Couverture de APF_151

Article de revue

Croire en l’inconscient

Pages 101 à 122

Notes

  • [1]
    D. Widlöcher, « Croire en l’inconscient », Nouvelle revue de psychanalyse, n°48, automne 1993, L’inconscient mis à l’épreuve, p. 97-113. L’auteur a revu ces pages pour leur reprise dans l’Annuel de l’APF. De minimes modifications ont été apportées.
  • [2]
    S. Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, trad. fr. R. M. Zeitlin, Paris, Gallimard, 1984, p. 14.
  • [3]
    S. Freud, « Analyse avec fin et analyse sans fin », Résultats, Idées, Problèmes II, Paris, Puf, 1985, p. 264.
  • [4]
    S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, trad. fr. S. Jankélévitch, Payot, 1953.
  • [5]
    Cf. J Jaynes, The Origins of Conscioussness in the Breakdown of the Bicameral Mind, Boston, 1976, et J.-F. Allilaire, « Origines de la conscience et perte de l’esprit bicaméral », Revue internationale de psychopathologie, n°1, 1990, p. 235-244.
  • [6]
    S. Freud, Nouvelles conférences…, op. cit., p. 110.
  • [7]
    S. Freud, « Analyse avec fin et analyse sans fin », art. cit., p. 254.
  • [8]
    M. Moscovici, Il est arrivé quelque chose, Paris, Ramsay, 1989.
  • [9]
    P. Fédida, Espace de séance, Paris, Éditions universitaires, 1977, p. 90.
  • [10]
    G. Groddeck, La Maladie, l’Art et le Symbole, Paris, Gallimard, 1969, p. 25.
  • [11]
    S. Freud, « Analyse avec fin… », art. cit, p. 261.
  • [12]
    L. Kahn, La Petite Maison de l’âme, Paris, Gallimard, 1993.
  • [13]
    D. Black, « What Sort of a Thing is a Religion ? », International Journal of Psycho-analysis, 1993, n°7, p. 613-625.
  • [14]
    Cf. V. Descombes, Grammaire d’objets en tous genres, Paris, Minuit, 1983 et D. Widlöcher, « L’inconscient entre Dire et Faire », Études freudiennes, n°33, avril 1992, p. 293-310.
  • [15]
    J. Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 629.
  • [16]
    D. Widlöcher, Métapsychologie du sens, Paris, Puf, 1986.
  • [17]
    R. Bomford, « The Attributes of God ant the Characteristics of the Unconscious », International Review of Psycho-analysis, 1990, vol 17, n°4, p. 485-491.
« La croyance en l’inconscient, cette conviction nécessaire que le psychanalyste a besoin d’entretenir dans son expérience clinique, doit-elle être religieuse, c’est-à-dire respectueuse du message transmis, ou irréligieuse, c’est-à-dire désillusionnée vis-à- vis de la réalité psychique ? » Cette question, Daniel Widlöcher la posait et la traitait, avec la profondeur et la clarté qu’on lui connaît, dans un article publié dans la Nouvelle revue de psychanalyse en 1993. Les articulations qu’il y dégageait entre les destins croisés du religieux et du psychanalytique ont gardé toute leur vigueur et leur pertinence, et les textes de la journée consacrée à « La conviction » entrent bien souvent, on en jugera, en résonance avec elles. L’Annuel a le plaisir de reproduire ici ces pages, avec l’aimable autorisation de l’auteur [1].

1 Reprenant en 1933 le cours de ses Conférences d’introduction à la psychanalyse, Freud, dès la première leçon, se livre à une confidence. Rappelant la place particulière qu’occupe la théorie du rêve dans l’histoire de la psychanalyse, il ajoute : « Bien que j’aie souvent douté du bien-fondé de mes connaissances chancelantes, chaque fois que j’avais réussi à transposer un rêve confus et dénué de sens en un processus psychique correct et compréhensible chez le rêveur, la confiance que j’avais d’être sur la bonne voie s’en trouvait renouvelée » [2]. Doute et confiance renouvelée sont là pour nous rappeler ce qu’a d’unique la pratique psychanalytique et ceci vaut aussi bien pour tous ceux qui s’y exercent aujourd’hui que pour Freud en ses débuts. Cette pratique, qui est une forme singulière de communication entre deux esprits, ne repose en effet ni sur des faits cliniques observables, ni sur des démonstrations expérimentales. Elle ne peut se fonder ni sur l’évidence des uns ni sur la preuve des autres. Empruntant à la clinique la méthode, mais à l’expérimentation le statut de son objet, celui d’être construit, elle relève du pari, de l’hypothèse, bref d’une croyance.

2 De quelle croyance s’agit-il ? Quelques lignes plus haut, Freud avait évoqué ce qu’avaient de déconcertant tant d’inconnues dans le domaine des névroses. Aujourd’hui encore, quels que soient les progrès accomplis par la « jeune science », aucun psychanalyste ne saurait prétendre ne jamais connaître ces moments de doute et d’incertitude au cours de sa pratique. Mais on a de bonnes raisons pour penser que le doute dont parle Freud tient surtout à l’essentiel, l’activité mentale inconsciente elle-même, qui incarne les exigences du ça et obéit au processus primaire. On ne comprendrait pas, sinon, que la théorie du rêve, cette « portion de terre nouvelle gagnée sur la croyance populaire et la mystique », soit tenue pour paradigme de la méthode. La conviction de l’existence de l’inconscient sera d’ailleurs un des effets majeurs attendus de l’analyse personnelle du candidat psychanalyste [3].

3 Doute et conviction ne s’appliquent donc pas seulement à une théorie générale de la vie mentale, mais aussi au cadre de référence permanent qui occupe l’esprit du psychanalyste dans l’exercice de sa pratique. Dans la mesure où l’on perçoit mieux l’importance du travail mental du psychanalyste dans le processus de la cure, la croyance dans l’existence de l’inconscient constitue moins un présupposé théorique qu’un régulateur interne des processus associatifs. C’est en ce sens que le terme de croyance s’applique bien à ce mouvement de doute et de conviction inévitablement à l’œuvre dans ces processus. Il concerne bien plus une pratique de l’esprit qu’une démarche scientifique. Si l’on reprend l’analogie proposée par Freud entre le décentrement du sujet humain que propose la psychanalyse et ceux produits par les théories de Copernic et de Darwin, on doit noter une différence. Les « révolutions » de la cosmologie et de l’histoire de la vie n’ont pas radicalement bouleversé les pratiques qui depuis des millénaires aidaient les hommes à se conduire dans leur univers physique et à exploiter les ressources de la nature. On avait navigué avant Copernic et sélectionné les espèces avant Darwin. On n’avait pas « entendu » l’inconscient avant Freud. Le décentrement du sujet par rapport à sa propre pensée semble nécessiter une rupture de l’expérience sensible différente des autres décentrements.

Une croyance irréligieuse

4 Le terme de croyance véhicule des connotations ambiguës. En user à propos du psychanalyste n’est-ce pas faire l’aveu d’une parenté avec la croyance religieuse ? On peut cependant se demander pourquoi le même reproche n’a pas été adressé à ceux qui ont écouté le message de Copernic et pourquoi aujourd’hui croire dans l’évolution des espèces n’est pas imputé à un retour au religieux. Croire dans l’inconscient, est-ce autre chose que se rallier à une théorie générale de la vie de l’esprit? On sent bien que le parallèle avec les autres « révolutions » ne peut être mené jusqu’à son terme. Entre la croyance dans l’inconscient et les croyances antérieures, il existe une continuité qui n’a rien à voir avec les théories qui ont précédé celles de Copernic et de Darwin. La constance avec laquelle Freud a dénoncé l’illusion religieuse est liée au souci de se dégager de cette continuité. De Totem et Tabou à L’Homme Moïse et la religion monothéiste il n’a cessé d’éclairer les mécanismes de cette illusion et de montrer leur identité avec ceux de la névrose individuelle. L’insistance mise à souligner cette identité n’avait pas seulement pour fin de renforcer une argumentation critique à l’égard des religions. Elle fondait le renversement maintes fois souligné par Freud lui-même entre la pensée religieuse collective et le travail individuel de l’inconscient. Rappelons ici les fortes paroles de la Psychopathologie de la vie quotidienne : « Je pense en effet que, pour une bonne part, la conception mythologique du monde, qui anime jusqu’aux religions les plus modernes, n’est autre chose qu’une psychologie projetée dans le monde extérieur […]. L’obscure connaissance des facteurs et faits psychiques de l’inconscient […] se reflète […] dans la construction d’une réalité suprasensible, que la science retransforme en une psychologie de l’inconscient. On pourrait se donner pour tâche de décomposer, en se plaçant de ce point de vue, les mythes relatifs au paradis et au péché originel, à Dieu, au mal et au bien, à l’immortalité, etc., et de traduire la métaphysique en métapsychologie. » [4] Le programme est ainsi défini pour les travaux à venir. La « psychanalyse » de la croyance religieuse n’est pas une application de la méthode à la critique anthropologique. Il s’agit de « re-transformer » (zurückverwandeln) ce qui avait été projeté de l’inconscient dans la construction religieuse et de lui faire faire ainsi retour dans l’inconscient. D’où un intérêt clinique à l’étude de ces mythes, non comme fausse connaissance du monde, mais comme obscure connaissance de l’inconscient : la croyance religieuse doit revenir à sa terre d’origine.

5 C’est là le caractère fondamentalement irréligieux de la psychanalyse. Elle doit reprendre son bien à la religion. C’est à ce prix qu’elle contribuera à l’édification d’une société de libre pensée, à celle d’institutions « désacralisées » et au traitement de la névrose individuelle. La conviction de l’existence de l’inconscient ruine la croyance religieuse, mais en redressant sa visée. La comparaison avec Copernic et Darwin perd ici sa pertinence. Certes la psychanalyse décentre le sujet humain, mais pour lui faire découvrir une réalité psychique qui était aliénée depuis les origines dans la pratique religieuse. Croire dans l’inconscient, c’est remettre à sa vraie place la croyance mythologique.

6 Ainsi contrairement aux deux autres révolutions qui ont anéanti des représentations fausses de l’univers et de la vie, la révolution psychanalytique n’aurait fait que redresser l’illusion religieuse. Freud certes ne dit pas cela. Ce qu’il voit avant tout dans cette révolution, c’est aussi l’anéantissement d’une fausse croyance. Toutefois la manière dont il la détruit ne tient pas (seulement) à la logique de la découverte, mais à la compréhension des ressorts de l’âme qui en ont assuré l’existence.

7 L’illusion d’être le maître de sa pensée avait pour contrepartie celle d’être soumis à des forces « suprasensibles ». L’homme « pré-psychanalytique » apparaît comme clivé entre ces deux illusions. Freud ne semble guère s’être préoccupé de ce double mouvement, mais leur trace demeure dans les deux définitions qu’il a données de la métapsychologie, celle qui la différencie d’une psychologie de la conscience et celle qui l’oppose à la mythologie et à la métaphysique. Il n’est d’ailleurs pas sûr que dépendance aux dieux et autonomie du moi conscient aient évolué de manière synchronique dans l’histoire de la pensée humaine. J. Jaynes a cherché à démontrer, non sans force, que l’homme aurait longtemps cru que sa pensée était l’œuvre des dieux avant de se poser comme son propre agent [5]. La dépendance de la pensée aux dieux aurait précédé celle au moi conscient. Si Freud, en apparence, place sa contribution révolutionnaire dans la critique de la seconde position, il faut reconnaître qu’il a consacré beaucoup de son temps à montrer l’origine de la première. Ce qui chez Jaynes apparaît comme un simple développement de l’humanisation, Freud le rattache, on le sait, à un événement mythique fondamental. Le mythe religieux est inséparable de son événement fondateur, le meurtre du père. La « re-transformation » du mythe dans la théorie de l’inconscient ne se comprendrait pas si en était effacée l’originalité de son contenu: le fantasme meurtrier inconscient (lui-même fruit de l’histoire?) projeté dans la sacralisation du père et repris, analytiquement, dans la reconnaissance du fantasme.

8 Mon propos ici n’est pas de discuter, après beaucoup d’autres, de l’universalité du mythe. Retenons l’essentiel : le lien entre l’activité mentale inconsciente et le drame mythique. Psychanalyser la croyance religieuse ne diffère guère de psychanalyser le fantasme inconscient : dans les deux cas, c’est rendre conscients le drame et les affects qui lui sont liés. S’affranchir du scénario religieux, c’est assumer la haine, la culpabilité, l’idéalisation, etc., qui constituaient les connaissances obscures de l’inconscient.

L’irréductibilité de l’inconscient

9 Mais si l’inconscient conserve en nous les traces de ce qui fut projeté du drame dans l’univers sacré des croyances religieuses, qu’adviendra-t-il si cette « re-transformation » ne peut s’accomplir complètement ? Si du religieux demeure en nous, comment concilier ce qui est croyance irréligieuse en l’inconscient et résidu de croyance religieuse dans l’inconscient? Or l’irréductibilité de l’inconscient ne laisse aucun doute. Freud lui-même n’a guère fait confiance au « Wo Es war, soll Ich werden » comme loi générale du changement. À l’aphorisme fait suite la métaphore suivante : « Il s’agit d’un travail de civilisation, un peu comme l’assèchement du Zuyderzee. » [6] La citation mérite d’être doublement commentée. Travail de civilisation (Kulturarbeit), en quoi on retrouve cette dimension éthique de la psychanalyse et ce qui a été évoqué sous le terme d’irréligiosité fondamentale. Mais l’assèchement du Zuyderzee laisse rêveur quand on sait que cet assèchement nécessite précisément une tâche sans fin, celle d’évacuer les eaux, qui continuent d’infiltrer les terres situées au-dessous du niveau de la mer, vers la mer du Nord pour que celle-ci ne revienne reprendre son bien. Contrastant avec l’affirmation du « Wo Es war », c’est déjà faire entrevoir des formules plus modestes et en particulier celle de « Analyse avec fin et analyse sans fin » [7] : « Notre effort thérapeutique oscille constamment pendant le traitement entre un petit fragment d’analyse du ça et un petit fragment d’analyse du moi. » Disons-le : « ein Stückchen », un petit bout d’analyse du ça ou du moi.

10 Les raisons de l’irréductibilité de l’inconscient, pour autant qu’elle exprime la permanence du ça, sont nombreuses. Il s’agit moins ici de les énumérer, comme autant de sources de résistance au changement, que d’en dégager ce qui a trait au domaine du religieux et d’en mesurer les effets au regard de la croyance. Le religieux comme projection de l’inconscient est, comme tout ce qui relève de ce dernier, impossible à réduire totalement. Il est irréductible dans l’esprit de l’homme, non pas dans la perspective sociologique des contraintes collectives, mais parce que les conditions de sa production sont toujours présentes dans l’inconscient.

11 Ceux qui ont particulièrement étudié cette perspective psychanalytique du religieux n’ont pas manqué de noter cette irréductibilité. Comme le souligne Marie Moscovici : « C’est dans la pratique clinique que la psychanalyse apprend le plus sur ce qu’il en est de la religiosité inhérente au psychisme, sur ce qui le pousse à se donner les objets aptes à la socialisation » [8]. Le transfert révèle au sujet de la névrose cette aptitude à déplacer, pour un temps, sur l’image de l’analyste « la figure déifiée ». Si le psychanalyste devient le « support d’une religiosité, d’une sacralisation, c’est que les contraintes psychiques du sujet n’attendaient que cela ».

12 On pourrait s’en tenir ici à un syllogisme simple si l’inconscient- ça est irréductible et si le religieux est inscrit dans l’inconscient, le religieux est irréductible. Irréductible au sens où l’on n’en finit jamais de l’extirper de l’esprit humain. Mais on peut aller un peu plus loin et se demander, à l’inverse, si ce qui rend irréductible le religieux n’expliquerait pas ce qui rend l’inconscient en général irréductible. Je verrais bien ici deux positions différentes. L’une poserait que l’inconscient est irréductible parce qu’il exprime une expérience fondamentale de l’existence au monde. Pierre Fédida a bien vu par exemple que la théorie du ça développée par Groddeck relève d’une métaphysique : « Cette ouverture du livre sur le ça désigne une véritable énergie du sens à se produire sur toute chose de la vie ou encore à crever et défoncer les surfaces de l’apparence et en annuler les limites – Groddeck veut pourchasser les mystifications de la conscience et du moi qui la sous-tend. Il veut remettre le comprendre dans le mouvement continu de la vie. » [9] Le ça, dans la mesure où il n’est plus réduit à l’expression biologique de la pulsion, véhicule le sens de la vie. Fédida cite Roger Lewinter préfaçant La Maladie, l’Art et le Symbole de Groddek : « Les attributs du ça, comme ceux de la substance, sont la pensée et l’étendue, dont la psyché et la physis humaine sont les modifications. Le rapport entre le moi et le ça est celui que pose Spinoza entre l’homme et Dieu. » [10] Et Fédida d’ajouter : « En se rapportant à l’analyse de Lewinter, on éclaire, au-delà de Groddeck ou en deçà des influences diverses reçues par son œuvre, les affinités de la psychanalyse avec le spinozisme. » En idéalisant le ça comme révélateur du principe de la vie, on retrouve, comme le souligne Lewinter, son origine dans le « Dieu-nature », terme inspiré précisément à Goethe par la lecture de Spinoza.

13 L’autre direction consiste aussi à partir du religieux pour « expliquer » l’irréductibilité de l’inconscient. C’est l’orientation que nous suggère la nature « événementielle » du mythe religieux. La mort du père, même si elle s’est renouvelée un nombre incalculable de fois, a laissé sa trace dans la psyché de l’homme, aussi bien à titre collectif qu’individuel. Le mythe, en incarnant le vœu œdipien, renaît avec l’histoire individuelle de chaque enfant d’homme et naturellement tend à s’extérioriser dans la croyance religieuse ou dans le transfert psychanalytique.

14 On trouverait chez Freud un balancement entre une théorie ontologique de l’irréductibilité de l’inconscient (pensons ici au dualisme Éros-Thanatos) et une théorie événementielle. Pour l’une il se réfère à l’animisme : « Mais notre intérêt va de droit à cette doctrine d’Empédocle qui se rapproche tant de la théorie psychanalytique des pulsions qu’on serait tenté d’affirmer l’identité des deux, s’il n’y avait pas pour les différencier le fait que celle du Grec est une imagination cosmique, alors que la nôtre se contente de revendiquer une valeur biologique. Empédocle dotant également d’une âme l’univers et chacun des êtres vivants, cela certes retire à cette différence une grande part de sa signification. » [11] Si, pour la théorie ontologique, c’est donc dans l’animisme grec que Freud va chercher le mythe à « retransformer », pour la perspective événementielle, c’est bien entendu dans les religions monothéistes qu’il le prendra.

15 L’histoire serait à écrire du destin de cette oscillation dans le mouvement psychanalytique après Freud. Il serait tentant de tracer ici une double filiation ou encore de décrire certains parcours théoriques comme une tentative de synthèse, par exemple celle de Lacan replaçant le mythe œdipien dans une structure symbolique. Mais pour développer mon propos il me suffit pour l’instant de retenir l’idée que, quelle qu’en soit l’origine, la croyance religieuse comme toute production de l’inconscient est irréductible et ne peut que s’offrir à une analyse sans fin.

L’irréductibilité du religieux ?

16 Ainsi le religieux renaît sans cesse et le psychanalyste ne peut qu’exercer une vigilance constante vis-à-vis de cette modalité (parmi d’autres) du retour du refoulé, que ce soit dans la vie des institutions, dans les relations interpersonnelles et dans les jeux sans fin du transfert et du contre-transfert. L’optimisme de Freud prenant le risque d’écrire L’Homme Moïse doit faire place au pessimisme de « Analyse avec fin et analyse sans fin ».

17 Mais prenons garde qu’à l’idéalisation du « Wo Es war, soll Ich werden » succède celle d’un inconscient toujours et définitivement maître du jeu. Avançons en manière de provocation un nouveau syllogisme : si le religieux doit faire retour dans l’inconscient et si l’inconscient n’en finit pas de produire du religieux, alors mettons-nous religieusement à l’écoute de l’inconscient. Ce serait en somme admettre que la métapsychologie n’est qu’une nouvelle mythologie.

18 Il est vrai, comme le rappelle très justement Fédida, que Freud a lui-même désigné la théorie des pulsions comme une mythologie et parlé de l’appareil psychique comme d’une fiction. La métapsychologie ne peut être que métaphorique dans la mesure où son objet ne s’extériorise bien que dans les projections religieuses. La substitution des métaphores de la métapsychologie à celles de la religion ne montre-t-elle pas que c’est bien là le seul langage dont peut user une théorie de la subjectivité inconsciente ? C’est la question que pose Laurence Kahn quand elle s’interroge sur le retour du métaphysique à partir de la question de l’origine de l’énergie pulsionnelle [12]. Derrière le Daimon, n’est-ce pas la projection animiste d’Empédocle que nous risquons de retrouver ?

19 Formulons autrement notre syllogisme : si ce qui a été projeté dans le suprasensible doit retrouver sa terre d’origine dans l’inconscient, effet des pulsions ou conséquence de l’acte meurtrier fondateur, et s’il est inexpugnable de cette terre, il faut alors lui reconnaître une fonction de vérité irréductible à toute interprétation. C’est en somme retrouver la croyance dans le Dieu-nature ou l’effet incontournable du meurtre du père dans l’inconscient.

20 Prétendre réduire le religieux dans l’inconscient n’est plus seulement illusoire, utopique, mais contestable. L’inconscient comme matrice du religieux serait porteur de valeurs. Le but ne serait pas de le transformer, mais de l’écouter. Si tel était le cas, le religieux ne serait plus illusion, mais erreur de direction. Or, que la pensée inconsciente soit un outil de connaissance particulier et irremplaçable pour l’esprit humain ne saurait être contesté. Croire en l’inconscient, ce n’est pas seulement reconnaître le domaine du refoulé, c’est aussi connaître les mécanismes et les effets du fonctionnement primaire de l’esprit. Est-ce aussi accueillir par l’insight des ouvertures cachées de l’esprit au monde qui l’environne ?

21 La question, ainsi posée, me semble décisive pour animer le débat, interne au domaine psychanalytique, sur le destin du religieux. On trouvera une bonne illustration de cette forme d’idéalisation religieuse de la croyance dans l’inconscient dans un récent travail de D. Black [13]. L’auteur entend démontrer que la croyance religieuse, loin d’être une production névrotique collective, est identique à la croyance dans l’inconscient. Selon lui, on ne peut croire dans le processus primaire de la pensée tout en s’en tenant à un point de vue rationnel et scientifique sur le monde. De même que le psychanalyste pour représenter l’inconscient construit une théorie-fiction descriptive des objets internes, de même le religieux pour représenter l’au-delà du monde sensible a besoin d’objets « internes ». L’auteur va plus loin et donne ici toute sa force au mot croyance : le psychanalyste maintient en vie le monde des objets internes (contre sa destructivité et celle du patient) en en construisant la théorie ; de même le « religieux » maintient en vie ses « objets» en construisant ses dogmes et ses rites. L’identification projective est aussi nécessaire à la croyance du psychanalyste pour maintenir en vie la psyché qu’à celle du religieux pour maintenir en vie la transcendance. Le critère de vérité qui s’applique aux deux ne tient plus à une quelconque démonstration empirique, mais aux valeurs véhiculées par les croyances.

22 La réponse, qui me semble implicite dans une certaine restauration du religieux, est que ce sont les valeurs de celui-ci qui sont conservées dans l’inconscient. Ce que vise la démarche religieuse, c’est une certaine forme de la connaissance dont l’inconscient garde la trace. L’expérience de la psychanalyse pourrait certes affranchir le sujet de cette dépendance à des images projetées, mais elle lui ferait également découvrir le poids inévitable de la pulsion ou de l’acte meurtrier fondateur. Une seconde réponse, celle dont je me sentirais plus proche, contestation plus radicale du religieux, est que l’inconscient n’est un outil de connaissance du réel que pour autant qu’il est générateur d’illusions.

23 On devine les enjeux cliniques du débat. Si l’inconscient procède d’une connaissance vraie, le but de l’analyse doit être l’accès à cette connaissance. Institutions, transfert et contre-transfert sont autant d’ouvertures sur cette connaissance. Si l’inconscient procède de l’illusion, le but de l’analyse doit être de s’en affranchir et de fermer ces ouvertures trompeuses.

24 Dans ce débat c’est au fond la théorie du symbolisme qui se trouve mise en question, et ceci depuis la découverte freudienne. La pensée symbolique, pour autant qu’elle soit le propre de la pensée inconsciente, est-elle une forme spécifique de connaissance du monde ou un appareil d’illusion ? La question peut être ainsi posée : le symbolisme exprime-t-il un ordre spécifique de la pensée à tenir et à expliciter comme tel ou n’est-il qu’un ensemble d’artifices destinés à nourrir l’illusion ?

Le symbolisme, ordre ou image ?

25 Peut-on encore parler de la fonction symbolique au singulier ? Certains symboles sont de pure convention, d’autres présentent une analogie formelle ou fonctionnelle avec l’objet figuré. Le drapeau représente la nation par décision législative, mais il y a une analogie formelle entre le système solaire et la structure de l’atome, et analogie fonctionnelle entre la croix et la religion chrétienne. Quand il y a à la fois analogie formelle et fonctionnelle, on parle de modèle.

26 Une distinction, qui me semble très importante pour notre propos, tient à la fonction du symbole et non à sa forme. C’est celle qui oppose le symbole destiné à représenter un objet ou un état du monde, comme un symbole chimique ou linguistique, au symbole destiné à donner sens à un acte, comme le signe de la croix, le fétiche sexuel et, en général, les symboles des rêves et des jeux. Il semble utile de marquer une différence radicale entre l’activité symbolique destinée à la construction d’un système de représentations et l’activité symbolique destinée à exprimer un acte.

27 Il existe une activité symbolique qui a pour but d’apporter à l’activité mentale un système destiné à figurer les événements de la réalité de manière suffisamment simple et opérationnelle pour que des opérations élémentaires aident à construire des représentations complexes qui résultent de calculs (computations) appliqués aux éléments de ce système. On peut décrire l’action de l’acide chlorhydrique sur la soude par la réaction formalisée en termes de HCI + NaOH -> NaCI + H20. Ceci montre comment des symboles (H pour Hydrogène, CI pour Chlore, etc.) se prêtent à des calculs. Je propose que nous parlions de symboles cognitifs pour définir ceux qui ont ainsi pour fonction de représenter des éléments d’information et de permettre leur traitement.

28 Il existe par ailleurs une activité symbolique qui permet de simuler une action en substituant un objet à un autre. L’enfant peut faire semblant de téléphoner en se servant d’une cuillère ou d’une banane. Il peut animer avec des cailloux tout le cheptel d’une ferme. Je propose que nous dénommions symboles praxiques ces objets ou ces signes qui ont pour fonction de figurer un acte.

29 Quand on considère l’activité symbolique qui intervient dans la construction des connaissances scientifiques, il est clair qu’elle est constituée par des symboles cognitifs qui s’inscrivent dans une structure de code. Le langage de la chimie, comme nous venons de le voir, est constitué de symboles arbitrairement choisis et dont le sens ne dépend que de la place qu’ils occupent dans l’ensemble du système. On retrouve ici le modèle général d’un langage, et ce modèle s’applique aussi bien à la linguistique, à la sociologie structurale qu’à la chimie, la physique ou les mathématiques.

30 Cette structure de la fonction symbolique est bien éloignée des opérations mentales de l’inconscient. La place qu’occupe la pensée de Lacan en psychanalyse correspond toutefois à la tentative de jeter un pont entre le fonctionnement de l’activité mentale inconsciente et cette théorie cognitive et structurale du symbole. La formule bien connue, « L’inconscient est structuré comme un langage », est bien programmatique de cette tentative. D’où la fascination que cette théorie exerce dans la mesure où, non seulement elle paraît inscrire la psychanalyse dans le cadre des langages scientifiques, mais où elle considère l’activité mentale inconsciente elle-même comme une structure productive d’un tel langage.

31 L’assimilation de la pensée inconsciente à un langage est toutefois discutable. La finalité de l’inconscient, au sens psychanalytique du terme, n’est pas de construire une représentation du monde, mais d’exprimer l’accomplissement hallucinatoire d’un désir. Le fantasme inconscient n’est pas une manière de voir le monde, mais une manière de le transformer, de réaliser une scène qui appartient à une nouvelle réalité, différente du monde, la réalité psychique. L’inaccessibilité à la conscience n’est pas ici de l’ordre de l’ignorance mais de l’ordre du secret. Sa fonction est de protéger une jouissance qui relève du principe de plaisir et qui échappe ainsi aux contraintes du principe de réalité. On ne saurait assimiler le fantasme inconscient à une forme de connaissance. Le « savoir » qu’il exprime relève plutôt d’une forme d’hallucination.

32 Lacan à juste titre, me semble-t-il, fonde la théorie de la représentation inconsciente sur la fonction interlocutoire de la communication psychanalytique. Il n’est pas question de définir un objet de la représentation qui lui serait extérieur comme dans la communication informative. L’interlocution est sui-référentielle puisque ce dont elle parle, elle le fait. Elle est fondée sur le pacte, l’injonction ou l’invocation. Elle fait être ce dont elle parle. En même temps, exit la question du sujet percevant la représentation, puisque la parole n’est pas spectacle mais acte. Il n’y a d’expérience inconsciente que d’expérience de la parole elle-même, de la parole en acte. D’autant que cette parole en acte s’exprime sur le mode de l’accompli d’une scène, et qu’elle est là pour exprimer ce que l’autre cherche à dire.

33 S’il faut justifier une parole par le langage qui la fonde, peut-on dire pour autant que Lacan a construit la théorie du langage approprié ? C’est là précisément où l’on voit un glissement discutable. Car on nous fait passer d’une parole à un discours, sans que nous soient clairement signalés le lieu et la nécessité de la transition. La parole est un acte qui ne prend sens que d’être entendu par l’autre dans une situation concrète. Un silence, un geste, la présence d’un objet peuvent avoir fonction de parole au sens de l’illocutoire, sans appartenir pour autant à un lexique, ni même à un code [14]. Dans le système d’une langue au contraire, les éléments qui la composent n’ont aucun sens par eux-mêmes. Ce sont les règles de leur combinatoire qui assurent un tel effet. L’effet de sens résulte de la disposition des signifiants au sein de l’ordre qui les constitue. Un signifiant, nous dit-on, n’a de valeur de sens (et donc de rapport à un signifié), qu’en fonction de sa différence à l’égard de tous les autres signifiants. Il ne tire sa valeur pour constituer un signe que de cette différence.

34 Or qu’est-ce qui confère au phallus ou au fouet leur valeur de sens ? Est-ce leur position dans un tel ensemble ? N’est-ce pas plutôt leur emploi dans une scène où il est question de montrer l’un à qui est censé ne pas l’avoir ou vous en priver, et l’autre dans une scène où on bat un enfant ? La question est donc de savoir s’il est encore légitime d’appeler signifiant un objet qui tire son effet de sens non de son rapport à d’autres objets mais de sa place dans une scène.

35 Ce que l’on peut contester dans la tentative de Lacan, c’est d’avoir confondu une certaine forme de parole avec un langage. Le « mot » inconscient n’est pas un symbole, inscrit dans une structure de code, mais l’expression d’un acte. Il prend son sens, non de sa place de signifiant dans un ensemble de signifiants, mais du contexte dans lequel cet acte s’accomplit. Pour reprendre un exemple significatif de Lacan, le mot de passe qui assure l’alliance entre la sentinelle et l’étranger ne prend pas son sens d’un ordre symbolique, mais de l’acte social dans lequel il s’inscrit. Ce n’est pas le mot qui a le sens de mot de passe, c’est l’acte de l’énoncer.

Du symbole à l’acte inconscient

36 Ces remarques prennent tout leur sens si l’on revient précisément à la théorie du symbole praxique tel que le jeu de l’enfant nous l’illustre. Revenons ici à l’observation de Freud : l’enfant qui inlassablement jetait au loin les objets transforme soudain son jeu en un va-et-vient, marqué par des exclamations pour exprimer successivement une disparition et une réapparition. Lacan n’a pas tort de voir ici l’expression d’un schème symbolique élémentaire, marquant l’ordre binaire de la pensée. Mais n’est-ce pas réduire le symbole à une fonction représentative, alors que Freud marque au contraire la valeur abréactive de la répétition de l’acte ? Il s’agit par la bobine de prendre possession de la mère, non de la représenter. C’est dans un acte que l’objet symbolique vient à la place de l’objet absent.

37 C’est ce que la psychanalyse retrouve dans la formation du symptôme névrotique. Celui-ci est une formation de substitut (Ersatzbildung) qui recouvre l’objet réel, refoulé dans l’inconscient. En se substituant à l’objet du fantasme inconscient, le symptôme en est devenu le symbole. Freud, dès l’« Esquisse d’une psychologie scientifique », a bien montré ce statut de l’activité symbolique. Il prend l’exemple du drapeau que défend le soldat ou du gant de la dame que le chevalier serre sur son cœur. L’objet du fantasme inconscient n’est symbolique que pour donner sens à un ensemble de situations et d’actions. Le morceau d’étoffe ne prend son sens de drapeau que pour un ensemble d’actions dans lequel il symbolise la patrie (l’honorer ou le profaner, le défendre, etc.) Le même morceau d’étoffe dans d’autres contextes (une robe, une nappe) perd sa valeur symbolique. Il en est de même pour l’objet symbolique (le sein, le pénis) qui s’exprime dans le fantasme. Le sein peut être un sein qui nourrit, qui apaise ou qui pénètre. Il peut être rejeté par la bouche ou incorporé avec avidité, détruit ou jalousement conservé à l’intérieur de soi. Sa fonction de symbole est de contribuer à figurer le scénario, à permettre que se réalise l’accomplissement hallucinatoire de ce dernier. Il faut ici souligner la parenté entre l’accomplissement hallucinatoire du fantasme inconscient et l’acte magique. Ce dernier prétend changer la réalité extérieure par un simulacre, par une manière de simuler le changement.

38 J’ai cherché dans différents travaux à montrer comment l’interprétation de la Wunscherfüllung non seulement comme satisfaction, mais comme accomplissement de désir (interprétation proposée par Lacan dans « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » [15]) avait pour avantage de replacer le pulsionnel dans l’acte de représentation pour autant que celui-ci n’était représentation que de lui-même.

39 C’est précisément la théorie du rêve qui nous rend sensibles à cette propriété du fantasme inconscient. Le rêve n’est pas représentation de chose. En dépit de l’aphorisme selon lequel c’est de gland que devraient rêver les cochons, ou du rêve de la petite Anna Freud, parlant à haute voix de fraises et de bouillies, le rêve n’est jamais un simple tableau. Il est représentation d’action. Le contenu manifeste peut toujours être décrit comme une scène dans laquelle une action se déroule ou comme une succession de scènes. On peut toujours en rendre compte en plaçant le rêveur lui-même comme participant, actif ou passif, ou comme témoin d’une action. Le cadre du rêve, les objets et les personnes qui y figurent, sont là pour donner sens à cette action. Quand ils apparaissent sans rapport avec le sens manifeste, incongrus ou simplement inutiles, c’est l’indication de chercher une scène dont ils constituent un trait significatif, et de poser que cette scène (contenu latent) entre dans la composition du contenu manifeste.

40 Or, les conditions de figuration d’une action sont définies. Alors qu’un objet (un paysage, par exemple) échappe à toute description exhaustive par des mots, une action est immédiatement transposable en acte de langage. Le sujet qui rend compte d’une action dans laquelle il est engagé est en mesure de la décrire par des mots. Elle possède un contenu propositionnel (son intentionnalité) et des modalités psychologiques diverses (croire et désirer, mais aussi bien espérer, redouter, supposer, imaginer, etc.) Le contenu propositionnel définit le sens de l’action, l’état du monde et la transformation qui le marque.

41 Mais, en outre, le rêve contient une condition de figuration qui lui est propre. L’événement est représenté sur le mode de l’accompli, il se déroule dans le présent du rêve. Dans la mesure où l’on tient le contenu manifeste pour une composition rassemblant les scènes du contenu latent, on est en droit de supposer que les scènes qui constituent le contenu latent sont également activées sur le mode d’une représentation selon la modalité de l’accomplissement. On peut même penser que c’est parce que les traces mnésiques activées, les scènes du passé, sont représentées comme scènes présentes que la composition qui en est l’expression composite, celle du contenu manifeste, est représentée également sur le mode de l’accomplissement.

42 Le rêveur croit accomplir l’action dans laquelle il est engagé, qu’il en soit l’agent actif, le sujet passif ou l’observateur. L’accomplissement du désir apparaît donc bien comme une forme de l’expérience de l’intentionnalité de l’action, celle de l’intention en action.

43 Le rêveur est l’acteur de ses actions. Au lieu de représentation-chose, j’ai suggéré que l’on parle de représentation en action ou de représentation-action. Le terme de représentation n’est d’ailleurs pas le meilleur pour rendre compte du contenu de cette expérience. Re-présenter signifie en effet qu’une réalité absente est rendue présente, pour le sujet, par sa copie. Ici, l’illusion, ou la dimension hallucinatoire, est plus forte, il ne s’agit pas d’une réalité absente mais d’une expérience présente (hallucinatoire). Je propose donc le terme de « présentation » d’action.

44 De même que les actions décrites dans le récit d’un rêve nous font découvrir les scènes latentes qui sont entrées dans sa composition, de même les scènes qui se présentent à l’esprit du patient nous font découvrir celles que nous qualifions habituellement de rejetons de l’inconscient. Si l’on considère l’ensemble des propriétés d’une représentation obéissant aux règles du processus primaire, on observe qu’elles sont identiques à celles qui régissent l’accomplissement des actions. L’intention se réalise dans l’acte : penser, c’est faire, désirer, c’est accomplir. Le principe d’un écoulement libre d’énergie, c’est-à-dire l’absence de liaison entre les représentations inconscientes, est parfaitement compatible avec l’idée que ces dernières, en tant qu’elles sont constituées par des expériences hallucinatoires d’action, obéissent au principe que toute action est indépendante des autres. Un acte peut seulement suivre un autre, ou se substituer à lui. Le déplacement propre à ce mode de pensée résulte de cette propriété. Il ne saurait y avoir de contradiction, car deux actions ne peuvent être incompatibles, elles ne peuvent que s’annuler l’une l’autre. En revanche, des actions peuvent réaliser différentes intentions, exprimant ainsi la condensation. Enfin le temps ne peut être représenté dans un système où chaque pensée s’exprime dans son accomplissement en acte.

45 Bref, toutes les règles de fonctionnement du processus primaire s’expliquent aisément si l’on fait l’hypothèse que celui-ci règle une production d’actions hallucinatoires. Tout ce que peut figurer l’inconscient, le processus primaire le réalise sur ce mode. En ce sens, on pourrait dire que l’inconscient ne désire pas, il exprime le désir sur le mode de son accomplissement en mimant sa réalisation.

Dieu à l’image de l’inconscient

46 Dans cette perspective l’inconscient apparaît moins comme porteur de vérité que comme agent d’un pouvoir illusoire. L’omnipotence de la pensée qui joue le rôle que l’on sait dans Totem et Tabou y trouve aisément sa place. L’inconscient est moins un oracle à déchiffrer qu’une création continue de scènes. Dans Métapsychologie du sens [16], j’avais déjà cherché à montrer que le processus primaire s’applique à des actes mentaux qui ne sont médiatisés par rien. Le fantasme inconscient réalise une action qui n’a besoin d’aucune autre pour s’accomplir. Reprenant la théorie de l’action de base de Danto et l’image proposée par ce dernier que si l’homme (dans ses actions qui obéissent au processus secondaire, devrait-on ajouter) agit par des actions qui s’emboîtent les unes dans les autres, Dieu seul n’agit que par les seules actions de base (il fait l’acte en le voulant). J’avais proposé la même image pour l’inconscient : l’inconscient comme Dieu ne pense rien que sur le mode de l’accompli.

47 Que cet acte créateur puisse s’exprimer par la parole ne change pas sa nature. La parole, dont il s’agit, n’est pas une description de l’action mais l’action elle- même. On retrouvera ici la fonction performative des actes de langage décrite par Austin et qu’en d’autres termes Lacan, comme je viens de le rappeler, a magistralement décrit comme le propre de l’inconscient. La parole engage, elle fait exister l’événement qu’elle nomme : « Dieu dit… et cela se fit. »

48 La formule de l’inconscient structuré comme un langage me semble même en contradiction avec cette forte intuition de la parole ayant fonction d’acte. Disons plutôt que, par la parole et par l’image, l’inconscient fait exister ce qui cherche à l’être. Doit-on dire qu’il procède comme Dieu ou ne devrait-on pas plutôt en déduire que Dieu (ou les Dieux ou le divin….) a été fait à l’image de l’inconscient. Est-il besoin de rappeler ici le mot de Voltaire : Dieu a fait l’homme à son image mais l’homme le lui a bien rendu!

49 Il semble donc qu’il existe une différence assez radicale entre la projection de l’omnipotence sur le divin et les mécanismes de projection religieuse dont il était question jusqu’à présent. C’est la structure même de l’inconscient-ça (ici, comme nous allons voir, il faut préciser cette référence au modèle structural) qui se trouve appliquée à la représentation du divin. Appliquée et non projetée, au sens psychanalytique, l’inconscient n’est pas pour autant dépossédé de sa toute-puissance illusoire. C’est le moi, dans son « obscure connaissance » de l’inconscient-ça, qui construit le divin à l’image de l’inconscient. Au contraire, la dépendance de l’inconscient au religieux, qu’il s’agisse du rapport au pulsionnel ou à l’histoire mythique, est faite de contenus thématiques, de croyances refoulées et projetées. Elle est donc une création du moi et du refoulement secondaire.

50 Cette homologie avancée entre la pensée inconsciente et celle attribuée à la divinité ne me semble guère avoir été beaucoup étudiée. Récemment, un théologien britannique a développé l’idée [17]. Partant de la théologie chrétienne, il démontre que ce qu’il appelle les cinq caractéristiques de l’inconscient peuvent être considérées en toute rigueur comme des attributs de Dieu, chrétien certes, mais dans une filiation philosophique partant des présocratiques. Examinant successivement l’intemporalité, l’infinité, l’absence de contradiction, les processus de déplacement et de condensation, puis la réalité psychique, il souligne les identités. La démonstration me semble facile puisqu’elle ne fait que reprendre pour des propriétés diverses ce qui m’a semblé essentiel à la compréhension du processus primaire : la réalité psychique comme expression de l’accomplissement du vœu.

51 L’auteur décrit à partir de là deux attitudes religieuses, la « fondamentaliste» ou « littérale », et la « mystique ». La première s’applique au respect du « message » de Dieu, la seconde s’accorde à sa nature. Dans la position littérale, le croyant attribue donc à Dieu des vertus transcendantes et se pose dans une extériorité radicale vis-à-vis de lui. La croyance s’accompagne alors d’obéissance et d’humilité. Dans la position mystique, le croyant fusionne avec l’esprit de Dieu. Bien entendu, dans la pratique religieuse, les deux tendances se combinent et la diversité des alliages s’explique par leur poids respectif. Mais ces deux tendances, à l’état pur, se retrouvent dans le rapport du sujet à l’inconscient, ou en d’autres termes du moi au ça. Soumission fusionnelle ou mise à distance défensive constituent deux attitudes extrêmes. Une relation à son propre ça (ou à celui de son patient) passe nécessairement par un équilibre entre ces deux exigences. On pourrait ajouter que ces tendances correspondent, soit à une forme d’identification projective et de constitution d’un surmoi extériorisé, soit à une forme d’identification primaire.

52 L’auteur reste prudemment silencieux quand il s’agit de s’interroger sur les origines : l’inconscient est-il fait à l’image de Dieu ou est-ce ce dernier qui a été dessiné à l’image de l’inconscient ? La question sera sans doute jugée par certains (et par l’auteur lui-même) comme hors de propos, dans la mesure où elle fait glisser le débat d’une analogie de structure et d’une métapsychologie de la croyance à une question de nature métaphysique. Mais si l’on considère avant tout que l’inconscient situe le mythe religieux à sa vraie place, la voie est ouverte à un questionnement métaphysique. Le mythe, celui de l’histoire de l’humanité et de l’histoire personnelle, doit être considéré comme un drame réel de la subjectivité et l’inconscient comme la représentation permanente de ce drame. Être à l’écoute de l’inconscient, c’est conférer à ce dernier une fonction d’oracle : ça parle et ça dit le vrai, la vérité historique opposée à la vérité matérielle.

53 La réponse alternative que je souhaite voir prise en considération est de revenir au caractère illusoire de la pensée toute-puissante de l’inconscient. L’inconscient, pensant comme Dieu, se trompe lui-même. Peut-on être religieux en se prenant pour Dieu ? À l’inconscient oracle, je propose d’opposer l’inconscient mystificateur-mystifié. Ce dernier n’a de cesse que de protéger la réalité psychique et de construire cette réalité à partir des expériences vécues ; fabriquer de l’illusion avec du réel.

54 Une attention trop exclusivement portée à la permanence du religieux dans l’inconscient tend à une idéalisation excessive de ce dernier. Or l’inconscient n’est pas seulement un outil de connaissance, mais aussi un artisan d’illusion. Ce qui est sans fin dans l’expérience de l’analyse, c’est que cet artisan d’illusion n’a jamais fini de se servir de nos expériences sensibles. En lui notre histoire, et celle de l’humanité, perdent leur temporalité. La croyance en l’inconscient, cette conviction nécessaire que le psychanalyste a besoin d’entretenir dans son expérience clinique, doit-elle être religieuse, c’est-à-dire respectueuse du message transmis, ou irréligieuse, c’est-à-dire désillusionnée vis-à-vis de la réalité psychique ?

55 Plus qu’une réponse, une telle question appelle un débat, un débat interne à la théorie même de l’inconscient, mais dont on peut mesurer les effets dans la technique. Psychanalyser sans fin le religieux ne réduit-il pas ce que l’on attend du travail d’interprétation ? Le transfert peut-il être entendu autrement que comme la permanence du religieux ? Une sensibilité plus grande à la dimension hallucinatoire autorise sans doute à plus de zèle interprétatif, à plus d’optimisme. Il me semble que la différence tient à l’idée que l’on se fait du caractère sans fin de l’analyse. La permanence du religieux s’appuie sur celle de fantasmes inconscients irréductibles à tout travail interprétatif. C’est un reste dont on ne peut venir à bout. Au contraire, l’accomplissement hallucinatoire est une propriété structurale de l’inconscient, elle est le garant de la réalité psychique. C’est une autre manière de penser avec laquelle nous familiarise la psychanalyse.

56 Croire en l’inconscient n’est donc pas un pré-requis théorique, mais une familiarité avec un mode de penser autre que celui auquel accède notre conscience. Cette croyance doit être distinguée de la croyance religieuse, même au sens où il s’agirait de replacer les objets de celle-ci dans l’inconscient. Car les mythes ainsi redevenus fantasmes ne sont jamais que les produits de l’inconscient, non l’inconscient lui-même.

57 En prenant également en compte cette dimension de l’illusion de la toute-puissance du ça, je propose un autre regard sur la psychanalyse du religieux. Son retour dans l’inconscient peut, certes, être entendu comme la reconquête de son authenticité, mais aussi comme un moyen de contenir la toute-puissance illusoire de l’inconscient. Bref, il s’agirait de développer une croyance irréligieuse et non plus seulement de rétablir le religieux en sa vraie place.

58 L’opposition qui se dessine ainsi n’a en aucune manière le sens d’un débat scientifique ou technique. Elle témoigne de l’extrême complexité des opérations mentales que couvrent nos concepts métapsychologiques. Il faudra bien que les psychanalystes prennent la mesure de cette mutation que constitue dans le mouvement psychanalytique ce que l’on tend à appeler le pluralisme théorique. Approfondir les différences nous permet d’enrichir notre connaissance de cette complexité.

59 On peut toutefois s’aventurer à expliquer nos choix idéologiques. Croire en l’inconscient dans ce que j’ai appelé une attitude irréligieuse est sans doute une autre manière de se défendre contre la tentation du religieux. Le relatif optimisme, voire l’activisme thérapeutique qu’il inspire, doit aussi revêtir quelque sens. La théorie de l’Ego Psychology et de la fonction adaptative du moi en a jadis témoigné.

60 Mais j’aimerais pour conclure mettre l’accent sur une forme de plaisir qu’entretient cette croyance irréligieuse dans l’inconscient. À la croyance éthique, je substituerais une croyance esthétique. Si les psychanalystes ne devaient que faire leur possible comme thérapeutes et veiller sans fin à débusquer le retour du religieux, la tâche serait ingrate. Les psychanalystes ne sont les gardiens d’aucun temple.

61 Croire dans l’inconscient, c’est dans tout le champ des activités psychanalytiques, jouir du travail de la découverte du sens. Réduire l’illusion d’omnipotence de l’inconscient n’est pas seulement œuvre de lucidité, elle offre à l’esprit un nouveau pouvoir, de nature esthétique cette fois. C’est en ce sens que j’entendrais la remarque de Freud, dans Totem et Tabou ; c’est dans le domaine de l’art que, dans notre culture, se trouve maintenue cette toute-puissance de la pensée. La croyance esthétique dans l’inconscient est-elle alors également au service d’une illusion ?

Notes

  • [1]
    D. Widlöcher, « Croire en l’inconscient », Nouvelle revue de psychanalyse, n°48, automne 1993, L’inconscient mis à l’épreuve, p. 97-113. L’auteur a revu ces pages pour leur reprise dans l’Annuel de l’APF. De minimes modifications ont été apportées.
  • [2]
    S. Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, trad. fr. R. M. Zeitlin, Paris, Gallimard, 1984, p. 14.
  • [3]
    S. Freud, « Analyse avec fin et analyse sans fin », Résultats, Idées, Problèmes II, Paris, Puf, 1985, p. 264.
  • [4]
    S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, trad. fr. S. Jankélévitch, Payot, 1953.
  • [5]
    Cf. J Jaynes, The Origins of Conscioussness in the Breakdown of the Bicameral Mind, Boston, 1976, et J.-F. Allilaire, « Origines de la conscience et perte de l’esprit bicaméral », Revue internationale de psychopathologie, n°1, 1990, p. 235-244.
  • [6]
    S. Freud, Nouvelles conférences…, op. cit., p. 110.
  • [7]
    S. Freud, « Analyse avec fin et analyse sans fin », art. cit., p. 254.
  • [8]
    M. Moscovici, Il est arrivé quelque chose, Paris, Ramsay, 1989.
  • [9]
    P. Fédida, Espace de séance, Paris, Éditions universitaires, 1977, p. 90.
  • [10]
    G. Groddeck, La Maladie, l’Art et le Symbole, Paris, Gallimard, 1969, p. 25.
  • [11]
    S. Freud, « Analyse avec fin… », art. cit, p. 261.
  • [12]
    L. Kahn, La Petite Maison de l’âme, Paris, Gallimard, 1993.
  • [13]
    D. Black, « What Sort of a Thing is a Religion ? », International Journal of Psycho-analysis, 1993, n°7, p. 613-625.
  • [14]
    Cf. V. Descombes, Grammaire d’objets en tous genres, Paris, Minuit, 1983 et D. Widlöcher, « L’inconscient entre Dire et Faire », Études freudiennes, n°33, avril 1992, p. 293-310.
  • [15]
    J. Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 629.
  • [16]
    D. Widlöcher, Métapsychologie du sens, Paris, Puf, 1986.
  • [17]
    R. Bomford, « The Attributes of God ant the Characteristics of the Unconscious », International Review of Psycho-analysis, 1990, vol 17, n°4, p. 485-491.
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