Notes
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[1]
S. Freud (1922), Correspondance 1873-1939, Paris, Gallimard, 1979, p. 370.
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[2]
S. Freud (1905), «?Fragment d’une analyse d’hystérie?», ocf, VI, Paris, puf, p. 239.
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[3]
Th. Reik (1949), Fragment d’une grande confession, Paris, Denoël, 1973.
-
[4]
Ibid., p. 356.
-
[5]
La première lettre est du 8 mai 1906.
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[6]
Tels I. Hoffman, D. B. Stern, R. Geha, entre autres.
-
[7]
R. Schafer (1979), «?On Becoming a Psychoanalyst of One Persuasion or Another?», Contemporary Psychoanalysis (New York), no 15, p. 345-360.
-
[8]
R. Schafer (1987), «?Self-Deception, Defense and Narration?», Psychoanalysis and Contemporary Thought (Madison, Conn.), no 10.
-
[9]
J. Laplanche (1998), «?La psychanalyse, mythes et théorie?», Revue française de psychanalyse, vol. LXII, no 3, juil.-sept. 1998, Le Narratif en psychanalyse, p. 871-888.
-
[10]
D. Spence (1982), «?Vérité narrative et vérité théorique?», rfp, no 3, 1998, p. 849-50.
-
[11]
D. Spence (1990), «?The Rhetorical Voice of Psychoanalysis?», japa, 38, p. 599.
-
[12]
G. H. Klumpner, R. A. Galatzer-Levy (1991), «?Presentation of Clinical Experience?», Journal of the American Psychoanalytic Association, 1991, vol. XXXIX, no 3, p. 727-740.
-
[13]
Th. Reik, op. cit., p. 358.
-
[14]
Ibid., p. 377.
-
[15]
S. Freud (1907), Délire et rêve dans la Gradiva de W. Jensen, Paris, Gallimard, 1973, p. 127.
-
[16]
Ibid., p. 190.
-
[17]
Ibid., p. 241.
-
[18]
Ibid., p. 242.
-
[19]
Ibid. p. 245.
-
[20]
Et même auparavant, en 1907, dans la foulée de la Gradiva, il en avait posé le cadre avec son texte «?Le poète et l’activité de fantaisie?», ocf VIII, Paris, puf, p. 159-171.
-
[21]
S. Freud (1907), Délire et rêve dans la Gradiva de W. Jensen, Paris, Gallimard, 1973, p. 127.
-
[22]
S. Freud (1900), L’Interprétation du rêve, ocf IV, Paris, puf, p. 547.
-
[23]
S. Freud (1933), «?Révision de la doctrine du rêve?», ocf XIX, Paris, puf, p. 98.
-
[24]
Ibid., p. 102.
-
[25]
A. Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, coll. «?L’Imaginaire?», 1995, p. 75.
-
[26]
T. Ogden (2004), «?De l’incapacité de rêver?», L’Année psychanalytique internationale (Genève), no 2, p. 21-36.
-
[27]
S. Freud (1907), «?Le poète et l’activité de fantaisie?», ocf VIII, Paris, puf, p. 162.
1 Freud aimait la littérature et il se plaisait à souligner la parenté profonde entre le psychanalyste et le poète qui s’avancent l’un et l’autre vers les mystères de l’âme, puisant aux mêmes sources pour penser les vérités de l’inconscient. Au point qu’il n’hésitait pas à reconnaître aux créations de l’artiste une longueur d’avance : ainsi, il écrit dans une lettre à Schnitzler : « J’ai […] eu l’impression que vous saviez intuitivement – ou plutôt par suite d’une auto- observation subtile – tout ce que j’ai découvert à l’aide d’un laborieux travail pratiqué sur autrui. » [1] Éloge d’autant plus aimable qu’il passe sous silence combien certaines de ses propres découvertes lui sont venues d’une très rigoureuse auto-observation. Mais Freud se décrivait aussi comme ligoté par ce qu’il appelait le travail de « dissection » propre à l’analyse [2]. Ainsi, quelle que soit leur affinité, la position de l’artiste et celle de l’analyste diffèrent sur un point fondamental : le premier est censé dévoiler l’inconscient d’une manière qui permette au lecteur séduit de faire l’économie d’une certaine part de résistance, alors que le second se donne pour tâche de travailler ces résistances aussi longtemps qu’il le faut pour les arracher à la répétition.
2 Et pourtant. Cette opposition est peut-être ce qui donne une saveur particulière à ce que, dans le Fragment d’une grande confession [3], Theodor Reik révèle de son bout d’analyse avec Freud, seconde tranche abordée bien après son analyse avec Abraham. Reik en effet souffrait d’étourdissements et de vomissements qui lui faisaient chaque fois éprouver « littéralement mille morts » ; littéralement, car il croyait bien pouvoir en mourir. Il était, à ce moment de sa vie, pris en tenaille entre ce qu’il appelait ses « travaux forcés » auprès d’une épouse gravement malade, parfois tyrannique, et une inclination « pas purement physique » pour une jeune femme, alors que par le passé il avait abondamment trompé son épouse légitime sans craindre d’en mourir. Il évoque ainsi sa dernière séance avant son retour à Berlin – c’est d’ailleurs la seule séance qu’il évoque : « Freud m’écouta près d’une heure presque sans rien dire, puis prononça quelques mots de sa voix grave et ferme : une question toute simple qui résonna longuement en moi. Sur le moment elle m’étonna car je ne vis pas le rapport qu’elle avait avec ce que je venais de relater. J’attendis, croyant qu’une explication allait suivre, mais Freud garda le silence. » [4] Il pouvait donc bien s’agir d’une interprétation, puisque après avoir eu sur le divan un soudain vertige, il se dit « Ah oui, c’était donc ça ? »
3 La question de Freud était : « Vous souvenez-vous du roman de Schnitzler : Le Meurtrier ? » Une interprétation donc, donnée sous la forme d’une allusion à un roman. Freud n’invoque pas ici l’un de ces grands textes classiques dont il faisait des citations de tête, mais un roman tout à fait contemporain, dont il savait que Reik l’avait lu puisqu’il était ami de Schnitzler et qu’il avait même écrit sur celui-ci. Car Reik était bien un ami de Schnitzler, à la différence de Freud, dont on ne sait même pas s’il a finalement rencontré l’écrivain. Restent les quelques lettres qu’il lui a écrites, à seize ans d’écart [5], dont la lettre fameuse de 1922 où il lui explique rétroactivement son évitement par « la crainte de rencontrer [son] double ».
4 Quand j’ai lu pour la première fois ce fragment d’une grande confession de Reik, ma réaction a été : voilà une bien curieuse interprétation. Totalement allusive, elle m’apparaissait a priori comme une forme abâtardie d’interprétation, trop massive, trop transparente, trop préconsciente. Elle établissait juste un parallèle entre le discours du patient et un élément extérieur à la cure, et ce rapport était supposé s’imposer comme une évidence du fait de connaissances communes ou d’un monde partagé. Lorsqu’il m’est arrivé, rarement, d’user d’allusion, parce que j’étais probablement saisie par une excitation esthétique irrépressible devant la similitude entre ce que me racontait un patient et le souvenir d’un livre que j’avais aimé, je me suis plutôt trouvée confrontée aux difficultés que provoque un acting de la part de l’analyste : une fois le patient m’a dit qu’il ne connaissait pas le livre, ou plus exactement le film, un vieux classique auquel je faisais référence, alors qu’il était un cinéphile incollable qui avait maintes fois évoqué dans ses associations ce genre de film. Peut-être avait-il soudain oublié celui-là comme il peut nous arriver, sous le coup de la surprise, de ne plus nous souvenir de quelque chose que nous connaissons bien ; ou peut-être avait-il feint l’ignorance, mécontent de voir surgir une association qui m’était propre alors que c’était lui qui devait associer, qui aurait dû y penser le premier ; ou bien était-ce l’idée que nous ayons vu le même film, que nous ayons pu un jour nous côtoyer dans une « salle obscure », qui n’était pas admissible ? Il s’est alors produit une sorte de rupture dans le fil de la séance qui s’est trouvée comme engloutie dans ce trou de refoulement. En même temps je sens bien ici qu’il ne s’agit pas vraiment de quelque chose qu’on pourrait répertorier comme « l’allusion », en tant que telle, mais plutôt de ces avatars transférentiels qui font qu’à un moment un élément étranger, extérieur, déjà formulé ou écrit ailleurs, s’introduit dans la séance, au risque d’y faire effraction.
5 Pourtant, en relisant récemment ce passage de Reik, je me suis trouvée moins dérangée par l’usage fait par Freud de l’allusion littéraire et moins encline à brandir l’étendard de l’interprétation pure. Car Reik fait grand cas de cette intervention : « Il est certain qu’en la circonstance, Freud a eu un trait de génie en n’agissant pas selon les règles mécaniques, mais en se fiant de façon souveraine à son intuition. » Génie qui a consisté à ne pas avoir dit crûment : « Vous souhaitez que votre femme meure pour pouvoir épouser l’autre », mais à avoir « atténué la surprise », dit Reik, en le mettant sur la voie d’une similitude. Alfred, le personnage du roman, a demandé la main d’Adèle, une jeune fille sévèrement gardée par un père prudent, qui a exigé un an de réflexion pour donner son consentement ; il a donc profité de ce délai pour emmener en croisière sa vieille maîtresse Élise qui ne vit que pour lui et à qui, il faut annoncer la rupture, alors qu’elle est sujette à des spasmes cardiaques. Du coup, il se demande si elle ne pourrait pas mourir à Naples « sous ses embrassements ». Puis, comme l’affaire n’est pas résolue par cet érotisme qu’il lui souhaitait « fatal », il empoisonne sa maîtresse. Selon Reik, en évoquant cette fiction de Schnitzler, Freud lui avait présenté une sorte de double. Peut-être était-ce la configuration transférentielle qui lui avait permis de prendre de manière si constructive cette allusion. On aurait envie de broder sur la fascination que suscite ce jeu des doubles et sur le déplacement qu’il permet aux destins de l’ambivalence fraternelle et confraternelle entre Reik, Freud, Schnitzler, ce dernier qui n’était pas seulement écrivain mais aussi laryngologue et à qui Freud écrivait en le traitant de « Très honoré Docteur », un docteur qu’il ne voulait pas rencontrer mais qu’il convoquait dans une cure. Si l’on suit Reik, la force de Freud a été de lui présenter une fiction dont il pouvait se démarquer tout en s’y reconnaissant. On peut imaginer qu’il en était sorti comme on émerge d’un cauchemar, soulagé soudain que ce ne fût que fiction : car lui, il n’avait pas tué sa femme. « Fait étrange, dit Reik, cette révélation, au lieu de m’affoler, me tranquillisa. » Ce renversement d’affect est une expérience familière du réveil de cauchemar, encore que le réveil ne suffise pas toujours à ce que s’opère automatiquement la déprise de la réalisation hallucinatoire. En introduisant une référence à la fiction, l’intervention de Freud aurait-elle opéré un déplacement de territoire permettant à Reik de se démarquer de la chose pénible et d’entendre la violence inconsciente ?
6 Avec ce fragment, j’aborde par une question restreinte l’usage de la fiction : lorsqu’elle est prise comme une bordure. Avec cette délimitation, je vais forcément à l’encontre de ce qu’on appelle aux États-Unis le mouvement fictionnaliste, né des anciens travaux de Viderman, Schafer et Spence dans les années 1970-1980. Pour les auteurs qui s’en réclament [6], c’est l’analyse elle-même qu’il faut considérer comme une fiction, dans la mesure où, ne reposant que sur le langage, elle ne saurait être autre chose qu’un « processus narratif ». On ne recourt pas à la fiction, on la fait, et l’on est dedans à son insu. Mais il me semble qu’alors le terme de fiction devient une sorte de mot-valise où vient se condenser une série de glissements du langage théorique qu’on peut suivre au fil des « révisions modernes » de la psychanalyse. Cet aboutissement tient probablement à la facilité qui permet de passer, comme par une évidente équivalence, de la notion de construction à celle de narration, et puis enfin à celle de fiction. Et en recueillant le fruit de réelles réflexions sur la pratique analytique, chaque fois une partie de l’édifice est déboulonnée.
7 Ainsi la construction – que Viderman avait opposée à l’idée de reconstruction – vient-elle promouvoir l’idée force de la création qui s’exerce dans le cadre de la cure : une réalité particulière, œuvre commune et tout à fait unique de l’analysant et de l’analyste. Cependant, le fond de cette affaire semble sortir tout droit de la vieille marmite du contre-transfert et de l’extension progressive de celui-ci dans le champ de l’analyse, sous la forme de l’implication de l’analyste dont le statut d’observateur impartial est depuis longtemps battu en brèche. Avec l’image de la marmite, j’essaie de figurer cet échauffement au long cours qui fait que des bulles n’arrêtent pas de venir se former et éclater à la surface, chaque fois distinctes mais faites de la même matière. Les plus grosses, qui éclatent aujourd’hui, sont surtout l’empathie et l’intersubjectivité. La construction était issue du même frémissement qui avait voulu briser le « consensus analytique » : l’appartenance de l’analyste à une communauté autorisée par son savoir telle qui fait qu’il n’entre pas dans la cure tout à fait aussi seul que le patient. C’est pourquoi, je crois, Schafer a commencé sa réflexion avec la volonté de changer le langage même de la psychanalyse, en proposant son « langage d’action » qui devait s’en tenir à l’usage de verbes modulés par des adverbes (pour inscrire les affects). Ce qu’il faisait ainsi était d’effacer toute allusion possible à un texte extérieur, en l’occurrence le texte de référence de la métapsychologie freudienne. Il y a là ce qu’on pourrait considérer comme une hantise de l’argument d’autorité, comme si, en rejetant l’appui de la référence théorique, l’analyste allait pouvoir se défaire du lien implicite ou allusif qui le maintient du côté d’un savoir-pouvoir et relègue le patient au statut d’objet réifié. D’où l’anathème jeté sur les substantifs. Il s’agit de prendre toute activité psychique, consciente ou non, comme une action, c’est-à-dire comme ayant un but, et de considérer l’expérience subjective comme une construction (qui est en soi une action dans la « construction mutuelle » de l’analyse [7]), par laquelle l’analysant se donne les raisons de ses actions. Il est donc ici beaucoup fait appel à la notion de construction, mais dans un sens qui se démarque infiniment de ce qu’on appelait couramment « construction » depuis Freud, à savoir cet effort de reconstitution fait par l’analyste, pour suppléer à l’absence de souvenirs, avec une histoire explicative et vraisemblable fondée sur le rassemblement synthétique de traces fragmentaires. Entre ces deux conceptions, se manifeste toute l’opposition entre la recherche de la compréhension par la poursuite de raisons subjectives, et celle de l’explication par le déterminisme d’une causalité. Il reste cependant un point commun entre la « redescription » constructiviste et la construction classique : la notion de narration, qui organise un récit dans le temps de la conséquence.
8 Dans le langage analytique moderne, la narration est rapidement devenue « narrativité », c’est-à-dire un processus qui est postulé comme le moteur non seulement de la cure, mais aussi du changement dans la cure. Pour Schafer, cela consiste en ce que le patient puisse « redésigner » ses actions en se reconnaissant à l’origine de tout ce qu’il mettait au compte d’expériences subies, qu’il s’agisse d’être maltraité par la vie ou tout simplement d’avoir une idée qui lui vienne à l’esprit. L’enjeu est alors de transformer la passivité en activité, ou plutôt de réaliser que même la passivité est une activité. Dans la cure, que Schafer n’hésite pas à nommer le « dialogue psychanalytique », l’activité peut s’instaurer du côté du patient dès lors qu’il est considéré comme narrateur, c’est-à-dire « quelqu’un qui, entre autres actions remarquables, raconte des soi » (narrates selves) [8]. L’analyse devient donc travail de narration, de révision du récit d’une histoire qui a forcément plusieurs versions, indéfiniment révisables jusqu’à ce qu’on aboutisse à la meilleure possible, selon ce qu’il appelle les « critères esthétiques » de la bonne histoire : la plus vraisemblable, la plus cohérente, la plus compréhensive (le plus grand nombre de motifs subjectifs dans une version réduite), mais avant tout celle dans laquelle le narrateur se donne comme agent. Jean Laplanche, pour ne citer que lui, n’a pas manqué de souligner le caractère éminemment défensif de ces structures narratives et des idéaux qui leur sont liés [9].
9 Mais il faut en venir à la fiction, que j’essaie d’atteindre ici par les glissements progressifs qui l’ont instaurée comme question apparemment « incontournable » de l’analyse. Nous y sommes presque : de l’agent à l’auteur, puis, du discours au texte investi par l’herméneutique, il n’y a qu’un pas. L’idée du texte n’est pas nouvelle : Freud parlait du rêve comme d’un texte à traduire. En revanche, et c’est plus nouveau, il apparaît que le texte du patient s’estompe de manière étrange pour devenir une sorte de référent ultime mais insaisissable dans sa subjectivité propre. Conséquence, me semble-t-il, de cette communauté patient/analyste établie par la notion de construction commune. Du coup, les réflexions se concentrent finalement sur une autre forme de texte : celui que produit l’analyste lorsqu’il tente de rendre compte d’une cure, dont il est en quelque sorte co-auteur. Donald Spence s’est emparé du problème de l’élaboration théorico-clinique pour en dénoncer la dimension rhétorique, ces formes d’écriture n’étant destinées selon lui qu’à persuader la communauté analytique, non pas grâce à des éléments cliniques bruts mais par des histoires de cas et de narrations en forme de fictions [10]. Des fictions où, dit-il, l’analyste impose ses interprétations comme des mascarades d’explication, de manière parfaitement invérifiable [11]. Cette critique du style de « fictionnalisation » adopté dans les récits cliniques a été reprise en 1991 par le comité scientifique de l’Association psychanalytique américaine [12], mais en reconnaissant aussi une certaine nécessité du recours à ce genre de témoignage subjectif qui découle de l’engagement de l’analyste dans la construction de l’espace analytique et représente son « point de vue ». À ce titre, il est donc admis qu’« on ne saurait s’en passer, à condition que l’on ne s’en contente pas », mais que l’on donne aussi la parole au patient, notamment sous la forme de retranscriptions verbatim. Ce groupe propose en conséquence un formatage qui permettrait d’établir un véritable style d’échange sur la clinique : il voudrait qu’à la narration du cas, on ajoute des précisions très méticuleuses sur les choses dites, les choses pensées mais non dites, et qu’on mette en œuvre une contextualisation par des commentaires systématiques qui permettraient de fabriquer une sorte de glossaire du matériel pour chaque cas.
10 Ce glissement vers une normativité littéraire – qui est à sa manière tout aussi dérangeante que l’exigence de mesures dites scientifiques – était ce qui incitait déjà, en 1982, Harold Bloom, pape de la critique littéraire aux États-Unis, à décréter que la psychanalyse n’est rien d’autre qu’un fragment de la culture littéraire. C’est aussi ce qui permettait en 1987 à Wallerstein, alors président de l’ipa, et confronté à la nécessité de prendre acte du pluralisme irréductible des écoles analytiques, de dire que nos positions théoriques sont affaire de légitimes préférences, puisque ces théories ne sont, après tout, que des « métaphores », métaphores de ce qu’il appelle nos « théories privées ».
11 En somme, dans leur effort pour mettre en lumière la dimension de création à l’œuvre dans le processus analytique, les fictionnalistes ont noyé la question de la fiction en en faisant un processus ubiquitaire de narration, qu’ils ont déplacé progressivement du discours du patient dans la cure au discours théorico-clinique de l’analyste. Ce dont les adversaires de l’analyse – mais aussi certains défenseurs dans une sorte de plaidoyer provocateur – se sont emparé pour l’enfermer dans le problème de la vérité, ou plus précisément de la non-vérité de l’analyse. Or, si je me suis attachée comme point de départ au petit fragment de Reik, c’est parce qu’il m’a semblé que, moins que le contenu ou la richesse d’une fiction éventuellement produite par l’analyse, c’est l’allusion à l’idée de fiction (un « ceci renvoie à une fiction ») qui a permis que bascule l’économie de la séance et qu’on entende autrement.
12 J’ai évoqué la manière dont Reik raconte le bienfait, selon lui, de l’intervention de Freud faisant référence au roman de Schnitzler : « Il me présentait une sorte de double, […] autrement dit une personnification des possibilités sommeillant en moi, une effrayante image du destin que j’aurais pu avoir. Cette révélation […] me donna le recul par rapport à moi-même qui me manquait. J’en tirai la conviction que ces virtualités ne se réaliseraient pas, n’étaient que des produits de mon imagination, des ombres inoffensives. » [13] Personnification, recul grâce à la virtualité, ombres. En quelque sorte présenter comme réels, par le biais de la fiction, des personnages qui se transforment en ombres aurait permis de mettre à distance le meurtre, en le déréalisant. Cette virtualité- là n’est pas celle que Schafer et ses successeurs cherchent à épuiser dans une déclinaison à l’infini des versions subjectives du soi. La fiction évoquée par Reik a ceci de particulier qu’elle n’a pas été réalisée mais qu’elle a été réellement investie de tous les affects que mobilise l’identification à un autre, qu’elle a même été surinvestie, puisqu’il s’agit d’un personnage-héros. L’aller-retour entre ces territoires sillonne donc un terrain d’investissement et de désinvestissement par le biais de la déréalisation de ce qui, l’espace d’un instant, est tenu par Reik pour avoir failli lui arriver, mais n’est pas arrivé. Un peu plus loin, parlant d’autre chose (mais n’est-ce pas toujours la même chose), il écrit : « Pour nous voir clairement, nous avons besoin de devenir étrangers à nous-mêmes afin de nous regarder avec les yeux d’un autre. […] Ne sommes-nous pas un peu comme des étrangers dans notre propre maison ? Pour nous y sentir réellement chez nous, il nous faut la quitter et y revenir. » [14]
13 En lisant ces réflexions de Reik, des images de rêves me sont venues à l’esprit : rêves de maisons que les patients racontent si souvent, des maisons inconnues où ils s’orientent comme s’ils y avaient toujours vécu, des maisons familières mais qui ne sont pas comme elles sont « en vrai », cette pièce où nous nous rencontrons et qui est mon cabinet, mais qui n’est pas cette pièce, tout comme ce n’est pas moi mais une femme brune qui les reçoit. Ces rêves sont légion. À la différence de Freud et Reik qui avaient lu le même roman de Schnitzler, le patient et l’analyste n’ont pas fait le même rêve, mais il me paraît néanmoins légitime de parler là d’une sorte d’« allusion littéraire » : car lorsque le patient annonce qu’il va raconter un rêve, il renvoie à une convention qui a donné à ce genre, qu’est le récit de rêve, le statut de voie royale d’accès à l’inconscient parce qu’il n’obéit pas à la logique de la raison. Dès lors, en dépit des absurdités qui surviendront, on cherchera du sens, on acceptera que les personnages se transforment les uns dans les autres ou qu’on ne soit pas sûr de les reconnaître, ou encore qu’on les reconnaisse avec certitude en dépit des apparences, et alors qu’ils ne ressemblent pas à ce qu’ils sont en réalité. Tout ceci ressemble fort aux accords implicites que Freud attribuait à l’auteur et au lecteur de la Gradiva en matière de littérature fantastique.
14 C’est le point de départ de ce texte sur la Gradiva que d’invoquer l’alliance des poètes et des romanciers avec « l’auteur de L’Interprétation du rêve », ainsi que Freud se désigne lui-même. C’est en effet essentiellement par le rêve que se noue cette alliance : les romanciers font parfois rêver les « personnages engendrés par leur fantaisie » pour figurer leurs états d’âme. C’est la preuve qu’ils estiment le rêve comme un « mouvement expressif de la vie psychique », et sont, « dans la connaissance de l’âme, nos maîtres à nous, hommes vulgaires » [15]. Mais il ne faut pas se hâter pour autant vers une analogie directe entre le rêve et la fiction, comme si l’homme vulgaire allait approcher en rêvant la liberté de création de l’écrivain. Freud avance pas à pas. Il propose en fait une analyse comparative de rêves imaginés par des romanciers, mais décide finalement d’exposer une étude centrée sur les deux rêves inventés par Jensen pour son héros et d’y appliquer la méthode de l’interprétation psychanalytique. Et sa satisfaction est de constater que ces créations littéraires obéissent parfaitement aux règles de condensation, déplacement et symbolisation de la formation du rêve : on y découvre, sous le récit manifeste, les pensées latentes qui expliquent les incongruités de la démarche du héros.
15 Mais cette confirmation de la méthode par la fiction ne va pas sans difficultés, et Freud énonce à plusieurs reprises sa perplexité quant à ce qu’elle signifie : « Comment le romancier était-il parvenu au même savoir que le médecin, ou du moins, comment en était-il arrivé à faire comme s’il savait les mêmes choses ? » [16] alors qu’il « nie tout simplement la connaissance des règles que d’après nous il a si bien suivies » [17] – c’est du moins la réponse que lui a donnée Jensen lorsqu’il l’a interrogé. Dans un premier temps, Freud répond à ces questions en invoquant une fois de plus l’intuition des écrivains, « la tolérance de leur intelligence » qui leur fait connaître « les lois qui régissent la vie de l’inconscient sans avoir besoin de les exprimer » [18]. C’est seulement dans l’appendice à la deuxième édition, en 1922 qu’il se révolte contre cette soumission : « Depuis que j’ai écrit cette étude, l’investigation psychanalytique s’est enhardie et a abordé encore à d’autres points de vue la création littéraire. Elle n’y cherche plus seulement la confirmation de ce qu’elle a découvert chez les névrosés non créateurs ; elle prétend encore apprendre à connaître avec quel fond d’impressions et de souvenirs personnels l’auteur a construit son œuvre, et par quelles voies, par quels processus, ce fond a été introduit dans l’œuvre. » [19] De fait, cette perspective psychobiographique – et toutes les passions qu’elle suscite – avait porté ses fruits dès 1910, avec le Léonard [20]. Mais Léonard n’était pas écrivain. Et puis il y eut bien Dostoïevski, mais en fin de compte Freud a plutôt laissé à d’autres le soin de poursuivre de cette manière l’analyse des œuvres littéraires. C’est Reik qui a écrit sur Goethe, Jekels puis Jones sur Shakespeare. Et, curieusement, Freud n’a jamais publié son texte de 1905 sur « Les personnages psychopathiques à la scène » (la première publication a eu lieu en anglais, en 1942, et seulement en 1953 en allemand). Finalement, son approche de la littérature s’est maintenue essentiellement sur le mode de la citation, et parfois de l’allusion. Et son ton dans l’appendice à la deuxième édition de la Gradiva est presque sec, peut-être pour dire que cette fameuse alliance littérature-psychanalyse est moins acquise qu’elle ne semblait à première vue : « Peu après la publication de mon étude analytique sur Gradiva, je tentai d’intéresser le vieil écrivain à cette nouvelle orientation des recherches psychanalytiques ; mais il refusa son concours. » Et Freud d’affirmer alors en quelque sorte l’ignorance de l’écrivain là où précédemment il vantait son omniscience.
16 À y bien regarder, quelque chose de cette ambivalence était pourtant présent dès l’origine, lisible dans l’introduction de la Gradiva, inscrite dans les mêmes phrases que celles qui rendaient si absolument hommage au poète : « Que le poète ne s’est-il prononcé plus nettement encore en faveur de la nature, pleine de sens, des rêves ! Une critique plus sévère pourrait en effet objecter que les romanciers et les poètes n’ont pris parti ni pour ni contre la signification psychique du rêve ; ils se sont bornés à montrer comment l’âme endormie frémit aux émotions demeurées en elle actives, en tant que restes de la vie diurne. » [21] Autant dire que l’écart est énorme, et que si les romanciers sont certainement du même côté que l’auteur de L’Interprétation du rêve, ils ne le sont ni plus ni moins que ceux également mentionnés par Freud comme étant de ce côté, à savoir « l’antiquité et la superstition populaire ». La liberté de l’invention des rêves littéraires n’épuise donc pas la question du rêve. Et cela tient précisément à l’ambiguïté de la liberté invoquée pour l’invention. Car Freud sait bien que « ce que, dans la vie psychique, nous nommons caprice, repose aussi sur des lois » ; ce déterminisme est précisément ce qui autorise à aller au-delà du sens manifeste ; les romanciers ne font finalement que livrer des rêves non analysés. D’ailleurs, on peut se demander si tous les rêves littéraires sont aussi bien faits, en matière de mécanismes du rêve, que l’étaient les deux rêves de Jensen. Dans bien des romans, lorsqu’un rêve est raconté, il survient, me semble-t-il, un moment de vacillement qui peut dans certains cas mettre en péril la lecture : il arrive même que l’on ait envie de sauter le rêve, comme on le fait parfois avec des descriptions qui viennent interrompre l’action ; comme s’il s’agissait d’une sorte de digression, ou de bégaiement, qui retarde le déroulement de l’histoire. D’autant que la plupart du temps les auteurs extraient ces rêves du corps du texte en les racontant dans un style différent, et même en les nommant : « cauchemar », « songe affreux » ou « vision terrible ». De cette manière, même si l’impatience du lecteur le retient de se laisser captiver par cette aventure nocturne, il est du moins averti du profond trouble du personnage, ou bien il en gardera l’impression d’une sorte d’allégorie de la condition du héros, une autre manière de raconter sa destinée dans un style plus poétique, et d’une certaine façon plus synthétique ou plus intense.
17 C’est essentiellement sur ce point que l’analyse du rêve, et avec elle la psychanalyse, diffère de la fiction littéraire : l’impossibilité de clore le rêve et de le circonscrire. Lorsque le patient fait le récit d’un rêve, il le construit dans le cours de la séance en s’appuyant sur une expérience nocturne qu’il tente de cerner avec d’autant plus de difficulté qu’il n’est plus un dormeur au moment où il parle, et qu’il s’efforce de décrire avec précision un objet qui menace à tout instant de disparaître dans l’irréalité d’où il semble avoir été arraché. Et celui qui l’écoute n’a de cesse de défaire sur-le-champ ces distinctions si laborieusement établies, et tout ce que le patient dit pour introduire et commenter ce récit est entendu comme faisant partie d’un même récit, et tout ce qu’il dira ensuite sera traité comme association pouvant appartenir aux pensées latentes du rêve. Ce qui fait que les limites du récit onirique s’évanouissent nécessairement dans l’analyse. Ce que l’on désigne alors comme « le rêve » est un entremêlement de régression – puisant dans les traces des désirs anciens les plus tenaces – et d’élaboration secondaire, œuvre paradoxale de l’instance censurante qui, tout en prétendant imposer les règles de cohérence nécessaire à la compréhension, fabrique l’objet d’incompréhension accessible à l’analyse.
18 Le patient poursuit la mise en forme du rêve dans la recherche parfois tâtonnante des mots adéquats, dans la soumission aux mots qui s’imposent, dans la lutte contre le sentiment de ce qui échappe et le regret de qui manque, qui manque d’ailleurs peut-être pour n’avoir jamais été là. Car il est dans la nature du rêve d’effleurer, comme par allusion, des pans entiers de fantasmes, rêveries ou fantaisies, sortes de fictions ready-made qui parviennent dans le rêve avec toute leur cohérence sans pourtant avoir été parcourues en entier ni poursuivies dans leurs détails. C’est là toute la discussion que Freud engage autour de la longueur du rêve de Maury à propos de la Révolution française [22], en concluant que la participation du moi se décèle dans le contenu même du rêve. On pourrait même dire que s’il est question de fiction dans le rêve, c’est précisément sous cette forme de la participation du moi ; il ne s’agit pas en effet d’assimiler le rêve à la fiction ni de désigner tout le travail du rêve comme un travail de fiction sous couvert de la « créativité » qui s’y exerce – autre mot qui dans la foulée de la narrativité subjective du soi tend à devenir un mot fétiche. Ce que Freud développe avec insistance est la capacité du rêve à englober, comme des parties parfois reconnaissables ou comme des façades, des morceaux de fiction ayant déjà une forme propre, « des morceaux d’un penser préconscient formés pendant le jour » [23], c’est-à-dire des choses qui n’ont « rien à faire avec le travail du rêve » et n’ont « rien qui soit caractéristique du rêve » [24]. Dans cet entrecroisement anachronique de ce qui est déjà là et de ce qui se forme, l’élaboration secondaire peut jongler avec les images, les allusions, et les restes diurnes, en introduisant les marques de vraisemblance nécessaires pour ne pas éveiller la conscience endormie. Mais en ce point précisément, surgit un risque de ratage : le cauchemar, bien sûr ; mais aussi, je crois, ces rêves qu’on a tendance à attribuer à une sorte d’excitation poursuivie dans la nuit par un cerveau qui aurait besoin de se vider de ses préoccupations diurnes : le rêve semble alors être un calque de la réalité, c’est-à-dire n’être pas un rêve.
19 « Je ne vois pas l’intérêt de rêver ça », me dit un patient qui vient de me décrire un rêve où il se voit cherchant un document perdu dans un bureau qui ressemble exactement au sien « dans la vie » ; or, la veille, il a effectivement dû s’attarder longuement dans son bureau pour retrouver un document nécessaire pour un rendez-vous du lendemain. Du coup, y passer la nuit en rêve était pour lui une nuit perdue où, à défaut de faire un bon rêve, il n’avait même pas bien dormi ; et c’était donc une séance « pour rien » à laquelle il venait, mais comme il devait de toute façon sortir pour ce rendez-vous dont la préparation l’avait retenu dans son bureau la veille, il n’y avait qu’à enchaîner dans la foulée. De sa première ébauche des Faux-Monnayeurs, lue à Roger Martin du Gard, Gide écrit dans son journal « Si j’ai raté le portrait du vieux Lapérouse ce fut pour l’avoir trop rapproché de la réalité ; je n’ai pas su, pas pu perdre de vue mon modèle. » [25] Au niveau des modes de leur usage (mais non de leur fabrication), on pourrait dire du rêve comme de la fiction, qu’on attend d’eux qu’ils permettent de décoller de la réalité, qu’ils permettent de perdre de vue – ce que Reik appelait quitter sa propre maison.
20 Il a bien fallu élaborer sur la « séance pour rien », qui est progressivement devenue « séance pour voir » s’il pourrait déceler de l’irritation derrière ma bienveillance. Je dis progressivement, car il a mis presque toute la séance à abandonner une compulsion à redire combien cette quotidienneté mise en rêve n’avait rien à faire dans l’analyse. Mais s’il se taisait, une sorte de tristesse devenait palpable, un découragement où semblaient s’engloutir les années passées en analyse comme s’il ne s’agissait que d’une vaste tautologie et qu’il était lui-même irrécupérable. C’est seulement après s’être abondamment lamenté de ce « rien de neuf » qu’il a réalisé qu’il ne voulait pas lâcher ce rêve décalque de la veille, comme s’il y avait finalement quelque chose d’incroyable dans la précision des détails et leur accumulation, alors qu’il aurait été bien incapable d’inventer plus de trois phrases si on lui avait demandé dans une conversation de décrire son bureau. Et la scène que nous jouions prenait tout à coup un autre aspect, comme dans ce film dont il se souvenait vaguement pour l’avoir vu il y a bien des années : on y assistait à un interrogatoire de police au cours duquel l’inspecteur s’énervait parce que le témoin prétendait qu’il n’avait rien remarqué de bizarre sur le lieu du crime. Et c’est à ce moment-là que le patient se rappelle avec embarras qu’il voulait me parler de quelque chose depuis la dernière séance. Mais là, il regarde sa montre, voit que c’est l’heure, et propose de m’en parler la prochaine fois. Il part avec un commentaire mi-amusé sur son rêve, « qui n’était pas si raté que ça, après tout, puisque ça lui a permis de gagner 48 heures… », c’est-à-dire le temps que sa mère avait coutume de lui accorder pour avouer une bêtise à son père, ce qu’il finissait par faire. Mais, entre-temps, la mère avait craqué et avait déjà intercédé pour lui et le père recevait son aveu avec une colère feinte, car il avait eu le temps de se calmer.
21 Il n’y a donc pas de rêve raté en analyse. À la limite, on pourrait imaginer que même un rêve dont on ne se souvient pratiquement pas pourrait se prêter à une analyse de rêve simplement à partir des commentaires que cette perte suscite. Un patient, par exemple, se sert de l’oubli de ses rêves pour me signaler à chaque fois combien il est dans la résistance à l’égard de l’analyse et que cela ne change pas puisque après plusieurs années il est toujours aussi incapable de m’apporter un récit de rêve complet. Il en est venu à penser que son analyse ne serait terminée que lorsqu’il se souviendrait de ses rêves. En cela, on pourrait dire qu’il rejoint la position de Thomas Ogden qui énonce que « l’impossibilité de rêver » [26] signe une sorte d’impossibilité d’accéder à l’analyse, c’est-à-dire à cette « activité de rêver » qui selon Bion crée le conscient et l’inconscient. Ceci pourrait impliquer qu’il n’y ait pas analyse s’il n’y a pas de récits de rêve, mais en fait Ogden parle d’une « activité de rêver » plutôt que du rêve lui-même, dans la mesure où il considère que « Le rêve se produit continuellement, jour et nuit, bien que nous n’en soyons conscients dans l’état de veille que de façon dérivée, par exemple dans les états de rêverie ayant lieu dans une séance d’analyse. » Si l’on pousse un peu cette idée, on pourrait dire alors que toute l’analyse serait à prendre comme un rêve, qu’on est dans le rêve sans même le savoir, et cela finirait par ressembler un peu à ce que j’évoquais à propos des fictionnalistes pour qui l’on est dans la fiction de toute façon. De fait, cette capacité de rêver, qui est selon Ogden « utilisable à des fins de communication avec nous-mêmes et entre nous », n’est pas si éloignée de la capacité de narration de Schafer, car elle implique une similaire échelle de valeurs dans la qualité des fictions ou des rêves : Ogden rapporte un rêve de Mme C. qui se voit dans une séance avec lui, même lieu, même heure (le genre de rêve de mon patient au bureau) ; mais le cabinet devient ensuite plus grand, « avec des trucs partout », de vieilles assiettes et d’autres choses dont sa patiente ne se souvient pas, puis il y a un tiroir qu’elle a envie d’ouvrir, mais elle se réveille avant. Ogden voit trois parties dans ce rêve : une première, un calque de la réalité, qui reflète selon lui l’état stagnant de cette analyse, y compris ce qu’il appelle la « psychose contre-transférentielle » dans laquelle il était lui-même plongé sans pouvoir rêver ; une deuxième – celle de la pièce chaotique – qu’il appelle un rêve authentique avec capacité de refouler (Mme C. ne se souvient pas de tout ce qui traînait dans la pièce) ; et une troisième partie, tournant autour de la curiosité, qui « fait intervenir une tension vitalisante » et « un psychisme bien différencié, communiquant en interne ».
22 Mon patient en serait en somme au stade 2, avec une capacité de rêver et de refouler mais qui s’exercerait dans l’absolu, ne lui permettant pas encore tout à fait de raconter vraiment un rêve authentique. Or, il me semble qu’il était surtout dans un arrangement transférentiel teinté d’absurdité angoissée – pour faire une analyse, il faut analyser ses rêves/mais pour me souvenir de mes rêves, il faudrait que j’aie changé et que j’aie donc terminé mon analyse – ce qui aurait pu nous garantir encore quelques années d’analyse sans analyse. À ceci près qu’en commençant une séance par l’annonce d’un rêve, chaque fois oublié, il ne faisait pas que m’aviser d’un état stable de sa résistance : il m’indiquait aussi un choix de registre ambigu, il me laissait entendre que je pouvais, si je le souhaitais, écouter comme des restes diurnes « rêvables » les évocations qu’il allait faire de ce qui s’était passé dans sa vie entre deux séances. C’était là une convention de liberté qu’il ne nous octroyait pas d’habitude, car il était la plupart du temps très pointilleux et soucieux de se faire comprendre, pour que je saisisse exactement ce qu’il voulait dire et ce qui s’était passé. Mais parfois, à la faveur de l’allusion à un rêve oublié, il signalait qu’il était aussi en éveil à la compréhension de l’inconscient et donnait ainsi son accord pour « décoller » et ne pas s’en tenir aux apparences.
23 Nous voici une fois de plus à ce carrefour de « l’irréalité » dont Freud avait désigné toute l’importance dans son article de 1907 sur « Le poète et l’activité de fantaisie » en commençant par la référence au jeu de l’enfant. « En dépit de tout investissement d’affect, l’enfant distingue fort bien son monde de jeu de la réalité, et il étaie volontiers les objets et les circonstances qu’il a imaginés sur des choses palpables et visibles du monde réel. » [27] C’est à cette même irréalité qu’il rattachait la capacité de l’écrivain d’évoquer sans trop de déplaisir pour le lecteur des choses qui, « en tant que réelles », seraient pénibles ; ici se trouve à mon avis le point nodal de l’alliance de la psychanalyse et de la littérature, non dans une science particulière du caché, mais dans ce décollement de l’investissement d’affect qui permet de parler de tout. Le propre de la fiction est de pouvoir présenter le pénible aussi bien que le plaisant d’une manière plaisante, esthétiquement plaisante – c’était du moins comme ça du temps de Freud – : il s’y gagne un plaisir qui détourne suffisamment l’attention du lecteur de la répugnance ou de l’effroi pour qu’il puisse poursuivre l’exploration de ces « vérités de l’inconscient » que Freud disait retrouver dans les « splendides créations » de l’artiste. Mais une part essentielle dans ce compromis avec le refoulement revient à la clause d’irréalité et de déplacement sur un autre ; la fiction peut dès lors jouer avec les affects en usant de toutes les combinaisons d’investissement et de désinvestissement propres à la dramatisation. Aussi, lorsque Freud énonçait comme interprétation à Reik la référence au roman de Schnitzler, il ne faisait qu’exploiter dans le maniement du transfert cette ruse familière de la littérature. Le plus souvent dans l’analyse, c’est par ce genre de surprise que l’interprétation fait surgir la réalité psychique, qui n’est saisissable qu’au prix d’une déréalisation d’autres investissements tenus pour réels, le monde, le symptôme, les images du rêve, et surtout le transfert, dont la déprise ne peut se faire que dans les allers-retours de l’affect qui, par définition, mobilise la cure et en détermine la mobilité.
Notes
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[1]
S. Freud (1922), Correspondance 1873-1939, Paris, Gallimard, 1979, p. 370.
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[2]
S. Freud (1905), «?Fragment d’une analyse d’hystérie?», ocf, VI, Paris, puf, p. 239.
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[3]
Th. Reik (1949), Fragment d’une grande confession, Paris, Denoël, 1973.
-
[4]
Ibid., p. 356.
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[5]
La première lettre est du 8 mai 1906.
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[6]
Tels I. Hoffman, D. B. Stern, R. Geha, entre autres.
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[7]
R. Schafer (1979), «?On Becoming a Psychoanalyst of One Persuasion or Another?», Contemporary Psychoanalysis (New York), no 15, p. 345-360.
-
[8]
R. Schafer (1987), «?Self-Deception, Defense and Narration?», Psychoanalysis and Contemporary Thought (Madison, Conn.), no 10.
-
[9]
J. Laplanche (1998), «?La psychanalyse, mythes et théorie?», Revue française de psychanalyse, vol. LXII, no 3, juil.-sept. 1998, Le Narratif en psychanalyse, p. 871-888.
-
[10]
D. Spence (1982), «?Vérité narrative et vérité théorique?», rfp, no 3, 1998, p. 849-50.
-
[11]
D. Spence (1990), «?The Rhetorical Voice of Psychoanalysis?», japa, 38, p. 599.
-
[12]
G. H. Klumpner, R. A. Galatzer-Levy (1991), «?Presentation of Clinical Experience?», Journal of the American Psychoanalytic Association, 1991, vol. XXXIX, no 3, p. 727-740.
-
[13]
Th. Reik, op. cit., p. 358.
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[14]
Ibid., p. 377.
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[15]
S. Freud (1907), Délire et rêve dans la Gradiva de W. Jensen, Paris, Gallimard, 1973, p. 127.
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[16]
Ibid., p. 190.
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[17]
Ibid., p. 241.
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[18]
Ibid., p. 242.
-
[19]
Ibid. p. 245.
-
[20]
Et même auparavant, en 1907, dans la foulée de la Gradiva, il en avait posé le cadre avec son texte «?Le poète et l’activité de fantaisie?», ocf VIII, Paris, puf, p. 159-171.
-
[21]
S. Freud (1907), Délire et rêve dans la Gradiva de W. Jensen, Paris, Gallimard, 1973, p. 127.
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[22]
S. Freud (1900), L’Interprétation du rêve, ocf IV, Paris, puf, p. 547.
-
[23]
S. Freud (1933), «?Révision de la doctrine du rêve?», ocf XIX, Paris, puf, p. 98.
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[24]
Ibid., p. 102.
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[25]
A. Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, coll. «?L’Imaginaire?», 1995, p. 75.
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[26]
T. Ogden (2004), «?De l’incapacité de rêver?», L’Année psychanalytique internationale (Genève), no 2, p. 21-36.
-
[27]
S. Freud (1907), «?Le poète et l’activité de fantaisie?», ocf VIII, Paris, puf, p. 162.