1 D’abord une remarque générale qu’impose le caractère extensif, donc diffus, et même incertain, de cette notion de guérison. Car sitôt qu’on la convoque, ce qui accourt, c’est l’immense nébuleuse des signifiants qui la constituent. Des signifiants relevant plus du sens commun que de la science, tels que la maladie, le soin, le psychothérapeutique, etc. Pour rester dans le champ de la psychanalyse et s’inscrire au plus vif de la pensée freudienne, on remarquera que l’archétype pourrait en être l’idée d’action spécifique formulée dès l’Esquisse, premier texte par lequel Freud tente de se représenter une genèse de l’appareil psychique. L’appui qu’il prend sur un modèle neurophysiologique propre à son époque (celui de la “ grande ” tradition neurophysiologique allemande) ne lui ôte rien de son esprit de spéculation, celui-là même qu’on retrouvera déplacé vers un autre ordre de pensée (la métapsychologie) dans “ Le moi et le ça ”. La décharge de toute tension, qui commande à cet appareil, doit faire l’objet d’une restriction pour que soient honorés les besoins élémentaires de l’être, ce que Freud appelle “ l’urgence de la vie ”. En hallucinant le sein, le nourrisson affamé est en mesure de décharger la tension libidinale orale ; mais s’il veut apaiser sa faim, il doit recourir à des gestes lui assurant la présence du sein réel. L’action spécifique répond à un besoin alimentaire qui ne se dissocie pas d’un besoin d’amour. Une partie de l’énergie doit faire l’objet d’une rétention afin que s’accomplisse l’action spécifique satisfaisant ces besoins. Plus précisément encore, une partie de cette énergie sert à l’expression de la détresse et à la mobilisation de cet autre capable d’y remédier, en lui apportant satisfaction, donc soulagement et traitement.
2 L’autre est implicitement l’environnement maternel, l’auteur d’un soin sans lequel l’enfant humain prématuré ne saurait vivre, ni un appareil psychique se construire. Mais le fait que Freud emploie, pour désigner cet autre, le mot intraduisible de Nebenmensch indique quelle direction bien plus abstraite prend ici sa pensée. Une subjectivité ne se déploie que si un autre lui prête appui, aide, secours, compréhension. La méthode analytique repose sur ce présupposé, qui trouvera ultérieurement d’autres développements, d’autres figurations plus élaborées, moins abstraites. Mais nous venons de là, nous n’en sortirons pas : l’analyste est d’abord ce Nebenmensch, secourant un sujet dont l’archétype de la “ maladie ” est l’Hilflosigkeit, la détresse originaire, liée à sa prématurité. Freud verra plus tard, dans cette configuration solidarisant une subjectivité naissante et son autre, le fondement de la morale, qui s’avère ainsi être du même ordre que celui du thérapeutique.
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4 Un ressort de ma discussion consistera à rapprocher des idées très éloignées au plan manifeste, mais qui dans leur essence participent d’un esprit commun. Prenons par exemple cette interrogation de Freud que tu cites : “ La majorité de nos patients mérite-t-elle la peine que nous dépensons pour ce travail ? ”, où il y a de l’humeur, du découragement et une naïveté certaine : au sens où elle pourrait se retourner sur celui qui l’énonce – nous qui avons passé tant d’heures à lire Freud, ne pourrions-nous nous demander si cela en valait la peine ? – et aussi se retourner contre celui qui la cite – ce travail sur lequel tu as passé tant d’heures en valait.il la peine ? C’est une position morale, ou humorale, qui se surajoute au fait que la question, celle dont nous parlons aujourd’hui, s’impose à nous parce qu’elle nous détermine. Mais cette question, en effet, nous aurions pu l’écarter. Il est étrange de retrouver ici la distinction, obscure, que Freud, dans “ La négation ”, établit entre jugement d’attribution et jugement d’existence.
5 La moralisation de la réponse à la détresse, l’inscription de l’action spécifique dans une éthique interhumaine conduisent nécessairement à la possibilité que le besoin qu’un sujet souffrant a de l’autre, lui soit refusé ou dénié par ce dernier. Refus ou négation représentent la face négative de l’action spécifique et leur méconnaissance produit les formations réactionnelles, compassion, pitié, qui rendent éminemment suspectes les idées de soin et de guérison. De ce refus découle encore le meurtre originaire et la destructivité.
6 L’écart qui s’établit ainsi entre le fait et la valeur que nous lui accordons ne se réduit qu’à la condition de nous convaincre que le jugement d’existence prévaut sur le jugement d’attribution : la guérison reste dans la filiation d’un besoin fondateur de la communauté humaine, c’est un fait devant lequel nous devons nous incliner, du même ordre que, ainsi que l’écrit Maurice Merleau-Ponty, l’extraordinaire solidarité que le langage établit entre les hommes.
7 On voit donc que, dans ce premier état de la question de la guérison, s’emmêlent des fils qui ne proviennent pas de la même quenouille. La détresse de l’un appelle l’intervention de l’autre, c’est une nécessité vitale, c’est un fait de nature. Mais c’est depuis la capacité d’un autre d’entendre, dans le cri de l’un, une expression spécifique de sa détresse, que s’instaure une morale, c’est-à-dire une sexualisation de la réponse. Le même geste, en quoi consiste pour Freud l’action spécifique, est donc doté d’une valeur positive naturelle – c’est un traitement au sens le plus neutre du terme – et d’une valeur morale, ce qui ne peut pas ne pas modifier sa signification et sa portée. Ce dilemme, on le retrouvera dans les formulations les plus sophistiquées de la question, telles que le traitement psychique ou la fonction psychothérapeutique de l’analyse.
8 Ajoutons à cela, comme j’ai souvent entendu Pierre Fédida l’évoquer oralement, l’étroite parenté étymologique entre le thérapeutique et le theos, la divinité. On sait la place que la pensée religieuse accorde à la question de la guérison – “ la guérison des maladies ”, pour reprendre ce titre de Ramuz – et au salut de l’âme, ce qu’indique la figure canonique du “ Sauveur ”. On connaît le retournement virtuellement incessant de cette position puisque le même dieu a le pouvoir de guérir, mais aussi de châtier, celui de sauver, et de tuer. C’est encore un autre fil, particulièrement résistant au traitement scientifique, qui vient s’y intriquer, donnant à la question de la guérison l’aspect d’un nœud gordien. On serait tenté, comme Alexandre le Grand, de le trancher, ce qui est un stratagème, non une position de vérité.
9 D’une manière générale, les communautés analytiques, par commodité, cèdent à cette tentation. Il y a celles qui militent pour un engagement psychothérapeutique de l’analyse, et celles, c’est le cas de l’apf, qui tendent à écarter cette question. Les citations que tu fais des collègues prestigieux et aimés que sont Victor Smirnoff et Jean-Claude Lavie vont dans ce sens. Victor Smirnoff prône la réserve, la prudence, il reste fidèle à la position freudienne : “ En parler plutôt trop peu que trop. ” Jean-Claude Lavie est plus ironique, il identifie la résolution du symptôme à un préjudice, à la perte d’un objet précieux. J’agrée à cette proposition, c’est d’ailleurs à cela que Freud aboutit dans ce très beau texte intitulé “ Quelques types de caractères dégagés par le travail analytique ”.
10 En fait les choses sont plus complexes. Dans toute communauté analytique, les positions individuelles diffèrent, heureusement. Et puis la notion de guérison n’est pas, comme les shibboleth de l’inconscient ou de la sexualité infantile, quelque chose dont dépendrait in fine l’identité analytique de l’analyste. Ce n’est pas sur son rapport à la guérison qu’on peut juger qu’un analyste est, ou n’est pas, analyste. Elle est une “ question ” qui s’impose plus qu’elle ne se pose, qui apparaît là où l’on ne l’attend pas. Vous remarquerez que dans notre exercice quotidien il y a des situations où elle n’affleure pas, et d’autres, au contraire, où l’idée que l’analyse n’aide pas le patient hante notre pensée et celle du patient, et nous sidère. C’est une question qui vient de l’extérieur, du monde, comme tu l’as bien remarqué à propos de Freud, contraint de promouvoir cette notion, du fait de l’hostilité du milieu viennois. Réfléchissant à cette discussion, je me suis revu soudain, dans une journée ouverte comme celle-ci, il y a six ans, discutant les exposés de Catherine Chabert, François Gantheret et Michel Gribinski, avec un débat soudain resserré sur la question de la “ réaction thérapeutique négative ”, question aussi éloignée que proche de celle de la guérison...
11 Elle est une intruse. Elle est peut-être une question étrangère à la pensée psychanalytique. Mais pour comprendre la place qui lui est réellement due, il faut un temps considérable. Et en cela elle subit, dans le développement de sa théorie, exactement le même destin qu’une autre notion à laquelle Freud accorda beaucoup d’importance au début de son œuvre, puisqu’il relégua au rang d’une réalité adjacente : la conscience. La conscience, au sens où elle est contenue dans l’idée de perception/conscience, la faculté qu’a l’esprit de s’approprier et de maîtriser ses contenus psychiques, et au sens où elle est l’objet d’une praxis spécifique, le Bewusstwerden, le “ devenir conscient ” qui représente, dans la première topique, le paradigme de l’acte interprétatif et du travail de la cure.
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13 Qu’est-ce qu’être discutant ? C’est donner une certaine perspective à ce qui a été exposé, c’est aussi formuler l’implicite de la parole énoncée, telle qu’elle inspire celui qui l’écoute. Implicite du développement théorique et du développement rhétorique. Ton texte, on t’en sait gré, n’évacue rien du malaise porté par cette question de la guérison. Contrairement à la tendance commune, tu ne tranches pas le nœud gordien, tu démêles ce qui peut l’être, cela donne cette première partie si lumineuse où l’on voit Freud lui-même démêler l’intrication serrée du thérapeutique et du théorique, à la faveur de quoi apparaît, dans une seconde partie, un indémêlable que tu tentes de circonscrire.
14 La recherche analytique, comme le travail analytique, est un travail de Sisyphe. Ce qui a été résolu, et apparaît comme un succès, dévoile de nouvelles énigmes et rappelle l’analyste à ses limites, tant de praticien que de théoricien. Il est possible que ce soit cela qui se cache derrière la question de la guérison.
15 J’ai examiné ton texte dans la perspective, peut-être fondatrice pour la théorie, de la relation s’établissant entre le fait de l’action spécifique et sa moralisation. Tu insistes, dans ta première partie, sur le dilemme que représente pour Freud l’écart entre le souci de guérison et la recherche théorique. Procédant ainsi, ne nous amènes-tu pas à nous demander si la théorie ne serait pas une conversion laïque de la morale, le lieu de sa perlaboration ? J’en vois la trace dans cette phrase de Freud, lourde de sens et d’implicite, que tu cites : “ L’investigation scientifique par la psychanalyse n’est aujourd’hui qu’un sous-produit des efforts thérapeutiques ; c’est pourquoi le rendement scientifique est souvent le plus grand, précisément dans des cas traités sans succès. ”
16 Dans cette première partie, tu montres donc que ces deux actions, recherche et soin, sont certes dans un conflit, mais tempéré et harmonique. Elles ne se perdent jamais de vue, suivent des chemins proximaux, se soutiennent mutuellement, la recherche est la condition de la guérison, l’histoire de la résolution du symptôme est au moins aussi importante que l’histoire de sa constitution. Elles se compensent au sens où, là où on échoue à guérir, on gagne en connaissance du psychisme... Recherche théorique et pratique clinique ne sont pas dissonantes. C’est ce qui caractérise l’esprit de la première topique, initiée par la spéculation de l’Esquisse, et qui trouve son achèvement dans les très nombreux textes que Freud consacre à cette époque aux récits de cure et aux travaux cliniques.
17 À quoi est due cette relative a-conflictualité ? À la conception, tu le dis explicitement, que Freud a, à ce moment précis, de la mémoire inconsciente et de la névrose. Les traces mnésiques des objets du désir œdipien et les fantaisies qu’ils promeuvent trouvent, dans le symptôme, actualisation et accomplissement. Elles appartiennent à l’inconscient refoulé, elles demeurent des objets du moi, la cure les contraint par transfert à une figuration, à une désexualisation, c’est-à-dire à un renoncement au profit d’un investissement nouveau de la réalité. C’est un schéma qui n’a rien de simple, qui a exigé de Freud une recherche considérable, qui exige de chacun de nous un apprentissage rigoureux. Il ne nous paraît simple que parce que nous le maîtrisons bien, qu’il ne comporte que peu d’aspérités, mais surtout parce qu’avec la cure, nous disposons de la méthode parfaitement adéquate à ce travail du Bewusstwerden, travail de remémoration. C’est la méthode qui traite la mémoire refoulée, la fonction de l’analyste se réduit à servir cette méthode.
18 Parole associative, interprétation, transfert en sont les outils nécessaires et suffisants. La guérison ne pose pas d’autres problèmes que ceux que pose la remémoration. En identifiant la guérison à la remémoration, on peut dire que Freud réduit déjà la place de la première, il la bannit de la pensée analytique : la cure n’a pas fonction de guérir, mais de parachever le “ devoir de mémoire ” qu’a entravé le refoulement.
19 Ce qu’il est intéressant de noter, c’est qu’à ce stade de sa pensée, Freud inscrit la notion de maladie psychique dans le problème plus général de la mémoire ics et de sa tendance conservatrice. L’hystérique souffre de réminiscences, l’homme est malade de sa mémoire. L’expérience sexuelle infantile refoulée est la source pathogène du symptôme, la levée de ce refoulement ôte au symptôme sa nécessité. C’est peut-être un aparté, mais il faut remarquer que la notion d’Hilflosigkeit demeure présente dans cette configuration théorique. La parole associative, que l’analysant déploie, informe très indirectement des fantasmes infantiles de désir réactivés par le transfert. Ces informations restent inaudibles à l’énonciateur, tandis que, à la faveur de la place qu’il occupe sur l’autre scène, l’analyste est en mesure de les discerner. L’interprétation est l’outil absolument nécessaire de la remémoration. Que le sujet ne soit pas en mesure d’entendre ce que ses paroles disent, qu’un autre soit nécessaire à lui en restituer le sens, n’est-ce pas le signe que persiste indéfiniment, jusque dans l’échange le plus sophistiqué, l’Hilflosigkeit, cette incomplétude de l’être, condamné pour vivre à la réponse de l’autre ?
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21 Puis ce modèle très cohérent, peut-être trop, connaît un déclin. Pourquoi ? Il y a deux raisons très différentes. La première est que Freud, en pénétrant dans des couches plus profondes de Psyché, doute de la confiance qu’il accordait jusque-là à la conscience, comme aptitude de l’esprit à assurer le Bewusstwerden, la résolution du symptôme. La propriété fondamentalement ics du psychisme se dévoile à lui de façon toujours plus aveuglante de sorte que la conscience se réduit désormais pour lui à une “ qualité ” s’attachant, ponctuellement et de façon changeante, à telle ou telle formation psychique.
22 La seconde raison est la découverte que les forces conservatrices qui retiennent les objets œdipiens par refoulement (on retrouve là la même idée de rétention que dans l’Esquisse) procèdent encore par une autre méthode plus archaïque, plus violente, en introjectant cet objet dans le moi. C’est l’identification.
23 La découverte de l’identification est une vraie rupture dans le développement de sa pensée. Elle initie la naissance de la seconde topique dont on situe l’origine dans “ Pour introduire le narcissisme ” et que redouble “ Deuil et mélancolie ”. Je ne sais pas si ceux qui t’ont écouté ont eu la même impression que moi qui t’ai lu, mais j’ai entendu que, lorsque tu abordes la question de l’identification (c’est à peu près au milieu de ton propos), ton texte marque aussi une rupture. Pour moi c’est une vraie qualité de ton exposé que de restituer ainsi, par un procédé rhétorique, l’énigme grandissante que la seconde topique jette sur la constitution psychique et sur la fonction psychothérapeutique de la méthode analytique.
24 Je crois que cette rupture est de deux ordres. D’une part, elle concerne la notion même de mémoire. L’identification permet en effet la conservation de l’objet, que le déclin du complexe d’Œdipe condamnerait normalement à l’abandon. Mais en l’enclavant dans le moi, elle lui ôte la possibilité d’être repéré comme objet. “ Je suis l’objet ”, “ l’objet est moi ” : telle pourrait se formuler cette confusion d’identité qui se situe aux antipodes de la conscience. L’identification n’aboutit pas à une “ désobjectalisation ” comme certains, André Green le premier, le suggèrent, mais à la négation de sa figuration d’objet, par anéantissement de son support représentatif. De l’objet, ne reste, le processus identificatoire achevé, que la pulsion qui l’avait initialement investi. La pulsion, déliée de sa représentation, paraît occuper seule tout le terrain. C’est un fait étrange, peut-être fantastique, comme l’est, par exemple, l’image du vaisseau fantôme, un contenant sans contenu. On peut encore parler de mémoire au sens de conservation comme l’entend la psychanalyse. Mais la rétention mémorielle ainsi réalisée est particulièrement fermée (du fait de cette inclusion dans le moi) et serrée (par une condensation violente des traits propres à l’objet) de sorte que le sujet ne dispose pas de lui-même des moyens de la déjouer. La remémoration requiert, de l’analyste, un travail interprétatif indirect, compliqué et lent, qui n’est pas sans rappeler la procédure attendue de la figure du Nebenmensch.
25 Mais cette rupture concerne aussi la représentation du moi, qui apparaît à la lumière de ce remaniement comme une “ formation psychique ” plutôt que comme une “ instance ”, foncièrement ics, et surtout divisée. Je veux aussi insister sur cette notion de division du moi, dont le paradigme est la partition moi-surmoi. Car si l’identification dépouille bien l’objet de ses traits propres, ce que l’objet conserve de son objectalité se manifeste comme refus d’intégration, maintien d’un écart entre une subjectivité qui serait idéale, et présence fantomatique de l’autre en soi. Cette division est hiérarchisée : l’identification la plus précoce, la plus fidèle à l’objet, qui fait le surmoi, adopte une position d’autorité sur le reste de la nébuleuse moïque. Et elle est surtout violemment conflictuelle, polémique. Cet écart structural produit une tension que Freud identifie au “ sentiment inconscient de culpabilité ”.
26 Ce qui est significatif pour notre propos, c’est qu’avec ce dernier concept, c’est la notion même de maladie qui se trouve déplacée. Le patient, écrit Freud, “ n’est pas coupable, il est malade ”. La maladie est donc le masque et la parade manifeste que le sujet oppose à cette division. Déjà dans “ Deuil et mélancolie ”, s’interrogeant sur l’autocritique que s’inflige le malade mélancolique, le prince Hamlet en l’occurrence, il note combien cette autocritique est d’une grande lucidité, mais que, pour parvenir à cette lucidité, il faut vraiment être malade. Qu’est-ce que cela veut dire sinon que la maladie, la souffrance, le tourment ne sont pas un état contingent, qu’ils sont l’état naturel de l’être humain ? Et aussi, et c’est là que le renversement est le plus inouï, que la maladie est la condition de la connaissance de soi, du pathei mathos. Freud rejoint ici par une voie scientifique l’aphorisme de Nietzsche, qualifiant l’homme de “ bête malade ”.
27 Il est important de garder à l’esprit ce que ce monde intérieur contient de fantastique et de nostalgique, d’incompatible avec la notion doucereuse de guérison. Imaginerait-on Dante accompagnant Virgile aux enfers et s’avisant de guérir les damnés qu’ils y rencontrent ?
28 En ce point la psychanalyse se présente comme un formidable outil de connaissance de l’appareil psychique, une connaissance avec laquelle il n’est pas sûr que nous nous soyons complètement familiarisés. La question qui se pose est alors celle-ci : cette connaissance mise à part, qu’est-ce que l’analyse propose au patient, et qui n’est pas une guérison ? Un traitement de la structure psychique, une transformation, ainsi que le propose Bion ? Une extension du pouvoir autocuratif de psychisme, de la parole en particulier, comme tu y insistes ? Ou encore un travail de civilisation, comme l’est l’éducation ? Ce sont des questions que tu soulèves à juste titre, la discussion va s’ouvrir là-dessus, mais je voudrais terminer par deux considérations.
29 Il n’est pas sûr que la seconde topique, initiée par la spéculation métapsychologique développée dans “ Le moi et le ça ”, ait, contrairement à la première topique, trouvé aujourd’hui encore son achèvement. On sait que les récits cliniques disparaissent à peu près complètement de l’œuvre de Freud après 1915. Une clinique propre à la seconde topique n’a pas encore de nos jours trouvé le récit qui lui convienne.
30 Dans ce remaniement théorique majeur qui désoriente incessamment notre pratique, un outil demeure intact : l’interprétation. Mais il semblerait que dès lors, son usage change. Alors que dans la première topique, l’interprétation vient parachever un travail de remémoration initié par la parole associative, dans la seconde, l’interprétation, son urgence, vise à désenclaver l’objet de sa cache narcissique, à lever la négativation qu’il a subie là. Ce travail de reconfiguration de l’objet pourrait être le préalable de la remémoration, telle que Freud l’entendait antérieurement. C’est le seul point où je divergerai nettement par rapport à ton propos. La notion de créativité est au moins aussi suspecte et doucereuse que celle de guérison. Non ! La remémoration ne peut se passer de la restitution des traces mnésiques ics, aucune reconstruction ne peut suppléer à cette levée de l’amnésie infantile qui prend, dans le cas de cette mémoire archaïque, l’allure d’une exhumation. Simplement, la technique interprétative, technique de fouille, fait appel à des procédures que nous connaissons mal et que, donc, nous ne maîtrisons pas.
31 Si cette faculté de se remémorer n’est pas donnée naturellement à l’homme, s’il faut, pour qu’il y accède, la présence à ses côtés d’un analyste, alors Freud a raison de se demander si le but de l’analyse n’est pas d’ériger un homme nouveau.