Notes
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[1]
Ce travail doit beaucoup à un séminaire sur « La conviction » tenu pendant trois ans à l’APF, et dirigé par Sylvie de Lattre et moi-même. Que tous les participants soient ici remerciés pour leurs contributions.
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[2]
S. Freud (1933), « D’une vision du monde », Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, OCF XIX, p. 244.
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[3]
J.-B. Pontalis, « L’attrait du rêve », La Force d’attraction, Paris, Seuil, 1990.
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[4]
J. Losserand, « L’énigme de l’évidence », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 18, automne 1998, La Croyance.
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[5]
S. Freud (1937), « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », OCF XX, p. 50.
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[6]
S. Freud (1919), « Les voies de la thérapie psychanalytique », OCF XV, p. 99.
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[7]
S. Freud (1940), Abrégé de psychanalyse, OCF XX, p. 270.
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[8]
S. Freud (1920), Au-delà du principe de plaisir, OCF XV, p. 288-289.
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[9]
S. Freud (1937), « Constructions dans l’analyse », OCF XX, p. 61-73.
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[10]
J.-C. Stoloff, « Convictions dans l’analyse », conférence du 4 avril 2012 à la SPRF, publiée sur le site de la SPRF : www.sprf.asso.fr/sprfff/extraits_conf.html.
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[11]
J.-B. Pontalis, « L’attrait du rêve », art. cit., p. 32.
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[12]
L. Kahn, « L’échafaudage et le bâtiment », L’Écoute de l’analyste, Paris, Puf, 2012, p. 211-236.
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[13]
S. Freud (1940), Abrégé de psychanalyse, op. cit., p. 270-271.
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[14]
Voir dans ce volume la contribution de C. Chabert, « Croire au transfert ».
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[15]
S. Freud (1937), « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », art. cit., p. 30.
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[16]
S. Freud (1940), Abrégé de psychanalyse, op. cit., p. 274.
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[17]
S. Freud (1907), Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen, Paris, Gallimard, 1986, p. 229.
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[18]
S. Freud (1924), « La perte de la réalité dans la névrose et la psychose », OCF XVII, p. 40.
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[19]
M. Parsons, « Le cadre. Utilisation et invention », Transfert et états limites, Paris, Puf, 2002, p. 69-84.
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[20]
J.-B. Pontalis, Le Laboratoire central, Paris, Éditions de l’Olivier, 2012, p. 173.
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[21]
J.-C. Stoloff, « Convictions dans l’analyse », conférence citée.
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[22]
S. Freud (1919), « L’inquiétant », OCF XV, p. 183.
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[23]
M. Gribinski, « Construire un feu. Aimer un père », Le Trouble de la réalité, Paris, Gallimard, 1996, p. 164-181.
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[24]
W. Granoff et J.-M. Rey, L’Occulte, objet de la pensée freudienne, Paris, Puf, 1983.
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[25]
S. Freud (1925), « Quelques suppléments à l’ensemble de l’interprétation du rêve », OCF XVII, p. 187.
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[26]
« Le trouble de la réalité », qu’évoque Michel Gribinski et qui n’est pas « la perte de la réalité », dit très justement l’inquiétant dans et de la séance.
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[27]
J.-B. Pontalis, Le Laboratoire central, op. cit., p. 181.
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[28]
S. Freud (1940), Abrégé de psychanalyse, op. cit., p. 294.
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[29]
Ibid., p. 229.
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[30]
S. Freud, C. G. Jung, Correspondance, t. I, Gallimard, 1975, p. 51.
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[31]
S. Freud (1920), Au-delà du principe de plaisir, op. cit., p. 333.
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[32]
J.-F. Lyotard, « Apathie dans la théorie », Rudiments païens, Paris, Klincksieck, 2011.
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[33]
S. Freud (1927), Le Malaise dans la culture, OCF XVIII, p. 305.
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[34]
En particulier dans J. Laplanche, « Niveaux de la preuve », Sexual. La sexualité élargie au sens freudien, Paris, Puf, 2007, p. 227-240.
1 Si elle s’impose au jugement, si elle le déroute parfois, à quoi la conviction est-elle soumise [1] ? Elle n’est pas sans paradoxe : intime ou acquise, soudaine ou obtenue à l’issue d’un long travail de la pensée, elle est en tout cas portée par la « force » qu’on lui associe généralement. « Inquiétante » aussi, quand prévaut pour elle l’effet plus que le fait, quand ses limites sont incertaines, quand elle puise dans l’animisme primitif régi par la toute-puissance des pensées. Elle peut donc asservir ou aliéner, jusqu’à la conviction délirante, celle de la jalousie ou de la mélancolie : alors elle possède autant qu’on est tenu par elle ; on n’en « démord » pas, elle est la chose la moins susceptible d’être abandonnée. Mais c’est elle aussi qui soutient l’élan du désir et témoigne de la confiance accordée. Tantôt soutien identitaire du consensus, tantôt déraison de la solitude. Toujours associée à l’amour : la conviction d’aimer ou d’être aimé, comme celle de ne pas l’être, n’appartient pas à l’ordre de la raison.
2 Renversement de la flèche de la croyance : être convaincu de plus que croire à ou en. Freud propose ainsi une opposition franche : « […] d’où [l’homme] veut tirer sa conviction et où il veut placer sa croyance » [2]. La force vient du dedans : la conviction est identitaire, elle accomplit– jusqu’à devoir reconnaître son trouble et sa fragilité – parce qu’un agent, un autre la déterminent. Elle s’y soumet, elle y répond, elle est emportée. La conviction manifeste ainsi l’effet exercé sur la pensée par cet agent, par cet autre, qu’elle soit prise dans l’échange violent avec l’adversaire – « vaincre » dans convaincre, arraisonner l’autre ou lui faire rendre les armes –, qu’elle soit soumise à l’autre interne, à la force de la réalité psychique inconsciente, à l’emprise du fantasme ou du délire. Sur cette emprise et son risque d’emprisonnement, on notera avec Michael Parsons le « faux ami » de la traduction : convict, en anglais, c’est le détenu, le criminel emprisonné ; conviction, c’est la condamnation. J’y reviendrai à propos de la conviction liée à la force interne du surmoi.
3 Facteur quantitatif et accomplissement : le surinvestissement de certains contenus de pensée questionne sur les fonctionnements et les états de la pensée, sur l’écart entre conviction, croyance et raison. Et encore, sur l’appui pris sur le rêve et sa régression hallucinatoire : la conviction s’alimente à la source du rêve, sa force trouve une possible origine dans la perception et l’accomplissement de l’expérience onirique. J’ai la conviction d’avoir rêvé… Et, à l’instant du réveil, j’ai la fugitive certitude que la personne désirée à laquelle je rêvais demeure un instant encore à mes côtés. La conviction répond, en suivant J.-B. Pontalis dans « L’attrait du rêve », de cette « force d’attraction » qui convainc Peter Ibbetson de son « rêver vrai » [3].
4 Mais, en prenant appui sur le rêve justement, deux remarques : on ne peut traiter de la conviction dans une trop grande généralisation. Il faut examiner quelles pensées, quels groupes de représentations se trouvent ainsi surinvestis – la « vérité » est-elle un effet de ce surinvestissement ? – et comment ces éléments surinvestis se trouvent en particulier soumis à la répétition. Explorer, autrement dit, ce que peut être l’accomplissement hallucinatoire du fantasme inconscient dans la pensée et quelles charges d’excitation celui-ci y transporte. En même temps, soumettre la conviction à la seule réalité psychique inconsciente serait la faire basculer complètement du côté de l’aliénation du jugement – quand c’est l’investissement libidinal de celui-ci qui doit être préservé –, la faire basculer vers la conviction délirante et son travail souterrain, ce dont Jean Losserand a remarquablement traité dans « L’énigme de l’évidence » [4]. On peut donc apercevoir l’existence du conflit au cœur de la conviction, quand celle-ci affronte le doute paralysant ou l’inhibition : manquer de conviction, n’est-ce pas manquer du ressort du désir, par crainte de son exposition ? Est-ce quand la conviction manque, ou qu’elle s’use, qu’on s’intéresse à elle ? Il arrive bien qu’à la fin d’une cure, quand se séparent ses deux acteurs, la question vienne avec quelque inquiétude : qu’est-ce qui fut vraiment analytique, qu’est-ce qui eut vraiment lieu dans cette analyse ? Il faut de la lucidité et du courage aux deux parties pour reconnaître parfois que le résultat n’a pas été à la hauteur de l’attente, ou que le combat – ce mot toujours employé par Freud : le patient et sa névrose sont toujours pour lui des adversaires dignes d’estime – a dû affronter des forces dont la conviction des commencements n’est pas toujours venue à bout.
5 Freud, dans ses derniers textes, fait preuve d’une lucidité sans complaisance, qui n’entame en rien la poursuite de l’aventure de pensée : après Au-delà du principe de plaisir, voici « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », « Constructions dans l’analyse », et l’Abrégé de psychanalyse, des textes de rassemblement et de surplomb qui, examinant le « gain obtenu », continuent d’affronter les résistances et les obstacles qui se présentent sur le chemin de l’analyse. Si la conviction s’affermit – ne serait-ce qu’avec l’écriture de L’Homme Moïse et la religion monothéiste – elle aura néanmoins été mise à l’épreuve, auparavant, dans les dialogues noués avec les quelques contradicteurs que Freud a choisis dans La Question de l’analyse profane ou L’Avenir d’une illusion. Pourtant, comme en d’autres circonstances, c’est le chemin du convaincre qui importera toujours plus que le but final : exposer, en présence d’un autre, le travail de pensée en examinant, avec la lenteur requise et les détails nécessaires, les transformations et les découvertes produites par la cure analytique. Et c’est bien pour elle, la cure, que Freud a si fréquemment recours à la conviction : le mot ne cesse d’être présent dans l’œuvre, autant pour la tâche pratique que pour la tâche métapsychologique. Überzeugung, un mot en über (au-dessus de la preuve, du témoignage), mais porteur du double sens, dans la langue allemande, de zeugen (témoigner, engendrer) et Zeugung (création, génération, procréation).
6 S’agissant de la pratique analytique, comment en effet dire autrement qu’avec ce recours à la conviction le caractère d’expérience intime et vécue par le patient et l’analyste ? Expérience du travail psychique à deux, expérience de la dépendance et du temps long, des passages par l’obscur, des avancées et des reculs, de l’affrontement aux résistances, des surprises que sont les levées du refoulement, de l’aventure de langage à laquelle ouvre la parole associative. Expérience du transfert, adressé, agi et accueilli, deviné. Conviction qui n’est guère partageable, le plus souvent, avec qui s’est tenu en dehors de cette expérience. Mais la conviction de l’amour se partage-t-elle si l’on n’a pas été amoureux ? Comment ne pas reconnaître aussi que cette conviction d’une expérience féconde peut manquer dans les impasses que sont l’analyse infinie ou la réaction thérapeutique négative, quand la destructivité pulsionnelle a pris le pas sur le vivant du sexuel infantile ? À la conviction d’un voyage, d’une traversée, d’un changement en profondeur – conviction forgée dans le mélange des affects et des mots, dans les mouvements d’amour et de haine, dans le temps de la perlaboration – s’oppose alors la conviction du non-espoir, de la répétition inexorable, du destin mauvais.
7 L’analyste, pourtant, s’est préparé à la tâche par son analyse personnelle. Freud évoque cette nécessaire formation dans « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », où il écrit : « Sa tâche est accomplie si elle apporte à l’apprenti la ferme conviction de l’existence de l’inconscient, si elle lui apporte lors de l’émergence du refoulé les perceptions de soi sans cela non crédibles et si, sur un premier échantillon, elle lui indique la technique qui est la seule à avoir fait ses preuves dans l’activité analytique » [5]. Auparavant, il aura été question des obstacles et des résistances à surmonter.
8 La tâche à accomplir : au sortir de la grande guerre, en 1918, lors du Ve Congrès international de psychanalyse qui se tient à Budapest, voici ce que dit Freud dans une communication qui soutient la visée de rassemblement communautaire (« nous voici une nouvelle fois rassemblés après de longues années de séparation difficiles à vivre ») et qui affirme la décision de surplomb théorique : « Nous avons énoncé que notre tâche médicale était d’amener le malade névrosé à la connaissance des motions refoulées, inconscientes, existant en lui et, à cette fin, de mettre à découvert les résistances qui se rebellent en lui contre de telles extensions de ce qu’il sait de sa propre personne. Avec la mise à découvert de ces résistances leur surmontement est-il pour autant garanti ? Assurément pas toujours, mais nous espérons atteindre ce but en exploitant le transfert du malade sur la personne du médecin pour que devienne sienne notre conviction que les processus du refoulement survenus dans l’enfance sont inappropriés et qu’une vie selon le principe de plaisir est impraticable » [6].
9 Devant ce programme énoncé du but et de la méthode, il n’est pas sûr que nous dirions aujourd’hui : « pour que notre conviction devienne celle du patient », sans encourir le reproche de la suggestion ! Mais c’est l’appui que la conviction prend sur le transfert qui est ici déterminant : « Ce que le patient a vécu sous les formes du transfert, il ne l’oubliera plus, et cela a pour lui une force plus convaincante que tout ce qui a été acquis d’une autre manière » [7]. Cependant, la force de conviction – et la force est ici liée à la puissance d’actualisation de l’agir transférentiel, qui met au présent la maladie névrotique : l’analyste devra deviner l’agissement inconscient de cette maladie actuelle –, cette force de conviction rencontre aussi l’incertitude du souvenir : « Le malade ne peut pas se souvenir de tout parmi ce qui est refoulé en lui, peut-être précisément pas de l’essentiel, de sorte qu’il n’acquiert pas la conviction de la justesse de la construction qui lui a été communiquée ». Et pourtant c’est en laissant revivre au patient, et au présent, un « certain morceau de sa vie oubliée [qu’on] obtiendra sa conviction » [8].
10 Obtenir la conviction, donc : pourquoi, comment, et avec quelles forces en jeu ? Comment la conviction se met-elle en rapport avec la vérité si elle témoigne d’une part absente, refoulée ou clivée, ou n’ayant encore jamais reçu de lieu psychique ? Comment, avec elle, advient une admission de la chose inconsciente qui ne soit pas seulement intellectuelle ou de surface, mais qui engage les couches profondes de la vie psychique ?
11 Les deux derniers textes cliniques de Freud mettent précisément en scène le déplacement du « se souvenir » au « revivre ». Quand « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » est tout entier consacré à l’expérience vécue de l’affrontement des forces pulsionnelles du ça contre les résistances – dont celles du moi –, « Constructions dans l’analyse » remet sur le métier de la tâche pratique ce qui seul mérite, pour Freud, d’être reconnu comme « psychanalyse correcte » : amener le patient à supprimer les refoulements de son tout premier développement. Remarquons que chacun de ces deux textes se termine sur une butée de la tâche pratique et de la métapsychologie : l’affrontement à la différence des sexes pour le premier, l’énigme de la psychose pour le second.
12 « Constructions dans l’analyse » [9] : ce texte, déjà tant commenté, garde intacte sa force d’attraction. Il explore précisément la conviction. Texte essentiellement consacré à la question du souvenir, il laisse de côté, peut-on penser, la question du transfert. Or il examine, d’une part, la remémoration possible ou impossible, par le patient, d’évènements de sa préhistoire personnelle, mémoire non advenue que l’analyste, lui, devine et construit, et dont il est en quelque sorte le dépositaire – on retrouve ici le transfert –, et, d’autre part, la nature des confirmations directes ou indirectes que va susciter chez le patient la construction énoncée par l’analyste.
13 C’est par ces confirmations indirectes que le souvenir construit prend valeur de « vérité historique » et assure la conviction. « Vérité, véracité, croyance, persuasion, vraisemblance », autant de termes qui côtoient ici la conviction, et qu’interroge avec précision Jean-Claude Stoloff [10]. Mais c’est sur la fin de « Constructions dans l’analyse » qu’il faut s’attarder : les « confirmations indirectes », c’est-à-dire celles qui témoignent avant tout d’une productivité psychique (associative ou rêvante) sont plus convaincantes que celles du « oui ou du non » et, à condition que l’analyse ait été « correctement menée » (ce « correctement » a été précisé quelques lignes plus haut : il s’agit d’abord de laisser parler le patient selon la méthode associative), ces productions marginales, aux limites, prennent le caractère de détails sensoriellement surinvestis, excessivement nets, überdeutlich, qui surviennent « à côté » du souvenir proposé par la construction, et présentent le caractère hallucinatoire du rêve.
14 Voici donc la conviction portée par l’intensité d’un surinvestissement, par la force du psychique inconscient, qui tient autant de l’accomplissement hallucinatoire que du recours régressif au perceptif. Cet accomplissement hallucinatoire, en tout cas, engage moins la vérité historique que la réalité psychique. Un « c’est ça » plutôt qu’un « c’est vrai ». Un « c’est ça » qui n’est pas sans évoquer ce « À voir avec ça » que J.-B. Pontalis [11] a confié au visuel du rêve. Et quand Freud se demande par quelles voies se fait le passage de la supposition à la conviction, il apparaît ceci : avec le « à côté » des détails des souvenirs, avec le compromis entre poussée vers le haut du souvenir et résistances qui s’y opposent, c’est le travail psychique de déformation qui participe pleinement à l’obtention de la conviction. La chose inconsciente ne se saisit pas « telle quelle », de même que le fantasme n’en est pas la traduction directe : se retrouve ici la position que Laurence Kahn met au centre de la cure analytique et qu’elle aborde [12] à propos des « rêves confirmants » et des constructions dans l’analyse.
15 Le modèle de travail de séance que propose « Constructions dans l’analyse » peut sembler idéal, tant la conviction de l’archéologue-psychanalyste y semble sans faille ! Il n’est pas fréquent, dans ma pratique analytique (dirais-je : malheureusement ?), que je retrouve cette production hallucinatoire qui fait suite à une construction : mais je propose peut-être trop peu de constructions pour cela ! En tout cas, c’est l’attention portée aux « deux scènes séparées », celles du patient et de l’analyste – et aux conditions de leur rapprochement, avec la juste attente du « moment approprié » pour que la construction puisse être dite –, qui va assurer le passage vers la conviction : « Si nous avons correctement tout préparé, nous obtenons souvent que le patient confirme immédiatement notre construction et se souvienne lui-même de l’épisode interne ou externe oublié. Plus la construction coïncide exactement avec les détails de ce qui a été oublié, plus son assentiment sera facile. Notre savoir sur ce point est alors devenu aussi son savoir. » [13]
16 Comment, et à quelles conditions d’admission ou d’intériorisation, ce passage s’avère-t-il possible et fécond ? Ce sont toujours, dans l’analyse, les difficultés et les obstacles qui éclairent le chemin, et Catherine Chabert [14] nous montre comment, dans l’abord analytique d’une névrose de contrainte, le doute et l’ambivalence, la liaison indénouable de la mort et de l’amour, et le souhait qu’avait le patient de convaincre son analyste que lui savait et comprenait, constituaient les obstacles massifs rencontrés dans le maniement du transfert. Et puisqu’il s’agissait de névrose, même si on pouvait rapprocher dans l’investissement de la croyance religieuse conversion et conviction – et peut-être faire ainsi lien, par le côtoiement de ces deux mots, avec l’hystérie –, il demeurait que le déplacement des investissements amoureux et sexuels était bien un ressort de la cure. Il en va autrement dans les analyses difficiles où œuvrent au premier plan les forces de destructivité, ces analyses où le déplacement se fige dans une répétition délétère, celles où le déplaisir a envahi la scène analytique : souvent alors, on ne peut trouver le havre d’une fragile conviction. Pourtant, même quand la destructivité semble s’imposer jusqu’à aveugler, c’est encore la conviction qu’un conflit psychique reste à découvrir dans les mouvements de liaison-déliaison pulsionnelle qui va soutenir le combat contre la répétition.
17 Dans « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », quand Freud se demande comment s’explique l’inconstance de notre thérapie analytique, écrivant que : « des parts des mécanismes anciens restent sans avoir été touchés par le travail analytique », il poursuit peu après : « la clarté de notre propre compréhension ne doit pas nous servir de mesure pour la conviction que nous suscitons chez l’analysé. Elle peut manquer de “profondeur”, pourrions-nous dire ; il s’agit toujours du facteur quantitatif que nous négligeons volontiers de voir » [15]. Et, dans l’Abrégé, en usant de l’incessante figure du combat : « L’issue finale du combat que nous avons engagé dépend de relations quantitatives […] Ici, une fois de plus, Dieu est avec les bataillons les plus forts – assurément, nous n’arrivons pas toujours à vaincre, mais du moins pouvons-nous reconnaître la plupart du temps pourquoi nous n’avons pas vaincu » [16].
18 Engagement à revenir donc sur le facteur quantitatif, autrement dit sur le pulsionnel délié et « extinctif » – principe de décharge et de retour à l’état antérieur – introduit par les pulsions de mort dans Au-delà du principe de plaisir, pour évaluer le sort que connaît ici le surinvestissement de la conviction. Le campement dans l’immobile, la fixité qui repousse l’espoir d’une retrouvaille d’un sexuel infantile où s’actualiserait une soumission intolérable à un objet dangereux, mettent la conviction dans une dépendance absolue à la contrainte de répétition. Conviction de destin malheureux, conviction d’échec inéluctable, conviction mélancolique. Il faut alors que soient atteintes, avec un égal désespoir, les convictions de l’analyste, parfois dans une analyse interminable : qui aura le dernier mot quand ce qui s’accomplit dans la répétition, c’est être là, absolument, pour être tout ou n’être rien ? Pourtant la répétition n’est sans doute aussi désespérante qu’à dérober dans son agissement une passion de transfert qui ne renonce que dans la décharge, sans accepter d’amoindrissement. Passion agie, pour ce patient, de disposer à jamais d’une mère-analyste qui soit l’incitatrice unique de ses désirs ; passion agie, pour cet autre, de ne pas cesser de mettre à mort le père-analyste dont il n’est pas question d’accepter quelque héritage.
19 La conviction d’impuissance ou d’inanité, chez les deux acteurs de la situation analytique, serait l’indice même de la démixtion pulsionnelle et de l’accablement d’un moi soumis à la violence destructrice sans qu’il puisse trouver le secours d’une représentance pulsionnelle. Ainsi de la certitude sans faille, mais apaisante de quelque façon pour certains patients, qu’un environnement et un trauma précoces sont responsables à jamais de leur destin malheureux. Le côtoiement de l’effondrement psychotique et de la conviction délirante se profile ici : il demanderait évidemment un développement bien plus ample. Une remarque seulement pour indiquer un changement, chez Freud et après 1920, dans la conception qu’il se fait de la conviction délirante. Dans Gradiva, celle-ci restait en effet liée à un déplacement : « La conviction se déplace en quelque sorte de la part de vérité inconsciente sur la part d’erreur consciente qui lui est liée et reste fixée là précisément en raison de ce déplacement » [17] ; tandis que, dans « La perte de la réalité dans la névrose et la psychose », c’est par « le remplacement d’un morceau de réalité » que se construit la conviction délirante. Et un passage de l’article (« Ainsi s’instaure pour la psychose, elle aussi, la tâche de se procurer des perceptions telles qu’elles correspondent à la nouvelle réalité, ce qui est atteint de la façon la plus fondamentale par la voie de l’hallucination » [18]) annonce les dernières lignes de « Constructions dans l’analyse », où le morceau de réalité s’affirme « vérité historique » par sa contrainte à faire retour.
20 Mais une fois le nouveau dualisme pulsionnel mis en place, la répétition qui s’empare de la conviction trahit aussi l’agissement destructeur et cruel du surmoi, qui va jusqu’à dérouter la fonction de jugement. Sentiment de culpabilité inconscient, réaction thérapeutique négative : conviction que la répétition inexorable est soumise à un jugement sans appel, qui méconnaît pourtant la part prise par la destructivité interne dans le verdict qui fixe un tel destin. Pour Kafka, le juge cruel a toujours raison ! Pourtant, devant la conviction qu’impose le surmoi implacable, la tâche pratique n’est pas totalement désespérée quand elle tente de décomposer l’instance et ses identifications éventuellement mélancoliques (car c’est la voix de l’objet mort, inconsciemment non perdu, qui impose le verdict sans appel) cherchant à retrouver ainsi les possibles chemins d’une mixtion pulsionnelle.
21 Certes, nous risquons dans ces situations difficiles de nous illusionner avec la conviction d’être analystes quand même, en nous accrochant aux aspects formels du cadre quand c’est la situation analytique qui semble ne plus disposer de sa réserve de fécondité. Alors sans doute, nos convictions nous tiennent-elles éloignés de nos désillusions ! Mais la tâche de supporter et construire obstinément les effets d’un transfert agissant dans l’ombre de la répétition continue d’essayer de transformer l’expérience passive … Jusqu’à devoir accepter le trouble persistant, jusqu’à devoir admettre à la fin d’une cure qu’on a saisi bien peu de choses des transformations dont le patient fait pourtant état et malgré le silence opaque où il s’est tenu tout au long de l’analyse ! Michael Parsons le relève avec humour, en évoquant la fin de l’analyse d’une patiente difficile [19], notant alors les convictions très opposées qui concernent l’usage de la régression dans la cure, selon Winnicott ou selon les psychanalystes d’orientation kleinienne. C’est bien pour ces patients difficiles que sont précieux les échanges avec des collègues étrangers, venant d’autres traditions et filiations, échanges où vacillent heureusement, pour peu que la confiance mutuelle le permette, les convictions non questionnées que nous avons sur la nature de l’écoute, sur la présence et le refusement, sur les formes de l’interprétation. C’est dans un tel colloque, réunissant depuis plusieurs années des psychanalystes français et anglais, que Michael Parsons et moi avons appris mutuellement de nos différences.
22 « On dirait, écrit J.-B Pontalis, que notre savoir fait office de résistance, on dirait que l’intelligibilité de la névrose entrave en nous la capacité d’invention. » [20] Cette capacité d’invention n’est-elle pas le moteur même de la construction ? Car si celle-ci prend, dans ces situations marquées par la destructivité psychique, une autre pente que celle qui, dans « Constructions dans l’analyse », assure la conviction du retour du souvenir oublié, elle n’en reste pas moins cette imagination de la préhistoire psychique : à la fois non disponible pour le patient, à la fois agie dans la répétition. La conviction se soutient-elle alors d’une appropriation mémorielle, ou bien de l’admission d’un scénario fantasmatique et de sa composition « bigarrée » ? Certes, il faut parfois construire, comme l’écrit Jean-Claude Stoloff, « les limites du pensable, notamment les éprouvés sensoriels et perceptifs n’ayant jamais pu se plier aux représentations de mot ou se fixer dans le psychisme grâce aux représentants-représentatifs de la pulsion » [21] et retrouver ainsi, en-deçà des souvenirs, « les modes de pensée surmontés de la préhistoire individuelle » [22]. Mais ce faisant, on se demande si la construction dite après avoir été élaborée dans l’écoute pourra éviter le risque – par rapport à l’interprétation qui, elle, est ponctuelle et surgit incidemment des pensées associatives – d’un trop de liaison explicative qui repousserait la déliaison analytique propre à la méthode. Plus le travail de construction penche du côté de la liaison et de la synthèse, plus il menace de faire la part belle au récit et à la narrativité. Alors, la conviction aura congédié la part d’incertitude et de trouble qui s’attache à la distinction entre « réalité historique », « vérité historique » et « réalité psychique ».
23 La proposition freudienne énigmatique du savoir ou de la conviction partagés entre analyste et patient, fait de l’écoute analytique le creuset de son élaboration. Effectivement, l’effet de conviction d’une construction n’est repérable que si celle-ci porte (en creux, dirait Jean Laplanche) quelque chose de l’inconscient de l’écoute analytique : du côté du contre-transfert et de l’usage associatif des indices et de l’entendu des mots, du côté de la rêverie et des processus primaires sollicités chez l’analyste et de la force imageante qui construit silencieusement, dans la régression formelle, l’autre scène. On pourrait ainsi dire que le surinvestissement de la conviction qui se forge dans l’écoute est elle aussi une forme de mélange, de mixtion.
24 Je pense ici aux constructions dont fait régulièrement état, dans ses écrits, Michel Gribinski [23], constructions qui mélangent explicitement la dimension historique et l’imagination au présent du transfert. Je pense aussi aux propositions de Daniel Widlöcher et à l’insistance qu’il met à revenir sur le travail des deux appareils psychiques dans la situation analytique, sur ce qu’il a nommé travail de co-pensée plutôt qu’empathie. Cela va, en effet, au-delà d’une conception trop étroite du contre-transfert : il s’agit davantage d’observer comment nos pensées, dans la régression formelle d’une écoute qui voit surgir la production psychique de pensées étranges, d’images et de fragments de rêverie parfois, accueillent, entrent en résonnance, et semblent donner forme, en avance, aux pensées inchoatives du patient – ce dont Michel de M’Uzan, avec la « chimère », a donné une figure inoubliable. Faut-il parler pour autant de « préoccupation maternelle primaire » ou de « rêverie maternelle » (au sens de Bion), comme peut le faire Michael Parsons qui voit dans cette rêverie la source de cette capacité de résonance de l’analyste où s’établit la conviction de l’analyste ? Ou bien cette capacité de résonance ne relève-t-elle pas, au-delà d’une indexation maternelle, du rapport régressif et de la plasticité de la topique interne, telles les frontières indécises des instances, sollicités par l’accueil fait à l’autre inconscient ?
25 « Notre savoir est devenu le sien » : peut-être y a-t-il aussi dans ces mots une discrète référence à la télépathie, à ce « transfert de pensée » sur lequel Wladimir Granoff et Jean-Michel Rey ont attiré notre attention [24]. Dans « La signification occulte du rêve », Freud écrit que dans le cercle de ses amis, il a acquis l’impression que le transfert de souvenirs à tonalité fortement affective réussit sans difficulté. Et il ajoute : « En partant de maintes expériences, je suis enclin à tirer la conclusion que de tels transferts se produisent particulièrement bien au moment où une représentation émerge de l’inconscient. » [25] L’intensité, le surinvestissement là encore – liés à la fois à la relation de confiance, au transfert, mais aussi à la force propre du souvenir – sont au principe de la conviction-transmission. On rapprochera volontiers cet effet d’intensité du surinvestissement de ces séances d’analyse dans lesquelles le fantasme agissant de transfert (un fantasme homosexuel, par exemple) acquiert dans la séance une présence quasi « palpable », inquiétante en tout cas, unheimlich [26] : la séance est un peu hantée, les frontières s’effacent entre fantaisie et réalité effective, les convictions retrouvent leurs sources primitives, indices indirects par lesquels se manifeste l’activité du fantasme. Comment et sous quelle forme la construction pourra-t-elle saisir l’effet de la réalisation fantasmatique sans toutefois proposer une voie de décharge, pour le patient et pour l’analyste ? Car il y a violence d’être trop vite ou trop directement compris quand la construction fait effraction ou qu’elle est séduction. « De quel droit et avec quel degré de certitude, se demande lucidement Freud dans l’Abrégé, effectuons-nous dans ce cas de telles inférences et interpolations ? » Cependant, pas d’autorité revendiquée, pas d’assentiment demandé, pas de discussion engagée, s’il y a désaccord : plutôt risquer une pensée qui s’expose en ne réclamant justement pas le sceau de la conviction ! La confirmation est indirecte, ou de surcroît, comme la guérison. On ne sait plus, on n’est plus sûr, la conviction qui risque d’immobiliser fait place au trouble qui relance la pensée. La conviction n’est forte qu’à la mesure de son possible abandon : « Penser en désaccord avec soi-même, contre soi-même, écrit J.-B. Pontalis, tâche aussi difficile que nécessaire » [27].
26 L’accent mis, quant à la conviction, sur le facteur quantitatif et le surinvestissement ne peut toutefois laisser de côté la nature de l’accomplissement qui s’y réalise. Pourquoi ces pensées-là, ces contenus, ces représentations éthiques, pourquoi la conviction reconnaissant un « effet de vérité » à tel énoncé ? Autrement dit, comment la vérité se noue-t-elle avec la « réalité psychique » qui exprime en dernier ressort les fantasmes et désirs inconscients ? Et encore, qu’est-ce qui est engagé dans la conviction comme exigence identitaire et narcissique, comme fantasme de victoire, comme affirmation phallique contre une menace d’écrasement ? On peut soutenir que la conviction s’avère être un compromis instable entre logique du moi (elle peut combler, elle fait de l’un) et logique du ça (elle accomplit de façon hallucinatoire). Se distingueraient alors, dans le « devenir conscient », conviction et « admission par le moi » du refoulé. L’admission requiert un long travail d’usure par la perlaboration qui dépouille la représentation devenant consciente d’une trop grande charge d’investissement. À ce prix accepte-t-elle l’oubli que ne supporte pas la conviction quand celle-ci a cru s’être « forgée » au feu de la vérité, à la prétention de « dire le vrai » plutôt qu’à l’acceptation, jamais « en plein », de la réalité psychique inconsciente.
27 Entre conviction et admission, un travail du moi qui sans doute « procède en silence » comme le proposait Jacques André lors de nos derniers Entretiens. Un travail du moi, puisque la fonction constructive de celui-ci consiste à « intercaler, entre la revendication pulsionnelle et l’action de satisfaction, l’activité de pensée », travail qui est d’abord celui de la perte et du renoncement. C’est ici que la conviction attendue de l’exploration de psyché vient s’affronter à l’inconnaissable. On peut lire, dans les dernières pages de l’Abrégé de psychanalyse, ces phrases saisissantes : « La tâche consiste à mettre à découvert, derrière les propriétés (qualités) de l’objet de recherche directement données par notre perception, quelque chose d’autre […] se rapprochant d’avantage de ce qu’on présume être l’état des choses réel […]. Le réel restera toujours “inconnaissable” […]. Nous inférons de la sorte un certain nombre de processus qui sont en soi “inconnaissables” » [28].
28 « Inférer des processus en soi inconnaissables » : toute l’ambiguïté de la conviction, toute la difficulté à la transmettre où à la faire partager résident là ! Et les scènes à mettre en relation ne sont plus seulement celles de l’analyste ni celles du patient, mais les scènes de la clinique et de la métapsychologie. Pour assurer les buts de la tâche métapsychologique, cette construction faite à partir de la cure et défaite de toute emprise unitaire par les points de vue dynamique, topique, économique qui l’ordonnent, quelles convictions nous animent-elles ? Je ne veux pas reprendre ici la question du caractère scientifique ou non de la psychanalyse mais plutôt envisager notre rapport à l’œuvre freudienne. Question évidemment immense et qui passe, pour chacun, par les défilés des transferts analytiques, par l’admission des angoisses infantiles, et par l’investissement de la figure de Freud. Comment son œuvre nous détermine-t-elle, en effet, quand elle est, jusqu’au bout, interprétation et construction, quand elle est non seulement à l’origine, mais qu’elle dit aussi les commencements de la vie psychique tout en énonçant la méthode de son approche ? Phrase d’exergue de l’Abrégé de psychanalyse : « Ce petit écrit entend rassembler, pour ainsi dire de manière dogmatique, les thèses de la psychanalyse sous la forme la plus ramassée et dans la version la plus définitive. Bien entendu, sa visée n’est pas d’exiger la croyance ni de susciter la conviction » [29].
29 La résonance est forte avec les mots de « Constructions dans l’analyse » : la visée n’est pas de convaincre mais d’explorer et on pourrait parler de la même réserve quant à la visée de guérison de la cure. Il nous faut admettre pourtant que nos convictions s’enracinent, au-delà de l’exploration raisonnée de l’œuvre freudienne, dans la force obscure d’un transfert tissé d’ambivalence : car si l’amour nous porte à lire et relire, à découvrir à chaque lecture de nouvelles terres jusqu’ici inaperçues, ceci ne nous épargne d’aucune façon la position critique, le désir de penser contre l’œuvre et contre Freud. Autrement certes que dans une rébellion contre le fantasme de soumission, mais avec la conviction de ne pouvoir échapper au souhait meurtrier envers celui qui est au commencement. Même si Freud avait confié à Jung, dans sa lettre du 6 décembre 1906 : « J’ai affaire, comme vous le savez bien, à tous les démons qu’on peut lâcher contre le “novateur” […]. Il est compréhensible que, laissé si longtemps seul avec mes opinions, j’aie été amené à accroître ma confiance en mes propres décisions […]. Mais je suis constamment resté convaincu de ma faillibilité, et j’ai retourné la matière un nombre indéterminé de fois, pour ne pas me figer dans une opinion. » [30]
30 « Retourner la matière un nombre indéterminé de fois », c’est là ce qui ne cesse d’animer les récapitulations et les avancées rencontrées tout au long de l’œuvre. C’est aussi le mouvement de la perlaboration des résistances dans la cure analytique. Et dans ces deux situations, la conviction produite signe l’accomplissement d’un travail psychique qui s’attache à découvrir et construire « l’objet inconscient ». Conviction produite, mais acceptant d’être défaite. Au-delà du principe de plaisir, où la spéculation explore et s’aventure en fantaisie en franchissant les limites du déjà connu, est ici exemplaire : vers la fin de l’essai, Freud fait retour sur ce qui l’a amené à sa nouvelle doctrine des pulsions, et il écrit : « On pourrait me demander si et dans quelle mesure je suis moi-même convaincu des hypothèses développées ici. Je répondrais que je ne suis pas moi-même convaincu et que je ne demande pas non plus aux autres d’y croire. Plus exactement : je ne sais pas dans quelle mesure j’y crois. Il me semble qu’ici le facteur affectif de la conviction n’a pas du tout à entrer en ligne de compte » [31]. Jean-François Lyotard a commenté ce passage en saluant la suspension de la conviction et de son « pathos » (la prétention à « dire le vrai ») au profit de la « diablerie théorique » [32]. Dans Le Malaise dans la culture, quelques années plus tard, la conviction freudienne ne semble plus soumise à contrainte : « Je n’avais au début soutenu qu’à titre d’essai les conceptions développées ici, mais au cours du temps elles ont acquis sur moi un tel pouvoir que je ne puis penser autrement » [33]. Cela n’arrêtera en rien la mise à l’épreuve des différentes origines du surmoi, les retournements de sa matière psychique.
31 L’un des intérêts majeurs de la théorie freudienne des pulsions de mort est de n’avoir pas, et de loin, suscité la conviction chez tous les analystes. Et par là d’avoir permis que s’engagent des controverses et des débats qui, par leur profondeur et parce qu’ils touchent à la nature des forces pulsionnelles en jeu dans l’appareil psychique, ont fait se déplacer nos convictions. Jean Laplanche, en particulier, dont la disparition en 2012 – à laquelle est venue s’ajouter quelques mois plus tard celle de J.-B. Pontalis – a laissé l’APF orpheline, a été pour beaucoup d’entre nous un formidable lecteur et initiateur de l’œuvre freudienne. Sa position critique vis-à-vis de la pulsion de mort, des fantasmes originaires ou du complexe d’Œdipe en tant que structure, a permis que soient interrogées en profondeur des convictions qui s’apparentaient en fait à des adhésions passives. Car, qu’on soit d’accord ou pas avec les propositions de Laplanche, avec ce qu’il a désigné – dans l’exigence de garder sa force à la découverte freudienne de la sexualité infantile –, comme « fourvoiements » à redresser, il reste la conviction résolue de la nécessité interprétative. Celle qui a fondé sa démarche : Interpréter Freud avec Freud, le faire travailler, grincer même. Cette méthode de mise au travail de nos convictions trop vite faites soutient la possibilité du débat « scientifique » que Laplanche appelait de ses vœux [34], tout en regrettant que dans nos échanges « les gens n’essaient pas de se convaincre ».
32 C’est dire que nos convictions métapsychologiques, qui explorent l’origine énigmatique du sexuel humain et la nature de l’objet inconscient, et qui surtout orientent la tâche pratique, ne peuvent que gagner à être mises en débat quand elles servent dans la pensée un accomplissement qui méconnaît la contrainte à laquelle il est soumis.
Notes
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[1]
Ce travail doit beaucoup à un séminaire sur « La conviction » tenu pendant trois ans à l’APF, et dirigé par Sylvie de Lattre et moi-même. Que tous les participants soient ici remerciés pour leurs contributions.
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[2]
S. Freud (1933), « D’une vision du monde », Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, OCF XIX, p. 244.
-
[3]
J.-B. Pontalis, « L’attrait du rêve », La Force d’attraction, Paris, Seuil, 1990.
-
[4]
J. Losserand, « L’énigme de l’évidence », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 18, automne 1998, La Croyance.
-
[5]
S. Freud (1937), « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », OCF XX, p. 50.
-
[6]
S. Freud (1919), « Les voies de la thérapie psychanalytique », OCF XV, p. 99.
-
[7]
S. Freud (1940), Abrégé de psychanalyse, OCF XX, p. 270.
-
[8]
S. Freud (1920), Au-delà du principe de plaisir, OCF XV, p. 288-289.
-
[9]
S. Freud (1937), « Constructions dans l’analyse », OCF XX, p. 61-73.
-
[10]
J.-C. Stoloff, « Convictions dans l’analyse », conférence du 4 avril 2012 à la SPRF, publiée sur le site de la SPRF : www.sprf.asso.fr/sprfff/extraits_conf.html.
-
[11]
J.-B. Pontalis, « L’attrait du rêve », art. cit., p. 32.
-
[12]
L. Kahn, « L’échafaudage et le bâtiment », L’Écoute de l’analyste, Paris, Puf, 2012, p. 211-236.
-
[13]
S. Freud (1940), Abrégé de psychanalyse, op. cit., p. 270-271.
-
[14]
Voir dans ce volume la contribution de C. Chabert, « Croire au transfert ».
-
[15]
S. Freud (1937), « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », art. cit., p. 30.
-
[16]
S. Freud (1940), Abrégé de psychanalyse, op. cit., p. 274.
-
[17]
S. Freud (1907), Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen, Paris, Gallimard, 1986, p. 229.
-
[18]
S. Freud (1924), « La perte de la réalité dans la névrose et la psychose », OCF XVII, p. 40.
-
[19]
M. Parsons, « Le cadre. Utilisation et invention », Transfert et états limites, Paris, Puf, 2002, p. 69-84.
-
[20]
J.-B. Pontalis, Le Laboratoire central, Paris, Éditions de l’Olivier, 2012, p. 173.
-
[21]
J.-C. Stoloff, « Convictions dans l’analyse », conférence citée.
-
[22]
S. Freud (1919), « L’inquiétant », OCF XV, p. 183.
-
[23]
M. Gribinski, « Construire un feu. Aimer un père », Le Trouble de la réalité, Paris, Gallimard, 1996, p. 164-181.
-
[24]
W. Granoff et J.-M. Rey, L’Occulte, objet de la pensée freudienne, Paris, Puf, 1983.
-
[25]
S. Freud (1925), « Quelques suppléments à l’ensemble de l’interprétation du rêve », OCF XVII, p. 187.
-
[26]
« Le trouble de la réalité », qu’évoque Michel Gribinski et qui n’est pas « la perte de la réalité », dit très justement l’inquiétant dans et de la séance.
-
[27]
J.-B. Pontalis, Le Laboratoire central, op. cit., p. 181.
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[28]
S. Freud (1940), Abrégé de psychanalyse, op. cit., p. 294.
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[29]
Ibid., p. 229.
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[30]
S. Freud, C. G. Jung, Correspondance, t. I, Gallimard, 1975, p. 51.
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[31]
S. Freud (1920), Au-delà du principe de plaisir, op. cit., p. 333.
-
[32]
J.-F. Lyotard, « Apathie dans la théorie », Rudiments païens, Paris, Klincksieck, 2011.
-
[33]
S. Freud (1927), Le Malaise dans la culture, OCF XVIII, p. 305.
-
[34]
En particulier dans J. Laplanche, « Niveaux de la preuve », Sexual. La sexualité élargie au sens freudien, Paris, Puf, 2007, p. 227-240.