Couverture de APF_181

Article de revue

Un rendez-vous avec l'angoisse

Pages 179 à 197

Notes

  • [1]
    Cet exposé a été publié par Documents et débats, la revue interne à l’APF en novembre 1973 (n°9, 7-78), puis avec neuf autres conférences et articles de G. Favez, dans l’ouvrage collectif Être psychanalyste, Dunod, 1976, dans la collection « Inconscient et culture » dirigée par Didier Anzieu. L’ensemble des textes de G. Favez a été repris dans Psychanalyste où es-tu ? (Privat, 1989, et L’Harmattan 1999).

1 Lire Georges Favez aujourd’hui

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3 Georges Favez [1901-1981], membre titulaire de l’Association psychanalytique de France dont il fut président, a présenté cet exposé aux Entretiens de psychanalyse sur l’angoisse, à Vaucresson, en décembre 1972 [1].

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5 « Moi qui ne suis ni philosophe, ni psychologue, mais seulement Favez… », écrivait-il. Favez est d’abord pasteur dans le canton de Vaud, après une thèse en théologie sur Luther, puis il se forme à la psychopédagogie avec Édouard Claparède, à Genève. Venu en stage à Paris dans le service de Georges Heuyer en 1937, il y engage une analyse avec Heinz Hartmann, qui se poursuit à Lausanne, jusqu’à l’émigration de ce dernier aux États-Unis en 1941. Il exerce ensuite comme psychanalyste à Lausanne, avant de participer à la création du Centre psychopédagogique Claude Bernard – le premier des CMPP – à Paris. Il s’y installe définitivement, et après la reprise d’une analyse avec Sacha Nacht devient membre de la Société psychanalytique de Paris en 1948. En 1952, il épouse Juliette Boutonnier. Il vit les deux scissions successives, en 1953 d’avec la SPP, et en 1964 d’avec la SFP, qui va conduire à la création de l’APF, comme « une expérience psychanalytique collective » propice à l’autonomie, et « au dégagement de la peur ».

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7 Lire G. Favez aujourd’hui, c’est traverser avec l’un de ses acteurs l’histoire de cette troisième et si féconde génération d’analystes, et apercevoir quelques uns des enjeux qui provoquèrent scissions et nouvelles alliances – mais à partir des « choses » de l’analyse, plus que de l’idée, comme le revendique l’exergue de son livre, emprunté à l’écrivain C. F. Ramuz, un autre vaudois : « On meurt de prétendre à l’idée avant d’avoir été aux choses ». Les « choses » sont de celles qui font la cure : la frustration, l’interprétation, l’illusion et la désillusion, la résistance de l’analyse, l’humour… Ici, dans ce texte de 1972, l’angoisse est la chose même : « c’est l’angoisse qui fait l’analyse, qui sauve l’analyse ». Et de déplier le paradoxe : il faut, pour sauvegarder l’analyse, la reconnaître comme un rendez-vous avec l’angoisse, et soutenir que c’est dans l’analyse que l’angoisse peut cesser d’être catastrophique, et devenir créatrice de liberté. Sauver de quoi ? En 1958, c’était « la contestation (qui) sauve l’analyse » de l’évanouissement ou du sommeil.

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9 Lire G. Favez aujourd’hui, c’est aussi rencontrer un ton inusité en psychanalyse, naguère comme aujourd’hui : « je parle, écrit-il, comme un paysan qui rentre de ses champs » le soir. Un paysan plus enfiévré que fatigué : même si « la séduction publicitaire de la psychanalyse » des Trente Glorieuses s’est fanée, le désir de chercher ce qui sauverait l’analyse, chez celui qui revendique « une répugnance vraie à ce qu’on ploie l’échine », peut nous être un précieux viatique. F. N.

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11 On nous pose une question, et, à moi le premier : « Vous la connaissez, vous, l’angoisse ? Et si c’est oui, qu’est-ce que vous en faites ? Et mieux, qu’est-ce qu’elle fait de vous ? Serait-il possible que vous ne la connaissiez pas ? » Je ne sais pas pourquoi on s’est adressé à moi. Ce n’est sûrement pas parce qu’on se souviendrait de cet exposé que j’ai fait, je ne sais plus quand, sur « l’angoisse dans la cure ». Ce doit être parce qu’on serait curieux de savoir quelle est aujourd’hui ma réponse à la question posée aux psychanalystes.

12 L’angoisse, je la connais. Et je le dis. Dès lors, s’il est vrai que je la connais, on se demande quel peut être mon commerce avec elle ? Mauvais ? Pas trop difficile ? Bénéfique, efficace, précieux même ? Peut-on jouer d’elle contre moi, dans la situation psychanalytique, dans mes relations avec les psychanalystes ? Questions que je me pose, dans l’exigence, ou les urgences de la pratique analytique et de l’auto-analyse que cette pratique impose, à laquelle elle renvoie. Heureux qui peut le reconnaître : l’angoisse non méconnue, en soi-même, est bonne. Elle devient cette chère vieille angoisse, fidèle compagne, mère de la compréhension, clef pour l’analyse.

13 Au terme de cette méditation sur l’angoisse, j’ai acquis la conviction que nous ne pouvions pas choisir actuellement, aujourd’hui, pour nous réunir, un autre sujet. Et si ce n’est pas consciemment, délibérément, qu’on a fait ce choix, à cause de l’urgence, il était cependant le seul possible au moment où nous sommes parvenus, nous APF. Il me suffit, à moi, de penser au souci qui est celui des analystes en formation parmi nous, dans notre maison. Il y a de l’angoisse parmi nous, l’angoisse d’être, d’être nous et de poursuivre ce que nous avons entrepris dans des circonstances qui devaient nous désangoisser en nous permettant d’échapper à une illusion fascinante. Nous savons que l’angoisse peut être libération, qu’elle peut être création, invention. Nous sommes nés ainsi. Nous vivrons ainsi.

14 Peut-être Jean Laplanche, dans son cours à Censier sur « Pulsion, angoisse et société », a-t-il répondu à cette urgence. Il faut parler aujourd’hui de l’angoisse pour qu’elle ne soit pas que destructrice. Il y a de l’angoisse, non pas seulement chez nous, mais dans l’époque, un peu partout, dans les faits divers et les autres, dans le monde, les lettres, les arts, le cinéma. « Sous la froide horreur du fait divers perce une autre » réalité « qui pourrait être plus terrible encore ». (Borges, cité dans « Le Monde » du 5. 8. 1972).

15 Bon ! Parlons rendez-vous !

16 Le « rendez-vous » (psychanalytique), c’est une idée et une expression bien à moi que j’ai introduite dans une communication à la Société française de psychanalyse le 5 février 1957. Le « rendez-vous » était alors avec le psychanalyste. Le rendez-vous avec le psychanalyste est devenu « Rendez-vous » avec l’angoisse.

17 Si je dis aujourd’hui « rendez-vous avec l’angoisse », il ne faut pas s’attendre à ce que j’expose un cas d’analyse dans lequel le débat avec l’angoisse, dérobade ou affrontement, ou tous les deux, serait particulièrement frappant, étonnant, poignant et significatif ou démonstratif pour la thèse que je présente ou défends, montrant finalement une vraie rencontre avec l’angoisse et ses lendemains. Ma part, aujourd’hui, n’est pas de parler de la cure, ce qui revient à Annie Anzieu. Il faut même que j’évite la métapsychologie, qui est l’affaire de Jean Laplanche. On m’accordera toutefois qu’il n’est pas possible d’éviter absolument de parler de la cure, de faire un peu de métapsychologie, quand on parle de rendez-vous avec l’angoisse. Je veux dire, moi, que l’analyse est un rendez-vous avec l’angoisse. C’est tout. Mon exposé aurait aussi bien pu se placer après les deux autres. Il ne sera donc qu’une introduction, et non la conclusion qu’il aurait pu être.

18 J’ai parlé autrefois de l’angoisse dans la cure psychanalytique. Il semblait alors que les psychanalystes se répartissaient en deux écoles dont l’une insistait sur la nécessité d’une bonne technique, l’autre sur la nécessité d’une bonne théorie. Je simplifie peut-être un peu, mais pas tant que ça. Il s’en est suivi une scission.

19 Dans mon exposé d’alors je disais à peu près ceci : l’exploration de l’angoisse reste la vraie tâche de l’analyse. Mais je disais aussi que l’angoisse ne peut être ni utilisée, ni même connue, si l’accueil que lui fait l’analyste est angoissé – et bien sûr s’il fait comme s’il ne l’était pas – si excellente, rigoureuse, orthodoxe que soit sa technique, si justement fondée, savante et subtile que soit sa théorie. C’est ce qui m’avait amené à introduire mon idée de rendez-vous avec le psychanalyste pour tenter de saisir ce qu’il en pouvait être de ce rendez-vous là. Je le décrivais tel que je le voyais avant, pendant l’analyse, à la fin de l’analyse et au-delà. Je me référais aux questions que celui qui est en analyse se pose avec la liberté et la crainte que l’enfant plein de curiosité quant à ce que sont et font et pensent les parents. Cela ne manquait pas d’impertinence : celle de l’enfant, donc. Mais il ne s’agissait, en fait, que de la nature de la relation psychanalytique et de la possibilité pour le psychanalyste d’assumer son personnage, dans son pouvoir et ses limites.

20 Il faut dire qu’on avait commencé, depuis quelque temps, à se poser des questions sur les personnes. On continue, inévitablement, mais c’était nouveau et on ne pouvait plus l’éviter. L’impertinence n’était pas mon seul fait. Cela se présentait dans une certaine conjoncture. On parlait beaucoup de conjoncture, alors. Le mot disait assez bien ce dont il s’agissait : un certain mouvement des événements, des gens, des idées à un certain moment. La conjoncture c’était, à ce moment, à cette époque, cet ensemble de circonstances où les caractères des personnes, leurs entreprises, leurs arrière-pensées commençaient à préoccuper quiconque était soucieux du développement de la psychanalyse en France. J’étais, pour ma part, sensible à cette préoccupation. Ça m’ennuyait de penser que le progrès de la psychanalyse pourrait être compromis ou perverti par les psychanalystes.

21 Aujourd’hui les entreprises, les arrières-pensées des uns et des autres ne sont plus à découvrir, elles ne sont plus cachées. Et c’est bien ainsi.

22 Je me demandais à cette époque : à qui, à quoi a-t-on affaire finalement ? Qu’en est-il du rapport du psychanalyste et de la psychanalyse ? Qui est-ce qu’on rencontre, en fin de compte ? Qu’est-ce qu’on devient, et qui, dans la relation établie avec le psychanalyste ? Et tout se réduisait à la question : « psychanalyste, qui es-tu, où es-tu ? » D’où cet essai pour tenter de saisir ce que pouvait être, puis devenir le rendez-vous avec le psychanalyste puisque aussi bien tout commence en prenant rendez-vous avec lui.

23 J’insiste. Quelqu’un avait dit que l’analyste est l’axe de l’analyse. J’avais contesté en proclamant que l’axe de l’analyse ça n’est pas le psychanalyste et que, s’il y a un axe dans l’analyse, il passe au travers du psychanalyste aussi bien que de celui qui est en analyse. Un malicieux a appelé ça une brochette, pour l’amusement général. On a bien ri et cela faisait du bien. Est-ce que c’était l’APF qui s’annonçait ? Le temps de l’humour ? Les psychanalystes pouvant rire d’eux-mêmes ?

24 Pour moi, il y avait cette évidence : le psychanalyste et celui qui s’est soumis à l’analyse se trouvent pareillement dans la dépendance de l’analyse, sous son contrôle, en contrôle avec elle. On n’est jamais en contrôle qu’avec l'analyse. Le psychanalyste y perdait quelque chose, qu’il pouvait perdre. La réalité y gagnait et l’imaginaire aussi qui trouvait sa réalité propre : car l’analyse fait apparaître que la force et la faiblesse, la puissance et l’impuissance sont communes à tous et peuvent être reconnues. Il y avait là déjà des idées sur l’illusion et la désillusion que j’ai exposées plus récemment. Le psychanalyste n’est rien, en tous cas pas le plus intéressant et le plus important dans l’entreprise psychanalytique. Ce qui est le plus intéressant, le plus important et même le plus fort, c’est l’analyse. J’ai entendu dire que ce n’est pas l’analyste qui fait peur, mais l’analyse. Heureux celui qui parvient, tôt ou tard, à cette conviction.

25 Dès lors, il n’y avait plus pour moi de rendez-vous avec le psychanalyste. Il n’y a plus qu’un rendez-vous, c’est avec l'angoisse. Je dis avec l’angoisse et pas avec la psychanalyse, ou l’analyse, parce qu’il pourrait encore y avoir confusion. La confusion reste possible entre l’analyse = technique et l’analyse = théorie. Mais l’angoisse reste sous-jacente à l’une et à l’autre, latente, plus proche ou plus souterraine dans l’une comme dans l’autre. Pour sauvegarder l’analyse, il faut la reconnaître comme rendez-vous avec l’angoisse. L’angoisse prend ici la place qui avait été donnée au psychanalyste, qui pourrait être donnée à la psychanalyse ou à l’analyse.

26 Je vous ai dit le chemin que j’ai suivi, le chemin que j’ai parcouru. Et les quelques illusions que j’ai perdues en route. Et que j’ai gagné un peu de réalisme. Peut-être seulement consolidé celui qui était en moi, que l’analyse a éclairé. Dont elle a précisé les exigences. Si l’analyse révèle, pour notre étonnement, l’imaginaire dans son prestige, son emprise, son pouvoir sur nous, elle rappelle aussi les exigences du réel, le « commandement de la réalité », comme dit Freud. Elle le rappelle et le rappelle encore, de bout en bout de son déroulement. Il est possible que j’aie cru, moi aussi, comprendre tout tout de suite. Mais je me rends compte, après coup, que je ne comprenais pas ce que je comprenais, que je ne comprends que maintenant et que je suis venu vous dire : le rendez-vous est avec l’angoisse.

27 J’ai l’air de vous raconter ma vie ! Mais celle-ci, on l’a vu, est étroitement mêlée à la vôtre. Je parle de notre vie psychanalytique, bien sûr. Et pourtant nos vies personnelles sont tout entières dans notre vie psychanalytique. Je pense à ceux qui ont été et sont en analyse avec moi. Je rapporte des mots de plusieurs et je les fais ainsi collaborer à ma recherche, participer à ce que j’élabore. Certains ont dit parfois mieux que moi ce que je pense. Ils l’élaboreront encore plus tard. Je pense à tous ces psychanalystes connus, lus, entendus, ceux qui disent toute leur pensée et ceux qui ne la disent pas, ceux qui parlent comme connaissant l’angoisse et ceux qui ont l’air de ne pas la connaître. Un monde. Le monde psychanalyste à tout moment affronté à l’angoisse, notre élément. Et je précise que l’analyse dénonce toute complaisance à l’angoisse. Il faut le savoir.

28 On va me poser des questions. On voudra me rendre attentif à ce que je parais avoir négligé. On parlera de l’analyse comme rendez-vous avec la vérité, avec la connaissance – initiatique –, le désir, le fantasme, le refoulé, la castration – comme on dit – et la liberté. Que sais-je encore ? Ce que je sais, c’est que pas un de ces rendez-vous n’aboutira sinon au travers de l’angoisse. La déception, la lassitude, dans l’analyse pour celui qui s’y soumet et pour l’analyste, sont le fait de l’angoisse. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la déception et la lassitude peuvent servir l’analyse. Tout le reste, y compris la guérison, sera donné par-dessus.

29 Voyez la « castration », dont on parle beaucoup et même à tort et à travers. Le mot est dans toutes les bouches. On ne pratique pas la castration dans l’analyse, que je sache ! Par contre, nous pouvons reconnaître qu’il y a, pour nous, une tentation, portée par le sentiment de notre savoir, de notre pouvoir, de notre savoir supposé, de notre pouvoir fantasmé. Y a-t-il des psychanalystes castrateurs, comme on l’entend dire, à qui il plairait de voir les gens à leur merci ? Je pense qu’en ce qui concerne la castration il ne peut être question que de l’angoisse de castration. C’est tout et c’est beaucoup plus.

30 Voyez la vérité, dont il est fait grand éloge. Elle est au bout de la recherche qui est proprement celle de l’analyse, recherche du refoulé, de l’amour refoulé de l’objet qu’il faut retrouver pour le perdre dans l’angoisse.

31 « La compulsion de répétition », écrit Freud dans « Au-delà du Principe de plaisir » (trad. J. Laplanche et J. B. Pontalis, p. 14), doit être attribuée au refoulement inconscient. Il est vraisemblable qu’elle ne peut se manifester avant que le travail de la cure ne soit venu à sa rencontre en relâchant le refoulement. La résistance du moi conscient et préconscient… veut éviter le déplaisir que provoquerait la libération du refoulé, tandis que nos efforts tendent à obtenir que ce déplaisir soit admis en faisant appel au principe de réalité ». Le terme de rendez-vous n’apparaît pas dans ce texte. On peut y penser quand Freud évoque le travail de la cure « venant à la rencontre du refoulé ». La répétition elle-même n’est-elle pas rendez-vous ?

32 La reconnaissance du refoulé conduit directement à l’angoisse de perdre. Freud avait écrit un peu plus haut que le patient « est bien plutôt obligé de répéter le refoulé comme expérience vécue dans le présent au lieu de se le remémorer comme un fragment du passé, ce que préférerait le médecin… ». Le médecin, c’est-à-dire le psychanalyste, qui pourrait ne pas aimer l’angoisse dans la cure dont il est partie prenante.

33 Rendez-vous avec la vérité ? On apprend bientôt que l’effort qu’on veut faire pour retrouver le vécu oublié est vain. C’est une illusion à perdre, la première. Et une leçon : déjà, apprendre à perdre. Il faut approcher l’angoisse. Plus franchement, il faut laisser l’angoisse s’approcher : que l’angoisse puisse s’approcher, que rien ne serve à gêner son approche. Elle tend à s’approcher.

34 On sera tenté de « trafiquer la vérité ». Le mot est de quelqu'un qui pourrait penser que la fin de son analyse est proche. Va-t-il, in extremis, tenter de trafiquer la vérité ? Il s’impatiente. Un trafic pourrait être proposé à l’analyste dans l’idée que celui-ci pourrait être tenté lui-même. La transgression appelle la transgression, elle la cherche et la pressent où elle peut être possible : c’est ce qui se passe à toutes les frontières : « Rien à déclarer ? ». Douaniers et contrebandiers ont les mêmes références. Et de braves gens, qui n’ont rien dans les poches et rien dans le coffre arrière, font une petite pointe d’angoisse – qui se traduit dans un tic, même léger, ou un rond de jambe trop appuyé. L’angoisse vient de loin. C’est « die Angstbereitschaft » (la disposition à l’angoisse), l’angoisse proche et toujours prête à bouger – même venant de loin. Il en est question dans la 4ème des Nouvelles Conférences où Freud en vient à parler de « la manière dont se produit le refoulement ». On ne trafique pas sans angoisse et la vérité surtout quand elle est en vue. On ne trafique pas sans angoisse et la vérité surtout, le délinquant le sait, qui le dit ou ne le dit pas, à qui on peut permettre de le dire.

35 Il ne m’appartient pas de débattre la question de savoir si l’angoisse est cause ou conséquence du refoulement. Mais je peux dire, dans un langage qui tient plus de la langue vulgaire que du langage scientifique, que l’angoisse s’y connaît en refoulé et que le refoulé s’y connaît en angoisse. Il y a là une frontière, aussi, que le refoulé s’efforce de franchir et que l’angoisse déborde. Le rendez-vous dont je parle, inévitablement conflictuel, a lieu dans ces parages.

36 J’admets volontiers que mon rendez-vous n’est pas un terme relevant de la structuration objectivante du langage scientifique. Toute structuration est réduction. Mon rendez-vous n’est pas réduction. Si on devait le trouver dans un vocabulaire, ce serait plutôt le vocabulaire des termes de poésie, ou de poétique, s’il en est.

37 Il n’empêche qu’il est possible, malgré tout, à propos du rendez-vous avec l’angoisse, de parler d’observation et d’observation répétée qui emporte la conviction. Je parle de celle que peut faire le psychanalyste attentif, puisqu’il s’agit de « l’exigence de retirer toute la libido des liens qui la retiennent à cet objet », l’objet qui n’existe plus que dans le fantasme. J’ai cité ce passage de « Deuil et Mélancolie » à propos de l’illusion. Dans le même passage, je le rappelle, Freud parle de la « rébellion compréhensible » et du « travail extraordinairement douloureux » qui est celui de l’analyse des réactions à cette perte, des défenses contre cette perte que « commande la réalité ».

38 « Rendez-vous avec le fantasme ? » La mère prégénitale est perdue pour le fils et pour la fille, le père œdipien est perdu pour la fille, rival triomphant pour le fils. Quelle que soit la réparation de cette perte que parait pouvoir être le fantasme, le refus de cette perte par le fantasme. II faut le sortir du fantasme pour le reconnaître comme tel. On le voit faire comme s’il était possible de conserver, envers et contre « le commandement de la réalité », les objets perdus. Il entretient, fantasmatiquement donc, une relation – consolante – avec l’objet dont on est frustré, privé, l’objet interdit. Il est, peut-on dire, négation de l’inceste, refus du tabou. Le fantasme s’obstine à caresser avec attendrissement un objet perdu.

39 Mais le fantasme compromet le bénéfice de la séparation d’avec les objets d’amour infantiles. Il est vrai que reconnaître cette perte, passer au travers de cette perte, c’est connaître l’angoisse. Puisqu’il y a risque de mort. Oui, hors du fantasme on peut croire à la mort dans sa réalité. Et encore : aimer un objet réel, dans toute sa réalité, c’est perdre l’objet fantasmatique dans ses avatars divers et successifs.

40 Voilà ce qu’on entend dans l’analyse.

41 J’ai recueilli ces témoignages illustrant ce que j’ai dit jusqu’ici :

42 « Je me demande où j’en suis » dit une femme qui a voulu se faire analyser. « Je me dis que je voudrais bien trouver le chemin et je ne le trouve pas. Je ne vois pas, je ne trouve pas, je ne trouve pas. Je me demande par où passe le chemin. Je ne sais pas. Je crois que j’ai le désir de l’entendre, mon inconscient. Je n’arrive pas. Je crois avoir une certaine dose de bonne volonté et je ne sais qu’en faire. Je suis trahie par mon langage. Ne pas parvenir à exprimer les choses ! Qu’est-ce que je dis veut dire ? Pourquoi est-ce que j’y reviens tout le temps ? Et pourtant c’est pas vrai. Je cherche et je ne sais pas ce que je cherche. »

43 Dans Inhibition, symptôme et angoisse Freud constate qu’il y a bien des moyens de troubler une fonction – ici celle du langage – et cite entre autres « l’angoisse qui va grandissant de n’avoir pu l’empêcher de commencer » (trad. fr. p. 3).

44 Voici un homme. Il a fait jusqu’ici une longue analyse réticente et méfiante, dans une passivité qui aurait pu faire penser à la psychasthénie. Cet homme en vient à dire : « Je suis parfaitement sans repos ! » Puis récemment, je le vois se lancer dans cette diatribe : « Illusion quant à l’analyse comme planche de salut. Son seul effet : elle a accru l’angoisse. Elle fait souffrir inutilement. De l’angoisse, je m’en suis tapé, et je m’en tape encore… Je le dis, même sans peur. Si je ne le dis pas avec plus de force, c’est à cause de la lassitude qui m’étreint. Illusion ! Illusion ! Vous avez écrit quelque chose sur l’illusion. Je ne sais pas si vous avez parlé de l’illusion et de la désillusion des psychanalystes qui ont tous des cas qui n’ont pas marché. Ils accusent la résistance. Je ne les ai jamais vus s’interroger sur eux-mêmes. Au niveau conscient, j’ai fait ce que j’ai pu. Je n’ai pas pris mon analyse à la légère. On ne peut pas dire que je n’ai pas investi, pas fait ce qu’il était en mon pouvoir de faire… » Il se tait un temps et reprend : « J’ai l’impression d’être sur une espèce d’arête. Il y a une espèce d’aspiration par le vide ». Il se tait encore et parle de l’homosexualité qui, elle, « apaise l’angoisse ». Il a fait, naguère, une ou deux expériences homosexuelles, fugitives. Il menace d’y retourner. Il se demande s’il va y retourner.

45 Puis, après cette attaque qu’expliquerait, selon le malade, sa déception, sa lassitude et, pour moi, l’agressivité latente chez celui qu’on aurait pu dire psychasthénique, après cette reprise agressive, non pas imprévue mais plus vive, plus appuyée et je dirais même plus tonique que ça n’avait jamais été le cas antérieurement, il revient et parle, « d’un tout autre aspect des choses » et de mon désintéressement financier au départ, « sans quoi il n’aurait pas pu faire son analyse ».

46 Sans quoi il n’aurait jamais pu parler comme il le fait maintenant.

47 Je ne me laisse pas aller à rapporter, malgré l’intérêt que cela pourrait avoir ici, l’histoire de cet homme et de sa maladie. J’ai voulu parler de l’analyse comme rendez-vous avec l’angoisse. Il faut que je m’y tienne.

48 II y a « deux aspects des choses », dit quand il revient me voir cet homme, comme il y a deux versants de l’arête sur laquelle il est en mauvaise posture, à l’intersection de deux plans. Il y a la colère. Celle-ci, après de longues tergiversations, éclate, passe outre à l’angoisse qui l’habite. La colère parait arracher à l’angoisse l’énergie qui la fait menaçante jusqu’à inhiber la pulsion dans toutes ses entreprises. La colère franchit la ligne sur laquelle se donnait la vieille guerre d’usure. D’un côté la colère. Puis « un tout autre aspect des choses ». Le désintéressement de l’analyste au départ… etc. Pourquoi a-t-il fallu tant de temps, des années, pour que soit dit le désintéressement au départ, qui donc était toujours présent ? On peut parler de l’angoisse d’être aimé. Recevoir l’amour interdit l’agressivité, toute manifestation de l’agressivité. L’agressivité doit être contenue : elle peut faire perdre l’amour. C’est « un tout autre aspect » de la tergiversation. Tel est le débat qui se poursuit tout au long de l’analyse, cherchant sa solution. Tel est sans doute le débat de toute analyse. Mais quand celui qui s’est soumis à l’analyse peut montrer sa colère et la dire, et tous ses ressentiments – ce que l’analyse lui proposait d’entrée, il peut admettre avoir été aimé. Il peut le dire, l’accepter, n’étant plus lié à l’autre par l’angoisse et sa défense contre l’angoisse. C’est la liberté, acquise à travers l’angoisse dans l’analyse, hic et nunc.

49 On peut penser à une autre interprétation : à l’affrontement risqué succéderait la tentative de séduction homosexuelle. Nous n’en serions guère plus avancés. Et d’ailleurs cette interprétation est dépassée par les faits, dans les faits. Il semble que l’analyse ait permis l’euphorie de la colère. Si elle l’a pu, elle sera prête aussi à laisser passer la séduction sans y céder et surtout sans en abuser. Le psychanalyste perçoit l’angoisse qui habite la colère. Il sait celle qui habite l’homosexualité séductrice du rival ou de la rivale qui induisent l’angoisse de castration.

50 Vient finalement ce moment – l’analyse est faite de moments – où la tergiversation n’est plus possible ni tolérable, où les marchandages sur la vérité apparaissent dans leur vanité. Le refoulé, amour et haine, franchit le mur de l’angoisse, le barrage de l’angoisse. Et parle. Grâce à l'angoisse, à la faveur du désintéressement financier qui n’était pas tombé dans l’oubli. Rien n’est-il jamais tombé définitivement dans l’oubli ? La raison invoquée contre l’analyse, la bonne volonté, l’effort conscient invoqué pour la faire, basculent. Et cet homme qui parle habituellement avec une pondération et une correction de l’expression verbale exceptionnelle aujourd'hui – même dans le monde médical et il en est peiné – s’exprime tout d’un coup comme je l’ai rapporté, dans un discours heurté, fruste, où l’humeur l’emporte manifestement sur le souci de pureté.

51 C’est un moment, moment non prévu par celui qui exigeait de pouvoir prévoir, savoir à l’avance où il allait et surtout comment faire pour se débarrasser de ses symptômes. Qu’est-ce qu’il faut faire pour comprendre, pour pouvoir ? Mais tout est inutile, désespérant. L’analyse est désespérante. Alors l’angoisse est proche de son point maximum. Le désespoir devrait, pourrait l’emporter : « Je m’en suis tapé de l’angoisse, et je m’en tape encore ».

52 Je n’ai pas voulu, encore une fois, pour ne pas sortir des limites de mon propos, dire l’histoire de cet homme qui est cependant particulièrement sévère quand il s’agit de son milieu et des circonstances affectives de son enfance. Mais je ne peux pas négliger un fait à la fois particulièrement dramatique et angoissant et longtemps tu. Envoyé en colonie par sa mère à trois ans – ce qu’il avait déjà vécu comme un rejet –, il a failli réellement se noyer alors qu’il s’avançait joyeusement et seul dans la mer. Il en gardait un ressentiment certain, ressentiment déjà présent au moment où il quittait la maison. Ressentiment connu et nié en dépit des manifestations sporadiques qui pouvaient en témoigner. Je l’ai entendu s’écrier à une époque proche de celle que j’ai retenue pour son intensité et pour ce qu’elle manifestait de colère et d’angoisse, je l’ai entendu s’écrier : « dire des injures et claquer la porte pour échapper à la noyade ».

53 J’ai pu suivre, dans le déroulement de cette analyse, le sort et l’évolution de l’idée – indiquée tout d’abord sans émoi apparent, puis avec une émotion de plus en plus sensible – de l’idée qu’il pourrait être toujours possible que quelque chose arrive, imprévisible. Faut-il désirer, faut-il craindre que ce quelque chose arrive ? C’est le malheur qui peut arriver, la mort. La mort de qui ? La mort de sa mère ? Pensée insupportable. La sienne propre ? Oui, plutôt la sienne !

54 Après avoir parlé comme je l’ai rapporté, il commence à se demander si « un sursaut » ne pourrait pas se produire malgré lui. Mais il va bientôt, cependant, en douter. Ce n’est pas nécessairement ainsi qu’il sortira de sa situation, de l’eau, de la mer. Pour moi, je me suis demandé si le sursaut ne s’était pas déjà produit, s’il n'y avait pas eu déjà une vraie décharge de l’angoisse.

55 C’est dans l’analyse que l’angoisse pathologique peut perdre son caractère catastrophique. L’analyse fait que l’angoisse puisse n’être plus catastrophique, qu’elle puisse, au contraire, devenir créatrice de liberté. Comment ? Précisément parce que vécue dans l’analyse, dans l’actuel, dans la relation psychanalytique actuelle.

56 J’ai parlé de ce cas plus longuement que je n’aurais dû peut-être, plus longuement que je n’avais pensé le faire. Mais il fallait bien aller avec lui jusqu’au moment du rendez-vous avec l’angoisse, de son rendez-vous avec l’angoisse, de notre rendez-vous avec l’angoisse, et même quelques instants au-delà.

57 Quand Freud indique à qui veut se soumettre à l’analyse quelle sera sa part du travail, il emploie le verbe auffordern. Parlant de lui-même à la troisième personne, il écrit : « fordert er die Kranken auf, sich in ihren Mitteilungen gehen zu lassen » (Il invite expressement les malades à se laisser aller à communiquer ce qu’ils pensent).

58 Auffordern, a des sens et des résonances divers. Amicalement, ce serait « convier à… » Poliment, ce serait « inviter à… » Persuasif, « engager à… » Sur le ton du commandement (celui de la réalité ?) : « ordonner de… » Dans le style du magistrat : « mettre en demeure de… » Encourageant : « exhorter à… ». On peut aussi employer auffordern pour inviter à la danse, pour provoquer au combat et pour sommer une place forte de se rendre ! Dans le passage qui suit Freud emploie einschärfen qui signifie recommander expressément ou même enjoindre.

59 Nous avons chacun notre ton propre pour proposer la libre communication de ce qui vient à l’esprit. Si vous ne pensez pas, en tout cas pas à ce moment-là, que la libre communication conduit à l’angoisse, le choix d’un ton sera aisé, facile, insouciant et ne vous posera même pas de problème. II sera tout juste un peu affecté, votre ton, un brin prétentieux. Il sera amical, et, conformément aux meilleurs enseignements, empreint de neutralité bienveillante ; tout au plus encourageant, à peine persuasif, proposant au patient de faire une bonne analyse, à la faveur d’un bon transfert.

60 Mais vous savez qu’il y a pour le moins un risque que le développement de la cure passe tôt ou tard par l’angoisse. Votre ton dira donc qu’il y a une telle possibilité. Pas besoin de le placer dans les tons graves, et pourtant il y a quelque gravité dans le projet de quiconque de se soumettre à l’analyse. Et s’il ne s’agit pas, d’autre part, de se montrer autoritaire, le ton de l’analyste ne pourra pas ne pas être marqué d’une certaine autorité, d’une certaine fermeté, en connaissance de cause.

61 Ton de l’analyste. Question de ton qui ne peut être que spontané, non calculé, jamais feint. Qu’on le veuille ou non, le ton sur lequel le psychanalyste dit la part, dans l’analyse, de celui qui veut s’y soumettre, trahit le psychanalyste et la pensée qui est la sienne quant à la présence et au pouvoir de l’angoisse dans la cure.

62 J’ai dit il y a bien longtemps que la contestation sauve l’analyse. Je n’avais pas noté alors assez nettement quelle est l’angoisse qui porte à la contestation. C’est l’angoisse qui fait l’analyse, qui sauve l’analyse. Elle est le niveau de l’analyse, pour employer encore un terme à la mode. Elle est l’analyse. On peut l’admettre. On peut y penser. On ne peut pas l’escamoter.

63 Il y a l’angoisse manifeste, et celle qui ne l’est pas, même dite. Il y a l’angoisse qui n’est pas là où l’on dit qu’elle est. Et qui doit apparaître, par l’analyse, là où elle est.

64 Elle émerge, elle disparaît. Elle s’étale. Elle s’évanouit. Elle est exhibée. Elle est niée. Elle est toujours pour le moins latente. Elle est partout. On peut l’attendre avec confiance, on peut s’attendre à la voir apparaître dans les chemins imprévus que suit l’analyse. C’est grâce à elle que l’analyse est vivante, quand elle est vivante, qu’elle stagne ou traîne quand elle stagne ou traîne. La question posée tout au long de cet exposé est la suivante : « Savez-vous qu’il serait bon que l’analyse passe par l’angoisse, que vous la laissiez passer par l’angoisse ? » De toute façon vous sauriez si cela est possible ou non, et sinon pourquoi cela ne l’est pas ou ne le serait pas, s’il est possible que cela ne soit pas.

65 Le rendez-vous avec l’angoisse se prépare et s’annonce de loin. Dans un premier temps de l’analyse, il n’est pas possible de dire que celui qui s’y est soumis ne parviendra pas à échapper à ce qui le lie. Mais la question va se poser du oui ou du non. Bien entendu, les modes, les mouvements et les étapes ne peuvent pas être prévus, les parcours piquetés. Freud se moque des Baedeker « qui vieillissent vite ». Avec ou sans Baedeker, d’ailleurs, les choses en viennent à se préciser, s’imposer. Et l’analysé – celui donc qui s’est soumis à l’analyse – dit non. Il se doit de dire non. Il sait lui-même – et peut-être mieux que moi – s’il s’agit d’un non défensif, d’un non de bravade. Il parait affirmer, pour lui-même et pour moi, que ce qui est ne peut pas ne pas être. Il insinue et parfois proclame hautement qu’il y a une opposition absolue entre ce qu’il pense et ce que parait penser l’analyste, ce que prétend la psychanalyse. Veut-il provoquer l’impatience ou l’abandon de celui à qui il est venu confier le secret de sa peine et de sa colère qui est d’avoir été l’objet d’un abandon qui fut, à son avis un rejet intentionnel et mal intentionné ? L’abandon, le rejet, est-ce donc cela qu’il cherche ? S’il s'avère que l’analyste n’abandonne pas, ne se laisse pas faire, même pas séduire et pas non plus convaincre, il n’y a plus que l’angoisse pour sauver la situation, ce qui veut dire « sortir de la situation ». On est devant ce qui n’est pas, comme on dit, la résistance à l’analyse, mais devant la résistance de l’analyse. C’est le moment où il faut changer de point de vue dans l’analyse et par l’analyse. Et c’est un tel changement de point de vue qui aujourd’hui sauvera la psychanalyse : qu’on voie que la psychanalyse ne se laisse pas faire, ne se laissera pas faire, ni par les psychanalystes, ni par les écoles, ni par les IPA, et même pas par les linguistiques. « Les hommes se trompent généralement dans leurs évaluations ». Mot de Freud cité par Bernard Pingaud en introduction à un article sur « La Peste » (l’Arc n° 34).

66 Encore un mot. Plus j’y pense, plus mon idée du rendez-vous me satisfait. J’aurais même l’audace de prétendre qu’il y a dans cette idée toute la psychanalyse et mieux, toute l’analyse. (J’ai entendu quelqu’un dire dans l’analyse : « Il faut que je renonce à la psychanalyse pour faire mon analyse »).

67 Mon rendez-vous contient aussi bien la dynamique, la topique et l’économique. Il est très remarquable et très plaisant que ce mot si simple, si banal, si commun rende intelligible ce qui se passe dans l’analyse : le conflit psychique, ce jeu de forces allant en sens divers et surtout opposés, s’évitant ou se heurtant. Le psychanalyste assiste avec plus ou moins de sérénité, de sagesse, de compréhension et de patience à ces mouvements d’évitement, souvent in extremis, et à ces accrochages. Je dis avec plus ou moins car il est partie prenante au rendez-vous. Et il n’est pas le flic aux gants blancs, aux mains pures, qui règle la circulation !

68 Qui dit « rendez-vous » dit mouvement, mouvement vers, ce qui implique qu’on ira ou qu’on n’ira pas. Le psychanalyste voit la question posée. Il voit la réponse donnée. Il s’agit seulement qu’il accepte qu’on se mette en route. Qu’on puisse se mettre en route. Qu’on puisse hésiter à partir, qu’on puisse s’emballer, revenir sur ses pas et ne pas continuer et, aussi, finalement, un beau jour, ne plus revenir en arrière et continuer sans savoir où on va atterrir.

69 Il voit que ce caractère dynamique de la pulsion qui tend à passer, qui cherche à passer les barrages et les passe, que ce caractère dynamique de la pulsion ne trouve pas une compréhension immédiate chez beaucoup. Il est perçu comme angoissant, et avec raison. L’inconscient est pensé plutôt comme non dynamique, en tout cas difficile à saisir comme étant actif à l’insu du sujet. La force qui s’y oppose est plus facilement saisie et reconnue, reconnue comme force. En outre l’idée de résistance est entendue comme impliquant un reproche de la part de l’analyste : Ils accusent la résistance, dit le malade cité. « Je ne les ai jamais vus s’interroger sur eux-mêmes ». Cet homme défend le droit à la résistance. On peut le lui accorder. Sans oublier, cependant, la résistance de l’analyse. L’idée de conflit, de débat intérieur, est ainsi introduite, impliquée, prévue.

70 D’autre part, s’il y a rendez-vous, ce doit être en un lieu, en un point qui se précisera. Ce sera une frontière, une ou des lignes de défense, quelque 17ème parallèle, une des zones dites démilitarisées que les militaires traversent allégrement. La topique freudienne parle de cela et de la défense des territoires. Lieu, les lieux du conflit, des conflits. L’analyse tend à ramener les conflits à un conflit, un conflit vital, à fixer celui-ci en un point crucial, comme on dit, c’est-à-dire à la croisée des chemins, un point significatif, qui résume tout, un point sur lequel se donnera le débat final. Dans l’angoisse, l’angoisse de perdre, et au-delà, pour la liberté, toute la liberté possible.

71 Aucune initiative ne peut hâter cette fin. On recourt aux moyens les plus contradictoires, entre le terrorisme financier et celui de la gentillesse à toute épreuve pour forcer la parole, arracher le don qui ne peut être que consenti. Il faut éviter de jeter dans la culpabilité de ne pas donner, même ce qu’on donne, ce qu’on a l’air de donner. Aucune initiative ne peut hâter cette fin. On peut la laisser venir et, tout d’abord, ne pas y faire obstacle, ce qui n’est déjà pas mal. « Seul, dit Freud, le labeur qui n'a qu’un but – arriver au certain – peut lentement amener au progrès. » (Inhib. trad. fr., p. 13 et suivante). Il parle ici de la recherche qui est la sienne, la recherche psychanalytique. L’analyse est recherche psychanalytique. Voilà donc pour la topique et le rendez-vous avec l’angoisse.

72 Rendez-vous en un point, même non dit au départ. On a rendez-vous quelque part. On a plus sûrement encore rendez-vous avec quelqu’un. Et c’est finalement avec soi, avec quelqu’un en soi, quelqu’un d’autre qui est aussi soi dans des identifications intériorisées, face auxquelles on se situe. « J’aperçois mon identité », en vient à dire l’homme dont j’ai parlé. A la faveur de ce rendez-vous on va savoir et voir les investissements de chacun qui, tôt ou tard, après coup, seront manifestes dans le transfert, les demandes, les désirs, les fantasmes, les inhibitions, les déceptions, les colères transférés. Et voici pour l’économique : la nature, la force et la faiblesse, l’inhibition ou l’intensité, la violence même des relations avec soi et les autres sont investis comme mère et père l’ont été et le restent, ce qui apparaît dans l’analyse. « La plus grande angoisse, dit quelqu'un en analyse, c’est que si je sors je ne peux plus entrer ». Ainsi la prudence serait de rester où l’on est attaché, aux relations éprouvées. Mais y a-t-il des relations éprouvées aussi longtemps que l’angoisse de perdre n’est pas dite ? L’angoisse de perdre et l’angoisse de garder ce qu’on va perdre. L’analyse ramène, rapproche de nous ce qu’il y a de plus primaire en nous, ce qui a été vécu avec une sorte d’intensité massive, lorsqu’il s’est agi de séparation, surtout. Elle rend aux choses, au vécu, toute leur acuité. Elle peut leur rendre leur authenticité. Ce à quoi elle doit veiller. Et le refoulé faisant retour, envers et contre l’angoisse, ramène l’angoisse. L’analyse ramène l’angoisse. Et le retour du refoulé éclaire l’angoisse. Le retour du refoulé angoisse, bien sûr. Il est plaisir et déplaisir. « Où est-ce que tout ça va me conduire » dit quelqu’un dans l’analyse. Et encore : « J’en ai marre d’avoir une histoire » ! Toutefois j’ai recueilli aussi ce mot : « Tout gain de réalité comporte une perte ». Il s’agissait d’une expérience personnelle. C’est proprement l’expérience proposée par l’analyse. Elle conduit au-delà du narcissisme anxieux, au-delà du deuil, à travers le deuil. De ce passage, l’angoisse est préparatoire, et plus que cela, accomplissement quand elle est reconnue. Passage vers le repos, vers la simplification de la pensée et de la vie. Et déjà pour le moins, une décantation, un débroussaillement, comme on en fait dans le midi pour prévenir les incendies dévastateurs. Mais le débroussaillement ne suffit sans doute pas à la formation psychanalytique.

73 Un malaise subsistera pour celui à qui ce rendez-vous aura été épargné ou qui l’aura manqué. Il sera livré à la nécessité de compenser, ou de faire comme si – le comme si de l’illusion –, de se distraire ou de semer la mort autour de lui.

74 L’angoisse ne passera pas nécessairement par où est passée celle de l’homme dont j’ai parlé. Elle est là, cependant, chaque fois que les pulsions deviennent dangereuses, que le moi se sent débordé.

75 Grâce à elle, finalement, de nouvelles relations deviennent possibles et il devient possible de renoncer à d’autres, anciennes ou même à venir. Un mode nouveau d’échanges est offert parce qu’on n’est plus attaché à eux par l’angoisse ou la défense contre l’angoisse, par l’angoisse de les perdre ou de les rejeter.

76 J’avais dit : rendez-vous avec le psychanalyste. Mais qu’est-ce que le psychanalyste ? Au mieux, un support actuel de l’angoisse de toujours ! Au mieux un homme ou une femme dont l’angoisse a été dédramatisée et qui, parce qu’il est passé par le travail de l’analyse, n’a pas ou plus de complaisance pour l’angoisse. Il faut au psychanalyste l’expérience de l’angoisse, affrontée au commandement de la réalité, de l’angoisse qui stimule, qui inspire, qui crée. Le rendez-vous dans la cure est avec l’angoisse.

77 Quelques remarques en bref pour terminer :

78 II ne parait pas désirable que je prenne l’initiative, moi, le psychanalyste, d’introduire le mot angoisse dans le dialogue analytique. II pourrait effaroucher. Il se pourrait qu’on s’en empare pour éviter le contenu.

79 II y a un certain risque à cette émergence de l’angoisse dans la cure. Mais nous connaissons tel chirurgien qui a réussi des interventions sévères sur des tumeurs malignes en préparant chaque fois le terrain à ses interventions. De même le praticien de l’analyse prépare les terrains. Ce ne peut être que parce que son commerce avec l’angoisse est psychanalytique. Encore une fois – la dernière – je témoigne qu’il n’est jamais nécessaire ni désirable de la provoquer, l’angoisse, de la chercher, comme on cherche un ennemi, de la chercher, de la bousculer. L’analyse s’en charge. Vous êtes d’accord avec moi, vous psychanalystes : l’angoisse est là, même bloquée, même niée dans son exhibition avouée dans la dénégation. On peut ne pas gêner sa manifestation. Dans la relation psychanalytique actuelle. C’est ainsi qu’il peut y avoir analyse.

80 Le psychanalyste, je le redis – c’est une de mes antiennes – n’est pas censé tout prévoir – il ne le peut – mais il peut être prêt à accueillir tout l’imprévu. Il faut réserver, aussi, que l’angoisse puisse apparaître dans la cure de manière parfaitement imprévue. Finalement, le psychanalyste accueillera l’angoisse comme un don qui lui est fait.

81 Enfin, si mon patient a pu parler de « deux aspects des choses », de la colère et de la gratitude qui paraîtraient avoir finalement ensemble permis que l’angoisse soit comme portée jusque dans la cure, je pense qu’il vaudrait la peine que nous nous intéressions à cette considération.

Notes

  • [1]
    Cet exposé a été publié par Documents et débats, la revue interne à l’APF en novembre 1973 (n°9, 7-78), puis avec neuf autres conférences et articles de G. Favez, dans l’ouvrage collectif Être psychanalyste, Dunod, 1976, dans la collection « Inconscient et culture » dirigée par Didier Anzieu. L’ensemble des textes de G. Favez a été repris dans Psychanalyste où es-tu ? (Privat, 1989, et L’Harmattan 1999).
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