Notes
-
[*]
Buenos Aires. ©?The Psychoanalitic Quaterly Established, 1932, New York City-us.
-
[1]
O. Fenichel, La théorie psychanalytique des névroses, Paris, PUF, 1953.
-
[2]
Cité par E. Buxbaum dans « The role of a second language in the formation of the Ego and Superego », The Psychoanalytic Quarterly, XVIII, 1949, p. 279-289.
-
[3]
E. Erikson, « Ego development and historical change », The Psychoanalytic Study of the Child, II, New York, International Universities Press, Inc., 1946, p. 359-396.
-
[4]
Ibid.
-
[5]
E. Stengel, « On learning a new language », The International Journal of Psychoanalysis, XX, 1939, p. 471-479.
-
[6]
E. Buxbaum, art. cité, p. 279-289.
-
[7]
W. Reich, « Zur Technik der Deutung und der Widerstandanalyse », Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, XIII, 1927, p. 141-159.
-
[8]
S. Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard 1988.
-
[9]
S. Ferenczi, « Mots obscènes : contribution à la psychologie de la période de latence », Œuvres complètes, t. 1, Paris, Payot, 1968.
-
[10]
G. Devereux, « Some unconscious determinants for the use of technical terms in psychoanalytic writings », Bulletin of the Menninger Clinic, XIV, 1950, p. 202-206.
-
[11]
Je ne me réfère qu’à ses troisième et quatrième cas, les deux premiers concernant des problèmes de prononciation.
-
[12]
R. Greenson, « The mother tongue and the mother », The International Journal of Psychoanalysis, XXXI, 1950, p. 18-23.
-
[13]
Je peux mener des analyses en espagnol, en anglais, en allemand et en français, et j’ai une connaissance suffisante de l’italien et du portugais pour travailler avec ces langues.
-
[14]
Même à l’époque où il vivait en Angleterre, il préférait les femmes étrangères, surtout latines.
-
[15]
O. Isakower, « On the exceptional position of the auditory sphere », The International Journal of Psychoanalysis, XX, 1939, p. 340-348.
-
[16]
J’attache une valeur particulière à cette observation qui confirme l’hypothèse d’Isakower sur la position particulière de la sphère auditive dans la configuration du Surmoi. Voir O. Isakower, op. cit.
Son œuvre la plus aboutie, Psychiatrie, rassemblera la diversité de ses intérêts. Polyglotte et homme de grande culture, il déploiera une activité de conférencier international. Nommé en 1957 responsable de la section de Santé mentale à l’oms à Genève, il résidera dans cette ville jusqu’à sa mort en 1963.
Le texte d’E. Eduardo Krapf a paru en anglais dans The Psychoanalytic Quarterly, XXIV, no 3, 1955, p. 343-357, sous le titre « The choice of language in polyglot psychanalysis ».
La traduction a été réalisée par Laurence Apfelbaum pour l’Annuel de l’apf.
1 « Parler est l’outil même de la psychanalyse », disait Fenichel [1]. Mais il serait erroné de ne prendre en compte que ce que dit le patient, sans se demander comment il le dit ; la forme de l’expression linguistique mérite d’être étudiée tout autant que son contenu.
2 Selon Richard Sterba : « Le langage exprime les contenus mentaux de trois façons. Premièrement, il est utilisé pour exprimer des contenus conscients que le Moi veut communiquer, c’est-à-dire qu’il exprime ce qu’une personne veut dire. Deuxièmement, il exprime des contenus inconscients, à travers la médiation de l’expression consciente. C’est cette couche de contenus des expressions verbales que nous nous efforçons d’interpréter lorsque nous observons la séquence des pensées, la concaténation des associations dans le matériel produit par le patient, les particularités de choix des termes, et les lapsus. Troisièmement, on trouve les particularités de prononciation et les maniérismes du discours qui servent, à leur manière propre, à manifester d’autres contenus inconscients que ceux des expressions verbales dans leur sens évident ou caché. » [2]
3 Les études psychanalytiques [3] des formes d’expression linguistique se sont essentiellement concentrées sur les troubles de l’articulation (à prédominance motrice). Un certain nombre d’auteurs ont traité du problème du bégaiement ; Fenichel [4] a passé en revue toute cette littérature jusqu’en 1945. Stengel [5] et Edith Buxbaum [6] ont étudié la psychopathologie de l’ « accent étranger » chez des sujets qui avaient acquis une seconde langue. Avec son « analyse de caractère », Wilhelm Reich a apporté une contribution particulièrement intéressante sur la motricité verbale, notamment dans son texte bien connu sur la technique de l’interprétation et de l’analyse des résistances [7].
4 La seconde catégorie de Sterba implique une autre caractéristique de forme du langage. Les « particularités de choix de termes » appartiennent au « comment » l’on parle, ce qui apparaît clairement dans tous les textes analytiques qui font référence à la question du vocabulaire. Il s’agit le plus souvent de l’emploi de mots obscènes, dont Freud [8] avait dès 1905 évoqué l’impact émotionnel. Ferenczi [9], quant à lui, avait consacré un texte fameux à la relation qui existe au cours du développement entre l’énonciation d’obscénités et la croyance infantile magique en la toute-puissance des mots. Depuis lors, de nombreux analystes (dont Devereux [10] récemment) ont écrit sur le problème des termes sexuels dans la cure. Il existe cependant des raisons de penser que le choix du vocabulaire revêt un sens conscient et inconscient qui s’étend à toute la sphère de la fonction sémantique ; mais la difficulté est que, pour des raisons évidentes, il n’est pas facile de trouver un matériel approprié pour l’étude analytique de cette question.
5 Récemment, du matériel de ce type est devenu plus accessible du fait de l’émigration plus ou moins forcée de nombreux analystes et du nombre croissant d’analysants eux-mêmes émigrés. Edith Buxbaum y fait référence dans son texte « Le rôle d’une seconde langue dans la formation du Moi et du Surmoi », lorsqu’elle évoque les mécanismes inconscients sous-jacents aux choix de vocabulaire en général, de même que Ralph Greenson dans son article « La langue maternelle et la mère ». Mais les deux cas [11] de Buxbaum et le cas unique de Greenson [12] sont quantitativement insuffisants pour permettre d’aller plus loin que les conclusions auxquelles ils sont parvenus. De plus, leurs patients avaient acquis leur seconde langue à l’adolescence dans le contexte d’une émigration forcée aux États-Unis où la rapidité de l’assimilation culturelle et idiomatique est particulièrement valorisée.
6 Dans « Apprendre une nouvelle langue », Stengel écrit que « la parole est un accomplissement du Moi. Pour étudier les difficultés de langage d’un point de vue psychanalytique, il faut étudier les différentes influences émotionnelles auxquelles le Moi est soumis. Ces influences varient selon les personnalités ». Cela est certainement vrai mais contraint à se demander quelles sont ces influences en jeu. Stengel signale qu’il peut exister des différences importantes selon que les sujets qui apprennent une nouvelle langue le font parce qu’ils n’ont pas le choix ou parce qu’ils le souhaitent. Et il existe certainement d’autres différences, comme celles qui proviennent de l’entourage, selon que le multilinguisme est encouragé ou non. Pour étudier le sens inconscient du choix de langue, il faut donc étudier de nombreux types de sujets bilingues ou polyglottes.
7 J’ai eu de nombreuses occasions assez exceptionnelles de faire ce genre d’observation, car, étant moi-même multilingue [13], j’ai exercé la psychanalyse en Argentine où les polyglottismes de toutes sortes sont très communs. C’est un pays où, malgré la prédominance des autochtones hispanophones, il n’existe pas un schéma de préférence idiomatique rigide. Presque tout le monde parle la langue nationale dans la vie quotidienne ; mais il est parfaitement possible pour les immigrants – même lorsqu’ils sont Argentins de deuxième génération – de continuer d’utiliser la langue de leurs aïeux sans être ostracisés comme étrangers, bizarres ou déloyaux ; en fait, la valeur culturelle d’une seconde ou troisième langue est si vivement ressentie par l’autochtone moyen que de nombreux parents hispanophones engagent des gouvernantes anglaises, françaises ou allemandes, ou bien envoient leurs enfants dans l’une des nombreuses écoles étrangères afin qu’ils apprennent à parler couramment une autre langue. À Buenos Aires, il existe des dizaines de librairies et des centaines de kiosques où l’on peut facilement se procurer de la littérature en cinq langues au moins, et la tolérance cosmopolite permet que des conversations se déroulent en anglais ou en français, même parmi les autochtones de langue espagnole ou italienne. Ainsi, passer d’une langue à l’autre en analyse n’est souvent qu’une question de choix – je ne dis pas de « libre » choix, puisque c’est précisément l’objet de ce texte que de montrer que ce choix est inconsciemment déterminé.
Premier cas
8 Un homme de 48 ans était entré en analyse pour voyeurisme. C’était un cadre, d’origine britannique, vivant en Amérique latine depuis plus de trente ans, ayant épousé une femme d’ascendance britannique mais née en Amérique latine et dont la langue de préférence était l’espagnol. L’analyse se passait en anglais.
9 Son voyeurisme s’est avéré être en lien étroit avec un exhibitionnisme refoulé, qui prenait lui-même racine dans une sévère angoisse de castration. Il éprouvait une crainte intense de castration de la part de femmes dominatrices – sa femme et, plus inconsciemment, sa mère puritaine. Il fut assez aisé de lui montrer comment son comportement était déterminé par son désir de prouver son indépendance à l’égard de sa femme. En revanche, il ne pouvait accepter la moindre interprétation qui incluait sa relation à sa mère.
10 Dès qu’il évoquait ses activités sexuelles, le patient parlait l’espagnol ou un anglais mêlé de termes espagnols. Je lui dis qu’il procédait ainsi parce que parler de sexe en espagnol était moins embarrassant pour lui, ce qu’il reconnut. Lorsque je lui suggérai que c’était parce que l’anglais était sa langue maternelle et qu’il traitait l’analyste comme une mère, craignant sa punition comme il l’avait redoutée dans l’enfance pour ses activités sexuelles, il me fit part d’un flot de souvenirs refoulés, en lien avec sa situation œdipienne. Dès lors, il reconnut l’importance de sa crainte d’une mère castratrice dans la genèse de sa névrose.
11 Par la suite, il devint évident que son départ d’Angleterre, sa « terre maternelle », avait été en grande partie déterminé par le désir d’échapper à l’influence envahissante de sa mère, que le même motif déterminait son choix de partenaires sexuelles, y compris sa femme [14], et que sa remarquable familiarité avec la langue espagnole (peu commune parmi les Anglais résidant en Amérique latine) était elle-même fortement déterminée par son désir de substituer une figure plus permissive à l’image de la mère menaçante.
12 Ce patient « s’échappait » littéralement vers l’espagnol pour éviter sa peur de castration par la mère. Les injonctions et prohibitions prononcées par sa mère (l’ « introjection auriculaire », pour reprendre les termes d’Isakower [15], avait largement contribué à la formation de son Surmoi) l’amenaient à parler un anglais avec prédominance de mots d’origine latine. Il évitait le vocabulaire fortement « saxon » que les mères et enfants britanniques utilisent généralement entre eux, et il parlait d’une manière étrangement guindée et « affectée ». Ce comportement changea dans le cours de l’analyse tant et si bien que le patient finit par devenir un orateur très demandé dans les réunions de la communauté britannique. Cette nouvelle activité lui donna une satisfaction grandissante, et dans le même temps sa libération envers l’angoisse de castration lui permit de redécouvrir ses sentiments tendres pour sa mère, sa langue maternelle et sa terre maternelle.
13 Je suis certain que la relation avec la mère est l’un des plus forts déterminants du langage et, par là, du choix d’une langue. Ce n’est pas, bien sûr, le seul facteur important.
Second cas
14 Un homme d’affaires de 28 ans entra en analyse pour son impuissance sexuelle. Brésilien de naissance, il était parti très jeune en Argentine et il avait été éduqué dans ce pays. Il était donc, sur le plan linguistique, aussi à l’aise en espagnol qu’en portugais. L’analyse se déroulait en espagnol. Très tôt dans la cure, il devint évident que ce patient avait de forts penchants homosexuels latents et que son impuissance servait à afficher une soumission passive à l’égard du père et à soulager ainsi son angoisse. Sa puissance sexuelle se rétablit rapidement au cours du traitement, essentiellement du fait du transfert car je représentais pour lui un père plus permissif. Il demeurait néanmoins passif dans la plupart de ses activités non sexuelles.
15 Entre-temps, il traversait des périodes de « logorrhée associative » au cours desquelles il parlait de moi, de ma famille, et d’autres personnes qui m’étaient associées, d’une manière grossièrement obscène et insultante. Ces explosions d’invectives déversées rapidement duraient généralement cinq à dix minutes, à la suite de quoi il était épuisé et demandait pardon. Il s’excusait lui-même en disant qu’il détestait ces épisodes, auxquels il ne se livrait que parce que je lui avais enjoint de dire tout ce qui lui passait par la tête. Il déversait ces insultes en utilisant de nombreux termes portugais – ce qui lui était inhabituel – et parlait parfois pendant plusieurs minutes entièrement en portugais. Cela était si frappant que je me mis à faire mes rares interventions, au cours de ces moments, dans la même langue que lui ; et, curieusement, cela amenait une terminaison rapide de l’épisode, ce que je ne pouvais comprendre à l’époque.
16 Par la suite, il devint évident que ce débordement d’injures se produisait quand le patient avait été impressionné par une interprétation ou quand, pour une raison ou une autre, il se sentait particulièrement reconnaissant à mon égard. Je lui interprétai qu’il commençait à m’insulter quand il se sentait fortement attiré vers moi ; en d’autres termes, il s’agissait d’une défense contre son désir de se soumettre passivement à moi. Il répondit à cette interprétation par une plaisanterie à propos de ces crises qu’il désigna comme des attaques de « diarrhée verbale », et il évoqua les troubles intestinaux qu’il avait eus dans l’enfance et son horreur des lavements. À la suite de cette séance, de tels épisodes ne se reproduisirent plus que deux ou trois fois. Son comportement sexuel et son comportement général s’améliorèrent au fur et à mesure qu’il put accepter une relation amicale avec un père permissif sans pour autant lui donner le sens d’une soumission homosexuelle.
17 Bien plus tard, il exprima sa satisfaction d’être analysé en espagnol et non dans la langue qu’il utilisait à la maison. Lorsque je lui rappelai que je comprenais bien le portugais, il répondit : « Oui, je me souviens, vous m’avez parfois parlé portugais, et cela m’a terriblement effrayé. » Mais, étrangement, il ne se souvenait pas des circonstances dans lesquelles je lui avais parlé ainsi.
Troisième cas
18 Une femme de 28 ans, qui ne travaillait pas, était venue en analyse parce qu’elle n’avait pu trouver de mari à sa convenance. Elle avait toujours refusé les soupirants qui demandaient sa main, alors même qu’ils auraient pu être parfaitement acceptables, et elle tombait amoureuse d’hommes qui, pour des raisons conjugales, ou de statut social, ou d’âge, ne convenaient pas du tout. Elle était très déprimée par cet état de choses. Elle était Argentine, mais avait été élevée enfant par une nurse allemande, et elle avait reçu ensuite une éducation anglaise. Son allemand n’était pas parfait, mais son anglais était assez bon pour être une seconde langue.
19 Le noyau de sa névrose était une fixation œdipienne intense qu’elle écartait par une forte opposition consciente à son père, et qu’elle satisfaisait en même temps par une forte identification inconsciente à lui. Elle commença spontanément son analyse en anglais, langue que ne parlait pas son père. Quand je lui demandai pourquoi elle ne me parlait pas en espagnol, elle m’expliqua que tout ce qu’elle avait appris à propos de la psychanalyse et des méthodes psychologiques était écrit en anglais et qu’il lui paraissait donc naturel de faire sa propre psychanalyse dans cette langue. Il devint cependant rapidement évident qu’elle se servait de l’anglais pour maintenir sa relation avec moi sur un plan purement intellectuel, et qu’elle était mortellement effrayée à l’idée de me parler de sexe en espagnol.
20 Lorsque je lui fis cette interprétation, elle la rejeta énergiquement, et me dit qu’elle me prouverait le contraire en parlant dorénavant en espagnol, ce qu’elle fit, et qui eut pour résultat de faire passer le transfert d’un état de détachement poli à celui d’une émotion intense et essentiellement agressive. Le mode transférentiel précédent ne réapparaissait qu’occasionnellement lorsqu’elle revenait à l’allemand comme langue échappatoire ou quand la situation œdipienne devenait si brûlante que la patiente avait recours à l’anglais. Quand je la confrontai à ces faits, elle rit et admit qu’il pouvait y avoir quelque chose de vrai dans mon interprétation : elle avait, en effet, récemment répondu en anglais à une critique que lui faisait son père, en oubliant qu’il ne pouvait pas la comprendre.
21 Pour ces patients, le choix de la langue était déterminé par les exigences du Surmoi. Le second patient n’aurait probablement pas utilisé le portugais pour m’invectiver s’il avait su que je connaissais cette langue. Mais il est indubitable que l’analyse a rapidement progressé du fait de l’occasion trouvée d’exprimer librement sa protestation contre la tentation infantile qui sous-tendait son comportement névrotique. La troisième patiente usait de l’anglais pour défendre son Moi contre le conflit œdipien. La structure moins prégénitale de sa névrose permettait à la décharge d’émotion d’être bien moins violente que dans le second cas, mais le retour à la langue de l’enfance avait la même signification dynamique que dans les deux premiers cas : la première langue était, bien plus que la seconde, la « langue du Ça », ce dont la compréhension a fini par aider la patiente à maîtriser son conflit névrotique.
22 Pourtant le retour du patient à la première langue apprise n’est pas toujours aussi efficace. Certes Edith Buxbaum a raison de dire que l’usage d’une seconde langue est une tentative de refouler une « identité du Moi » passée et d’en établir une nouvelle qui, pour reprendre les termes de Greenson, « vient aider les défenses contre les anciennes motions infantiles ». La nouvelle « identité du Moi » est souvent un obstacle pour la perlaboration des motions et affects plus archaïques. Cependant, dans certains cas il se passe parfois tout autre chose : le Surmoi qui correspond à la première langue est si interdicteur qu’il ne permet aucun accès aux motions du Ça auxquelles il s’oppose, et pour approcher la névrose et permettre la décharge de souvenirs traumatiques on doit passer par la seconde langue, porteuse d’un « nouveau » Surmoi plus permissif. Autrement dit, l’usage de la seconde langue ne doit pas nécessairement être considéré comme une résistance indésirable : il peut, à l’occasion, s’avérer un bon (c’est-à-dire utile) phénomène transférentiel. Le cas suivant présente un intérêt théorique particulier allant dans ce sens.
Quatrième cas
23 Une femme de 22 ans est venue consulter, accompagnée par sa mère. Elle était d’ascendance juive allemande, venue en Argentine à l’âge de 4 ans (avant la révolution nazie), et elle avait donc eu une éducation complètement bilingue. Elle parlait allemand à la maison avec ses parents, espagnol avec les serviteurs et les enfants du voisinage, et à l’école elle parlait et l’allemand et l’espagnol. Selon sa mère, assez surprotectrice, elle avait toujours été très calme et docile, mais depuis l’arrivée de ses règles elle souffrait fréquemment de tension prémenstruelle. Une obésité modérée à l’adolescence avait disparu avec un régime encadré par les commentaires critiques de la mère. Depuis l’âge de 17 ans, elle s’était masturbée occasionnellement. Mariée à 20 ans, elle avait continué d’entretenir une relation proche avec ses parents. Son mari, lui aussi d’origine juive allemande, était entré dans l’entreprise du père, et l’appartement du couple se trouvait dans le même pâté de maisons que celui des parents. L’initiation à la relation sexuelle conjugale n’avait pas été difficile mais la patiente admettait avoir peu d’intérêt pour les rapports sexuels. Depuis son mariage, elle s’était montrée de moins en moins encline à manger et avait donc perdu beaucoup de poids. Elle avait en même temps perdu tout intérêt pour les travaux ménagers et la cuisine, et elle avait des colères et des crises de larmes. Elle était constipée en permanence et n’avait plus eu de règles pendant plusieurs mois. Un traitement médical n’ayant pas donné de résultats, la mère avait finalement insisté pour qu’elle me consulte et elle avait obtenu du père qu’il paie la psychanalyse de la patiente. Comme c’était la mère, qui préférait parler allemand, qui était venue me voir initialement, l’analyse de la fille commença en allemand.
24 Pendant les premières séances, la patiente parla essentiellement de ses préférences alimentaires, de son sentiment que la viande n’était pas bonne pour elle et qu’un régime végétarien était plus sain, et de sa prédilection pour les fruits. Elle accusait sa mère de la forcer à manger des nourritures peu saines et de se mêler de ses affaires personnelles, mais paradoxalement elle se plaignait aussi que sa mère ne lui rende pas visite et qu’il lui faille se déplacer chez elle pour « bavarder un peu ». Comme la patiente protestait aussi contre le traitement – en particulier contre le fait qu’elle devait parler alors que je restais silencieux, et qu’elle devait venir me voir plutôt que j’aille chez elle –, je lui fis remarquer qu’elle voulait apparemment tout à la fois être nourrie et ne pas être nourrie. Elle traita cette interprétation d’absurde, tout en la confirmant à son insu lorsqu’elle ajouta dans la même séance que « venir ici était comme devoir prendre du poison ». Elle ne cessait d’exprimer sa protestation méprisante contre mes « théories ridicules ».
25 Dans les semaines qui suivirent, le traitement devint un cauchemar. Elle arrivait régulièrement en retard ou ne venait pas du tout. Quand elle finissait par apparaître, elle restait silencieuse pendant parfois vingt minutes. À d’autres moments, elle se conduisait comme si elle était sourde, m’obligeant à répéter plusieurs fois le moindre mot. Quand elle parlait, elle s’en tenait essentiellement à des remarques critiques sur mon comportement ; quand je me taisais, elle m’accusait d’être fâché ; quand je disais quelque chose, elle m’accusait de lui crier dessus.
26 Je considérai qu’il s’agissait là d’une réaction à une interprétation correcte mais trop précoce, et je me résignai à ne faire aucune interprétation de ses résistances. J’essayai néanmoins de faire passer le message que je regrettais beaucoup de ne pouvoir l’aider autant que j’aurais voulu, et je lui expliquai que mon intérêt pour son traitement n’avait rien à voir avec un intérêt qu’elle me supposait avoir pour sa mère, avec qui je n’avais aucune intention de former une coalition contre elle. Après quelques semaines elle se mit à parler de plus en plus de son père et de son mari, pour critiquer leur indifférence et leur manque de compréhension. Elle se plaignit une fois avec beaucoup d’éloquence du peu de maîtrise que son mari avait de l’espagnol qu’elle désirait parler à la maison, et elle dit son espoir qu’il améliorerait progressivement sa familiarité avec cette langue.
27 J’eus envie d’interpréter ces remarques comme s’adressant à moi, mais au vu de ma première expérience d’une interprétation de transfert je décidai de n’en rien dire et de poursuivre tout simplement le traitement en espagnol. L’effet de ce changement sur la patiente fut radical. Elle se mit à parler beaucoup plus librement et pour la première fois put évoquer d’importants souvenirs d’enfance : une amygdalectomie très effrayante pratiquée par ruse, l’insistance autoritaire de sa mère pour qu’elle prenne toutes sortes de médicaments, ses expériences angoissantes de lavements, et finalement des souvenirs de conversations familiales sur la brutalité des nazis. L’interprétation qui put être faite fut que sa résistance avait à voir avec le fait que je parlais l’allemand comme sa mère, par qui elle avait peut-être craint d’être empoisonnée ou détruite. La patiente réagit à cette interprétation par un long silence, mais ne protesta pas. Elle quitta la séance de bonne humeur et fit pour la première fois depuis de longs mois un véritable repas.
28 À partir de là, le progrès fut évident. Elle devint plus ponctuelle et bien plus coopérante. Son discours, qui jusque-là avait été hésitant, même en espagnol, devint beaucoup fluide. Elle se mit à écouter attentivement, et comprit que sa constipation et son aménorrhée étaient des défenses contre ses pulsions agressives et contre le danger d’être attaquée par la mère en représailles. Elle comprit également la relation de tout cela avec sa situation œdipienne, et que ses idées sur le langage provenaient de la peur d’être empoisonnée par l’oreille [16]. Sa relation émotionnelle avec sa famille s’améliora et elle put de mieux en mieux surmonter son dégoût de la nourriture solide, de sorte qu’elle commença à prendre du poids. Elle remarqua en même temps que son appétit sexuel augmentait. Elle termina son analyse avec 10 kg de plus qu’au début, et joyeusement enceinte de cinq mois.
29 Indubitablement ce cas démontre aussi clairement que les trois précédents la justesse de cette phrase de Fenichel : « La relation d’une personne au langage est souvent gouvernée de manière prédominante par les lois du Surmoi. » Mais il démontre aussi que l’influence spécifique du Surmoi sur le choix de la langue peut varier selon les cas ; comme le disait Edith Buxbaum, « la capacité de parler une langue étrangère [...] peut être utilisée comme un mécanisme de défense additionnel, renforçant le refoulement, mais aussi comme un moyen d’affaiblir la sévérité du Surmoi ».
30 On peut même généraliser davantage : qu’un patient utilise une deuxième langue pour résister à l’analyse en « renforçant le refoulement », ou pour la faire avancer en « affaiblissant la sévérité paralysante d’un Surmoi interdicteur », la signification du choix pour le Moi est toujours la même : le Moi est ainsi protégé contre une angoisse intolérable causée par le Surmoi. Si cela est exact, il devrait donc y avoir des cas où le choix d’une autre langue produit un renforcement du Moi et est une défense « positive » plutôt que « négative ». Ainsi en va-t-il du cas suivant.
Cinquième cas
31 Un cadre de 35 ans était en analyse parce qu’il était incapable de décider s’il voulait se marier et s’il voulait renoncer aux affaires pour embrasser une carrière intellectuelle. C’était un Juif allemand qui avait dû quitter son pays pour échapper aux persécutions nazies. Depuis son installation en Argentine à l’âge de 18 ans, il parlait presque exclusivement en espagnol pour les affaires, et beaucoup en anglais (qu’il avait appris enfant) dans sa vie sociale. Comme il était très intelligent et avait apparemment des dons particuliers, sa maîtrise de l’espagnol et de l’anglais était à peine inférieure à celle qu’il avait de l’allemand. L’analyse se déroulait en allemand.
32 Au cours de son analyse, il fut surpris de découvrir que sa judéité constituait un des problèmes majeurs de sa vie. Il était tellement convaincu d’avoir surmonté ce handicap qu’il réagit, la première fois que j’en fis mention, avec un profond ressentiment. Par la suite, il devint clair qu’en refoulant le conflit d’être né Juif il refoulait une angoisse de castration profondément inscrite dans des angoisses orales de l’enfance.
33 Ce patient ne parlait jamais espagnol en séance, mais il parlait souvent anglais quand ses associations l’amenaient à évoquer certains de ses traits, qu’il aimait particulièrement : ses cheveux blonds, ses yeux bleus, ses très bonnes manières, sa fiabilité et son honnêteté, sa capacité à surmonter les handicaps et les difficultés. Le fait était suffisamment frappant pour que sa curiosité fût mise en éveil. Il fit spontanément la remarque qu’il avait observé sa tendance à parler anglais avec des associés ou relations d’affaires lorsqu’il voulait rendre un point important particulièrement clair. « Je le fais probablement parce que l’anglais est une langue tellement précise », disait-il. Comme la précision de ses énoncés était l’une des qualités qu’il valorisait le plus, je lui suggérai qu’il utilisait probablement l’anglais lorsqu’il voulait se défendre contre une crainte d’infériorité, et plus généralement de castration ou de frustration orale. Il accepta cette interprétation en parlant beaucoup de son enfance dans une partie de l’Allemagne qui était alors occupée par les troupes britanniques, après la Première Guerre mondiale. Malgré ses expériences désagréables dans l’Allemagne nazie, il ressentait apparemment qu’être Allemand et être Juif signifiait également être inférieur (châtré, oralement frustré), en comparaison de la « race des maîtres » britannique, et cela probablement parce que sa mère avait manifesté une certaine admiration pour l’élégance martiale des officiers britanniques. Il devint clair ensuite qu’il avait toujours préféré des partenaires amoureuses avec qui il pouvait parler anglais. Sa connaissance des mots obscènes en anglais était bien plus vaste qu’en allemand ou en espagnol.
34 Son analyse l’amena à la conclusion qu’il était bien pour lui de rester un homme d’affaires et il finit par épouser une Juive allemande qui parlait mal l’anglais.
35 On ne peut douter qu’en passant à l’anglais ce patient niait son « identité du Moi » originaire et qu’il entrait dans une nouvelle identité. Mais il est clair aussi que ce glissement était moins motivé par la nécessité d’éviter une angoisse spécifique que par le désir de « renforcer » le Moi et de le rendre, de manière générale, plus « résistant à l’angoisse ». Il est également possible de décrire ce mécanisme en termes de psychologie du Surmoi, et comme le renforcement d’un Surmoi plus clément, ce qui diffère de l’affaiblissement d’un Surmoi archaïque. Mais il serait encore plus juste de dire que dans ce cas un Idéal du Moi dominé par des valeurs bien établies procure au Moi une armure contre des angoisses qui pourraient venir d’un Surmoi dominé par le Ça.
36 Le dénominateur commun des motivations sous-jacentes au choix d’une langue dans une analyse polyglotte est, de manière générale, la tendance à éviter l’angoisse. L’individu utilise la langue qui, dans une situation particulière, risque le moins de provoquer un sentiment d’angoisse ou, inversement, s’avère la plus propice à lui donner un sentiment de sécurité. Je pense que cette règle ne vaut pas seulement pour l’analyse polyglotte, mais aussi pour d’autres situations où des polyglottes sont soumis à des stress.
37 Pour ce qui est de l’analyse polyglotte, on peut tirer des conclusions évidentes. Il est clair que la technique psychanalytique – qui vise en tant que telle une mise en jeu (play) et en contre-jeu (counterplay) de l’excitation et de l’apaisement de l’angoisse – tantôt encouragera, tantôt découragera l’utilisation d’une langue donnée. Il est clair aussi que la théorie analytique approfondira, plus qu’il n’a été possible de le faire dans ce papier introductif, les problèmes du choix de la langue, particulièrement en ce qui concerne la constitution et la fonction du Surmoi et de l’iIdéal du Moi. Stengel dit que « la parole est le plus grand accomplissement du Moi ». La psychanalyse moderne, qui s’intéresse aux problèmes pratiques et théoriques de la psychologie du Moi, se doit de s’attacher à une compréhension plus profonde de la dynamique du langage.
Notes
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[*]
Buenos Aires. ©?The Psychoanalitic Quaterly Established, 1932, New York City-us.
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[1]
O. Fenichel, La théorie psychanalytique des névroses, Paris, PUF, 1953.
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[2]
Cité par E. Buxbaum dans « The role of a second language in the formation of the Ego and Superego », The Psychoanalytic Quarterly, XVIII, 1949, p. 279-289.
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[3]
E. Erikson, « Ego development and historical change », The Psychoanalytic Study of the Child, II, New York, International Universities Press, Inc., 1946, p. 359-396.
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[4]
Ibid.
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[5]
E. Stengel, « On learning a new language », The International Journal of Psychoanalysis, XX, 1939, p. 471-479.
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[6]
E. Buxbaum, art. cité, p. 279-289.
-
[7]
W. Reich, « Zur Technik der Deutung und der Widerstandanalyse », Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, XIII, 1927, p. 141-159.
-
[8]
S. Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard 1988.
-
[9]
S. Ferenczi, « Mots obscènes : contribution à la psychologie de la période de latence », Œuvres complètes, t. 1, Paris, Payot, 1968.
-
[10]
G. Devereux, « Some unconscious determinants for the use of technical terms in psychoanalytic writings », Bulletin of the Menninger Clinic, XIV, 1950, p. 202-206.
-
[11]
Je ne me réfère qu’à ses troisième et quatrième cas, les deux premiers concernant des problèmes de prononciation.
-
[12]
R. Greenson, « The mother tongue and the mother », The International Journal of Psychoanalysis, XXXI, 1950, p. 18-23.
-
[13]
Je peux mener des analyses en espagnol, en anglais, en allemand et en français, et j’ai une connaissance suffisante de l’italien et du portugais pour travailler avec ces langues.
-
[14]
Même à l’époque où il vivait en Angleterre, il préférait les femmes étrangères, surtout latines.
-
[15]
O. Isakower, « On the exceptional position of the auditory sphere », The International Journal of Psychoanalysis, XX, 1939, p. 340-348.
-
[16]
J’attache une valeur particulière à cette observation qui confirme l’hypothèse d’Isakower sur la position particulière de la sphère auditive dans la configuration du Surmoi. Voir O. Isakower, op. cit.