Notes
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[1]
Voir A. Breton, Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, 1991, p. 53-57.
-
[2]
Voir A. Breton, Le Surréalisme et la Peinture, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1979, p. 123.
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[3]
L. Kahn attire l’attention sur la traduction de Darstellbarkeit par « présentabilité » plutôt que par « figurabilité », L’Écoute de l’analyste. De l’acte à la forme, Paris, Puf, 2012, p. 45-48.
-
[4]
« L’oscillation métaphoro-métonymique », p. 52.
-
[5]
« Organisation de la pensée par les premiers nombres », p. 133-165.
-
[6]
« Claude Gellée : un espace de sérénité dans sa secrète symbolique », p. 305-317.
-
[7]
« Le surréalisme, exaltation sacrificielle de l’objet bizarre », p. 129.
-
[8]
A. Pierre, Francis Picabia. La Peinture sans aura, chapitre « La fin de l’expérience impressionniste », Paris, Gallimard, 2002, p. 25-67.
-
[9]
M. Ernst, « Au-delà de la peinture » (1937), Écritures, Paris, Gallimard, 1970, p. 256.
-
[10]
C. Lévi-Strauss, Regarder, écouter, lire, Paris, Plon, 1993, p. 10-11.
-
[11]
V. Marinov, « Dostoïevski et la technique du collage », dans A.-M. Dubois et V. Marinov (dir.), Art et Folie, Paris, Centre d’études de l’expression de l’Hôpital Sainte-Anne, 1996, p. 87-98.
-
[12]
« L’oscillation métaphoro-métonymique », p. 78.
-
[13]
« Le signifiant de démarcation », p. 80.
-
[14]
D. Anzieu, « Les signifiants formels et le Moi-Peau », dans Les Enveloppes psychiques, Paris, Dunod, 1987, p. 9-10 ; repris dans Le langage, malgré tout. Annuel de l’APF 2014, Paris, Puf, 2014, p. 175-197.
-
[15]
Je me suis largement expliqué à ce sujet dans un texte intitulé « L’archaïque et les signifiants corporels à travers les troubles de conduite alimentaire », dans un ouvrage publié sous ma direction ainsi que dans l’introduction à cet ouvrage (L’Archaïque, Sèvres, EDK, 2008, p. 9-15 et p. 121-169).
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[16]
D. Anzieu, « Les signifiants formels et le Moi-Peau », dans Les Enveloppes psychiques, op. cit., p. 14.
-
[17]
« Destin du signifiant », p. 33.
-
[18]
J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Fantasme originaire, fantasmes des origines, origine du fantasme, Paris, Hachette, 1985.
-
[19]
Pour cette dernière, je renvoie au texte très intéressant de Daniel Widlöcher intitulé « L’objet inconscient, le méconnu » dans G. Rosolato, A. Green, V. Marinov et alii, L’Inconnu. Dialogue avec Guy Rosolato, Paris, Puf, 2009, p. 87-94.
1 Pourquoi l’expérience du collage (les papiers collés) se placerait-elle davantage au cœur du surréalisme que d’autres procédures ? Dès le premier Manifeste du surréalisme, Breton affirme en effet que « les moyens surréalistes demanderaient, d’ailleurs, à être étendus [1]… », ajoutant que la fabrication du poème lui-même subit les lois d’une libre découpe de mots dans des journaux. Ailleurs, dans Le Surréalisme et la Peinture, il déclare à propos de Duchamp :
L’exercice du dessin et de la peinture lui fait l’effet d’un jeu de dupes : il tend à la glorification stupide de la main et de rien d’autre. C’est la main qui est la grande coupable, comment accepter d’être l’esclave de sa propre main ? […] La délectation de la couleur, à base de plaisir olfactif, est aussi misérable que la délectation dans le trait, à base de plaisir manuel. La seule issue, dans ces conditions, est de désapprendre à peindre, à dessiner [2].
3 Cette condamnation de toute œuvre issue plus directement de la main de l’homme est-elle symptomatique de ces années d’après-guerre, pour cette génération qui venait de rentrer du front et avait été témoin d’une boucherie où l’on n’y était pas allé de « main morte » ? D’une manière analogue à l’activité onirique, fondée sur l’inhibition du pôle perception-motricité et caractérisée comme non-manuelle, notons que dans l’expression artistique du collage, l’action de la main est réduite à sa plus simple expression, celle du découpage.
4 Avant de revenir au collage surréaliste, relisons l’un des textes clés de Rosolato, « L’oscillation métaphoro-métonymique », qui témoigne, selon moi, de son rapport tout à la fois avec le courant surréaliste, avec la linguistique de Saussure et de Jakobson et, bien sûr, avec Lacan. Dans sa thèse principale, Rosolato énonce l’hypothèse d’une certaine correspondance, d’une part, entre les mécanismes de fonctionnement de l’inconscient tels que Freud les a décrits – notamment le déplacement et la condensation, Rosolato assignant à la dramatisation et à la prise en considération de la figurabilité [3] un rôle important – et, d’autre part, les figures de la métaphore et de la métonymie. En se référant aux arts visuels et à la musique, Rosolato souligne combien, au-delà du caractère particulier de chaque forme, « l’oscillation métaphoro-métonymique est cette ligne qui parcourt la variété des arts » : elle est la condition au moins nécessaire pour entraîner « la jubilation que procure l’œuvre esthétique réussie [4] ». Rosolato retrouve sur le terrain de la psychopathologie cette même figure oscillatoire, avec une prévalence de la métonymie dans la névrose obsessionnelle et de la métaphore dans l’hystérie.
5 Le point de vue que je vais soutenir, suggéré de façon implicite par certains textes de Rosolato, s’il paraît différent, en serait complémentaire : il y aurait au sein de la révolution artistique qui s’engage au début du xxe siècle, en particulier avec la technique du collage, quelque chose qui rapproche le fonctionnement de l’art du fonctionnement du rêve, et qui force cette possible articulation entre les mécanismes de fonctionnement de l’inconscient et les figures de style de la métaphore et de la métonymie. La composante anti-manuelle du collage, associée à la dévalorisation du référent naturel au profit de l’évocation de l’objet manufacturé, artificiel, mécanique, produit par la main de l’homme, ainsi que l’évocation des corps démembrés et le retour du spectre d’une masse humaine massacrée favoriseraient l’aura surréaliste de ce courant artistique qui, par son caractère étrangement inquiétant, est proche de la vivacité hallucinatoire du rêve.
6 Il existe chez Rosolato une tension implicite entre un inconnu irréel, rattaché essentiellement à la logique phallique imaginaire déduite de la théorie infantile d’une mère phallique, et un inconnu que j’appellerai exploratoire, qui se rattache davantage à une logique du chiffre « cinq », reliée à la fois aux cinq doigts de la main et au nombre d’or [5]. Ce caractère exploratoire de l’objet de perspective, son affinité avec la sublimation culturelle, apparaît de façon encore plus saillante si on le compare à la fixité et au caractère excitant du fétiche. Un des exemples princeps de l’ouverture de cette perspective est « la plus grande portée qui s’offre au regard » dans la contemplation du paysage, l’œuvre de Claude Gellée revêtant aux yeux de Rosolato une valeur paradigmatique pour la psychanalyse [6]. Deux des concepts importants de Rosolato, l’objet de perspective et le signifiant de démarcation, utilisent ainsi l’un et l’autre des métaphores empruntées au langage des arts plastiques. Non que l’objet naturel soit absent (on pense à la perspective cosmique de Dali, aux forêts de Max Ernst, aux ciels et aux pierres de Magritte, etc.), mais il s’agit d’une nature médiatisée, mentale, artificielle, photographique. Ce n’est plus celle du peintre impressionniste qui pose son chevalet devant le paysage du monde.
7 Nous sommes en fait en présence d’une véritable crise de l’objet, fortement mise en évidence lors de l’exposition surréaliste de 1936. En effet, au sens strict du mot, les objets sont des instruments manufacturés par la main de l’homme. Mais les surréalistes détournent cet emploi limité pour parler d’« êtres-objets », de « poèmes-objets » et d’objets naturels généralement rares et bizarres qui alternent avec des objets naturels « interprétés », « incorporés », « perturbés », « trouvés », mathématiques, sauvages, virtuels, fantômes, etc.
8 Rosolato, quant à lui, introduit la technique du collage à propos de la peinture de Picabia, dans un texte faisant directement référence au surréalisme, « Le surréalisme, exaltation sacrificielle de l’objet bizarre » :
Il est vrai que toute la peinture de Picabia, avec ses volte-face et ses surprises, manifeste cette puissance disjonctive. Et plus précisément, elle s’impose dans ses collages (on a dit le « bris-collage » de ces tableaux) où voisinent divers vestiges (spaghettis, pailles, cure-dents et matériel de peinture, comme mis en autoreprésentation). D’une manière plus élaborée et faisant jouer la profondeur et la surimpression plutôt que la contiguïté de surface, elle caractérise aussi la période des « transparences ». Mais surtout les tableaux de « machines » donnent à voir, au début des années vingt, l’insolite rapprochement d’éléments mécaniques hétéroclites qui détruisent toute idée d’utilité dans la mesure même où leur fonction attendue aurait dû être de s’agencer pour évoquer une action déterminée. […]
De même dans ses Écrits, Picabia réalise un morcellement dans les formes, usant de tracts, d’inscriptions fragmentaires, d’apophtegmes, mais aussi dans la logique et l’assemblage des mots, mots disparates, a-t-on dit (Gabrielle Buffet-Picabia), mots insolites sans rapports dans le poème (Marc Le Bot).
Ainsi se met en relief ce matériel étrange. Dans une apologie de l’extraordinaire, revendiqué comme l’idéal immuable de l’art, qui exige pour s’épanouir le recueillement du silence (Écrits II, p. 325), Picabia en donne la définition suivante : « Qui n’est pas selon l’usage ordinaire, qui arrive rarement. Singulier, bizarre [7]. »
10 Or chez Picabia, élevé par un grand-père passionné par la photographie, on peut suivre d’une façon assez limpide la façon dont il quitte l’esthétique impressionniste au profit de la technique du collage. Le fait que, à un moment donné, Picabia n’a plus peint ses paysages d’après nature mais d’après des images provenant de cartes postales [8] me semble d’ailleurs révélateur d’une période intermédiaire. Utiliser une prise de vue signifiante globale réalisée par quelqu’un d’autre ou ne reprendre qu’un morceau de cette prise de vue pour l’associer avec d’autres fragments pris ailleurs, comme va le faire Max Ernst : dans les deux cas, le chemin n’est pas trop long à parcourir. Max Ernst, pour sa part, formule d’une façon plus simple cette technique. Le collage serait une action déterminée, « l’exploitation de la rencontre fortuite de deux réalités distinctes sur un plan non convenant ». L’idée serait de « dépayser les divers éléments d’un collage, de leur trouver un nouveau paysage, une nouvelle contrée, de les déraciner » en même temps que de réaliser leur accouplement mental inédit, d’où la formule : « Si ce sont les plumes qui font le plumage, ce n’est pas la colle qui fait le collage [9]. »
11 Retenons d’abord l’idée du dépaysement brutal d’un élément vers une contrée inconnue, dépaysement qui peut créer l’impression d’un accouplement incongru, ou bizarre, ou merveilleux, ou tout cela à la fois. Ce déracinement massif, imprévu et incongru, n’est pas sans rappeler la « technique » du rêve qui dans un premier temps peut nous sembler bizarre. Le rêve, lui non plus, n’est pas une confrontation directe, perceptive, avec la réalité du monde externe. Il implique un réagencement des éléments qui ont déjà été extraits du monde extérieur, découpés ou « photographiés », quitte à ce que leur contenu objectif soit reconverti, transfiguré, une fois arrivé sur la scène du rêve. Freud, dans L’Interprétation du rêve, n’a-t-il d’ailleurs pas recours au microscope et à l’appareil photographique comme modèles du fonctionnement psychique ? En outre, dans un collage, les objets et les mots sont associés pêle-mêle comme s’ils avaient la même valeur psychique. Ainsi, avec la technique du collage, les surréalistes ont-ils en quelque sorte poussé le plus loin possible l’idée d’une possible articulation entre le rêve nocturne et la rêverie diurne, jusqu’à l’espoir fou de pouvoir les incarner magiquement dans la réalité.
12 Lévi-Strauss, qui a eu l’occasion de s’entretenir longuement avec André Breton sur la nature de l’œuvre d’art, remarque que Proust, à la fin du Temps retrouvé, utilise une technique romanesque proche de celle du collage surréaliste : « Le romancier travaille comme une couturière qui monte une robe avec des pièces déjà découpées, […] les pièces de la mosaïque restant reconnaissables et conservant leur individualité [10]. » Or cette technique – toujours selon Lévi-Strauss – n’est pas sans rappeler la double articulation mise en évidence par les linguistes. J’avais mentionné dans un texte un peu ancien [11] qu’une technique romanesque similaire à celle de Proust avait déjà été inventée par Dostoïevski – raison pour laquelle, sans doute, Max Ernst se représente assis sur les genoux du romancier russe dans son fameux collage Au rendez-vous des amis.
13 Mon hypothèse serait donc la suivante : la possibilité d’utiliser l’oscillation métaphoro-métonymique comme type d’opération impliquée dans la littérature et les arts visuels est favorisée par un bouleversement ; celui-ci se place à l’intérieur même de ces arts qui, par des techniques de montage et de collage, font usage de la double articulation, comme l’a montré Lévi-Strauss. Ces techniques mettent en évidence de façon flagrante l’association entre métaphore et condensation, et entre métonymie et déplacement. Le matériel utilisé dans ces techniques peut être noble ou au contraire « humble » – son caractère humble, proche du déchet, étant à la limite recherché : nous savons que le rêve nocturne peut procéder de la même façon. Ce qui compte, c’est l’acquisition d’une certaine liberté associative ; c’est réussir, à l’état de veille, à capter quelque chose qui soit au plus près du fonctionnement onirique. Avec l’inflation du machinisme, du journalisme et de la photographie, la technique de la double articulation, non sans analogie avec celle mise en évidence par les linguistes, impliquait pour l’être humain, cet apprenti-sorcier noyé dans ses propres signes et dans ses inventions plus ou moins meurtrières ou fascinantes, le recours à une magie mettant en jeu la fragmentation, la bizarrerie, le clivage, le déni de la réalité, l’équilibre et l’harmonie de l’oscillation métaphoro-métonymique.
14 Le texte de Rosolato sur les signifiants de démarcation est dense et difficile à récapituler. Rosolato place ce type de signifiant en deçà de la communication verbale, et il le caractérise comme étant une sorte d’« idéolecte, secret de surcroît [12] », qui se manifeste dans le rêve, le souvenir-écran et dans la façon dont l’enfant perçoit le monde activement dès les premiers jours de son existence, par le truchement des divers canaux sensoriels : le goût, l’odorat et la vision. De plus, l’intérêt privilégié accordé par Rosolato aux formes contrastées rejoint les paires d’oppositions décrites par Freud dans son article sur la dénégation : plaisir-déplaisir et douleur ; bon-mauvais ; présence-absence ; dedans-dehors ; activité-passivité ; soi-autre. Enfin les signifiants de démarcation correspondraient grosso modo à ce que Freud entend par représentation de choses. L’exemple princeps montrant comment ces signifiants de démarcation se traduisent en signifiants verbaux serait le jeu de la bobine que Freud analyse dans Au-delà du principe de plaisir. L’enfant invente un jeu strictement personnel à travers lequel il symbolise et se démarque de la présence de la mère, au moyen de gestes et de phonèmes, les fameux fort et da. À travers cet exemple qui n’est pas psychopathologique, Rosolato suggère qu’il existe une structure profonde commune entre le système digital et le système analogique (verbal et non-verbal), l’un comme l’autre étant organisés par la cohérence métonymique de la polysémie connotative métaphorique. L’oscillation métaphoro-métonymique serait donc possible dans les deux cas – pour les signifiants verbaux et pour les signifiants de démarcation. Néanmoins dans le premier cas, il y aurait « une suppression de l’analogique et, de surcroît, ces signifiants seraient en nombre déterminé et fixe [13] ».
15 Anzieu, quant à lui, tout en faisant référence au concept de signifiant de démarcation développé par Rosolato, préfère définir son propre concept de « signifiant formel », c’est-à-dire des signifiants ressortissant aux changements de forme des corps et de l’espace, autrement dit touchant aux représentations des contenants psychiques. Ce faisant, Anzieu rappelle que Rosolato définit les signifiants de démarcation à travers leur « poids d’imprégnation » et la « mise en mémoire d’impressions, de sensations, d’épreuves trop précoces pour être mises en mots » : ils « s’imposent à la psyché comme ineffables » par leur caractère « énigmatique » et, à la différence des signifiants linguistiques, ils semblent être en nombre illimité (mais restreint chez une même et seule personne) ; ils se manifestent par leur tendance à se répéter et par leur caractère incongru ; ils ne « se manifestent pas sous la forme d’une convention collective, mais [sous celle] d’un lien singulier dont la spécificité individuelle demande à être reconnue et mise au jour par le travail de l’interprétation [14] ». Dans une analyse, même si nos patients utilisent des signifiants linguistiques marqués par une convention collective, il va de soi que chacun d’entre eux possède, même à ce niveau strictement verbal, son propre langage individuel qu’il s’agit de déchiffrer. Lacan a parlé de « lalangue ».
16 Enfin, Anzieu souligne que Rosolato, dans son article « Destin du signifiant », essaie d’articuler la notion de signifiant de démarcation avec la notion d’élément alpha de Bion. Et il précise qu’en définissant ce concept comme une figure qui se détache sur un fond – où l’on voit à nouveau l’articulation du signifiant de démarcation avec l’objet de perspective comme métaphore visuelle et picturale –, Rosolato privilégie un espace bidimensionnel par rapport à l’espace tridimensionnel, ce que nous retrouvons chez certains patients.
17 Anzieu se démarque donc de Rosolato avec sa notion de signifiant formel qu’il rattache fortement à celle de Moi-peau et qu’il associe à d’autres conceptualisations, comme celle d’image du corps de Gisela Pankow, de pictogramme de Piera Aulagnier et d’hystérie archaïque de Joyce McDougall. Pour ma part, je préfère le terme de « signifiant corporel » à celui de signifiant de démarcation ou de signifiant formel [15]. Car, si le terme de « démarcation » s’associe peut-être excessivement à l’idée de détachement d’une figure sur un fond, le terme « formel », quant à lui, renvoie trop à l’idée potentielle d’une enveloppe, le Moi-peau, qui certes est tridimensionnelle, mais qui néanmoins peut être à la limite vide. Si la notion de Moi-peau accorde, à juste titre, une place importante aux images proprioceptives, tactiles, coenesthésiques, kinesthésiques, posturales et d’équilibration, elle exclut de façon paradoxale les sensations qui se rapportent aux organes des sens à distance, la vue et l’ouïe [16]. Or, on sait que l’embryon est déjà sensible à la voix de la mère, et qu’après la naissance, comme le suggère Winnicott, l’échange de regard entre la mère et le bébé semble presque aussi important que la fonction nutritive. En revanche, Anzieu enrichit la notion de Rosolato en l’ouvrant à ce qu’il appelle des signifiants formels pathologiques, ressentis comme irréversibles : des signifiants qui sont aptes à promouvoir une réaction thérapeutique négative, qui excluent toute mise en scène au sens théâtral du fantasme « on bat un enfant » et qui privilégient la bidimensionnalité de l’espace.
18 Il est également intéressant d’articuler le « signifiant énigmatique de démarcation » de Rosolato (son texte fut publié pour la première fois en 1984) avec la notion de « signifiant énigmatique » telle que Laplanche l’a formulée en la centrant sur la sublimation, à partir des Problématiques III (1980) jusqu’aux Nouveaux fondements pour la psychanalyse, publiés en 1987. Pour Rosolato, en effet, le signifiant de démarcation énigmatique s’articule autour du sein, de l’objet anal, du regard et de la voix. Mais, selon lui, « par l’accès à la différence des sexes, le signifiant (de démarcation) phallique » est essentiel [17]. Si l’accord avec Laplanche est possible concernant les quatre premiers objets nommés par Rosolato, sur le dernier point le désaccord est net : pour Laplanche, le complexe de castration et le complexe d’Œdipe occupent une position secondarisée par rapport à la sexualité prégénitale et aux processus psychiques inconscients, en tant que codes et « schémas narratifs ».
19 En centrant la théorie analytique sur la séduction généralisée, Laplanche donne au pôle des interactions précoces, c’est-à-dire prégénitales, entre mère et infans, une dimension importante et une dénomination : le sexual. Pour lui, c’est uniquement la séduction qui fonde la situation anthropologique fondamentale, alors que Rosolato, plus proche de la position de Freud ainsi que du texte que Laplanche avait écrit avec Pontalis sur les fantasmes originaires [18], considère que séduction, scène primitive et fantasme de retour dans le sein maternel sont de même importance quant aux fondements psychiques et fantasmatiques de l’être humain : ils s’articulent respectivement avec les mythes de la révélation (pour la séduction), du sacrifice (pour la castration), de la procréation (pour le fantasme de scène primitive), de l’immortalité et de la mort (pour le fantasme de retour dans le sein maternel). Les figures du père imaginaire, du père symbolique et du père mort s’articulent quant à elles avec les figures de la mère phallique et de la rivalité œdipienne.
20 Bref, je dirai aujourd’hui comme il m’est arrivé de le dire naguère que, en centrant sa théorie sur la séduction généralisée, laquelle privilégie malgré tout la figure maternelle, Laplanche se place davantage dans l’axe « métonymique » de la traduction des messages énigmatiques précoces, tandis que Rosolato, en privilégiant l’axe de la scène primitive et de la castration, donne davantage la primeur, en accord avec Lacan, à la place métaphorique du père symbolique ou du père mort.
21 Est-ce un hasard si cette séduction entravée, interdite par la présence d’un tiers symbolique, ouvre la voie à une conceptualisation qui fait une place fondamentale dans le travail analytique à La Portée du désir, pour reprendre le titre de l’avant-dernier livre de Rosolato ? Comment, dès lors, concevoir la naissance du désir sans l’expérience d’une « séduction bien tempérée », capable d’articuler fantasme, sexualité infantile et naissance de l’affect ? Nos patients, et en particulier les cas difficiles qui ont connu des mères et des pères « morts » ou pervers, nous le disent constamment si on sait les entendre : en l’absence d’une telle séduction, aucun désir onirique ou tout simplement érotique ne peut éclore. C’est ce que Freud semble avoir compris, même s’il ne le dit pas explicitement, avec l’analyse de La Joconde et celle de la Sainte Anne en tierce de Léonard de Vinci. Cet homme génial qui, comme Freud lui-même, était plutôt retenu dans l’expression de ses émotions, s’éveille au désir de savoir, mais aussi au désir érotique, sous l’impact d’une séduction maternelle précoce. Pourtant l’expression du désir érotique reste inhibée quant au but devant son modèle féminin, de sorte que le sourire de Sainte Anne acquiert une connotation beaucoup plus excitante, une fois déplacé sur le visage dionysiaque de Saint Jean-Baptiste. Quant au fantasme de scène primitive, il reste central pour l’artiste souffrant de sa bâtardise, s’immisçant très probablement dans des scénarios à première vue purement séducteurs. À propos d’un dessin anatomique de Léonard, Freud évoque d’ailleurs la tristesse qui se lit dans l’expression de l’homme féminisé lors de l’accouplement avec la femme. À l’origine de l’opération du déplacement et de la métonymie se situerait initialement l’expérience de la séduction (plus proche du fantasme de retour dans le sein maternel), et ce ne serait que dans un second temps, si la séduction se colore d’une note érotique/sexuelle, que pourrait éclore un désir rattaché au rêve, au jeu, au fantasme et à une expressivité affective. La condensation et la métaphore paternelle s’étayent selon moi sur le fantasme de scène primitive, notamment lorsque les personnages qui entrent en scène ne sont pas confondus, voire « combinés » dans un scénario confusionnel, pour reprendre les termes de Melanie Klein.
22 Je pense néanmoins qu’il existe un accord entre Rosolato, Anzieu et Laplanche, même s’il n’est pas clairement explicité. Tous trois utilisent la métaphore de la traduction comme une métaphore clé pour rendre compte du travail de l’analyste et de l’évolution psychique de l’enfant. Ainsi Rosolato affirme-t-il : « La traduction des signifiants de démarcation énigmatiques, grâce à la parole, est la tâche majeure du psychanalyste. » Certes, Laplanche met davantage l’accent sur une expérience « intersubjective », celle de la séduction « précoce » de l’enfant par l’adulte. Mais, dans la mesure où les signifiants de démarcation ou formels représentent des inscriptions d’expériences traumatiques précoces, je pense qu’on peut parler d’un accord entre les points de vue des trois analystes. Ce que Laplanche appelle « inconscient enclavé », constitué d’un stock de messages « intraduits » ou en attente de traduction, caractérise essentiellement des pathologies psychotiques et borderlines et correspond assez bien à ce qu’Anzieu appelle signifiants de démarcation formels pathologiques.
23 La peau, avec le Moi-peau, la source, avec l’objet-source, la perspective avec l’objet de perspective : il est remarquable que ces analysants de Lacan, qui ont refusé de devenir de fidèles disciples du maître, ont tous trois utilisé des métaphores maternelles primordiales dans la constitution précoce du psychisme infantile, s’opposant par là même à la suprématie des signifiants verbaux et à la prééminence de la métaphore du Nom du Père prônées par Lacan. Des métaphores qui ont essentiellement trait à la dé-liaison des processus primaires, à la fragilité des enveloppes corporelles et à l’expérience visuelle de la découverte de la différence des sexes. Pour tous trois, l’inconscient n’est pas structuré comme un langage. Rosolato remarque d’ailleurs que, dans la formule lacanienne « l’inconscient est structuré comme un langage », c’est le « comme » qui doit être souligné : autrement dit, de par leur affinité avec le processus de figurabilité ou présentabilité, les signifiants de démarcation à l’œuvre dans l’inconscient se différencient des signifiants verbaux.
24 Pour rester fidèle au titre de ma contribution, il me faudrait montrer comment, ayant pratiqué la technique du collage pendant une quinzaine d’années en institution, j’ai principalement rencontré trois cas de figure dans cette expérience. Tout d’abord, celui de la difficulté à traduire les signifiants de démarcation (signifiants corporels) en signifiants verbaux, autrement dit la difficulté à faire se manifester l’oscillation métaphoro-métonymique (mécanismes de condensation et déplacement selon les termes freudiens) : les collages étaient alors caractérisés par la prévalence d’objets bizarres qui rendaient peu possible l’ouverture d’un espace onirique et métaphorique. Dans le deuxième cas de figure, cette ouverture était possible, la médiation du collage était alors abandonnée au profit d’un dispositif divan-fauteuil. Dans le dernier cas, se révélaient non seulement un travail de vérité sur soi-même, mais également des capacités de sublimation importantes et, parfois, une réelle vocation artistique, s’accompagnant du désir d’exposer les collages réalisés devant un public anonyme, en dehors du cadre thérapeutique. Il n’y a évidemment pas de limite rigide entre ces trois cas de figure, ni non plus une quelconque anticipation sur un résultat à venir, la technique, telle que je la concevais, n’ayant aucune valeur de test. La position que j’adoptais était proche de celle d’une mère rêveuse – au sens bionien du terme – devant un enfant capable de jouer en présence d’une autre personne – au sens winnicottien du terme. Mais cette position, faite également de retrait, de non-participation directe à la rêverie comme parfois dans la pratique du squiggle de Winnicott, s’apparentait à celle d’un tiers paternel, ce qui me permettait de modifier le « cadre » en proposant, au moment où le transfert était assez fort et le rêve nocturne racontable, une position classique divan-fauteuil.
25 Dans le sillage de ces situations, je veux évoquer un cas clinique qui me semble précisément révélateur des mouvements liés aux signifiants de démarcation et à la relation d’inconnu. Il s’agit d’une patiente anorexique grave, suicidaire, ne vivant, comme elle-même l’affirmait, que pour son jeune enfant. Dans son premier collage apparaissait, en haut et au centre, la photo en noir et blanc d’une femme au regard hautain, dédaigneux, accusateur, presque inquisitorial. Dans la partie inférieure figurait une jeune femme enfermée dans une cage d’oiseau, le corps recroquevillé, toute habillée de blanc, le menton appuyé sur ses mains, celles-ci posées sur ses genoux – une femme apparemment soumise et sage comme une image. À la droite de la cage, deux autres images : la photo d’un enfant dans une robe de chambre rouge, allongé sur un lit, endormi. En bas, contrastant avec toutes les autres images, la représentation d’une scène d’affrontement mortel : un prince charmant, l’épée dressée au-dessus de sa tête, s’attaque à une créature gigantesque, une sorte d’alien avec une tête rappelant les monstres des masques asiatiques, des griffes, des crocs et un ventre volumineux prêt à engloutir le vaillant chevalier. En dessous du visage inquisitorial de la femme, une minuscule phrase : « Quand la peur s’installe. »
26 J’invitai la patiente à parler des éléments qu’elle avait disposés sur la feuille de papier, un par un, un peu comme dans une libre association à partir des contenus manifestes d’un rêve, en lui laissant toutefois la liberté de me parler d’autres choses que des éléments collés par elle, et en respectant ses résistances et son besoin de faire des détours importants par rapport à ce « contenu manifeste ». Le génie en moins – mais tous les collages des surréalistes ont-ils du génie ? –, l’effet était assez similaire à celui de ces productions artistiques, à la différence peut-être que les lignes de clivage entre les diverses images proposées étaient plus sensibles, que l’émerveillement était court-circuité par la peur, bref que cette patiente était dans un état profond d’angoisse et de « régression » qui avait conduit à son hospitalisation. D’emblée, cette jeune femme s’est identifiée à tous les personnages qu’elle avait découpés et collés : la femme inquisitoriale, la femme angélique enfermée dans sa cage, l’enfant « innocent » qui essaye de dormir d’un sommeil apaisant, le prince charmant et le monstre.
27 La fétichisation du corps féminin n’était pas absente de l’univers fantasmatique de cette patiente, notamment à travers le corps phallique idéalisé d’une sœur aînée qui était perçue comme mieux aimée par leurs deux parents. Celle-ci aurait échappé à la position de bouc émissaire tenue par la patiente au sein de la famille. Je souligne ce point, car le thème de l’enfant sacrifié est essentiel chez Rosolato, alors que peu d’analystes, à ma connaissance, utilisent les notions de bouc émissaire et de sacrifice dans leur travail analytique.
28 Néanmoins, la question de la relation d’inconnu émergeait selon une autre perspective : la majorité des personnages familiaux apparaissaient comme des êtres sombres, inquiétants, étranges, peu fiables. Dans l’histoire de cette jeune femme, le seul personnage familial positif avait été une grand-mère paternelle qui parlait mal le français, avec laquelle elle avait eu un contact sensoriel préverbal à travers des signifiants corporels. Sa présence était évoquée comme lumineuse, chaleureuse en même temps que musicale – la patiente se rappelait de vieux chants traditionnels dont elle ne comprenait pas le sens – et elle était associée à une perspective infinie sur la mer bleue qui bordait le village. Enfant, cette jeune femme était déjà anorexique, et seule cette grand-mère, avec laquelle elle ne pouvait échanger verbalement, arrivait à la faire manger. On peut dire que les signifiants de démarcation et corporels lui avaient sauvé la vie. L’autre grand-mère, en revanche, n’apparaissait jamais sous une forme humaine, mais toujours sous la forme bizarre et répétitive de deux yeux hallucinatoires et fantasmatiques jetant des regards inquiets, deux yeux formés par les deux plateaux d’une balance ancienne. Ce qui nous aida à sortir de l’impasse, ce furent là les signifiants verbaux libérés grâce aux associations autour d’un cauchemar où surgissait le mot « balance » avec son double sens : instrument de pesée des aliments et trahison – ce qui faisait allusion à un élément de l’histoire familiale. On voit le paradoxe puisque, dans ce cas, le bizarre ne se plaçait pas du côté des signifiants de démarcation, mais davantage du côté des signifiants verbaux. Il serait en fait plus exact de dire que, dans certains cas pathologiques, il n’existe pas de nette distinction entre signifiants verbaux et signifiants de démarcation, mais que les premiers sont parasités par les seconds. Ainsi, chez cette patiente, le signifiant verbal « balance » s’associait-il avec la réminiscence de sensations corporelles : ne pas avoir été portée, tomber dans un gouffre noir sans fond, ne pas pouvoir s’agripper à un corps solide, être confrontée à un sein ensanglanté, le mamelon arraché. Quant au versant paternel du transfert, c’étaient les étrangers, ennemis supposés du père, qui étaient investis, plus que la figure paternelle proprement dite, du moins dans les premiers temps du travail analytique. Du fait de l’éclatement de la famille patriarcale classique, il me semble d’ailleurs qu’un champ d’investigation s’ouvre, la relation d’inconnu méritant d’être explorée plus avant sur ce versant paternel.
29 La relation d’inconnu serait donc plurielle, comme nous le suggère la clinique, et gagnerait à être articulée avec des notions proches bien que différentes, telle celle d’inconscient bien sûr, mais aussi celles d’inquiétante étrangeté, d’énigmatique, d’irréel, de non connu [19]. Et pourquoi ne ferions-nous pas une place encore plus visible au jeu, à l’humour et au mot d’esprit, dans l’esprit d’un Freud et d’un Winnicott, pour donner plus de fluidité encore à l’oscillation métaphoro-métonymique et pour dégager la psychanalyse de toute croyance dans la toute-puissance magique d’un chiffre bénéfique, comme Rosolato lui-même le souligne à maintes reprises ?
Notes
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[1]
Voir A. Breton, Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, 1991, p. 53-57.
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[2]
Voir A. Breton, Le Surréalisme et la Peinture, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1979, p. 123.
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[3]
L. Kahn attire l’attention sur la traduction de Darstellbarkeit par « présentabilité » plutôt que par « figurabilité », L’Écoute de l’analyste. De l’acte à la forme, Paris, Puf, 2012, p. 45-48.
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[4]
« L’oscillation métaphoro-métonymique », p. 52.
-
[5]
« Organisation de la pensée par les premiers nombres », p. 133-165.
-
[6]
« Claude Gellée : un espace de sérénité dans sa secrète symbolique », p. 305-317.
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[7]
« Le surréalisme, exaltation sacrificielle de l’objet bizarre », p. 129.
-
[8]
A. Pierre, Francis Picabia. La Peinture sans aura, chapitre « La fin de l’expérience impressionniste », Paris, Gallimard, 2002, p. 25-67.
-
[9]
M. Ernst, « Au-delà de la peinture » (1937), Écritures, Paris, Gallimard, 1970, p. 256.
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[10]
C. Lévi-Strauss, Regarder, écouter, lire, Paris, Plon, 1993, p. 10-11.
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[11]
V. Marinov, « Dostoïevski et la technique du collage », dans A.-M. Dubois et V. Marinov (dir.), Art et Folie, Paris, Centre d’études de l’expression de l’Hôpital Sainte-Anne, 1996, p. 87-98.
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[12]
« L’oscillation métaphoro-métonymique », p. 78.
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[13]
« Le signifiant de démarcation », p. 80.
-
[14]
D. Anzieu, « Les signifiants formels et le Moi-Peau », dans Les Enveloppes psychiques, Paris, Dunod, 1987, p. 9-10 ; repris dans Le langage, malgré tout. Annuel de l’APF 2014, Paris, Puf, 2014, p. 175-197.
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[15]
Je me suis largement expliqué à ce sujet dans un texte intitulé « L’archaïque et les signifiants corporels à travers les troubles de conduite alimentaire », dans un ouvrage publié sous ma direction ainsi que dans l’introduction à cet ouvrage (L’Archaïque, Sèvres, EDK, 2008, p. 9-15 et p. 121-169).
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[16]
D. Anzieu, « Les signifiants formels et le Moi-Peau », dans Les Enveloppes psychiques, op. cit., p. 14.
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[17]
« Destin du signifiant », p. 33.
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[18]
J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Fantasme originaire, fantasmes des origines, origine du fantasme, Paris, Hachette, 1985.
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[19]
Pour cette dernière, je renvoie au texte très intéressant de Daniel Widlöcher intitulé « L’objet inconscient, le méconnu » dans G. Rosolato, A. Green, V. Marinov et alii, L’Inconnu. Dialogue avec Guy Rosolato, Paris, Puf, 2009, p. 87-94.