Notes
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[1]
L. Apfelbaum, De la différence de nature entre la psychanalyse et la littérature, p. 157-174.
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[2]
S. Freud (1909-1939), Correspondance avec le Pasteur Pfister, Gallimard, 1966, p. 74.
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[3]
Th. Mann, Romans et Nouvelles I, La Pochothèque, Paris, 1994, p. 33.
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[4]
D. Margueritat, Tout le monde dit – I have a dream. Topique « La Déception », nº 65, p. 31.
1 Merci, Catherine, de ce travail qui nous entraîne de la grandiosité de Don Juan à la désolation et à la cruauté de l’idéal, et dont je ne vais reprendre que quelques points. Tu assignes à Don Juan la tâche de représenter certains mouvements psychiques présents dans l’analyse. Tu t’inspires, à la suite de Freud, d’une figure de fiction, suivant ainsi ce que Laurence Apfelbaum a appelé dans un article figurant dans ce volume [1] la « naturelle alliance » entre la littérature et la psychanalyse. Laurence remarque que nous pouvons nous reconnaître dans les personnages de fiction d’autant plus que l’art de l’écrivain parviendrait à contourner notre résistance.
2 J’adjoindrai deux petites remarques à celle sur la « croix » du transfert : un personnage de fiction devient un petit laboratoire, un spécimen observable pour tout un chacun ; et puis la question de la discrétion, même si elle n’épuise pas le sujet, existe ; on ne peut la négliger.
3 Nous sommes loin de ce que Freud écrivait à Pfister, à propos d’un récit clinique idéal. La phrase est connue, mais elle mérite d’être citée : « Les choses psychanalytiques ne sont compréhensibles que si elles sont relativement complètes et détaillées […]. Il en résulte que la discrétion est incompatible avec un bon exposé d’analyse ; il faut être sans scrupule, s’exposer, se livrer en pâture, se conduire comme un artiste qui achète des couleurs avec l’argent du ménage et brûle les meubles pour chauffer le modèle. Sans quelqu’une de ces actions criminelles – voici le crime revenu –, on ne peut rien accomplir correctement. » [2]
4 Je retrouve dans mon propre cheminement d’analyste cette soif de clinique du début de ma pratique, l’illusion de pouvoir en parler ou de l’entendre de manière brute, comme si la matière clinique pouvait s’imposer d’elle-même. Nous ne pouvons que constater que la matière clinique est toujours reconstruction comme l’est tout récit ; c’est avec ce matériau-là qu’il faut pouvoir travailler, avec sa déformation.
5 Déception de Freud par rapport à la clinique qui lui a fait faire des avancées théoriques si essentielles. Mais faut-il le répéter ? Freud n’a jamais quitté la clinique, et elle ne l’a jamais lâché. Déception fructueuse pour toutes les situations humaines quand elle permet, si nous nous en dégageons, d’être un tout petit peu plus libres et pour certains plus créatifs. Pour d’autres, l’acharnement dans la déception constituera une forme de toute-puissance.
6 Une nouvelle de Thomas Mann écrite alors que celui-ci était âgé de tout juste 23 ans s’intitule : Déception [3]. Au même moment, son propre frère écrivait un récit au titre identique. Cette nouvelle est une démonstration un peu lourde – caricature volontaire ou affinité du moment avec le personnage romantique ? – qui dénonce l’inanité de l’existence et le désenchantement du monde. L’aiguillon de la rivalité fraternelle a sûrement joué son rôle dans l’écriture.
7 La scène – ce n’est un hasard ni pour Thomas Mann ni pour notre journée – se passe au café Florian à Venise, ville de la fête et de l’engloutissement, de la splendeur et de la décadence, de la vie tourbillonnante et de la putréfaction, ville où se retrouvaient les intellectuels et les familles bourgeoises de la Mittel Europa, « le monde d’hier » de Stefan Zweig. Le narrateur raconte sa rencontre avec un étrange personnage qui arpente la place Saint-Marc en ruminant et qui tout à coup se tourne vers lui et lui demande : « Savez-vous, Monsieur, ce que c’est que la déception ? ». Un peu plus tard, cet homme sans âge avoue : « Pourquoi ai-je un horizon ? J’attendais de la vie l’infini. » L’homme raconte sa vie, il commence par l’épisode d’un incendie dans la maison paternelle alors qu’il est enfant. Avec le feu du début, le lecteur est averti : il faut faire comme si de rien n’était avec le feu de l’excitation sexuelle et avec les affres de la culpabilité. « C’est tout ? » se rappelle avoir pensé le narrateur, déçu devant la maison brûlée, les blessures, les dangers traversés, le bouleversement pour la famille. Toute expérience pour lui n’est que constatation d’une limitation. La vague intuition d’un effroyable désastre à venir dépasse de loin en intensité la réalité de l’expérience décevante. La déception désamorce la force pulsionnelle de vie et les formes toujours limitées et éphémères qu’elle prend.
8 Don Juan, sans s’incarner entièrement dans la clinique, fait penser à tout ce qui relève d’un moi idéal grandiose. Don Juan est dans un besoin d’excitation : Reizhunger, dit Freud ; il court, se déplace frénétiquement dans un monde où il se sent à l’étroit, pour ne pas être déçu par rien ni personne. Et ceci peut, en effet, faire penser aux ruses de la manie, comme tu nous le proposes, en négatif ou positif de la désespérance de la mélancolie, et même de la mélancolie ordinaire.
9 Don Juan nous séduit. Il nous transporte grâce à la musique puissante de Mozart, il nous enchante dans la pièce de Molière ; et même sa mort qui vient clore l’histoire ne nous accable pas, elle redouble le panache du héros. Elle devient flamboyante, à la mesure des démesures de Don Juan. Si l’importance de la présence du Père ne peut être écartée, il faut aussi penser l’arrivée du Commandeur comme une projection grandiose de Don Juan. Le moi idéal ne se consume pas, et la mort et le châtiment le revêtent d’une souveraineté suprême. Comme Prométhée qui vole le feu, le Don Juan de Molière accomplit notre propre révolte contre la morale, la religion, la culpabilité et la mort.
10 N’oublions pas que le terme de libertin vient du mot libertus qui en latin signifie un esclave affranchi. Don Juan, l’affranchi, nous libère ne serait-ce que le temps de l’opéra ou de la pièce de théâtre. Il est celui qui ne renonce pas, celui qui ne se retient pas. Don Juan ne s’empêche pas, contrairement à ce qu’écrit Albert Camus dans Le Premier Homme : « Un homme ça s’empêche ». Don Juan n’écoute en rien son valet, surmoi impuissant, son double aussi ridicule et envieux. « La lista de mille tre », série qui tend vers l’infini, devient une éternité possible. Le temps qui passe n’a pas de bornes. Don Juan accomplit ce que le metteur en scène d’À bout de souffle dit à Jean Seberg : « Devenir immortel et puis mourir. »
11 Don Juan, comme l’a dit Josef Ludin, est un chasseur, il contemple son tableau de chasse. Collectionneur qui réduit les femmes à des objets de collection ou des nombres : toutes sont de passage, peu importe qu’elles soient jeunes ou vieilles ; il les veut toutes et il les a toutes. Il lui faut surtout renouveler à chaque fois ses capacités désirantes. Il accomplit frénétiquement L’amour des commencements. Pas de fin pour Don Juan, mais de la faim tout au long.
12 La figure de Don Juan si séduisante pour les femmes, et les hommes aussi, évoque une autre figure masculine : celle que propose Woody Allen dans son film Tout le monde dit « I love you ». Un homme, pour combler la femme qu’il aime ou croit aimer, fait exactement tout ce qu’elle attend. En écoutant en cachette ses séances d’analyse, il connaît ses fantasmes. Le résultat est un ratage total. Comme l’a dit Danielle Margueritat [4], tout ce que cette femme attendait de l’extérieur est arrivé, tout sauf l’amour, cet événement interne. Pour Danielle Margueritat, ce qui compte est le mouvement du rêve, non sa réalisation. Et : « Le désir est espoir de désirer » sans saturation.
13 Le début si poétique de ta conférence fait entendre et voir la présence et la douceur mais aussi la nostalgie de la présence maternelle qui est peut-être la source chez Don Juan de cette rage à séduire, à délaisser et à détruire les femmes. Tu dis, citant Stefan Zweig, que Don Juan vole aux femmes ce qu’elles ont de plus précieux : serait-ce une vengeance provoquée par la déception de ne jamais les posséder, de ne jamais posséder la mère ? S’y ajoute un rapt d’âme : surtout pas d’amour !
14 Le transfert latéral, écris-tu, rend possible une forme de désunion pulsionnelle qui permet de désexualiser le transfert et préserve le patient et l’analyste de la part agressive de l’idéalisation. Mais l’idéalisation de l’analyste n’existe-t-elle pas toujours ? L’amour de transfert ne passe-t-il pas nécessairement par une surestimation de l’objet ? La violence avec laquelle certains patients reprochent tout à coup un petit rien à leur analyste n’en serait-elle pas la preuve ? Quelque chose qui peut sembler insignifiant, mais qu’il faut lier à cette bipartition fréquente qui permet à l’ambivalence de ne pas s’actualiser dans la scène transférentielle. Un des fils de l’œuvre de Nathalie Sarraute, que j’aime tant, est celui-là : le « C’est bien ça » de Pour un oui ou pour un non vient bouleverser une longue, merveilleuse et idéale amitié.
15 L’idéal rôde partout ; la déception, quand elle survient, peut provoquer une rage et un acharnement redoutables. N’est-ce pas pour cette raison qu’elle est souvent qualifiée par des adjectifs qui en précisent l’intensité : amère, cruelle, immense ? Mais la déception peut aussi être légère, superficielle comme tu nous l’as dit dans le début de ton exposé. Elle parcourt tous les registres, et grande est la palette de ses couleurs.
16 Tu dis aussi que, pour certains patients, l’investissement de la présence charnelle de l’analyste peut constituer un détournement, voire une trahison au regard des objets originaires. Ce ne sont pas seulement la présence, l’actualisation, l’incarnation du transfert qui suscitent ce sentiment de trahison, ce sont l’analyse tout entière et l’interprétation qui le provoquent : les patients se sentent coupables de lâcher leurs objets, la forme qu’ils leur ont donnée, la matière de leurs investissements.
17 Tu fais de la déception le cœur même de la compulsion de répétition, elle-même étant l’expression, selon Freud, de la pulsion de mort. La violence de l’idéal impose un désinvestissement de l’objet, ou plus spécifiquement une désobjectalisation de l’objet propre à la pulsion de mort. Faut-il rapprocher cette idée de la manière dont tu interprètes Don Juan : un moi idéal tyrannisé par le ça qui l’entraîne dans sa violence érotique et destructrice, dans ses revendications illimitées, dans une répétition qui veut abolir le temps ? Est-ce dans cette ligne de pensée que l’idéal se cacherait alors dans le monde des représentations de choses ?
Notes
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[1]
L. Apfelbaum, De la différence de nature entre la psychanalyse et la littérature, p. 157-174.
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[2]
S. Freud (1909-1939), Correspondance avec le Pasteur Pfister, Gallimard, 1966, p. 74.
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[3]
Th. Mann, Romans et Nouvelles I, La Pochothèque, Paris, 1994, p. 33.
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[4]
D. Margueritat, Tout le monde dit – I have a dream. Topique « La Déception », nº 65, p. 31.