Notes
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[1]
A. Beetschen, « De la conviction dans la situation analytique », conférence prononcée le 3 mars 2011 devant la Société psychanalytique belge (à paraître dans la Revue belge de psychanalyse).
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[2]
D. Widlöcher, « Croire en l’inconscient », NRP, automne 1993, n°48, L’Inconscient mis à l’épreuve, p. 97-115, p. 99. Repris dans ce volume p. 101-122.
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[3]
Ibid., p. 98 et infra p. 102.
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[4]
S. Freud (1907), « Actions de contrainte et exercices religieux », OCF VIII, p. 135-146.
-
[5]
S. Freud (1890), « Traitement psychique », Résultats, Idées, Problèmes I, Paris, Puf, 1984, p. 1-23.
-
[6]
S. Freud (1926), La question de l’analyse profane, OCF XVIII, p. 10.
-
[7]
S. Freud (1913), « Remémoration, répétition, perlaboration », OCF XII, p. 185-196.
-
[8]
L. Kahn, Fiction et vérité freudiennes. Entretiens avec Michel Enaudeau, Paris, Balland, 2004.
-
[9]
S. Freud (1909), « Remarques sur un cas de névrose de contrainte », OCF IX, Puf, p. 198.
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[10]
Ibidem.
-
[11]
S. Freud (1910), « Un type particulier de choix d’objet chez l’homme », OCF X, p. 187-200.
-
[12]
S. Freud (1912), « La dynamique du transfert », La Technique psychanalytique, Paris, Puf, réédit. 2001, p. 51.
-
[13]
J.-B. Pontalis, « Se fier à… sans croire en… », NRP, automne 1978, n°18, La Croyance, p. 9.
-
[14]
S. Freud (1909), « Remarques sur un cas de névrose de contrainte », art. cit., p. 131-214.
-
[15]
Avec les participants du séminaire « Haine, ambivalence, pulsion de mort » que nous réunissons, Laurence Kahn et moi depuis 2012, à l’APF.
-
[16]
S. Freud (1931), « Des types libidinaux », OCF XIX, p. 1-7.
-
[17]
S. Freud (1895), « Études sur l’hystérie », OCF II, p. 9-332 ; S. Freud (1905), « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1966, p. 1-92.
-
[18]
S. Freud (1897), Lettre à Fliess du 21-9-97, Lettres à Wilhelm Fließ : 1887-1904, trad. F. Kahn et F. Robert, Paris, Puf, 2006.
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[19]
S. Freud (1909), « Remarques sur un cas de névrose de contrainte », art. cit., p. 169.
-
[20]
Ibid., p. 156.
-
[21]
S. Freud (1912), « Sur la dynamique du transfert », OCF XIX, p. 112.
-
[22]
L. Kahn, L’Écoute de l’analyste, Paris, Puf, 2012, p. 177.
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[23]
S. Freud (1913), « Le début du traitement », La Technique psychanalytique, Paris, Puf, 1981, p. 99 (souligné par Freud).
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[24]
Ibid., p. 100.
-
[25]
S. Freud (1913), Totem et Tabou, OCF XI, p. 189-387.
-
[26]
S. Freud (1909), « Remarques sur un cas de névrose de contrainte », art. cit., p. 202.
C’était il y a un an presque jour pour jour. À Paris sous la neige, au cimetière Montparnasse, nous étions là pour accompagner J.-B. Pontalis. Nous sommes restés longtemps dans la blancheur irréelle du jardin et nous avons profondément écouté ses amis, ses enfants. Puis les voix se sont tues, et, dans le silence de l’hiver tout à coup présent, éprouvant, froid, la musique a éclaté : « La mer, chantait Charles Trenet, la mer qu’on voit danser le long des golfes clairs »… La cinquième saison, si chère à J.-B. Pontalis, ce pourrait être celle qui se crée quelle que soit la saison réelle, ce serait une autre saison, celle qui s’invente, s’hallucine et à laquelle on croit quand la vie demeure. La cinquième saison, ce pourrait être aussi celle de l’analyse, à la fois en marge et à côté des autres, habitée par le déplacement et la condensation, comme le rêve, comme le transfert.
« Croire au transfert, c’est pour J.-B. ! » me suis-je dit, bien des mois après avoir proposé ce titre, et c’est à J.-B. Pontalis en même temps qu’à vous que je m’adresse aujourd’hui. C’est en pensant à lui que j’ai pris le parti d’aborder le thème de ces Entretiens en m’écartant de la voie épistémologique qui résonne très vite lorsqu’on entend le mot « conviction » et que s’ouvrent les croisements épineux de la connaissance, du savoir et de la vérité, et j’ai pris aussi le parti de laisser de côté ce qui relève de la psychologie collective pour me centrer davantage sur l’intimité de la psychanalyse.
1 La première complication à laquelle je me heurte tient dans la distinction subtile entre conviction et croyance, tantôt utilisés comme des synonymes, tantôt entendus dans des significations très différentes. André Beetschen [1] oppose la conviction, comme la définit Fernando Gil, « une opération hallucinatoire de l’évidence » qualifiée de « pulsionnelle », et la croyance qui, elle, désigne toujours l’objet à laquelle elle s’attache, un objet qu’elle construit et qui, comme tout objet, est marqué par sa possible inconstance. Croire au transfert pourrait s’inscrire dans cette caractéristique de la croyance, puisque le complément d’objet est là d’emblée, mais il est mobile, changeant et, par définition, inconscient. En ce sens, la question s’impose assez brutalement : le transfert est-il un objet ?
2 La croyance en l’inconscient relève d’une formulation ambiguë – souligne Daniel Widlöcher – du fait de sa parenté avec la croyance religieuse : cela peut apparaître comme une hérésie si on pense que Freud n’a cessé de dénoncer cette illusion en insistant régulièrement sur le renversement entre la pensée religieuse collective et le travail individuel de l’inconscient. C’est à dessein que Daniel Widlöcher utilise dialectiquement les deux mots, conviction et croyance. Il les oppose parfois : « La conviction de l’existence de l’inconscient ruine la croyance religieuse » [2] et deux lignes plus loin, il écrit : « Croire dans l’inconscient, c’est remettre à sa vraie place la croyance mythologique ». Finalement, il s’agit de déconstruire une fausse croyance et de s’affranchir du scénario religieux en assumant la haine, la culpabilité, l’idéalisation qui constituent les connaissances et les forces obscures de l’inconscient, dont l’irréductibilité doit être admise.
3 Mais croire en l’inconscient, est-ce croire au transfert ? C’est bien à la pratique analytique et pas seulement à une théorie générale que la conviction s’applique : la croyance dans l’existence de l’inconscient constitue moins un présupposé théorique qu’une sorte de régulateur interne dans les processus associatifs de l’analyste, fortement impliqués dans l’exercice de la méthode. « C’est en ce sens que le terme de croyance s’applique bien à ce mouvement de doute et de conviction inévitablement à l’œuvre dans ces processus. » [3]
4 En français, l’expression « je crois que » appelle d’autres sens, contraires à la foi et à l’adhésion, ou même à la conviction : elle immisce le doute et l’hésitation, elle recèle l’incertitude et l’indécision ; autrement dit, elle signifie le contraire de son énonciation assertive, autant de qualités assignables au transfert que son inconstance rend peu saisissable, peu tangible, à la fois intense et évanescent. Quelles preuves pour assurer ou justifier qu’il existe ? Comment procéder quand s’impose la conviction selon laquelle, dans la psychanalyse, le transfert constitue un enjeu essentiel ? Et quoi de plus pressant alors que de parler d’une cure, dans la paradoxale conjonction de l’extraterritorialité et de la confidentialité, par le recours nécessaire à un récit dont les déformations permettront cependant de transmettre l’essentiel ?
*
5 Louis arrive toujours très ponctuellement, avec exactement cinq minutes de retard. Il dépose son cartable et ses affaires au pied du divan, il s’allonge, il enlève ses lunettes d’un geste bref et précis, et joue avec elles pendant toute la séance. Les lunettes changent, l’ordonnancement de ces minuscules actions préalables à la prise de parole est immuable. Un vrai cérémonial religieux au sens où l’entend Freud dans « Actions de contrainte et exercices religieux » [4], c’est-à-dire comme défense contre la tentation de satisfaire un désir pulsionnel.
6 Appliquée à la cure, l’analogie pose la question scandaleuse de la tentation dans l’analyse, pas n’importe laquelle, une tentation transférentielle qui prend au plus vif la croyance de l’analyste dans les potentialités de déplacement des investissements pulsionnels et des traces mnésiques constitutifs des représentations. Ce n’est sans doute pas par hasard que le déplacement est considéré comme un mécanisme majeur dans la névrose obsessionnelle et dans l’exercice religieux puisque sa visée est de diminuer la force des pressions pulsionnelles et fantasmatiques à l’origine de sa mise en place.
7 Jusqu’à quel point trouvera-t-on des résonances entre l’exercice religieux et la situation analytique, voilà peut-être une question sous-jacente au propos de Freud. Dès 1890 [5], il met en perspective l’attente anxieuse, susceptible de contribuer au déclenchement de la maladie, et l’attente croyante dont l’influence peut se révéler massive dans le processus de guérison. Et cela, bien avant que le transfert soit véritablement découvert, ou plutôt identifié dans sa spécificité analytique, car sa découverte, non reconnue, ne remonte-t-elle pas à l’expérience des toutes premières cures, très en amont de la construction métapsychologique du phénomène ? Et cet écart n’obéit-il pas, lui aussi, au principe énoncé dans L’Analyse profane : « Assurément, dit Freud, tout au commencement était l’acte, le mot vint plus tard » [6] ?
8 Dans ce processus, qui va de l’expérience à la reconnaissance et à la construction, qui prend du temps et dure silencieusement, on retrouve le mouvement même de la perlaboration [7], cette leçon exemplaire pour les « jeunes » analystes, témoignant de l’intuition du contre-transfert susceptible de déborder son refoulement. C’est aussi comme produit ou effet de la perlaboration que Laurence Kahn conçoit la conviction en analyse : « Elle est le fruit de ce qui se construit dans le transfert » [8], dit-elle.
9 La conviction de l’analyste pourrait être, elle aussi, forgée par l’expérience, édifiée tout au long des transferts qui la jalonnent. L’immédiateté de l’adhésion impliquée par la croyance relèverait d’autres opérations, plus massives, plus instantanées, davantage prises dans l’affect et l’éprouvé suscités par l’objet auquel elle s’attache. Elle serait susceptible de rejaillir dans de nouvelles entreprises analytiques, aux premiers moments de la rencontre avec un patient, dans une prise qui échappe à la raison, même si elle prétend rationnellement s’appuyer sur la méthode. Elle concerne alors davantage l’essentiel moteur de la cure, c’est-à-dire le transfert, dont on ne peut jamais dire, à mon avis, qu’il n’a pas lieu, même s’il reste sans effets, même et surtout s’il n’est ni reconnaissable, ni identifiable, ce qui renforce la conviction de sa nature inconsciente.
*
10 Louis était venu me voir pour un premier entretien resté sans suite, à ma vive déception. J’avais été séduite par cet homme intelligent et sensible, touchée par l’immensité de son désarroi, préoccupée par la massivité de son angoisse et par son incapacité à exprimer le moindre affect, saisie par ses capacités associatives ; bref, j’avais été conquise, un peu vite, c’est sûr, avec cette pensée qui s’impose parfois dans une première rencontre : « Oui, voilà une personne avec laquelle j’ai envie (et j’insiste sur la formulation), j’ai envie de m’engager dans une analyse. » Une pensée qui procède d’une intime conviction, à savoir que l’analyse convient dans cette situation-là. L’analyse et aucune autre forme de traitement psychique.
11 Le sens de sa démarche était très clair pour Louis, il s’inquiétait et souffrait de son impuissance à se décider dans beaucoup de domaines, mais surtout dans sa vie amoureuse : il était toujours écartelé entre deux femmes et finissait régulièrement par abandonner l’une et l’autre pour mettre un terme à ses incertitudes. Et puis, il recommençait.
12 Louis ne prit pas d’autre rendez-vous et je me demandai souvent, par la suite, ce qui s’était passé pour que j’en sois si désappointée et, surtout, pourquoi ma conviction d’une analyse pour lui, avec moi, s’était imposée de manière aussi unilatérale. Je me reprochais d’avoir été trop vite séduite et peut-être, du coup, séductrice, ce qui pouvait bien sûr le faire fuir : au fond, me disais-je, j’ai trop cru au transfert dans cette rencontre, trop cru, trop tôt. Au transfert entendu dans le sens d’une attraction séductrice, d’une mobilisation érotique qui emporte les mouvements libidinaux dans un rassemblement totalitaire, en muselant l’ambivalence au nom d’un amour sans nom. Au transfert dans la forme que lui donne Freud à partir de l’expérience de l’hystérie : fort de la suggestion et du désir d’être aimé, pris immédiatement dans la croyance de ce premier « oui » de l’analyste qui balaie la frustration et ses ressacs. J’ai donc pensé, qu’à ce piège-là, Louis ne s’était pas laissé prendre.
13 Un an plus tard, il demande à me rencontrer à nouveau. Cette fois, le ton a changé : il est assiégé par des angoisses de plus en plus fortes et envahissantes, il craint qu’elles n’affectent son travail ; sa situation amoureuse s’aggrave, sa compagne menace de le quitter, lassée par ses tergiversations et en même temps, il est obsédé par une relation passionnelle et dévastatrice avec une autre femme, qui se joue de lui, pense-t-il, tantôt l’encense et lui déclare son grand amour, tantôt l’injurie, le maltraite et le trompe. De dramatique, sa vie devient tragique et pourtant il se présente comme un anti-héros : ses conquêtes, ses réalisations de désir, ce qui pourrait satisfaire ses idéaux et ses exigences, tout se défait dans un mouvement contraire. Pas de place pour le contentement, pas de place pour la paix, pas de place pour le plaisir, mais une bataille incessante, épuisante, à l’intérieur de lui : dès qu’une pensée le traverse, une autre, adverse, s’impose.
14 Il est donc là, avec moi, et pour lui, à ce moment-là, curieusement, il n’y a pas de doute, il a l’intime conviction que son analyse commence.
15 Le problème de l’engagement dans l’analyse, pour Louis, est que sa mère n’y croit pas, elle pourrait même être absolument contre : ardente religieuse, elle considère cette démarche comme un signe de faiblesse de l’âme, une défaillance de la foi. Donc, de sa décision, il ne lui dira rien. Mais avec moi, il y revient sans cesse : il ne partage pas la passion mystique de sa mère, il est croyant, profondément attaché à ce qu’elle lui a transmis, envieux de son absence totale de doute alors qu’il est lui-même constamment taraudé par les points de vue contradictoires qui le harcèlent sans cesse. Il dit en passant que les convictions de ses deux parents sont totalement opposées, son père est idéologiquement, religieusement, politiquement, complètement différent de sa mère, et Louis voue une admiration sans faille à la longévité de leur couple parfait.
16 Ce faisant, il adhère absolument aux positions contraires et aux pensées contraignantes qui s’emparent de lui et le ligotent, et je retrouve chez lui la force de ce que Freud appelle « les commandements » : deux convictions distinctes et opposées, et non « une opinion qui ne fut pas encore faite » [9]. Dès qu’une idée de contrainte est écartée, le patient se moque de sa crédulité antérieure et peut assurer que, désormais, rien ne pourra ébranler sa conviction, mais sitôt qu’une contrainte n’est pas résolue, il est confronté dans la vie aux hasards les plus étranges accourant « au secours de sa conviction crédule » [10].
17 Louis se souvient brusquement d’une confidence de sa mère alors qu’il était adolescent, un épisode auquel il dit n’avoir jamais prêté attention jusqu’ici : la mésentente entre ses parents était violente au moment même où il a été conçu. Il pense, à cet instant, qu’ils ont dû beaucoup hésiter à le garder, mais que finalement, la foi de sa mère l’aura empêchée de mettre un terme à sa grossesse. Et voilà que la version de leur histoire d’amour change complètement : Louis se sent tout à coup très coupable de cette union négative, coupable d’avoir contraint sa mère à rester auprès d’un homme qui la faisait tant souffrir. Et ses scrupules sont amplifiés par l’admiration qu’il porte à son père qui peut vivre sa vie sans entraves, alors que lui est en proie à des déchirements incessants : de quel côté se tenir, celui de l’un ou celui de l’autre, avec l’un ou avec l’autre ? Finalement, il demeure toujours là, coincé, entre eux deux.
18 Comment ne pas penser que Louis, aujourd’hui, est aux prises avec le même dilemme, dans l’analyse ? La masse d’investissement portée sur l’analyste par cet engouement mystérieux et totalitaire ne trouve dans sa préhistoire rien d’autre que l’amour incommensurable qui lie l’infans aux divinités parentales ! C’est donc un véritable sacrilège qu’implique l’engagement transférentiel saturé d’excitation qui caractérise les débuts d’une analyse. Le transfert, lorsqu’il prend la forme de la passion, ne contient-il pas cet arrachement nécessaire ? Le déplacement qu’il ordonne, le recommencement qu’il annonce, ne s’éprouvent-ils pas comme une trahison, un manquement, un abandon des premiers objets d’amour avec la hantise d’être trahi et abandonné par eux ? Et n’est-ce pas la croyance dans l’amour pour l’analyste qui actualise ces craintes, la croyance dans un amour véritable qui, sous son apparente nouveauté et avec l’idéalisation qu’elle implique, viendrait dénoncer l’insatisfaction qui jadis, a gâté les premières amours et insufflé une haine insupportable ?
19 Le prix à payer alors, dans la protestation de fidélité à ces figures, serait l’inflation d’une répétition sans fin, d’une déception sans cesse réitérée et de son maintien sacrificiel. La passion du transfert et la douleur qu’elle engendre pourraient s’inscrire dans la dialectique d’un moment mélancolique : mélancolique parce que l’objet à perdre reste soustrait à la conscience, inconnu, non identifié, inconstant ; mélancolique aussi parce que la haine se retourne sur la personne propre dans un mouvement qui confond le moi et l’objet et les unit irrémédiablement.
20 Revenons aux premières pages de « La dynamique du transfert » : Freud évoque comme une évidence d’une incroyable simplicité, une prédisposition « naturelle » associée aux évènements de l’enfance qui déterminent la vie amoureuse, c’est-à-dire la manière d’aimer de chaque individu. L’investissement de la personne de l’analyste va s’attacher à des prototypes obéissant à des clichés et à la répétition de « séries » – ce mot est choisi sans doute dans la suite immédiate du texte « Un type particulier du choix d’objet chez l’homme » [11] qui donne acte de naissance officiel au complexe d’Œdipe. La connexion s’impose et nous importe, car de la vie amoureuse au transfert, via l’Œdipe, la voie est ouverte. C’est parce que la réalité n’apporte pas de satisfaction suffisante que le besoin d’amour porte son espoir libidinal vers tout nouveau personnage qui entre dans sa vie et « les deux parts de sa libido, celle qui est capable d’accéder au conscient et celle qui demeure inconsciente, vont jouer leur rôle dans cette attitude » [12].
21 L’investissement libidinal est donc en état d’attente et prêt à se porter sur la personne de l’analyste, prêt à s’intégrer aux séries qui l’organisent, prêt à s’attacher aux scénarios qui donneront sa mesure à cette intégration. Cependant, l’intensité démesurée du transfert chez les névrosés, et l’usage tout aussi puissant de ce transfert comme résistance, restent à la fois surprenants et obscurs. Comment croire que le transfert, outil le plus efficace de la méthode, soit porteur de résistances à la mesure de sa force ?
22 « Se fier à… sans croire en… », écrit J.-B. Pontalis en opposant l’appareil de croyance et le travail de la pensée qui questionne, réfléchit, contredit, polémique. La croyance, elle, est « inébranlable, sans faille, indissuadable, mais se sachant totalement vulnérable, elle ne se questionne pas. » [13]
23 Qu’en est-il alors du couple indissociable que constituent la confiance et la résistance inhérentes au transfert ? Ces deux commandements contradictoires s’opposent dans la névrose obsessionnelle, dont le théâtre privé pousse à son acmé la force pulsionnelle des désirs et ce qui lui résiste, ce qui l’empêche d’obtenir satisfaction. Dans les oscillations de la cure de Louis, un échange téléphonique avec sa mère, une homélie, une cérémonie ou un rituel religieux suscitaient chez lui la pensée impérieuse de mettre un terme à son analyse : douter de l’intérêt de l’entreprise, arrêter, partir, étaient alors la seule manière d’exprimer sa haine, le seul mode d’accommodement de son ambivalence.
24 Depuis longtemps, pour moi (et cela n’a rien d’original), les deux grands temps de l’œuvre de Freud s’organisent d’abord autour du paradigme de l’hystérie et des théories de la séduction, puis, à partir de 1914 et 1915, sous l’égide du narcissisme, du deuil et de la mélancolie, pour prendre le fameux tournant de 1920. L’enchevêtrement de ces grands mouvements et de la méthode m’apparaissaient presque comme une évidence : le passage de la prise en compte de l’attraction libidinale et de la censure, du refoulement et de sa levée, à l’étude d’autres états davantage marqués par le masochisme, la répétition et les pulsions de mort constituait un tracé régulièrement repérable. Tout cela encadré en quelque sorte par la première et la seconde topique, par la première et la seconde théorie des pulsions.
25 La logique libidinale peut ainsi s’accommoder de la logique mélancolique dans les aléas de la cure et du transfert sans pour autant supprimer le saut métapsychologique et clinique que cet arrangement pourrait masquer. La bataille récurrente entre les analystes défendant les différents modèles théoriques et leurs effets cliniques (sur la méthode) montre bien en effet qu’un écart est susceptible d’exaspérer des convictions parfaitement argumentées pour justifier l’une ou l’autre position – et il s’agit bien de convictions, au moins dans une première approche. Dans une première approche, car des dérives peuvent surgir, quand la conviction est colonisée par la croyance : « Je ne crois pas à la pulsion de mort » plutôt que « Je ne suis pas convaincu par la seconde topique », comme un lointain écho du « Je ne crois plus à ma neurotica » de Freud qui, lui, s’est efforcé de justifier cet abandon et de proposer une autre conception de la genèse de la névrose tout en maintenant, sur le fond, cette conviction initiale, le sol de la réalité.
26 Revenir vers L’Homme aux rats [14] – par une relecture attentive à plusieurs [15] –, me permet de relancer le débat autrement : d’abord en distinguant plus fermement ce que Freud reprendra plus tard en termes de types libidinaux [16] au sein des névroses, non à des fins de précision diagnostique évidemment, mais plutôt pour dégager les articulations singulières de la théorie et de la méthode dans ces affections dont on s’aperçoit qu’elles ouvrent un champ d’expérience considérable au regard du maniement du transfert.
27 La croyance est là, dès les débuts, dans l’hystérie [17], et c’est elle qui bascule en 1897 [18] : la première théorie de la séduction, celle qui s’étaie sur le fait, relève d’une adhésion à l’effectivité du traumatisme, justifiée par le refoulement de la scène de séduction et par sa découverte, « arrachée » en quelque sorte par l’analyste grâce à la suggestion et à la remémoration. Comment ne pas croire à ce qui a commandé un appareillage coûteux de mise à l’écart, de masquage et de recouvrement ? Et comment ne pas échafauder alors une théorie généralisante sur la cause à l’origine de la névrose ? Celle-ci vient soutenir la conviction de Freud (il ne faut pas croire les hystériques, peut-être même qu’il ne faut pas croire ce que disent les femmes), fortifiée dans une élaboration métapsychologique qui lui fait pressentir, anticiper, puis construire l’existence du fantasme originaire. Il y a donc une forme de parenté entre croyance, hystérie, neurotica, séduction, au sein d’un échafaudage qui va en partie se défaire pour laisser la place à un autre, dont la contrainte constitue la source centrale d’amples déploiements ultérieurs.
28 En effet, c’est une autre voie, moins évidente, qu’ouvre L’Homme aux rats pour cerner les détours de l’amour et de la haine : Freud y délaisse la croyance au profit du doute, celui-là même qui lui permet de montrer que la conception initiale du refoulement est susceptible d’être modifiée selon la nature de la névrose. Alors que l’amnésie contamine et les souvenirs anciens et les causes occasionnantes de la maladie hystérique, le refoulement opère tout à fait autrement dans la névrose obsessionnelle : l’amnésie des présupposés infantiles n’est pas complète, et les facteurs déterminants récents sont conservés dans la mémoire. C’est que le refoulement s’est servi d’un autre mécanisme, plus simple : « au lieu d’oublier le trauma, il lui a retiré l’investissement d’affect, si bien qu’il reste dans la conscience un contenu de représentation indifférent considéré comme non essentiel » [19].
29 Tout ce qui, dans la mémoire hystérique, est habituellement refoulé est d’emblée présent, voire mis en avant par l’Homme aux rats et notamment les scènes sexuelles de l’enfance – à des fins évidentes de séduction de Freud dont il connaît les travaux. La haine, elle, mobilise l’analyste bien davantage du fait même de ses travestissements et de ses traductions transférentielles violentes. Freud prend assez vite un autre parti, il ne s’acharne plus à retrouver les souvenirs refoulés, il juge plus approprié d’expliquer à son patient, voire de lui « exposer un nouveau petit morceau de la théorie » [20], et plus précisément, parmi ces morceaux de théorie, ceux qui concernent les affects, plus précisément encore ceux qui s’attachent à l’analyse des déclinaisons plurielles de l’amour et de la haine.
30 L’hésitation quant au choix d’objet – la dame vénérée et le père –, l’importance que Freud donne au complexe paternel, mais aussi aux liaisons entre les désirs sexuels et les désirs meurtriers, je les retrouve chez Louis : bien sûr, dès le premier entretien, j’avais très vite, trop vite, construit une légende œdipienne plutôt convenue. Si Louis n’avait pas jusqu’ici rencontré la femme de sa vie, ou en tout cas ne pouvait pas y croire, c’est qu’il était encore trop pris par son premier amour, par sa mère admirée et aimée certes, mais aussi trop menacé par ce père qui lui disait régulièrement : « Et surtout, ne t’avise pas de choisir n’importe qui ! »
31 Je pouvais donc être « n’importe qui », grâce aux déformations que la répétition impose : lorsque celles qui touchent le matériel pathogène n’offrent pas une protection suffisante contre la mise à découvert, la « seule déformation qui apporte manifestement [au patient] les plus grands avantages » est « la déformation par le transfert » [21].
32 L’incarnation transférentielle dont Laurence Kahn souligne, à juste titre, à quel point elle est laïcisée par Freud, pourrait bien être un produit de la déformation, un produit déformé qui, loin de se réduire à des images successives ou indistinctes, peut témoigner d’autre chose : « …il y a, écrit-elle, entre l’Agieren et la mise au jour du scénario qui s’active, la sédimentation des objets d’investissements abandonnés, la migration invisible de ces investissements de la sphère libidinale vers la sphère narcissique, celle tout aussi invisible des objets qui leur correspondent du dehors vers le dedans, et leur résurrection lorsque se présente un nouvel objet. » [22]
33 Je retrouve encore le trajet dessiné par Freud à propos de la mélancolie, c’est-à-dire l’attraction des identifications dans leur double valence narcissique et objectale et le retour vers le moi des investissements qui autrefois s’étaient attachés à l’objet maintenant abandonné : ce processus m’intéresse parce qu’il m’apparaît hautement représenté dans le transfert, plus particulièrement à ses débuts. N’est-ce pas du fait de la déception que s’articule une demande d’analyse comme celle de Louis ? Ce que J.- B. Pontalis a nommé « mélancolie du transfert » relève bien du double risque de perte, de l’objet et du moi, rassemblant sous la bannière transférentielle toutes les expériences qui s’y rapportent, obéissant à la loi des « séries » au sens freudien du terme : la sédimentation des investissements des objets abandonnés s’active dans la recherche d’une configuration qui préserve, dans la même étreinte, et le moi et ses objets.
34 L’indécision dans les assignations transférentielles, les hésitations qui condensent ou confondent choix d’objets et identifications me semblent prévaloir dans les débuts de la cure et probablement au-delà, dans ses aléas. La question fondamentale et récurrente n’est plus seulement « Qui séduit qui ? », elle est, à partir de L’Homme aux rats, définitivement associée à une autre : « Qui préfères-tu, ton père ou ta mère ? Qui aimes-tu le plus, elle ou lui ? » Avec un élément supplémentaire, désormais inévitable : le choix de l’un entraîne le meurtre de l’autre, et l’ambivalence complique considérablement l’affaire en entremêlant l’amour et la haine, et en faisant basculer la croyance dans l’illusion, l’illusion de l’amour très précisément.
35 Louis rêve qu’il est enfermé dans un édifice gothique dirigé par des extrémistes. Il a une boule d’angoisse à la gorge, un étau qui le serre. C’est toujours le même cauchemar, depuis longtemps, et encore cette nuit, il lui en reste une image : il dort, quelqu’un rentre dans sa chambre, un homme plus âgé, un inconnu. Il l’entend marcher vers lui et il faut qu’il reste tranquille, sinon, il va le tuer. L’homme tient une lampe de poche ou de médecin, braquée sur son visage. Cette personne sait qu’il ne parle pas la bonne langue, il parle la langue qui n’est pas la bonne. Il s’est réveillé le cœur battant. Il ajoute que c’est insupportable d’être regardé à la loupe, comme ça.
36 Évidemment, les interprétations se pressent : l’édifice gothique et l’enfermement, l’homme qui pénètre dans la chambre, la bonne et la mauvaise langue, l’angoisse, la culpabilité. Rêve et propos transférentiels s’il en est, ce qui n’en facilite pas vraiment le traitement. Cette fois, comme d’autres fois avec Louis, le matériel est d’une clarté excessive et se prête trop aisément à un décodage classique qui pourrait soutenir l’interprétation presque directe. La proximité préconsciente du matériel, sa qualité associative semblent plaider en faveur d’une mise en sens attendue, un piège peut-être que me tend mon patient ? Il a l’air de tout comprendre, de tout savoir, cette compréhension et ce savoir paraissent très près de la conscience. Je serais tentée d’aller vite, de découvrir la mère cachée derrière l’église extrémiste, de donner au père sa place dans un fantasme de séduction activé par la situation analytique – de déployer le transfert qui m’assigne le rôle de l’inconnu braquant sa lampe sur le visage et les pensées de Louis. Et encore, de mettre à nu les correspondances entre son tourment, son déchirement, parler à l’un ou à l’autre… bref, sa culpabilité d’avoir choisi l’analyse, et l’obsession qu’elle déclenche chez lui : « Je vous parle tout le temps, dit-il, toutes mes pensées s’adressent à vous dans mon dialogue intérieur ».
37 La croyance de l’analyste est là aussi : elle ne surgit pas seulement dans les risques de passages en actes, elle ne trouve pas ses seuls effets dans des dérivations qui font perdre les repères et les places de l’un et de l’autre, de l’analyste et du patient, en annulant le conflit par l’instauration d’une symétrie incestuelle. La tentation croyante contamine la méthode elle-même dans ce qu’elle a de plus précieux, de plus utile, de plus fragile aussi : elle contamine l’interprétation.
38 Je suis tentée avec Louis d’interpréter, de beaucoup interpréter puisque, en apparence, ce qu’il dit s’y prête d’emblée. C’est peut-être encore une des différences de forme entre névrose obsessionnelle et hystérie. L’hystérique ne sait pas, ne comprend pas, ne veut rien savoir et fait courir à l’analyste un double péril : celui de ne rien dire, de ne rien interpréter car le refoulement s’y oppose, celui de trop parler, et d’agir une pénétration sans cesse réclamée et refusée. Dans la névrose obsessionnelle, la séduction est d’un autre ordre : le patient convainc l’analyste qu’il sait, qu’il comprend, qu’il entend. La tentation est vive alors d’aller dans son sens, de le considérer comme un partenaire à part entière dans la mesure où ses propos offrent des preuves si éclatantes à la théorie et à la méthode que la jubilation peut nous gagner. Si nous avions des doutes, ils disparaissent dans ces illustrations formidables de l’invention freudienne. Une tentation qui mord au fruit de la connaissance, passage dangereux de la séduction. Il y a donc une sorte de paradoxe merveilleux entre les doutes obsédants du patient et les certitudes – mêmes éphémères – que ces doutes engendrent dans l’esprit de l’analyste.
39 Je reviens au texte de Freud sur « Le début du traitement » : « Tant que le patient continue sans entraves à révéler les pensées, les idées qui lui viennent à l’esprit, il convient de ne pas aborder la question du transfert […]. Quand est-il temps de lui dévoiler le sens caché de ses idées et de l’initier aux hypothèses et aux procédés techniques de l’analyse ? » [23] Pas avant qu’un transfert sûr, un rapport favorable, aient été établis chez le patient, car Freud condamne absolument le procédé qui consisterait à communiquer aux patients, trop vite, les interprétations de symptômes : « À quel degré de vanité et d’irréflexion ne faut-il pas être parvenu pour révéler à quelqu’un dont on vient de faire la connaissance et qui ignore les hypothèses analytiques, qu’il éprouve pour sa mère un amour incestueux ou qu’il souhaite la mort de sa femme soi-disant chérie… » [24]
40 Je me dis que je pourrais ressembler à ces analystes stigmatisés par Freud, qui jettent « triomphalement » leurs solutions à la tête du patient, en se préoccupant davantage de leur gloire que de l’intérêt de la psychanalyse. Car c’est la psychanalyse qui est disqualifiée dans ce procès, Freud n’en démord pas. La croyance de l’analyste dans la cure et dans le transfert le pousserait donc à trouver hâtivement des solutions ? Des solutions et non des interprétations parce que de telles réponses veulent résoudre les problèmes sans permettre le long cheminement de la répétition et de la perlaboration : il faut que l’analyste résiste à la croyance et à ses séductions !
41 Et en effet, la conviction est mise à l’épreuve, chaque fois, pour chaque cure, pour chaque indication, pour chaque commencement… Comment ne pas être saisi par le doute : la méthode conviendra-t-elle ? Aura-t-elle des effets ? Lesquels ? Répondra-t-elle au désir manifeste du patient d’aller vers une guérison certaine ? Observera-t-elle les représentations-but de l’analyste qui continuent à son insu d’être actives, malgré ses dénégations ? Si, comme l’écrit André Beetschen, la conviction est une sorte de sang-mêlé entre le vrai et le faux, l’illusion et la désillusion, elle s’arrime toujours aux effets de changement : dans les débuts de la cure, la conviction se double d’un pari dont l’échéance, aléatoire, relève parfois d’un défi entre les deux partenaires. À moins qu’il ne s’agisse d’un combat, comme avec Louis : ces questions, il me les pose avec insistance et j’entends, dans le mouvement qui le porte vers moi, la mise à l’épreuve de deux points de vue différents quant à l’avenir de sa jeune vie, la religion contre la psychanalyse, la croyance religieuse contre la conviction scientifique.
42 Il rêve qu’il est entraîné par une énorme vague, une tornade. Il y a un chauffeur dans la voiture. Il lui dit : « on va se casser la gueule », mais finalement ils traversent la vague et la tornade est derrière eux. L’angoisse disparaît, il est très soulagé mais juste après… il se tait, longtemps, je crois qu’il pleure ; puis : « ça n’a rien à voir avec le rêve, je suis épuisé… dans l’autre voiture, il y a ma sœur ; elle est partie après nous et elle est emportée par la tornade. » Il pense à ses insomnies, aux images d’enfants morts qui l’obsédaient lorsqu’il vivait en Afrique, et que, la nuit, il se levait pour vérifier que sa sœur était toujours là, près de lui, dans le lit jumeau. Il dit qu’il a depuis longtemps la conviction qu’il y a une part de soi qu’il faut faire mourir, inéluctablement : « On avance par deuil ou abandon, dit-il. On prend une décision, on renonce, alors il faut faire mourir quelque chose », ce qui provoque une intervention de ma part dont je suis très mécontente dès que je l’ai énoncée, je dois lui dire quelque chose autour du renoncement et de la mort, du style : « Pourquoi faut-il que le renoncement oblige à faire mourir ? »
43 Quelle résistance chez moi, à cet instant, m’a contrainte à poser cette question, alors que, plus tard, je suis saisie par la force de son idée : quelque chose meurt dans tout choix, et dans le renoncement qu’il implique, surtout si l’on pense que le renoncement a toujours trait à un objet ; le renoncement tout court, le renoncement sans objet revient à une doxa et la mystique n’est pas loin. Je peux tout autant interroger la réserve qui m’a immédiatement contrainte à être si mécontente de ma remarque : du fait de la résonance intime de cette séquence, je me demande si je ne me suis pas laissée emporter par l’Agieren du transfert. Ma phrase s’inscrit mimétiquement dans le système de pensée de mon patient : une idée surgit, et l’autre, adverse, s’impose aussitôt, mais c’est moi qui l’active, à ce moment précis, en me mettant à la place de la sœur qui ne veut pas mourir. Quelle part de Louis devra mourir dans cette analyse ? Quel meurtre le menace ? Pour quel crime ?
44 À ce moment précis de l’analyse, j’ai surtout en tête la mélancolie et son érotique, le déferlement des pulsions de mort, la destructivité. Et en même temps, j’ai l’impression d’appliquer mes vieilles constructions dont je chercherais, une fois de plus, à trouver des indices susceptibles de les justifier et de vous convaincre. Sans les récuser pour autant, je dois admettre que l’ambivalence et la mort, telles qu’elles sont traitées dans L’Homme aux rats, me contraignent à compliquer ces constructions : entre les deux théories pulsionnelles, il y a un passage inéluctable par la mort, non pas la pulsion de mort, qui ne saurait se confondre avec elle, mais la mort comme réalité humaine radicale, nue, inconciliable, comme le dit André Beetschen, un scandale que les incertitudes obsé- dantes tentent d’apprivoiser : la mort comme fait, comme angoisse, comme effroi, la mort comme attaque et agression, la mort comme meurtre. La mort aussi comme en jouent les enfants, celle dont on se relève, et qui rend joyeux parce qu’elle a été vaincue. Et il y a autre chose de tout aussi essentiel, je veux parler des pensées de la mort, qui elles non plus ne peuvent être confondues avec la pulsion de mort, mais dont la toute-puissance, développée plus tard, dans Totem et Tabou [25], recèle une telle force de conviction qu’elles sont utilisées comme moyen incroyablement efficace au service de la compulsion de répétition : elles offrent aux pulsions de mort un mode d’action privilégié, grâce à leur statut de produit conscient. C’est sans doute cette qualité consciente qui entraîne souvent la confusion entre la mort et les pulsions de mort : cette confusion néglige le travail psychique que représentent les pensées de la mort et leurs traductions diverses à travers les préoccupations obsédantes sur la durée de la vie, les convictions conjuratoires ou encore les scènes morbides de disparition des êtres aimés.
45 Si Freud évoque la conviction de la toute-puissance de l’amour et de la haine dans la névrose de contrainte et affirme que, dans les deux cas, « il s’agit de la mort » [26], c’est que le patient, surestimant les effets de ses sentiments hostiles, est aux prises avec des pensées de contrainte dont il ne connaît pas la provenance. L’indécision dans les choses de l’amour – scandaleuse, car rien ne saurait être plus assuré que l’amour, justement – trouve une voie de résolution dans l’obsession par les pensées de la mort. Freud associe avec une ferme assurance l’incertitude et la mort, et il s’en sert pour en défaire la croyance : en doutant de l’amour, on doute de la mort ! Si on renverse la proposition en son contraire, pourrait-on dire qu’en croyant à l’amour, on croit à la mort ?
46 La seconde théorie pulsionnelle, à laquelle je ne saurais décidément renoncer, pas plus qu’à la seconde topique, vient surplomber cette allégeance, elle vient construire dans des modalités infiniment subtiles les fondements de l’ambivalence, elle permet, dans ses contournements, de saisir les indices de différence entre la haine et la destruction, dont on ne peut se contenter de dire que l’une implique l’objet et l’autre l’anéantit. Enjeu essentiel du transfert, car nul ne peut être tué in absentia : c’est pourtant le péril de l’analyse, que quelque chose meure, du moi ou de l’objet, les deux emportés par la mélancolie, ou encore privés d’une part d’eux-mêmes parce qu’avec le renoncement à l’objet, une part peut s’éteindre, une part d’enfance, vivante au cœur du transfert. Celui-ci, dans ses couches sédimentaires, ne réfère pas seulement au père ou à la mère, il n’est pas seulement narcissique ou objectal, haineux ou amoureux, il assigne aussi l’analyste à une place d’enfant excité et en détresse, tout-puissant et fragile, et cela, à mon avis, tout au long de l’analyse. En ce sens, le transfert contient la formation la plus précieuse et la plus intime, il conserve l’infantile et l’enfant confondus dans cette traversée. Croire au transfert, c’est peut-être croire à la pérennité de cette condensation paradoxalement assurée par la mobilité et l’inconstance de ses objets.
Notes
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[1]
A. Beetschen, « De la conviction dans la situation analytique », conférence prononcée le 3 mars 2011 devant la Société psychanalytique belge (à paraître dans la Revue belge de psychanalyse).
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[2]
D. Widlöcher, « Croire en l’inconscient », NRP, automne 1993, n°48, L’Inconscient mis à l’épreuve, p. 97-115, p. 99. Repris dans ce volume p. 101-122.
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[3]
Ibid., p. 98 et infra p. 102.
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[4]
S. Freud (1907), « Actions de contrainte et exercices religieux », OCF VIII, p. 135-146.
-
[5]
S. Freud (1890), « Traitement psychique », Résultats, Idées, Problèmes I, Paris, Puf, 1984, p. 1-23.
-
[6]
S. Freud (1926), La question de l’analyse profane, OCF XVIII, p. 10.
-
[7]
S. Freud (1913), « Remémoration, répétition, perlaboration », OCF XII, p. 185-196.
-
[8]
L. Kahn, Fiction et vérité freudiennes. Entretiens avec Michel Enaudeau, Paris, Balland, 2004.
-
[9]
S. Freud (1909), « Remarques sur un cas de névrose de contrainte », OCF IX, Puf, p. 198.
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[10]
Ibidem.
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[11]
S. Freud (1910), « Un type particulier de choix d’objet chez l’homme », OCF X, p. 187-200.
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[12]
S. Freud (1912), « La dynamique du transfert », La Technique psychanalytique, Paris, Puf, réédit. 2001, p. 51.
-
[13]
J.-B. Pontalis, « Se fier à… sans croire en… », NRP, automne 1978, n°18, La Croyance, p. 9.
-
[14]
S. Freud (1909), « Remarques sur un cas de névrose de contrainte », art. cit., p. 131-214.
-
[15]
Avec les participants du séminaire « Haine, ambivalence, pulsion de mort » que nous réunissons, Laurence Kahn et moi depuis 2012, à l’APF.
-
[16]
S. Freud (1931), « Des types libidinaux », OCF XIX, p. 1-7.
-
[17]
S. Freud (1895), « Études sur l’hystérie », OCF II, p. 9-332 ; S. Freud (1905), « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1966, p. 1-92.
-
[18]
S. Freud (1897), Lettre à Fliess du 21-9-97, Lettres à Wilhelm Fließ : 1887-1904, trad. F. Kahn et F. Robert, Paris, Puf, 2006.
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[19]
S. Freud (1909), « Remarques sur un cas de névrose de contrainte », art. cit., p. 169.
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[20]
Ibid., p. 156.
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[21]
S. Freud (1912), « Sur la dynamique du transfert », OCF XIX, p. 112.
-
[22]
L. Kahn, L’Écoute de l’analyste, Paris, Puf, 2012, p. 177.
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[23]
S. Freud (1913), « Le début du traitement », La Technique psychanalytique, Paris, Puf, 1981, p. 99 (souligné par Freud).
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[24]
Ibid., p. 100.
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[25]
S. Freud (1913), Totem et Tabou, OCF XI, p. 189-387.
-
[26]
S. Freud (1909), « Remarques sur un cas de névrose de contrainte », art. cit., p. 202.