Notes
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Cet entretien doit à une série de hasards malheureux d’être demeuré inédit. Je remercie tout particulièrement Guy Rosolato de m’avoir permis de le publier dans cet ensemble.
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Essais sur le symbolique, Paris, Gallimard, 1969.
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[3]
Notons, sur ce point, que Lacan a depuis précisé tout à la fois la valeur absolue et la relativité de cette équivalence dans la troisième réponse de sa « Radiophonie » (Scilicet, no 2-3, Paris, Seuil, 1970).
Nous remercions très vivement Raymond Bellour d’avoir accepté de nous confier ce texte initialement publié dans Raymond Bellour, Le Livre des autres (Paris, L’Herne, « Essais et philosophie », 1971), republié sous le même titre en 1978 dans la collection 10/18.
1 Voici, je crois, le livre le plus remarquable [2] écrit en France par un psychanalyste depuis la publication des Écrits de Jacques Lacan. Nul ne contestera – et Guy Rosolato moins que tout autre, si attentif aux relations formelles de la paternité et de la filiation – que les Écrits marquent l’extrême point de référence du « retour à Freud » qui se définit essentiellement, à travers la psychanalyse française, par une réflexion entée sur le langage, les langages où le désir trouve à se structurer, ou à ne pas le faire, autrement dit sur le symbolique et son manque.
2 Extrémité paradoxale, en cela, que celle de Lacan. Car la filiation exaltée où il se situe par rapport à Freud ne se soutient que de la subversion qu’il se trouve opérer dans cette réaffirmation toujours reprise de la vérité freudienne. Comme si, à la transgression inaugurale introduite par Freud au titre d’une science du désir (dans cette positivité naturelle, alors, aux langues du savoir, par laquelle son œuvre, et c’est bien le seul point, tient encore du xixe siècle) ne pouvait que répondre une transgression seconde où se radicalise la contradiction portée par la découverte freudienne ; elle touche la langue de la science, écartelée sur elle-même sitôt que la reconnaissance théorique du signifiant comme lieu du désir se trouve, tel un effet de boomerang, impliquer une épreuve propre du discours où cette vérité se fonde. Comme si, à l’espace autobiographique et mythique à travers lequel la psychanalyse, de L’Interprétation du rêve au Moïse, se définit comme expérience singulière de son créateur, venait répondre chez Lacan, pour honorer logiquement la vérité du Mot d’esprit, l’humour parodique de Swift réfléchi dans la si précieuse agrammaticalité de Mallarmé – à ceci près que la littérature, en lui, opère ses métamorphoses dans celles de la science, et qu’on peut mal, ainsi, l’imaginer, toute raison rompue, en venir aux mains avec ses collègues, ou ses disciples, comme Swift avec ses chanoines.
3 Le livre de Guy Rosolato a ceci de remarquable qu’il se trouve déplacer lucidement les termes de cette dialectique sévère qui ne vaut, en un sens, que portée à son extrême point conflictuel. Sans doute s’inscrit-il délibérément – comment ne pas le faire – dans ce jeu où la voix du sujet se soutient d’une subversion de la parole de la science ; par l’écriture, le style, volontiers elliptique, clos, replié sur soi, en dépit ou/et à cause d’une grande précision conceptuelle qui se heurte perpétuellement à ce qui reste à dire, un non-dit qui scande en quelque sorte ce discours découpé en paragraphes brefs dont l’autonomie relative n’est pas sans évoquer parfois le laconisme des enchaînements lacaniens ; par un art très subtil de la digression, de l’exemple et de l’allusion, qui inscrit la recherche analytique dans un contexte culturel aussi réservé que savant ; par la composition du livre, enfin, dans la mesure où ces essais, loin de constituer un ensemble théorique progressif et prédéterminé, se recoupent et se chevauchent, par une sorte d’ouverture de principe qui tient à la liberté obligée de tout recueil d’articles.
4 Mais cette liberté, cette ouverture ont leur limite, et c’est tout le prix de ce livre que d’avoir osé circonscrire et aborder frontalement, à partir d’une oblicité première et nécessaire, le niveau théorique où la psychanalyse se définit comme telle (même si c’est à ce niveau que se joue son articulation, sa dispersion possible dans le champ d’autres sciences), à savoir l’ordre symbolique. Guy Rosolato n’a pas craint, à ce titre, de répartir en trois sections ces essais qui permettent d’approcher le symbolique selon trois axes clairement délimités ; la loi et le désir, l’art et le langage, la psychose et la mort. La première est la plus exemplaire, en ce sens que la progression des textes ordonne en un double scénario structural mythique, du sujet et de l’Histoire, la relation fondamentale du désir, de l’interdit et de la Loi. Elle s’ouvre logiquement sur « La différence des sexes » (comme en écho à l’adage de Freud : « l’anatomie, c’est le destin »), « point concret qui donne accès à la loi – à la prohibition de l’inceste » ; pour se centrer ensuite autour « Du Père », « à chaque étape, celui en qui et par qui advient la différence », celle du langage comme puissance de la métaphore incarnée dans le signifiant qui en constitue le noyau fantastique et social ; le nom du père, auquel le fils accède par la succession généalogique liée au sacrifice fondateur du monothéisme (« Trois générations d’hommes dans le mythe religieux et la généalogie »), auquel Freud accède par la découverte de l’inconscient quand, démêlant les raisons de l’oubli d’un nom, Luca Signorelli (« Le sens des oublis. Une découverte de Freud »), il ouvre le chemin de la réflexion qui le conduira, de L’Interprétation du rêve à Totem et Tabou, à poser au double titre du sujet et de la société la dialectique centrale du père mort (fondement symbolique du dépassement œdipien) et du père idéalisé (le père de la horde primitive castrateur et retaliateur).
5 La seconde section est plus programmatique. Elle vise en effet à fonder la réalité même d’une esthétique psychanalytique à partir de la relation fondamentale que les deux axes du langage, la métaphore et la métonymie, entretiennent avec l’inconscient (selon un jeu d’implications avec les deux instances parentales, que Guy Rosolato noue et dénoue précisément), faisant ainsi de toute activité de langue et de parole, en deçà de la logique linguistique, une production du désir. C’est là, dans la mesure où les effets de la métonymie et de la métaphore constituent la chair même de tout corps de langage, qu’il soit du texte ou de l’image, esquisser la double possibilité d’une lecture – Rosolato dit « une sémiotique » – où la rationalité psychanalytique opère au niveau spécifique des formes, et dans leur détail même, comme elle le fait pour le texte du rêve ou du lapsus, et d’une théorie de l’art susceptible d’éclairer à partir des intuitions les plus fondamentales mais les plus implicites de l’économique freudien, les conditions de création et de consommation de l’œuvre ; lieu élu où le sens s’instaure et s’abolit précisément selon l’oscillation métaphoro-métonymique « ouvrant la brèche à la jubilation ». Quant à la troisième section, où le symbolique se définit à partir du défaut qu’il manifeste dans la chaîne signifiante, « manque d’un manque », dans la psychose ou l’hallucination où la pulsion de mort affleure jusqu’à faire irruption dans le réel, on comprendra qu’elle s’avère par certains aspects la plus forte, mais aussi la plus technique et la plus difficile. On remarquera, dans ces études sur la perversion ou la paranoïa qui se situent dans la lignée de l’admirable texte de Lacan, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », la richesse et la précision des classifications cliniques (du reste toujours très nombreuses, comme en témoigne la redistribution, à travers tout le livre, de l’opposition classique entre l’hystérique et l’obsessionnel) qui tentent de réduire la part d’ombre que « la vraie folie » ne cesse de faire porter sur la recherche psychanalytique.
6 S’il est tout à fait impossible d’évoquer ici les articulations multiples qui font perpétuellement se répondre et glisser les unes sous les autres les pages de ces trois sections – je pense par exemple aux passages si justes, si déterminants où se marque le privilège médiateur de la structure narcissique –, j’aimerais souligner trois derniers points. Tout d’abord que le texte final où Guy Rosolato a tenté de synthétiser les « trois aspects du symbolique » constitue un des ensembles les plus précis et les plus denses de la pensée psychanalytique et, au-delà, comme une propédeutique à toute théorie du symbolique. Ensuite, que la reprise insistante, de texte en texte, de ce qu’on pourrait appeler les scénarios de formation, où se marquent dans leur succession et leurs alternatives les étapes différentielles de la constitution du sujet, assurent une sorte de logification constante d’un savoir entre tous difficile à fixer, qui n’est pas sans rappeler la portée pédagogique des descriptions freudiennes. Enfin, que le souci d’ordre et de construction qui fait, je le répète, le grand prix de ce livre et comme un livre indispensable, est d’autant plus frappant que la pensée ne cesse de s’y fasciner autour de ses limites et de faire lever, au fil des phrases, de multiples questions discontinues qu’il m’a paru plus juste et peut-être plus simple de poser ici dans cette discontinuité même.
7 1. Raymond Bellour : Vous écrivez, c’est la première phrase de votre avant-propos : « Les trois parties dans lesquelles sont distribués ces essais correspondent chacune à l’un des aspects majeurs du symbolique. » Faut-il entendre par là que ces trois « aspects » se trouvent en eux-mêmes, dans et par leur relation, définir le champ symbolique, et marquer ainsi du même coup, par un appel à la logique de la description, la difficulté propre, peut-être l’impossibilité qu’il y a à définir frontalement le symbolique ?
8 Guy Rosolato : Cette première question me permettra de lever une équivoque qui peut apparaître à la lecture de mon titre. Il ne s’agit pas d’un livre écrit et pensé directement en fonction du symbolique. Ce sont des essais divers, écrits dans des perspectives diverses, au long d’une dizaine d’années. Et quand il a été question de les réunir en un volume, s’est imposée la nécessité d’abord de les grouper en trois grands chapitres, et, à ce moment-là, seulement à ce moment, s’est révélé le thème commun à tous ces textes, comme après coup : le symbolique. Il se trouve que, pour moi, à travers ce que j’avais déjà écrit, trois lignes de force se dessinaient. Elles ont donc été reprises et dégagées dans le tout dernier chapitre du livre, selon trois axes ; le système des interdits et le père ; l’exercice symbolique dans l’art ; l’organisation par rapport à la mort et à la psychose.
9 Mais a-t-on le droit ainsi de considérer couvert le champ entier du symbolique ? Peut-on à partir de cette constatation qui a été la mienne, et que vous qualifiez de « descriptive », penser que l’on atteint une structure dont les parties, dans les relations qu’elles ont entre elles, permettent toutes les articulations ? Pour ma part, je serais tenté, actuellement, de l’admettre, et d’autant plus que ce mode détourné de mise en place, cet après coup qui évoque celui du jeu symbolique lui-même, me séduit assez. Cependant, je crois que ce serait fermer les perspectives, ce qui ne conviendrait guère à la démarche symbolique. Peut-être touchons-nous là du doigt une de ses exigences : d’avoir à soutenir l’étendue totale de la combinatoire d’un système et en même temps son ouverture. D’ailleurs, j’aperçois les développements futurs dans cette issue : par exemple, le corps comme pivot du symbolique, ou encore, l’économique. Cela se trouve déjà ébauché dans mes textes (avec, par exemple, la différence des sexes).
10 Mais il importe – et vous le notez très justement – de ne pas aborder frontalement le symbolique. À cela, il y a une raison, une difficulté majeure : la relation entre l’imaginaire et le symbolique. Tout notre soin doit s’appliquer à ne pas charrier de l’imaginaire sous couvert de traiter directement du symbolique. Cela a été la simplification de Jung. La pratique analytique a continuellement à déjouer cette collusion. Et l’analyse des mythes (voyez celui des « trois générations ») doit toujours permettre cette décantation, comme d’ailleurs l’analyse des fantasmes, par une sorte d’épuisement de l’imaginaire, en faveur du signifiant et de son emprise.
11 2. Raymond Bellour : J’ai été frappé qu’en ces temps de référence souvent exclusive au modèle linguistique, vous réaffirmiez une exigence propre à la structure visuelle dont témoignent largement, dans vos essais d’esthétique analytique, les textes que vous consacrez à la peinture.
12 Vous écrivez par exemple : « La question que nous devons nous poser est celle de la relation entre le tabou du sexe, le secret (avec ce que l’on ne doit pas dire et tout ce qui peut être dit à la place) et ce que permet d’atteindre la vue comme, dirait-on, en suppléance, en marge du langage. Ce serait simplifier les choses que de tout ramener sans nuances au langage ; dénier cette opposition équivaudrait à en refuser un verdict, trop redoutable, justement celui de ce qui est vu. »
13 Il me paraît tout à fait essentiel, en ce sens, que cette exigence du visuel ne puisse que viser d’emblée à s’inscrire en deçà d’une autonomie de la « réalité figurative » telle qu’elle s’est trouvée illustrée par les travaux de Francastel, pour chercher à reconnaître précisément dans la théorisation analytique (en particulier au niveau fondamental de l’expérience narcissique) la possibilité d’une articulation entre l’image et la parole, les formes de la figuration et celles du langage. Ne vous semble-t-il pas que le cinéma devrait susciter à ce niveau un intérêt particulier dans la mesure où il obéit, par la matière même de son expression, à une perpétuelle et multiple oscillation entre le vu et l’entendu ?
14 Guy Rosolato : Cette articulation entre l’image, les formes et le langage m’a toujours beaucoup intéressé. C’est une question ardue. Et je crois qu’il faut s’efforcer de ne pas simplifier les difficultés qui se présentent. Il y a, en effet, deux manières de les éluder. L’une, que je visais dans la phrase que vous me rappelez, consiste à se fier à une simple transcription, par trop arbitraire, ou encore à chercher dans telle ou telle linguistique (car il y en a plusieurs) une solution que l’on peut qualifier d’extérieure. Ma phrase fait aussi allusion à l’aura qui entoure et le vu et l’entendu, comme point de référence fantasmatique, donnée indistincte, potentielle, et précise, et que les psychanalystes connaissent bien. Songez à ce que nous appelons la scène primitive, à sa charge d’interdit.
15 Mais n’allez pas croire – ma citation ne le dit pas – que je défende le moins du monde l’autre tour de passe-passe qui se complaît dans une confuse exclusion du langage. En aucun cas je ne me contenterai d’un recours à ce que l’on a appelé l’infra ou le préverbal, cache-misère faussement clinique, ni d’une autonomie simpliste du sentiment ou de l’affect ; encore moins que l’on puisse trouver un appui dans une « réalité », disons biologique, dans laquelle le symbolique du langage prendrait ses racines.
16 Il faut prendre en considération la rupture qui peut s’établir ; à charge de préciser : rupture entre quoi et quoi. Ou encore doit-on imaginer les possibilités d’articulation qui se trouvent rompues. C’est, autrement dit, comparable au saut qu’accomplit le symptôme hystérique. S’il n’a aucun sens, si sa figure somatique, et affective, n’est pas ancrée dans le langage, alors la psychanalyse est tenue pour lettre morte.
17 Freud a vu ces embûches quand il a proposé son opposition entre ce qu’il appelle les « représentations de choses » et les « représentations de mots ». On peut actuellement discuter le terme de « représentation » (si elle est comprise comme une copie du monde « extérieur »). Le terme de « signifiant » convient mieux.
18 II prend maintenant une acception proprement psychanalytique qui se dégage de plus en plus de celle que lui donnait Saussure. Pour ma part, la métaphore et la métonymie sont des moyens d’analyse d’autant plus utiles qu’ils régissent non seulement le langage verbal, mais aussi les formes visuelles, auditives. Elles peuvent ainsi rendre compte des effets de rupture.
19 Quant au cinéma, je pense qu’il mérite une attention et un traitement particulier du fait même de la progression, disons narrative, de ses formes, certainement différentes de celles que j’envisageais avec la peinture. Je souligne d’ailleurs cela dans le dernier chapitre de mon livre. Je sais depuis que nous nous rencontrons sur ce point. Je n’avais pas lu à ce moment-là l’étude rigoureuse que vous avez consacrée à une séquence des Oiseaux d’Hitchcock.
20 3. Raymond Bellour : Vous donnez dans votre livre une première matrice d’interprétation de l’oscillation métaphoro-métonymique en opérant à partir de cet axe une classification des œuvres picturales. Mais il s’agit là d’un schéma très général, un peu semblable, même s’il est plus précis, aux grandes directions données par Jakobson sur les prédominances métaphorique ou métonymique dans la poésie ou la prose réaliste, tel ou tel type d’œuvre cinématographique. Ne vous semble-t-il pas que seules des analyses extrêmement poussées d’œuvres concrètes (comme celle dont Barthes vient de nous donner avec S/Z un beau modèle polémique) seraient susceptibles de fonder ce double jeu de la métonymie et de la métaphore et de lever ainsi, par une sorte d’épreuve de vérité, les interdits et les malentendus qui hypothèquent encore largement, au niveau de l’œuvre littéraire par exemple, les rapports de l’analyse du texte comme texte et de son interprétation analytique, qui ne semblent avoir de véritable sens, en dernier lieu, qu’à se trouver glissées l’une sous l’autre, perpétuellement ?
21 Guy Rosolato : Le livre de Roland Barthes est un des plus intéressants qu’il ait écrit et l’attention qui y est portée à ce qu’il appelle le pluriel du texte est aussi un objectif de la psychanalyse. De même, le découpage du texte m’évoque celui que Freud exigeait pour le récit du rêve, sans quoi l’interprétation en était impossible. Et l’oubli des sens dans la lecture comme les libres digressions, en tant que méthode proposée, me rappellent l’attention flottante du psychanalyste. Ainsi une analyse précise, concrète peut être accomplie, en mettant en évidence les différents codes, les différentes entrées du champ symbolique que la nouvelle de Balzac comporte. C’est ici que je verrais intervenir le jeu de la métaphore et de la métonymie, comme étape seconde. Il autoriserait la mise en correspondance des codes entre eux, et des entrées du champ symbolique, en repérant d’une manière précise des attractions et des répulsions que l’on perçoit globalement à la lecture. Cette fonction de classification et de description inaugurée par Jakobson avec la métaphore et la métonymie peut se poursuivre plus à fond.
22 Cependant, je voudrais m’expliquer sur un point qui me paraît important. En proposant les termes d’« oscillation métaphoro-métonymique », je vise un mouvement, une sommation, intéressant chacun des éléments du texte, la métaphore et la métonymie pouvant s’exercer sur chacun d’eux, par une oscillation potentielle : et ce mouvement, j’insiste sur ce point, est justement ce qui est indispensable pour qu’ait lieu la jubilation esthétique. Il s’agit donc là d’une condition spécifique de la démarche esthétique, quel que soit l’art en cause. La mobilité, même potentielle, des significations, assure essentiellement la jubilation, par cette toute-puissance narcissique, selon Freud, ainsi retrouvée.
23 Si le langage scientifique use aussi de la métaphore et de la métonymie conjointement sur un (ou quelques) signifiant(s) par rapport au contexte, mais seulement dans des limites où la métaphore n’a qu’une marge étroite, le langage de l’art se soutient d’une oscillation métaphoro-métonymique sans restriction et pouvant atteindre chacun des éléments, chacun des mots du texte.
24 4. Raymond Bellour : Pouvez-vous préciser en quel sens vous entendez les rapports respectifs de la métaphore et de la métonymie, de la condensation et du déplacement ? Ils ne semblent pas, en effet, entretenir exactement dans votre réflexion la fonction de relative équivalence qui leur est assignée par Lacan dans son texte fameux : « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud [3]. » Pensez-vous que la distinction que vous maintenez entre ces deux couples de termes soit de nature à faciliter l’analyse du texte littéraire et plus généralement de l’œuvre d’art ?
25 Guy Rosolato : Je pense que la métaphore et la métonymie, leur opposition, sont d’une grande utilité pour toute analyse des formes. Vous me demandez si la distinction que l’on peut constater entre, d’un côté la condensation et le déplacement décrits par Freud, et de l’autre la métaphore et la métonymie, est susceptible de faciliter cette analyse. Il faudrait pour justifier ma réponse exposer une théorie de chacun de ces couples et surtout avec les textes et les exemples de Freud. Et en restant au pied de la lettre, pour Freud, la condensation est surtout une abréviation, c’est le laconisme du texte manifeste ; ses exemples montrent qu’elle met en relief des textes communs, soit directement, soit par la combinaison de traits différents ; elle s’appuie sur la substitution des éléments. Elle est donc très proche de ce que l’on a identifié comme métaphore. Mais elle est avant tout l’abréviation sans que le processus qui la soutient soit décrit d’une manière spécifique.
26 Le déplacement se définit surtout par le transfert d’un « accent » psychique d’un élément du texte à un autre ; ce serait un déplacement d’énergie d’investissement. Mais les exemples de Freud montrent pourtant que la substitution des éléments intervient également. Il y aurait là une ambiguïté par laquelle le déplacement pourrait s’accomplir tant par métaphore que par métonymie. Il y a donc sans doute intérêt à poursuivre l’étude de ces catégories, qui, à mon sens, sont loin d’avoir été complètement défrichées ; en précisant ces nuances toute analyse y gagnera.
27 Il n’en demeure pas moins que la correspondance établie par Lacan est certainement fructueuse, dans la mesure même où elle apporte un éclairage, un angle de vue qui n’étaient pas exactement ceux de Freud, ou qui ne l’étaient que potentiellement. En pratique, les correspondances condensation-similarité-paradigmatique-métaphore et déplacement-contiguïté-syntagmatique-métonymie restent pour moi deux lignes de force majeures. Mais, je le répète, l’exploration de la métaphore et de la métonymie est loin d’être terminée.
28 5. Raymond Bellour : « Aborder l’arbitraire en linguistique conduit à découvrir l’inconscient. » Vous visez là un des postulats fondamentaux par lesquels la linguistique définit l’autonomie de ses démarches : l’arbitraire du signe. Pensez-vous que la psychanalyse puisse à ce niveau prendre, au titre d’une logique de la motivation, une sorte de relais de la théorisation linguistique ?
29 Guy Rosolato : L’invocation de l’arbitraire consiste le plus souvent à barrer la voie à toute perspective psychanalytique. Voyez par exemple le lapsus. On dit : ma langue a fourché. C’est déjà, en tant qu’éventualité, une sorte d’arbitraire. Mais déjà la causalité revient dare-dare à la rescousse : on dit : j’étais fatigué, l’attraction des phonèmes rendait plus facile l’énonciation qui a trahi ma pensée.
30 Vous voyez le glissement : à l’arbitraire répond généralement une vue restreinte des raisons.
31 Sans doute la fatigue, la contamination, cela n’est pas faux ; mais l’explication seulement linguistique sert ici à dissimuler le désir qui s’est manifesté.
32 Si l’on pense à l’arbitraire du signe on imagine d’un côté les choses et de l’autre les signes, à choisir dans un stock, ou à inventer, pour les épingler, chacun sur une chose. Le rétrécissement du signifiant est patent ; on n’observera qu’un seul ordre : la linguistique avec, par exemple, quand il s’agit de l’évolution des langues, la mécanique qui lui appartient, l’assimilation, la métathèse, la contamination, etc.
33 Ce qui échappe alors, c’est l’ampleur d’articulation des signifiants, sans laquelle la logique du signifiant se trouve bloquée. Ce qui est évacué, c’est le désir porté par le signifiant. Mais les linguistes se sont posé eux-mêmes cette question.
34 Je pense à Damourette et Pichon qui osaient se demander les raisons qui faisaient qu’un mot, en français, était masculin ou féminin (c’est le problème, dans leur langage, de la sexuisemblance). Jakobson, « À la recherche de l’essence du langage » – c’est le titre d’un de ses articles –, étudie les rapports, les influences réciproques entre signifiant et signifié, et constate l’infiltration de l’iconique dans toutes les formes.
35 Et, c’est vrai, si le signifiant n’avait pas tout son champ de libre, s’il était réduit à des coordonnées linguistiques, ni les correspondances de la poésie, ni celles de la psychanalyse ne seraient possibles.
36 Nous retrouvons ici les problèmes dont je vous parlais tout à l’heure, formes et langage, relation métaphoro-métonymique, et bien sûr les difficultés inhérentes à vaincre. C’est ainsi que la grille que je propose pour l’analyse picturale postule une libre circulation entre les formes, par l’oscillation métaphoro-métonymique.
37 6. Raymond Bellour : Comment concevez-vous une articulation possible entre les aspects métapsychologiques de la psychanalyse et certaines réalités somatiques, biochimiques, qui se trouvent leur correspondre ? Il est en effet frappant que sans développer ce point, vous le souligniez fortement dans votre conclusion comme dans les deux pages de votre avant-propos, lorsque vous écrivez : « L’occasion s’offre ainsi de récuser des vues qui ne reconnaîtraient pas que l’inscription des traces mnésiques doive être conçue dans la matérialité de la cellule nerveuse, dans sa biochimie (avec l’ADN, l’ARN), dans le jeu des circuits cérébraux, et grâce à un codage dont l’étude se passera de moins en moins des découvertes freudiennes, c’est-à-dire des catégories du processus primaire et de l’inconscient, auxquelles pourront se joindre celles de la métaphore et la métonymie. Freud ne refusait une correspondance de sa topologie avec les structures cérébrales que dans la mesure où celles-ci n’étaient exprimées que par les théories localisatrices de son temps. »
38 Guy Rosolato : Ici encore il faut lever une confusion. Ce que je refuse c’est une vue idéaliste, une sorte de néo-bergsonisme entretenu par des foyers sporadiques. L’étude des manifestations de l’inconscient est impossible sans celle des oublis. Donc du fonctionnement de la mémoire. Je constate simplement que les découvertes faites ces dernières années dans ce domaine permettent d’imaginer un substrat moléculaire, dans la cellule nerveuse, qui est capable d’assurer une infinie variété de configurations, de fixer par celles-ci une non moins grande diversité d’informations, et capable en même temps d’une assez grande labilité pour suivre au fur et à mesure les transformations, les acquisitions, les effacements, requis par les trains d’informations. Ceci peut être maintenant concevable. Sans doute ne sont-ce que des hypothèses, mais elles sont plus plausibles que tout ce qui avait été imaginé jusque-là. C’est un peu comme si l’ordinateur que serait le cerveau laissait apercevoir son hardware. Victoire matérialiste, dira-t-on. Je voulais donc retrouver ce que l’on a appelé le biologisme de Freud avec ces découvertes modernes : il me semble que ce point précis de communication, la biologie de la mémoire, illustre pour l’instant au mieux le fait que nos activités mentales sont des activités cellulaires et aussi biochimiques. Il faut se rappeler les souhaits de Freud : il a souvent prévu les progrès de la médecine en accord avec ses propres découvertes, et ne les dévalorisant pas ; il ne se satisfaisait pas, à juste titre, des localisations cérébrales, telles qu’elles étaient connues de son temps, pour leur faire correspondre sommairement sa métapsychologie, la deuxième topique, c’est-à-dire le jeu du Ça, du Moi et du Surmoi. Ce que l’on peut envisager maintenant c’est que les découvertes freudiennes, tellement utiles pour la compréhension des mécanismes de pensée, à savoir l’inconscient, son processus primaire, l’opposition métaphoro-métonymique, et même la deuxième topique puissent inspirer les recherches des biologistes, et surtout à propos du codage de l’information.
39 Mais attention, si les structures biologiques et les structures de langage se rejoignent, ces dernières ne sauraient être court-circuitées, et l’action pharmacologique est loin de pouvoir en suivre toutes les nuances.
40 7. Raymond Bellour : Vous écrivez, revenant dans votre conclusion une dernière fois sur la dualité du Père mort et du Père idéalisé : « La nécessité d’envisager en même temps l’évolution des images maternelles, selon un accès symbolique que nous n’aborderons pas ici, montrerait toute la complexité de ces relations œdipiennes. Ces nuances devraient être prises en considération quand il est question de juger ce qu’on a appelé la révolte contre le père. » Qu’entendez-vous par là ? Une description de cet ordre – dont le manque semble témoigner combien la psychanalyse se trouve encore en défaut face à la sexualité féminine – vous paraît-elle susceptible d’atténuer en quoi que ce soit la prévalence qu’à la suite de Freud et de Lacan, vous accordez à la figure paternelle comme fondement de l’ordre symbolique ?
41 Guy Rosolato : Non, en aucun cas il ne s’agit de mettre sur pied une sorte de concurrence théorique, l’image maternelle venant en quelque sorte à être brandie contre l’image paternelle. Ce que l’on sait maintenant du symbolique et de la figure paternelle ne me semble pas devoir être remis en cause. La phrase que vous citez ne vise pas du tout un renversement de ce genre. Elle tendait à rappeler la grande complexité des relations œdipiennes que, par nécessité d’exposition, on simplifie, allant à l’essentiel, c’est-à-dire à la relation au père. Bien souvent, aussi, Œdipe est décrit du point de vue du garçon. Enfin, on ne doit pas ignorer les positions féminines de l’homme. C’est dire que les images maternelles doivent être envisagées en fonction de l’évolution œdipienne, et sans être négligées.
42 D’ailleurs, l’intérêt que Freud portait à la sexualité l’a amené, au cours de ses travaux, à passer d’une sexualité individuelle, objectale et biologique, centrée surtout sur l’homme (à partir des Trois essais, en 1905), à une sexualité comprise dans la relation œdipienne, présentée tant du côté de l’homme que de la femme (voyez, en 1925, « Quelques conséquences psychologiques de la différence anatomique entre les sexes »), pour aboutir au « continent noir », aux énigmes de la sexualité féminine (voyez ses deux articles sur la féminité, dans les années 1930).
43 8. Raymond Bellour : Ne vous semble-t-il pas que la fonction symbolique du père, dont la prévalence éclate par exemple dans le schéma généalogique des trois générations du mythe religieux, soit susceptible de se trouver quelque peu contredite, ou tout au moins infléchie, par l’évolution historique de nos sociétés ?
44 Pensons, par exemple, au titre significatif du livre d’Alexander Mitscherlich : Vers la société sans pères. Il condense, dans sa formulation naïve, tout un ensemble de données (perte des valeurs, révolte de la jeunesse, destruction de la famille, évolution du couple, libération de la sexualité) qui, pour être massivement plébiscitées et récupérées par l’idéologie traditionnelle, n’en traduisent pas moins certains états de fait où s’affirment des essais plus ou moins virtuels de mutation. Ne peut-on concevoir, ainsi, que la prédominance phallique qui soutient la représentation du père, ouvrant, à travers la puissance du nom, l’accès au symbolique comme langage et comme loi, puisse un jour (même si elle demeure strictement prévalente au niveau rétrospectif de l’interprétation culturelle) être limitée, débordée par une transformation sociohistorique de la femme ? Ne peut-on concevoir, au-delà, que l’ensemble du système dont vous montrez si remarquablement la cohérence puisse se trouver – puisqu’on n’échappe pas au symbolique – réarticulé selon des termes quelque peu différents à partir du moment où certaines mutations politiques et sociales viendraient toucher directement la formation des premières identifications, en modifiant par exemple du tout au tout les conditions de l’éducation enfantine ?
45 Guy Rosolato : Vous me demandez presque de prophétiser. Car de telles mutations, le mot n’est pas trop fort, qui arriveraient à lever l’universalité du complexe d’Œdipe, ne pourraient se produire que par des transformations non seulement économiques, mais aussi biologiques. Eh bien, pourquoi ne pas jouer le jeu des prévisions de science-fiction ?
46 La relation œdipienne naît des rapports de l’enfant avec ses parents ; mais elle est aussi déterminée par des identifications qui se bâtissent selon le sexe, ce que l’enfant imagine à ce sujet, avec ses théories sexuelles, et celles qui concernent sa naissance, issu d’une mère fécondée par un père (ou une puissance distincte de la mère). Pour que l’on puisse annuler cette structure il ne suffirait pas que soit institutionnalisée la séparation entre le rapport sexuel et la fécondation (le choix d’un homme fécondateur par une femme étant un choix de père), il ne suffirait pas non plus que l’insémination soit anonyme (la puissance mâle serait encore désignée par rapport aux sujets mâles), il ne suffirait même pas que la reproduction humaine s’accomplisse en marge de toute génitalité (par exemple, à partir d’ovules et de spermatozoïdes reproduits in vitro), il faudrait aussi que la faculté de reproduction génitale humaine soit tout à fait abolie ; n’y aurait-il qu’un couple qui puisse la perpétuer que la transmission se poursuivrait !
47 Nous sommes donc réduits à supputer, plutôt qu’une abolition totale de l’Œdipe, les modifications, altérations, inversions, qui peuvent se produire. Je suis convaincu qu’elles seront ce que seront les mutations historiques, politiques, sociales. Mais s’il fallait demander au psychanalyste où et comment il a quelques chances d’évaluer, d’une manière qui lui soit propre, et non commune à d’autres sciences, ces évolutions collectives, je désignerai la relation, à mettre chaque fois en évidence, entre le désir et la culpabilité ; c’est-à-dire, à préciser où entre en jeu la pulsion de mort, où, quand et comment peut apparaître le sacrifice, soit dans le réel, assumé, subi, ou projeté, perpétré sur autrui, soit pris en charge par les mythes, dont c’est une des principales fonctions, soit dans une fonction symbolique. Vous comprendrez que la culpabilité, dont il s’agit de suivre les effets, jusque dans les retournements qui aboutissent à son abolition, conduise encore selon l’interprétation de Freud dans Malaise dans la civilisation, à la relation au père.
48 9. Raymond Bellour : « Une vue socio-économique n’est nullement incompatible avec la thèse freudienne. » Qu’entendez-vous précisément par là dans la mesure où cette affirmation – comme celles qui l’entourent dans vos pages finales – semble tout à la fois impliquer une parenté conceptuelle avec les conclusions des ethnologues, mais dénoter aussi bien une ligne de convergence avec le matérialisme historique, qui ne peut que poser à la psychanalyse l’exigence problématique d’une inscription commune de leur réflexion théorique et de leur pratique politique ?
49 Guy Rosolato : Nous pouvons, si vous le voulez bien, prendre d’abord cette phrase au niveau le plus bas ; elle ne viendrait alors que contredire l’opinion qu’une vue socio-économique est incompatible avec la thèse freudienne. Niveau le plus bas, c’est-à-dire celui de l’a priori qui rend impossibles tout échange et tous examens réciproques. Et il n’est pas exclu que ce refus soit bilatéral.
50 Du côté de la psychanalyse c’est un fait que toutes les opinions, comme les déterminations les plus « réelles », doivent être mises entre parenthèses, qu’elles soient considérées comme un mur infranchissable ou non, et également analysées. Ce serait un singulier fléchissement de la pratique que de décréter certaines zones intouchables. Je ne veux pas dire que l’on doive forcer l’analyse ; des limites peuvent et doivent être respectées : mais le seul critère directeur doit être celui de la structure mentale du patient, de son potentiel évolutif. On sait combien cet argument même, ainsi énoncé, peut servir les résistances du patient, mais aussi, malgré cela, ne pas entraver un développement spontané. Or, une psychanalyse aborde nécessairement ce qui, pour chacun, sert d’économie politique, à usage privé, et plus ou moins formulée. Un seul exemple ; le besoin et le désir confrontés à la valeur d’usage et à la valeur d’échange, ou encore aux satisfactions découlant des pulsions d’autoconservation ou des pulsions sexuelles. Il y a donc un deuxième niveau où, pratiquement, les échanges ont lieu : on peut les observer, à condition que l’on ait franchi les interdits qui en empêchent la réalisation.
51 Mais il y a un troisième niveau ; celui de ce que vous appelez la « parenté conceptuelle ». On serait tenté, par quelque enthousiasme simplificateur et optimiste, de la tenir pour assurée. Je pense que nous avons, quelles que soient nos opinions, à la démontrer. Cela n’a pas encore été fait. C’est un long travail de confrontation à entreprendre sur le plan théorique. L’hypothèse de départ serait que les mêmes faits peuvent être observés suivant des points de vue différents ; ainsi seulement pourra-t-on évaluer ceux-ci et œuvrer à une théorie du signifiant. Pour ma part, cette orientation trouve sa source dans deux textes de Freud ; Psychologie collective et analyse du moi et Le Moi et le Ça. J’y trouve la conviction que le « nullement incompatible » de ma phrase se justifie.
52 10. Raymond Bellour : Je voudrais, pour terminer, vous interroger sur le mouvement qui me paraît, à travers votre livre, mettre en jeu le statut du symbolique, et en lui, le statut même de la psychanalyse.
53 Le symbolique excède en effet naturellement le psychanalytique ; vous vous trouvez ainsi, pour en établir la logique, faire appel constamment à des disciplines aussi diverses que la sociologie, l’esthétique ou la linguistique. Mais d’un autre côté, cette extériorité du symbolique se trouve résorbée, si l’on peut dire, par la réaffirmation constante d’une sorte de privilège psychanalytique. Vous écrivez ainsi, du symbolique : « C’est à la psychanalyse que revient la tâche d’en établir la théorie et d’en suivre les développements. » Ou encore : « Seule la psychanalyse conduit au point vif du questionnement au sujet de la loi. » Ou encore : « La série désir, interdit, système de signifiants, transmutation, que la psychanalyse pourrait bien avoir réaffirmée en tant que loi particulièrement apte à ordonner les sciences sociales. »
54 Est-ce à dire que la psychanalyse ne parvient à se définir véritablement, au-delà d’une spécificité dont la clôture lui est impossible à soutenir – et cela, comme Freud l’a si justement marqué, dès l’origine – qu’à la mesure de la brèche qu’elle ouvre à travers toutes les autres sciences au titre du désir inconscient, et que c’est là, cette indéfinition, en quelque sorte, sa plus étrange force, et la raison du privilège décisif que vous lui accordez dans l’édification problématique d’une science ou d’une théorie du symbolique qui se trouve ainsi tout à la fois être et n’être pas la psychanalyse ?
55 Guy Rosolato : Votre formulation me paraît très bien venue quand vous mettez l’accent sur la brèche qu’ouvre, où que ce soit, la prise en considération du désir inconscient. Reste la question du champ de la psychanalyse. Elle est débattue, vous le savez, par les psychanalystes eux-mêmes. À telle enseigne que pour certains les « applications » sont regardées avec méfiance. Mais il faut remarquer que c’est dans la mesure où l’on assigne à la psychanalyse un champ étroit que toute excursion devient douteuse, et tenue pour frelatée. Ainsi, seule la cure, avec sa relation transférentielle, son protocole et ses conditions pratiques, permettrait d’atteindre une certaine spécificité. Plus même, seule la psychanalyse didactique, relativement dégagée d’objectifs thérapeutiques, serait la psychanalyse « pure ». Il y a du vrai dans cela – à condition de schématiser à l’extrême, de décréter des distinctions qui ne se vérifient pas dans une pratique toujours plus complexe, plus mêlée d’« impuretés ».
56 Même théoriquement il est difficile d’imaginer des cloisons étanches entre le purement psychanalytique et le reste ; on voit ainsi apparaître certaines formes de résistances du patient qui raisonne sur du théorique, et du meilleur, en tenant à l’écart le plus vif de ses conflits, ses peines jugées trop humbles, sa vie professionnelle ou sexuelle. Inéluctablement, la psychanalyse aborde tout le champ du symbolique, qu’il soit fait de mythes, de religions, d’art. Pour chaque individu la sublimation entre en ligne de compte (à moins de croire qu’il suffit de rêver à une libération absolue qui balayera et l’inconscient et le refoulement, et les sublimations pour qu’elle soit accomplie). Il est donc logique de s’attendre à trouver quelques traces d’une réflexion qui s’est « appliquée » longuement à ces difficultés.
57 Et je ne connais pas d’œuvre psychanalytique qui ne bouscule les séparations que veulent maintenir des esprits chagrins, et qui ne fasse état d’une telle expérience. L’œuvre de Freud est exemplaire à cet égard. Je ne puis admettre que les études consacrées à Léonard de Vinci, à la Gradiva de Jensen, au thème des trois coffrets du Roi Lear, au mot d’esprit, à Moïse (l’homme et l’œuvre de Michel-Ange), et Totem et Tabou, soient des divagations (au meilleur sens du terme) d’esthète.
58 Et ne parlons pas de l’Œdipe roi. Tout cela a entretenu, a intimement alimenté les découvertes freudiennes.
59 Et la brèche ? Elle ne peut se faire que dans un terrain où le symbolique, par la nécessité d’une différence de potentiel, est en dehors de la psychanalyse. Pour être maintenue, ou ravivée, encore faut-il qu’elle ne soit pas submergée par les vagues de l’imaginaire dont nous savons le reflux toujours recommencé.
Notes
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[1]
Cet entretien doit à une série de hasards malheureux d’être demeuré inédit. Je remercie tout particulièrement Guy Rosolato de m’avoir permis de le publier dans cet ensemble.
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[2]
Essais sur le symbolique, Paris, Gallimard, 1969.
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[3]
Notons, sur ce point, que Lacan a depuis précisé tout à la fois la valeur absolue et la relativité de cette équivalence dans la troisième réponse de sa « Radiophonie » (Scilicet, no 2-3, Paris, Seuil, 1970).