Couverture de APF_121

Article de revue

L'enseignement à l'ipa avant la présidence de Daniel Widlöcher

Du « modèle Eitingon » à « l’exception française »

Pages 127 à 140

Notes

  • [1]
    Voir dans ce volume la contribution de Jenny Chomienne Pontalis sur l’Institut de Berlin.
  • [2]
    La réciprocité désigne le principe d’une mutualité entre les diverses sociétés de l’ipa, qui permettait aux analystes de passer d’une société à l’autre en cas d’émigration.

1 L’enseignement tel que nous le connaissons à l’apf est une exception, inimaginable dans la plupart des instituts à travers le monde. Le plus souvent, en effet, le cursus suit une progression d’année en année selon un ordre fixe, obligatoire et coordonné au sein d’une même année, comportant des séminaires, des conférences et des groupes cliniques, tous assurés par les training analysts – analystes formateurs qui sont l’équivalent de nos titulaires. Eux seuls sont habilités, dans beaucoup d’instituts, à prendre en analyse les candidats à la formation, lesquels doivent par conséquent se déclarer comme tels avant d’entreprendre une analyse. Les training analysts, auxquels il revient naturellement d’assurer les supervisions, sont également les seuls habilités à conduire les séminaires.

Des origines au « modèle Eitingon »

2 À l’origine l’enseignement constituait d’une certaine façon l’essentiel de la Bildung, sur le mode « naturel » que décrit Bernfeld : un jeune médecin prometteur, homme ou femme, était invité à venir aux réunions pour se familiariser avec la psychanalyse et éventuellement, à partir de 1905, goûter de l’analyse personnelle sous forme d’une courte « didactique » auprès d’un ancien qui en savait plus et qui l’encouragerait assez vite à s’installer. L’Association Psychanalytique Internationale (International Psychoanalytic Association, ipa), fondée en 1910, avait pour but essentiel de permettre les échanges entre les personnes qui étaient ainsi devenues analystes et qui venaient d’horizons divers avec des intérêts très personnels. La distinction s’est faite progressivement entre l’enseignement et l’analyse didactico-personnelle – sur l’impulsion de Ferenczi et de Rank qui envisageaient l’analyse « didactique » comme une véritable analyse, aussi profonde que toute analyse. La supervision a pris ensuite son autonomie : on a considéré en effet, à peu près partout si ce n’est à Budapest, que l’analyste du candidat et le superviseur ne pouvaient pas être la même personne et qu’il fallait faire appel à un autre analyste. C’est ainsi que s’imposa en 1925, au congrès de Bad Homburg, un modèle de formation, calqué sur celui de l’institut de Berlin [1] qui était le plus vivant à l’époque. On a coutume de l’appeler « modèle Eitingon », du nom de celui qui dirigeait cet institut berlinois et qui devint président du Comité international de formation mis en place à cette occasion.

3 Il fut alors décidé officiellement que la formation ne serait plus laissée à l’initiative individuelle de tel ou tel analyste mais qu’elle serait prise en charge par une société psychanalytique, laquelle deviendrait, du fait même, responsable des analystes qu’elle aurait formés. L’enjeu était d’écarter les « électrons libres » comme Adler, Stekel ou Jung. Ces dispositions, pour être applicables, nécessitaient une concertation entre les sociétés locales afin qu’elles puissent se mettre d’accord sur les critères de formation et d’enseignement à respecter pour pouvoir se porter garantes des nouveaux analystes et permettre leur passage d’une société à l’autre lorsqu’ils venaient à changer de pays – ce qui n’était pas rare dans une Europe très ouverte aux échanges. Les « anciens » sont donc devenus des formateurs, chargés de transmettre les découvertes de Freud. C’est à eux qu’il incombait d’assurer l’enseignement, l’analyse didactique – qui au départ était un mélange d’analyse personnelle, de supervision, et de réflexions pédagogiques – et les supervisions. Ce « modèle Eitingon » ayant été officiellement adopté, ses règles furent reprécisées au congrès de 1932 : il y était dit que le cursus de formation analytique, s’étalant sur trois ans au moins, comprenait : 1) l’analyse didactique avec un analyste approuvé par le Comité de formation ; 2) les études théoriques impliquant la participation à une série définie de cours et de conférences sur une période de plus de deux ans ; 3) un travail pratique sous forme de deux analyses supervisées sur une période de plus d’un an chacune.

Les pouvoirs du didacticien

4 Le « modèle Eitingon » s’est trouvé particulièrement codifié aux États-Unis dans les années 1950 et 1960, pesant sur les régulations de l’ipa. Dans ce modèle à trois piliers – analyse didactique, enseignement, supervision – les garanties concernant la formation du psychanalyste reposaient sur les épaules du didacticien qui assurait la liaison entre l’analyste en formation et l’institution. Il appartenait à ce didacticien, avec qui le « candidat » avait engagé son analyse au départ, de donner l’aval à toutes les étapes de sa formation pour qu’il puisse participer à l’enseignement, puis commencer les supervisions. Il pouvait aussi être à tout moment consulté lors des validations. De ce fait toutes les responsabilités incombaient aux training analysts, ce qui fut très vite dénoncé comme une exorbitante concentration de pouvoirs. Dès 1959, Phyllis Greenacre stigmatisait ce « système de convoi » qui rendait les candidats dépendants de la réputation de leur training analyst pour les différentes étapes qu’ils avaient à franchir et pour leur habilitation finale.

5 La Conférence des Analystes formateurs, qui se tient depuis 1964 au moment du congrès de l’ipa, a été le théâtre d’affrontements très vifs autour de ces questions. La controverse fit rage pendant les années 1970-1980, à propos de la participation de l’analyste didacticien aux prises de décision concernant l’autorisation donnée au candidat de suivre l’enseignement et de commencer les contrôles. L’ipa s’est alors divisée entre les « reporting » et « non reporting training institutes » selon que le didacticien était tenu ou non de faire un rapport sur l’analysant. Depuis une quinzaine d’années, cette pratique tend partout à disparaître.

La question de « l’analyse profane »

6 Le « modèle Eitingon » s’est trouvé rapidement torpillé par les désaccords concernant la pratique de la psychanalyse par des non-médecins. De 1925 à 1938, Eitingon et le Comité international de formation ont été hantés par ce problème de « l’analyse profane ». Eitingon lui-même, qui prônait une formation médicale, considérait néanmoins que l’absence d’une telle formation ne devait pas faire écarter une candidature d’analyste en formation, car les autres critères (et notamment tout simplement la qualité de la personne) étaient tout aussi fondamentaux. Lors du congrès de 1927, cette affaire fut au cœur des discussions, soulevant en même temps la question de la « réciprocité » [2] entre les différents instituts : Obendorf déclara, au nom de l’American Psychoanalytic Association (apsaa) fondée en 1911, que les sociétés américaines ne sauraient en aucun cas admettre à la formation des non-médecins, ni les reconnaître s’ils avaient été formés ailleurs. En 1938, au Congrès de l’ipa à Paris, l’apsaa a présenté une communication suggérant tout simplement que l’ipa cesse d’exister comme telle, c’est- à-dire comme corps administratif et exécutif, et se transforme en Congrès pour ne plus s’occuper que de projets scientifiques. En 1948, après des négociations avec Anna Freud, une réunion s’est tenue à Londres, dont Jones a rendu compte au congrès de 1949 à Zurich : il était implicitement admis que la présidence de l’ipa, qui avait jusque-là toujours été européenne, serait assumée en alternance par les États-Unis et l’Europe. En contrepartie, l’apsaa, sans renoncer à sa politique d’exclusion, accepterait que certains analystes non-médecins puissent, à titre individuel, accéder directement à l’ipa. Ce n’est que très tardivement, vers la fin des années 1980, qu’il fut mis fin à la « franchise exclusive » de l’apsaa auprès de l’ipa et à sa clause d’exclusion : l’ipa pouvait désormais admettre des groupes (et non plus simplement des individus) – groupes composés notamment des psychologues qui jusqu’alors ne pouvaient se former qu’en dehors de l’apsaa dans de rares instituts qu’on appelait « indépendants ».

Balint et Bernfeld : l’histoire mélancolique des instituts de formation

7 Les critiques à l’encontre de dispositifs rigides et exclusifs ont d’abord été le fait de « vétérans », c’est-à-dire d’analystes qui avaient été formés en Europe avant la guerre et qui avaient émigré. Dans un texte publié en 1948 dans l’International Journal, Balint déplorait l’histoire mélancolique des instituts de formation qui étaient nés pourtant d’un grand espoir illustré par le rêve hongrois d’un institut de formation et de psychothérapie des masses, qui avait été présenté au Congrès de Budapest en 1918. Ce projet que voulait financer Anton von Freund ne vit jamais le jour à cause de la guerre, mais la place qu’il donnait à l’« analyse laïque » témoignait d’une large ouverture sur la société (avec les questions d’éducation, de criminalité, etc.), ouverture qui avait été défendue initialement par Freud et Ferenczi. Selon Balint, tous les instituts créés depuis cette époque s’étaient contentés d’assurer la formation sur le mode assez uniforme de cérémonies primitives d’initiation destinées à construire des identifications par « intropression » surmoïque, et fondées par conséquent sur un savoir ésotérique, des annonces dogmatiques et des techniques autoritaires, auxquelles les candidats lui paraissaient désespérément soumis.

8 Siegfried Bernfeld, pour sa part, rappelait en 1952, juste avant sa mort, son opposition ancienne au modèle eitingonien tel qu’il était appliqué aux États-Unis où il s’était installé. Ayant participé aux réunions de la Société de Vienne depuis 1913, il rapportait une discussion qu’il avait eue avec Freud en 1922 quand il voulait s’installer comme analyste : le groupe de Berlin encourageait les débutants à faire une analyse didactique avant de commencer leur pratique, mais Freud lui aurait dit : « Allez-y, démarrez. Quand vous serez en difficulté, on verra ce qu’on peut faire. »

9 Pour ce qui est de la suite, Bernfeld distinguait deux périodes. Au cours d’une première période, s’était imposée très progressivement l’idée selon laquelle l’analyse ne peut s’apprendre qu’à partir d’une analyse personnelle. Vers 1905, Freud avait commencé à pratiquer l’analyse d’analystes, en dosant la part de didactique proprement dite en fonction des circonstances, des souhaits du patient analyste et de ses symptômes, tout ceci sans instituer de règles précises. Les « anciens » (Abraham, Ferenczi, Federn), c’est-à-dire quiconque « en savait plus » que le nouveau, pouvaient entreprendre ce type d’analyse visant à familiariser le candidat avec les mécanismes du refoulement et à débusquer ses « taches aveugles » susceptibles de nuire dans le contre-transfert. Vers les années 1920, le groupe de Berlin, dont plusieurs membres souhaitaient entreprendre une analyse mais ne voulaient pas révéler leurs secrets à un Berlinois, fit venir de Vienne Hanns Sachs pour qu’il remplisse cette fonction d’analyste didacticien.

10 La seconde période commence, selon Bernfeld, fin 1923, début 1924, quand le Comité de formation de la Société de Berlin officialise les règles de formation auxquelles doivent se soumettre les psychiatres candidats, principes dont l’adoption s’est jouée au congrès de 1925. Selon Bernfeld, les raisons de cet alignement sont diverses. D’un côté, après la première guerre mondiale, une forme sauvage d’analyse s’était développée à Berlin, sur des principes essentiellement adlériens, parmi les psychologues, assistants sociaux et éducateurs. L’analyse était décriée par la profession médicale, hormis quelques médecins socialistes. Mais dans le même temps, à Vienne où se trouvait Bernfeld, l’idée de maintenir cet ancrage social et éducationnel de l’analyse se développait dans l’entourage de Freud. Berlin décida de s’isoler de ce mouvement général pour faire de la psychanalyse une spécialité au sein de la profession médicale. Puis cette tendance berlinoise l’a emporté. À cette époque Freud était malade. Son cancer avait été découvert pendant l’été 1923 et tout le monde s’attendait à ce qu’il meure en quelques mois. Rank en avait profité pour s’affranchir en partant aux États-Unis, tandis que d’autres, très soucieux de leurs responsabilités quant au devenir de l’analyse, œuvraient pour la protéger de toute hétérodoxie. D’où la sélection rigide des candidats et l’institution d’une longue période de mise à l’épreuve et de formation autoritaire avant leur admission dans la Société. Ils en sont venus ainsi à consolider une tendance que Freud voulait éviter : la réduction de la psychanalyse à n’être qu’une annexe de la psychiatrie. Reprenant les termes de Balint sur le trait mélancolique de notre formation, Bernfeld observait ainsi en 1952 que les instituts s’étaient multipliés et agrandis, alourdis administrativement, mais sans rien changer au modèle vieux de trente ans.

Débats sur le cursus de formation et l’autonomie du candidat

11 Du fait de la place qui leur revenait dans ce dispositif autoritaire, il n’est pas surprenant que les premières remises en question soient venues des training analysts eux-mêmes, soucieux de réactualiser le contenu de cours qui leur paraissaient « dépassés » ou par trop « dogmatiques ». Il faut dire qu’aux États-Unis, cette question du « dogmatisme » a été épineuse. En 1975, un groupe de Los Angeles a porté plainte contre l’American Psychoanalytical Association pour discrimination. Ils considéraient que leur avancement dans l’institut était barré à cause de leurs positions kleiniennes. D’autres problèmes ont surgi ensuite avec les kohutiens, entraînant plusieurs scissions au sein de différents instituts, ce qu’Arlow, dès 1972, appelait des « scissions récurrentes ». D’où les efforts œcuméniques de Robert Wallerstein qui, pendant la présidence qu’il assura de 1985 à 1989, s’efforça de rassembler un « common ground », cherchant ses appuis dans la clinique de base plutôt que dans les « métaphores théoriques ». Il reste que ces discussions portaient essentiellement sur le contenu de l’enseignement, laissant plus ou moins de côté les questions concernant la structure même du cursus dans sa forme progressive et obligatoire. Pendant longtemps celles-ci ont été beaucoup moins ouvertement discutées.

12 C’est seulement au cours du précongrès sur la formation de 1971, consacré à « l’évaluation de la progression des candidats », que Leo Stone a présenté un rapport dans lequel il s’opposait à l’idée d’une progression rigide, évaluable en nombres de cours et d’heures de supervision. Il proposait une approche globale faisant place à des méthodes plus individualisées. On a vu apparaître alors pour la première fois l’idée selon laquelle le rythme de progression pourrait être laissé à l’initiative de l’analyste en formation lui-même, au lieu d’être entièrement déterminée par le Comité. On a commencé à penser qu’un curriculum pouvait comporter certains choix.

Modèle de l’apf selon Wallerstein et modèle uruguayen selon Kernberg

13 Wallerstein, qui fut rapporteur au précongrès de 1978, dressait un état des lieux sur la base de questionnaires auxquels avaient répondu cinquante-sept instituts à travers le monde. Il y mentionnait expressément la totale liberté qui régnait à l’apf où les candidats faisaient – et font toujours – valider l’ensemble d’une formation hautement individualisée dont ils retraçaient l’histoire devant le Comité. Il décrivait ce fonctionnement en détail pour en souligner la logique dès lors que l’analyse personnelle, qui est à la base de tout, est soustraite au contrôle de l’institution, le choix de l’analyste – pas forcément titulaire ni même obligatoirement membre de l’Association – relevant de la seule décision de l’analysant tandis que les entretiens de validation ne se font qu’à la demande du candidat au moment qui lui paraît opportun. Les positions de la spp ont été décrites par la suite comme se rapprochant progressivement de celles de l’apf dès lors que l’analyse didactique et les entretiens de présélection ont été abandonnés.

14 Au précongrès de 1991, le même Wallerstein a rendu compte des exposés critiques présentés à propos de ce que Zusman avait appelé le « syndrome Eitingon » ainsi que des propositions faites ici et là pour l’assouplir. Il notait que cette évolution devenait possible dès lors que les deux grandes querelles qui avaient focalisé toutes les discussions pendant plusieurs décennies s’étaient progressivement dissipées avec la disparition du monopole du reporting analysts et la fin de l’exclusion des non-médecins.

15 Les choses ont pris une tournure un peu différente sous la plume d’Otto Kernberg qui depuis 1986 écrit régulièrement sur les problèmes institutionnels en dénonçant les atmosphères infantilisantes et paranoïaques qui prévalent dans les instituts de psychanalyse – ce qu’il attribue au règne du training analyst, à la fois dans le cumul des pouvoirs effectifs qu’il exerce et le cumul des idéalisations dont il profite. Sauf erreur de ma part, c’est chez lui que la notion des « modèles » institutionnels s’est radicalisée en 2000, au temps de sa présidence de l’ipa, quand il a dressé le « modèle français » contre le « modèle Eitingon ». Il notait les modifications favorables qu’on observe peu à peu dans certains instituts, comme la possibilité pour les candidats de choisir des enseignements optionnels en plus des séminaires obligatoires, ou bien la possibilité pour des membres non titulaires de proposer des enseignements, ainsi que le développement d’organisations de candidats pouvant donner un feedback sur la formation.

16 Mais il ne s’agissait pas pour autant de rejoindre le modèle fran­çais, dont le combat original contre l’autoritarisme du modèle d’Eitingon est aux yeux de Kernberg source de diffi­cultés supplémentaires : notamment du fait qu’on n’y procède à aucune évaluation, sinon dans l’habilitation finale, et que la responsabilité a été finalement déplacée du côté des superviseurs, la supervision individuelle étant elle-même devenue un processus si profond, si personnel, qu’elle reprend à ses yeux des privilèges qui étaient ceux de l’analyse. Dès lors, il voit le choix laissé aux candidats pour l’organisation des enseignements plutôt comme une source d’angoisse que de liberté. Mais en le lisant en détail, on s’aperçoit qu’il doute clairement de l’existence même de ce fameux modèle français, car l’idée qu’un candidat puisse faire son analyse sur un divan extérieur à l’institution lui apparaît comme un mythe propagé pour faire croire au principe d’une liberté, démentie de fait par la validation en fin de formation, laquelle n’est à ses yeux qu’une postsélection élitiste. Il va donc de soi pour lui que la seule façon sûre de devenir membre de l’apf est de faire une analyse avec un titulaire.

17 C’est ainsi qu’il renvoie finalement dos-à-dos les deux « modèles », pour poser la nécessité d’une troisième voie se dessinant progressivement à travers ses nombreux articles qui se multiplient depuis 2000. L’opposition est non plus entre modèle autoritaire eitingonien et modèle français, mais entre un modèle qu’on peut « valider » et des modèles sans aucune évaluation. Sa lutte contre les modèles existants repose sur sa conviction de la nécessité d’une transparence, attestée par une évaluation possible à tout moment (« step by step »), ce qui, à chaque occasion, met le candidat en rapport avec des instances collégiales susceptibles de le tirer des griffes transférentielles de son seul analyste ou de son superviseur. Pour Kernberg, c’est la multiplication des analystes habilités à des tâches diverses qui peut combattre le monopole des training analysts : loin d’être habilités à tout et d’un seul coup (didactique, enseignement, supervision), ils auraient à être habilités à chacune de ces tâches en particulier, et pour un mandat donné pendant lequel ils auraient à rendre compte de la formation des candidats par des évaluations répétées. Les propositions de Kernberg dessinent un « modèle de collège universitaire », avec une transformation progressive des séminaires en groupes de recherche, où la publication en viendrait probablement à jouer un rôle aussi important que le passage par les étapes classiques de la progression dans l’institution. Et de fait, un modèle de ce genre a été officialisé par le Comité Exécutif de l’ipa vers 2005, sous le nom de « modèle uruguayen » : la fonction de titulaire se trouve là éclatée en quatre collèges (admission, supervision, analyse personnelle et enseignement) tandis que la formation se déroule avec des évaluations continues et écrites, sur la base d’un pluralisme théorique, et aboutit à un diplôme qui donne une équivalence universitaire du master.

Conclusion

18 Cette rétrospective nous amène au seuil des années 2000, avant que n’intervienne la réforme introduite par Daniel Widlöcher. Mon intention était de rappeler que les tendances qui s’affrontent aujourd’hui ont une longue histoire et de montrer à quelle place nous nous situons. Quand on reprend ce parcours, on constate que les discussions concernant l’enseignement se sont organisées selon trois axes :

1. Qui forme et qui enseigne ?

19 Il ne reste aujourd’hui pratiquement plus de reporting institutes, et la didactique elle-même a changé de nom dans la plupart des cas, pour devenir une analyse personnelle censée être à l’abri de toute ingérence institutionnelle. C’est ce que l’on a appelé à l’apf le principe d’extraterritorialité de l’analyse personnelle. Le poids de la « garantie » quant à la formation des analystes s’est par là même déplacé en grande partie vers les superviseurs.

20 Dans beaucoup d’instituts, toutes les fonctions d’enseignement restent assurées par les training analysts. Autrement dit, il est rarement question de séminaires organisés par des membres non titulaires même s’il leur est permis parfois de codiriger des groupes de travail pour se préparer à leurs tâches futures de titulaires. Dans ces instituts il n’y a jamais de groupes fonctionnant à l’initiative des analystes en formation. Des tentatives sont faites pour leur demander leur avis et recueillir leurs souhaits via la consultation des Comités de formation et par l’intermédiaire de délégués du groupe des analystes en formation.

2. Qui est formé et reçoit l’enseignement ?

21 La complexité de ces enjeux nous est aujourd’hui familière, puisqu’elle recouvre la question de l’habilitation au titre de psychanalyste, permettant d’exercer en tant que tel selon la législation propre à chaque pays. Mais indépendamment de ces questions légales, la controverse de fond porte dès le départ sur la professionnalisation de l’analyse comme faisant partie des métiers de santé mentale. On peut considérer que le poids de cette question se reflète dans les modalités mêmes de l’enseignement : la plupart des instituts, même quand ils acceptaient des non-médecins, ont organisé l’enseignement sur le modèle d’une formation « professionnelle », prenant la forme d’un cursus exhaustif et validant, suivant un parcours obligatoire, séquentiel, progressif et planifié dans le temps, pour aboutir dans de nombreux cas à l’obtention d’un « diplôme ».

22 Dans ce cas de figure, c’est en quelque sorte une « promotion » qui reçoit l’enseignement organisé sur une période de trois à cinq ans, correspondant en général à l’ensemble de la formation, supervisions incluses, jusqu’à la validation du cursus. En d’autres termes, c’est l’institution qui établit le rythme de la formation et qui impose les dates de validation. Certains enseignements sont parfois soumis à un contrôle, au même titre que les supervisions, pouvant donner lieu à des rapports écrits par les candidats au rythme par exemple d’une fois tous les six mois. On voit apparaître aujourd’hui une tendance à l’assouplissement de ces dispositions, avec l’idée notamment de séminaires optionnels que l’on pourrait poursuivre pendant une durée plus longue que celle qui avait été initialement prévue. Je renvoie à l’article d’Anne- Marie Duffaurt qui évoque, à propos de la Société britannique, certaines possibilités de choix guidés pour réduire le fossé entre cours A et cours B.

23 Ces modalités de relations permanentes entre le « candidat » et l’institution sont évidemment très éloignées de « l’enseignement à la carte » qui prévaut chez nous, laissant à l’analyste en formation le choix des séminaires qui l’intéressent pour le temps qu’il souhaite, de même qu’il a la possibilité de réguler lui-même l’intensité ou la distance de sa participation à la vie institutionnelle ainsi que la durée de sa formation, laquelle reste cependant tributaire de celle des supervisions, sans que pour autant des « normes » soient imposées (cf. les notions de Bildung dans les textes de l’apf ou de style chez Jacques Lacan).

3. En quoi consiste cet enseignement ?

24 Au-delà de l’idéal évoqué par Freud qui souhaitait que l’analyste acquière des connaissances étendues dans les domaines de la biologie, de la littérature et de la mythologie, les instituts ont tendance à organiser les enseignements sous forme d’un ensemble de matières à étudier, s’inscrivant dans un corpus défini. Ainsi les enseignements ne sont-ils pas nécessairement « choisis » par les formateurs qui en sont chargés, d’où il s’ensuit que les programmes proposent rarement des séminaires « problématisés » qu’on aurait envie de poursuivre pendant plusieurs années. (Ce type de projets a cependant tendance à se développer dans la mesure où certains instituts mettent en valeur la « recherche » comme quatrième pilier de la formation.)

25 Les programmes comportent classiquement : la lecture historique des cas cliniques de Freud ; des éléments de psychopathologie ; l’étude de L’Interprétation du rêve (souvent faite en deux cours, l’un théorique sur la formation de symptôme et le rêve, l’autre plus technique) ; l’apprentissage de la technique : indications, débuts d’analyse, puis, dans les années ultérieures, les phases intermédiaires, la terminaison ; la reprise des concepts fondamentaux : inconscient, transfert, résistance ; la théorie des pulsions, des Trois essais à Au-delà du principe de plaisir, avec dans certains cas des réflexions sur la métapsychologie ; la théorie du narcissisme ; la psychosomatique, etc. À quoi s’ajoutent des séminaires de cas (continuous case).

26 Certains points restent en discussion. Le premier est ancien. Il concerne l’importance qu’il faut donner à un enseignement en psychologie de l’enfant, portant en particulier sur le développement de l’enfant et de l’adolescent, les relations précoces, etc. De nombreux instituts aux États-Unis ont rendu obligatoire un cours d’observation de l’enfant, même si l’analyste en formation ne se destine pas à l’analyse d’enfant. Dans certains cas l’obligation va plus loin puisqu’elle implique aussi la supervision d’un cas d’enfant en analyse.

27 Le second point est celui de l’exhaustivité de l’enseignement et du cursus. La discussion porte notamment sur l’importance qu’il faut donner aux domaines voisins non-analytiques (neuro­sciences par exemple, ou méthodologie) ainsi qu’à la psychanalyse appliquée (littérature, art, ethnologie). Mais elle porte surtout sur la place accordée aux « différentes théories psychanalytiques » (Ego psychology, Relations d’objet, Self psychology, Kleinisme, Intersubjectivité, Winnicott, Bion, etc.), notamment aux États-Unis où, devant l’explosion de scissions diverses et les craintes d’inféodation, la tendance moderne est de veiller à ce que le candidat soit confronté à « toutes ces théories qui ont toutes leur validité » ; et pour ce faire il est même parfois recommandé d’inviter un analyste d’une autre école chargé d’en faire l’exposé.

28 Il faut rappeler enfin que, à l’époque où certains instituts américains avaient accepté d’admettre du bout des lèvres les candidats non-médecins, ces derniers n’avaient pas droit au cursus complet puisqu’ils devaient promettre de ne jamais exercer la psychanalyse. Leur cursus tronqué les écartait donc non seulement des supervisions, mais aussi de l’enseignement « technique ».

29 Or l’enjeu de ces cursus réduits s’est déplacé : il concerne actuellement l’importance d’un enseignement de la psychothérapie. Il va de soi que cela donne fortement matière à controverse et que nombre d’instituts ont pris très tôt position contre de telles options. Ainsi, à Chicago, en 1956, a-t-il été décidé qu’il n’y aurait pas d’enseignement de la psychothérapie, tout le temps de formation devant être consacré à l’enseignement de la psychanalyse, d’autant que les lieux où les différentes formes de psychothérapie sont enseignées ne manquaient pas. Mais d’autres instituts ont argué que, dans la mesure où ces cas constituaient l’essentiel de la clientèle des jeunes analystes dans les premiers temps de leur installation, il convenait d’instaurer et valider des cursus courts en plus des cursus longs.

30 Sur l’ensemble de ces points, les quatre annexes qui suivent proposent le relevé historique des différentes positions qui se sont manifestées, voire opposées, au sein de l’ipa jusqu’en 2000, ainsi que le compte rendu détaillé d’un certain nombre de documents et la relation des principaux débats.

Notes

  • [1]
    Voir dans ce volume la contribution de Jenny Chomienne Pontalis sur l’Institut de Berlin.
  • [2]
    La réciprocité désigne le principe d’une mutualité entre les diverses sociétés de l’ipa, qui permettait aux analystes de passer d’une société à l’autre en cas d’émigration.
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