel. Aussi éprouvent-ils le besoin de réinterpréter les distinctions entre moralité et prudence, moralité et intérêt, moralité et souci de soi, de manière à faire l’économie de la notion d’inconditionnalité. »
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[15]
Cf. JAMES, The Will to Believe, [1897], Dover Publications, New York, 1956 ; J. DEWEY, Reconstruction, op. cit., p. 167. Sur l’utilitarisme, ibid., p. 180. Voir aussi Sidney HOOK, The Quest for being [1961], Prometheus Books, New York, 1991 : « The Ethical Theory of John Dewey ».
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[16]
Robert BRANDOM, Making it Explicit, Reasoning, Representing, & Discursive Commitment, Harvard Univ. Press, 1994.
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[17]
Cf. Sidney HOOK, « The Ethical Theory of John Dewey », in The Quest for Being, op. cit., p. 63.
-
[18]
Kant en avait conscience, ce que suggère l’attention qu’il porte au « respect » dans son analyse des actions moralement bonnes et de ce qu’elles doivent au devoir – sans pouvoir néanmoins trouver dans la seule représentation de celui-ci une possibilité d’application qui puisse être dite morale –, ainsi que le souci de distinguer en lui une détermination à agir qui échappe à la causalité tout en remplissant une fonction comparable.
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[19]
Cf. J. BOUVERESSE, Le mythe de l’intériorité, Minuit, 1976, p. 616.
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[20]
J ’en évoque les principaux aspects dans L’Amérique comme expérience, « Quad », PUP, Pau, 2000.
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[21]
Cf. les commentaires de H. PUTNAMdans The Threefold Cord, Mind, Body, and World, Columbia University Press, New York, 1999, Lecture two, p. 21-22. Pour une conception comme celle que critique Putnam, « il y a une totalité définie de toutes les assertions possibles en matière de connaissance, fixées une fois pour toutes indépendamment de l’usage que font du langage ses utilisateurs ».
-
[22]
Rorty remarque justement que « contre Kant, selon Dewey, Hegel avait raison de faire valoir que les principes universels de la morale présentaient une utilité dans la mesure seulement où ils contribuent au développement historique d’une société particulière – une société dont les institutions sont à même de donner un contenu à ce qui ne serait sans cela qu’une coquille vide [...] Dans son livre le plus récent, Thick and Thin, Walzer soutient que nous ne devons pas considérer les coutumes et les institutions des sociétés particulières comme des concrétions accidentelles autour d’un noyau commun de rationalité morale universelle, la loi morale transculturelle » (Philosophy and Social Hope, op. cit., p XXXI).
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[23]
Cf. Philosophy and Social Hope, op. cit., p. 86.
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[24]
Voir J.-P. COMETTI, « Le Pragmatisme », in M. MEYER, La philosophie anglo-saxonne, op. cit., ainsi que « L’incommensurable commensurabilité », in A. BENMAKHLOUF, Tout est-il relatif ? (à paraître).
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[25]
T. KUHN, La Structure des révolutions scientifiques, t.f., L. Meyer, Flammarion, 1983.
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[26]
H. BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion, « L’obligation morale », éd. Du Centenaire, PUF, 1963, p. 981.
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[27]
Cf. L. WITTGENSTEIN, Remarques sur le « Rameau d’or » de Frazer, t.f., J. Lacoste, Lausanne, L’Age d’homme ; W. JAMES, A Pluralistic Universe, op. cit., p. 322. Wittgenstein, dans ses notes sur le livre de Frazer, évoque à un moment l’importance à ses yeux des corrélations formelles, ce qui pourrait faire croire qu’il privilégie un certain type de « relations internes », du type de celles que contestait James. Le passage suivant permet de se faire une idée plus juste des choses : « Ce ne peut avoir été un motif depeu de valeur, autrement dit ce ne peut pas du tout avoir été un motif, qui a conduit certaines races humaines à vénérer le chêne, mais seulement le fait qu’elles vivaient avec lui en symbiose ; ce n’est donc pas par choix : ils sont nés ensemble, comme le chien et la puce. (Si les puces élaboraient un rite, il se rapporterait au chien.) On pourrait dire que ce n’est pas leur réunion (celle du chêne et de l’homme) qui a fourni l’occasion de ces rites, mais au contraire, en un certain sens, leur séparation » (p. 25, je souligne).
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[28]
Clifford GEERTZ, A World in Pieces, (à paraître), cité par RORTY in Philosophy and Social Hope, op. cit., p. 275. Sur Rorty et Geertz, voir aussi « Sur l’ethnocentrisme, une réponse à C. Geertz », in Objectivisme, relativisme et vérité, op. cit.
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[29]
Cf. Charles TAYLOR, Sources of the Self, Cambridge University Press, 1989, ainsi que The Malaise of Modernity, The Massey Lectures Series, Anansi, 1992 ; t.f. C. Melançon, Le malaise de la modernité, Le Cerf, 1994.
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[30]
Luc BOLTANSKI et Eve CHAPIELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 2000.
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[31]
C. TAYLOR, Le malaise de la modernité, op. cit., chap. 8,9 et 10 notamment.
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[32]
Cf. R. RORTY, Achieving Our Country. Leftist Thought in Twentieth Century America, Harvard University Press, 1998 (t.f. à paraître aux Publications de l’Université de Pau).
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[33]
J. DEWEY, Reconstruction, op. cit., p. 186.
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[34]
Ibid., p. 200.
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[35]
R. RORTY, Philosophy and Social Hope, op. cit., p. 276.