Couverture de APF_081

Article de revue

La règle du jeu

Pages 137 à 153

Notes

  • [1]
    G. Bernanos, Dialogues des Carmélites, deuxième tableau, scène 2, Paris, Le Seuil, 1949, p. 36.
  • [2]
    C. Balier, Psychanalyse des comportements violents, Paris, puf, « Le Fil rouge », 1988.
  • [3]
    S. Ferenczi (1927), « Le problème de la fin de l’analyse », Psychanalyse IV, Paris, Payot, 1982, p. 43-52.
  • [4]
    P. Fédida, « La transmission de la pratique psychothérapeutique : psychopathologie et psychanalyse », Confrontations psychiatriques, no 44, 2003, p. 203-207.
  • [5]
    C. Ehrenberg, « La neutralité à l’épreuve de l’inertie traumatique », Documents et débats, Bulletin interne de l’apf, publication réservée, no 52, janvier 2000, p. 36-45.
  • [6]
    D. Anzieu, « Le transfert paradoxal », Nouvelle Revue de Psychanalyse, no 12, Paris, Gallimard, 1975, p. 53.
  • [7]
    P. Fédida, « La transmission de la pratique psychothérapeutique : psychopathologie et psychanalyse », op. cit., p. 205.
  • [8]
    D. Suchet, voir dans ce volume « Déchirure dans l’attention flottante », p. 121.
  • [9]
    G. Pankow, LÊtre-là du schizophrène, Paris, Aubier-Montaigne, 1981.
  • [10]
    J. Ludin, « Pour introduire la question », in M. Gribinski et J. Ludin, Dialogue sur la nature du transfert, Paris, puf, 2005, p. 24.
  • [11]
    P. Fédida, Par où commence le corps humain, Paris, puf, 2000, p. 29.
  • [12]
    L. Andreas-Salomé (1921), « Le narcissisme comme double direction », L’Amour du narcissisme, Paris, Gallimard, 1980, p. 140.
  • [13]
    D. Widlöcher (1996), « Le tiers dans la pensée », repris dans En lisant Wladimir Granoff, Paris, Circé, 2001, p. 51.
  • [14]
    D. Winnicot, « L’activité créative à la recherche de soi », Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1971, p. 75-90.
  • [15]
    S. Freud (1908), « Le créateur littéraire et la fantaisie », in L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 33-46.
  • [16]
    S. Freud (1905), Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, trad. D. Meissier, Paris, Gallimard, 1988, p. 253.
  • [17]
    D. Widlöcher, « Amour primaire et sexualité infantile », Sexualité infantile et attachement, un débat de toujours, Paris, puf, « Petite Bibliothèque de psychanalyse », 2000.
  • [18]
    D. Suchet, op. cit.
  • [19]
    V. Smirnoff, préface au livre de M. Khan, Figures de la perversion, Paris, Gallimard, 1981.
  • [20]
    S. Freud, S. Ferenczi, Correspondance 1920-1933, Paris, Calmann-Lévy, 2000, p. 370.
  • [21]
    S. Freud (1905), « De la psychothérapie », La technique psychanalytique, Paris, puf, 1953, p. 9-22.
  • [22]
    S. Freud (1924), Abrégé de psychanalyse, Paris, puf, 1949, p. 41 (souligné par moi).
  • [23]
    M. Parsons, « The Logic of Play in Psychoanalysis », Int. Journal of Psychoana­lysis, no 80, 1999, p. 871-884.
  • [24]
    N. Zaltzman, « Children are pigs », Penser/rêver, no 5, La haine des enfants, Paris, Mercure de France, automne 2005, p. 23-34.

1 Blanche de la Force a peur. Née sous le signe de la terreur, sa vie est une succession de terreurs. D’abord celle de sa mère : en 1770, au soir du mariage du Dauphin, elle est molestée dans son carrosse au cours d’une émeute, et meurt la nuit même en donnant naissance à Blanche. Vingt ans plus tard, épuisée par sa lutte contre la peur, Blanche souhaite entrer au Carmel. Pour être admise comme postulante, elle a un entretien avec la Mère Prieure, pendant lequel se noue une relation très intime. Vers la fin de leur conversation, impressionnée par les paroles de la Prieure, Blanche pleure, mais cela ne brise pas l’élan qui la porte vers le Carmel, dit-elle. « Cet élan, il faudrait le modérer sans le briser. Croyez-moi, c’est une mauvaise manière d’entrer dans notre Règle que de s’y jeter à corps perdu, ainsi qu’un pauvre homme poursuivi par des voleurs », lui répond la Prieure. Blanche admet : « Je n’ai pas d’autre refuge en effet. » Alors la Prieure s’emporte : « Notre Règle n’est pas un refuge. Ce n’est pas la Règle qui nous garde, ma fille, c’est nous qui gardons la Règle. » [1]

2 La Règle, le couvent comme cadre qui l’entoure, une réflexion de Poulenc qui pensait le rapport entre la Prieure et Blanche comme transfert de la Grâce, voilà sans doute pourquoi ces Dialogues des Carmélites se sont imposés avec insistance au moment de réfléchir au rapport de la règle et du tact, dans la suite des échanges épistolaires entre Freud et Ferenczi en 1928. Le transfert dont parle Poulenc est un échange. À l’agonie, la Prieure, terrifiée au point de blasphémer, aura une mort trop petite pour elle, comme le dit une des religieuses. C’est Blanche, la peureuse, qui aurait dû mourir ainsi, mais la Grâce est transférée sur elle, et devant ­l’échafaud, délivrée de son angoisse, elle garde la Règle, l’incarne même, et s’offre en martyre.

3 Garder la règle. Plus souvent on entend dire garder le cadre, quitte à ironiser sur des analystes gardiens d’un cadre vide. Gardien du cadre est une formule qui, sans doute, fait trop penser à gardien de prison, même si la prison est parfois un cadre nécessaire au déploiement et à l’analyse du transfert, comme Claude Balier [2] l’a montré dans ses travaux.

4 Cependant, garder la règle, c’est autre chose que garder le cadre ! Le cadre, dit-on, permet au processus de se manifester. Et ce processus, producteur du transfert et de son interprétation, n’advient que grâce à la règle fondamentale de l’association libre, et à celle de l’écoute également flottante de l’analyste. La règle se trouve ainsi être au centre de l’analyse. Sans elle, pas de transfert analysable, car l’infiltration du processus secondaire par le processus primaire est alors impossible à repérer, ou, à l’inverse, envahissante. Garder la règle, c’est-à-dire pour l’analyste veiller à ce que son écoute reste en égal suspens, revient à faire en sorte que l’analyse soit possible. La règle n’est pas contingente. C’est le cadre qui l’est.

5 Blanche de la Force montre que la Règle du Carmel ne dépend pas absolument du cadre conventuel qui l’entoure. Une fois la maison détruite et la communauté dispersée, elle garde la Règle en l’incarnant, c’est-à-dire en étant fille de sainte Thérèse, car là où il y en a une, il y a un Carmel. Mais la Règle du Carmel n’est pas une fin en soi, elle est le moyen de produire de la prière, d’une qualité irréprochable, selon la Prieure. Cependant, en l’absence de cadre, devoir incarner la Règle en modifie le but : il ne s’agit plus tant de produire de la prière, que d’édifier par le martyre. Cadre contingent ne signifie donc pas inutile, modifiable à souhait ! Ainsi, à titre de comparaison, l’objet de la pulsion a beau être contingent, sa présence est indispensable à la manifestation de la pulsion, ou plutôt à ce qui nous permet d’en supposer l’existence. Le cadre, donc, est un moyen de garder la règle. Un moyen, car on a pu se rendre compte que plusieurs cadres rendent possibles l’établissement et le maintien de la règle.

6 Ce rapport entre le cadre et la règle est l’écho lointain du débat entre Freud et Ferenczi, à propos de l’élasticité de la technique, soutenue par ce dernier. Mais les termes du débat étaient alors règles (au pluriel) et tact. Ce glissement sémantique montre que nous sommes guettés par plusieurs dangers. Un premier serait de confondre dans leurs fonctions la règle et le cadre. Ce n’est pas parce que le cadre de la cure est celui qui a permis la découverte de la méthode, que la méthode naît de lui. Il n’y a pas entre le cadre et la règle le même rapport qu’entre la règle et le transfert : le cadre ne produit pas la règle, en revanche, la règle produit du transfert et, au mieux, du transfert analysable.

7 Un second danger serait de considérer la règle et le cadre comme un refuge protecteur. La règle ne nous est pas donnée ou imposée par un tiers comme une loi, mais elle est le fruit du travail de l’analyste et du patient. Peu avant l’article sur « L’élasticité de la technique » Ferenczi avait publié un texte sur « Le problème de la fin de l’analyse », dans lequel il se déclarait convaincu que l’exigence de dire tout ce qui vient, posée d’emblée au patient, est une exigence idéale, qui n’est, pour ainsi dire, remplie qu’une fois l’analyse terminée [3]. C’est peut-être aller un peu loin car une telle formulation ferait croire que le but d’une analyse serait l’association libre. Pas plus qu’au Carmel, notre règle ne saurait être un but, une fin en soi. Elle est pour nous le moyen de produire un transfert analysable. Le cadre est construit autour de la règle, pour aider à la maintenir efficiente au long de l’analyse. Cadre grâce auquel l’analyste évite la situation dangereuse d’avoir à incarner la règle.

8 Élasticité de la technique, modifications du cadre, place de la règle fondamentale ont été, dans le mouvement analytique, sujets de débats, de conflits, et même de discordes graves. Ces recherches ont eu pour objectif soit de raccourcir la durée jugée excessive des cures, soit d’étendre les indications au-delà des névroses de transfert. Les points de discorde, de rupture même, ont toujours été : est-ce ou n’est-ce plus de la psychanalyse ? Sommes-nous donc toujours à la recherche des schibboleth de la psychanalyse ? Ce peut être une activité dangereuse si l’on veut bien se souvenir que, dans cette histoire biblique, ceux qui ne disaient pas le mot avec le bon accent étaient mis à mort.

9 « L’épure des idéaux techniques se profile inévitablement au cours du traitement que constitue la cure », écrivait Pierre Fédida, et plus loin : « La transmission d’un modèle idéal ne vaut certainement pas pour être appliqué, mais il n’en est pas moins vrai que l’idéalité du modèle et l’échec à pouvoir le satisfaire sont nécessaires au progrès d’une pratique et de sa capacité de théorisation. » [4]

10 Il y a quelques années Corinne Ehrenberg [5] avait présenté avec force une situation de transfert dans laquelle le cadre habituel ne permettait pas l’analyse. Elle s’était déroulée en face à face. Au changement de position s’était adjointe une attitude différente de l’analyste. Il ne lui était pas possible de rester dans une stricte position d’attente, qui serait venue redoubler l’inertie développée par la patiente. Le travail avait montré comment, face à un transfert paradoxal, il avait été utile de modifier certains éléments du cadre et de la technique, pour dénouer certains paradoxes et en respecter d’autres. L’auteur avait rappelé l’aphorisme de Wladimir Granoff selon lequel chaque analyste croisera inévitablement, dans le cours de sa pratique, la trajectoire de Ferenczi. Sans le citer, elle suivait de près le conseil que donne Didier Anzieu dans son article « Le transfert paradoxal ». Le psychanalyste, écrit-il, ne peut manier une telle situation qu’en y introduisant des changements dans la réalité [6].

11 De telles présentations suscitent les inévitables commentaires – cela n’est pas de l’analyse mais une psychothérapie – qui sonnent comme un anathème ou une menace. Schibboleth a été mal prononcé. Mais Freud s’entêtait à désigner l’analyse comme une psychothérapie, et Pierre Fédida écrivait « La psychothérapie analytique est, de fait, une psychanalyse compliquée » [7].

12 Dans nos cabinets, nous recevons des névrosés qui, contrairement à certaines affirmations, existent encore. Mais nous recevons aussi de nombreuses névroses narcissiques, que nous essayons de traiter par la psychanalyse. Ce terme freudien peut sembler désuet, mais il évite de dire pathologies narcissiques, ou états limites, devenus moins à la mode, au fur et à mesure de leur extension et de leur mésusage.

13 Ma semaine d’analyste se divise en trois, un tiers du temps avec des personnes allongées sur le divan, un autre tiers avec des gens assis sur le fauteuil, et le dernier tiers avec des gens debout, dans un psychodrame. Avec tous il faut essayer d’être analyste, en gardant la règle, c’est-à-dire en maintenant une écoute en égal suspens, en égale attention de valeur à chaque détail, en essayant de construire et d’interpréter. Si l’on considère qu’association libre et écoute également suspendue sont au principe de la méthode, alors ne faut-il pas qualifier de psychanalytiques tous les cadres qui permettent à l’analyste de garder la règle, la règle qui produit un transfert analysable ? Et d’ailleurs, ne devrait-on pas se réjouir qu’ils soient plusieurs ?

14 Dominique Suchet montre avec netteté, dans sa contribution à ce volume [8], combien il peut être fructueux d’attendre. Mais n’avons-nous pas l’expérience de cas pour lesquels notre dispositif habituel empêche le processus analytique, comme le disait Ferenczi, tant il mobilise des défenses massives, ou tant il organise un transfert qui prend l’allure d’une résistance massive ? Et bien plus que la nature négative du transfert, c’est l’incapacité à l’interpréter qui rend l’opération non analytique. Interpréter psychanalytiquement suppose un fractionnement pour s’attacher au fragment, au détail, et c’est justement contre ce fractionnement que, dans ces cas, se mobilise la résistance. Doit-on attendre, avec la foi que le temps travaille pour l’analyse ? Freud le conseillait. Et souvent, oui, le temps travaille pour l’analyse ; mais pas toujours. D’ailleurs, ce conseil de Freud n’a-t-il pas été donné avant qu’ « Au-delà du principe de plaisir » ne devienne nécessaire pour rendre compte de certaines expériences analytiques ? Si dans un régime général organisé autour du trio plaisir, déplaisir, réalité, le temps travaille pour l’analyse, quand ce trio n’a jamais supplanté le duo vie-mort et sa répétition éternelle, il est à craindre que le temps ne travaille pas pour l’analyse, puisque le temps, alors, est circulaire, rotatif, binaire.

15 Avec une patiente je craignais de ne jamais sortir de cette sorte d’éternité. Elle avait dit au premier entretien, qu’elle finirait idiote, pesant cent kg, abandonnée dans le couloir d’un hôpital psychiatrique. Elle reste des heures assise sur le canapé du salon, souriante, feuilletant un magazine. Elle ne pense à rien, mais donne le change. Personne ne voit rien. Ni qu’elle est immobile, ni qu’elle a pris vingt kg. Être grosse est maintenant ce qui la définit tout entière. Quelques semaines plus tard, assise à la terrasse d’un café, elle regarde le garçon essuyer la table d’à côté. Elle ressent alors sur sa peau le contact du chiffon humide. C’est cette sensation qui la ramène sur terre, au contact des autres, au contact de son mari qui est assis en face d’elle. « Quand je ressens cela, je crois que j’ai un corps, dit-elle, mais je n’en connais pas la forme. Le plus souvent je ne ressens que ma tête, mon visage, pas le reste. Une tête sur une masse informe, sans aucune sensation et sans limite. La seule idée de limite ce serait les murs de la pièce dans laquelle je me trouve, et aussi quand je mange, quand je bouffe jusqu’à ce que la peau soit tendue, quand la paroi de l’estomac rempli tend la peau, jusqu’au risque d’exploser. » Ce qui la pousse chez un psychanalyste est la crainte de perdre la tête. Non pas sur le mode paroxystique et spectaculaire de la folie, mais plutôt comme un engourdissement souriant et progressif, qui la mènerait aux portes de la débilité ou de la sénilité.

16 Ni douleur, ni angoisse : quoi qu’il arrive, l’angoisse, c’est non. Elle en a fait l’expérience autrefois, une angoisse terrible. À l’adolescence, elle avait une amie, son double idéalisé qui, pour suivre sa famille qui déménageait, la quitta brutalement. Ce ne fut pas un chagrin, ni une déception amoureuse, mais un vide absolu qui provoqua un vertige, une désagrégation. Le corps disparut et avec lui la faim, et donc la nécessité de le nourrir. En perdant son double, ce n’était pas son âme qu’elle avait perdue, c’était son corps, ou plus exactement la forme de son corps. Mais lorsque ce corps, pour survivre, se révolta, l’angoisse fut insupportable. Alors, un seul apaisement possible : se frapper violemment la tête contre les murs. Une sensation tactile, pas même douloureuse.

17 Elle dessine souvent ce qu’elle voit d’elle et m’apporte ses dessins comme le font les enfants. Le dessin est toujours le même, et au fil des mois, le discours s’enlise dans la répétition. Ses paroles s’évaporent, mes remarques ne la touchent pas. Avec elle je pense parfois à un collègue à qui un patient sur le divan disait : « Les paroles qui sortent de votre bouche, je les vois passer au-dessus de moi sans qu’elles me touchent. » Un jour cependant, je commente le dessin, un commentaire qui est peut-être la manifestation de ma résistance à la suivre dans la répétition sans fin. « Cela ressemble à un sein. » Exclamation de colère, de dépit de se sentir tellement incomprise : « Ce n’est pas un sein, c’est moi tout entière, je suis le sein. »

18 Pour être tenue pour idiote, ma remarque n’en a pas moins des effets. Elle suscite une excitation coléreuse et de nombreux rêves. Cinq rêves par nuit, parfois plus, et des séances entières à en faire le récit. Ce ne sont que bombardements, corps déchiquetés, enfants jetés par les fenêtres. Il est bien sûr impossible d’appliquer la méthode analytique à toutes ces images, tous ces personnages, tous ces mots des rêves. Il y en a trop. Fonction défensive et résistance par le transfert, sans doute, mais aussi réaction à un coup de projecteur brutal qui anime le monde de l’entre-deux, celui du rêve et du transfert.

19 Ces rêves au contenu terrible n’étaient cependant pas des cauchemars. Pas d’angoisse, pas de représentation de sa propre mort. Produits du transfert, ils témoignaient plutôt d’une régression à un sadisme salvateur exercé sur l’analyste qui, par mégarde, avait fait entrer cette femme dans un corps depuis longtemps déserté. Car, dans l’enfance, elle avait fait cette trouvaille formidable : déserter son corps, en sortir, voguer comme une âme immatérielle. Elle pouvait ainsi subir, sans dommage apparent, les assauts incestueux de deux hommes de la famille. Et les sensations voluptueuses ressenties pouvaient être considérées comme hors d’elle, étrangères. Protection coûteuse car du coup son humanité devenait incertaine : créature éthérée, angélique, elle se croyait surpuissante, invulnérable et transparente.

20 Donc elle dessinait et m’apportait ses dessins. De mon côté, en plus des séances, j’avais fini par lui demander d’apporter des modelages, un à chaque séance, selon la méthode de Gisela ­Pankow [9]. Le modelage et, dans une moindre mesure, le dessin sont des médiateurs entre deux espaces psychiques, au sens où ils incarnent la pensée en train de prendre forme et sa communication à autrui. Incarnation qui me paraissait indispensable pour que nos espaces psychiques aient une chance de se toucher car, quand la régression de l’acte à la pensée a pris un tour si radical, la parole se vide de chair.

21 Avec le modelage, il s’agit d’abord de créer un espace, proche de l’espace potentiel où le paradoxe toléré autorise la coexistence de plusieurs affirmations incompatibles qui, dans le langage, à ce moment-là, eussent été nécessairement dans un rapport d’exclusion. Il s’agit ensuite de comprendre les relations entre les corps, et dans le corps lui-même, comme des relations entre des formes, et par homomorphie passer de la faille dans l’image du corps qui s’incarne dans le modelage, à la faille dans l’organisation des relations aux objets originaires.

22 Elle apportait dessins ou modelages sans commentaire, et en apparence sans lien avec le discours, envahi par les formes instables et rapides des images des rêves. Ces dessins étaient des répliques de celui que j’avais dénommé sein : un petit cercle au tracé net, surmontant une grande ogive sans base, au tracé flou ou pointillé, des autoportraits donc. Le dessin restait le lieu d’une résistance répétitive et opiniâtre, même si, parfois, il y avait des esquisses me représentant enfant, inoffensif, assis dans un fauteuil trop grand. Cette répétition contrastait avec l’évolutivité des modelages.

23 Parole, dessin et modelage sont restés longtemps trois espaces strictement parallèles, et en m’abstenant d’interprétations qui auraient cherché à leur donner du sens ou à les relier, ces séparations ont été artificiellement entretenues. Interpréter aurait été faire un travail de synthèse et non d’analyse. Dans ses correspondances, avec Lou Andreas-Salomé et avec Pfister, Freud insiste : le travail de synthèse est spontané, l’analyste fait le travail opposé, il délie. Ici cependant, le travail de synthèse n’était pas spontané et il aurait été extrêmement tentant de venir corriger ce défaut. Mais céder à la tentation nous aurait fait immédiatement basculer dans le collage d’un transfert passionnel mutuel. Il fallait donc travailler dans chacun de ces espaces séparément : la compulsion de répétition dans le dessin, les rêves et les troubles alimentaires ; la sortie de l’informe par le modelage ; tandis que la parole parcourait le trajet de part en part, de la compulsion de répétition vers la compulsion à représenter.

24 En demandant des modelages on opère ce que Gisela Pankow appelait des greffes de transfert. Ici, le transfert prenait l’allure d’un attachement massif à l’analyste en personne, sans que le déplacement propre au transfert fût repérable. Dans son introduction au Dialogue sur la nature du transfert, Josef Ludin écrit : « Le transfert c’est toujours et partout le transfert de l’affect ; peu importe qu’il prenne le chemin de la parole, du geste, du regard ou du mouvement. » [10] Mais un des buts de l’analyse est qu’il prenne préférentiellement le chemin de la parole.

25 Certes, la distance entre l’affect et la représentation est le résultat du refoulement, mais quand cette distance est si grande, des paliers intermédiaires sont nécessaires pour espérer les réunir, car la parole n’y suffit pas. Le modelage est un de ces paliers intermédiaires : il est un objet, un greffon, investi de libido, fabriqué pour la séance et donné à l’analyste. La forme modelée se propose comme un des représentants de la pulsion, dans un espace intermédiaire où se déploie le transfert. Dans la liste de Josef Ludin, le modelage s’apparente au mouvement et au geste.

26 C’est d’abord la bouche qui est apparue dans le modelage. Pierre Fédida, reprenant une question de Georges Bataille, écrit : « Par où commence le corps humain : par la bouche. La bouche, organe bestial des cris déchirants et aussi de la jouissance éperdue, telle est la bouche humaine. » [11] Bouche par laquelle avidité et destructivité cherchent à atteindre autrui, et d’abord l’analyste qui, ayant prononcé le mot sein, fut accusé d’être à l’origine d’une série d’effets curieux et incompréhensibles qui en vinrent à ces mots : « J’habite mon corps. » Déclaration dont le ton n’était certes pas celui d’une assomption jubilatoire, mais celui d’une déception et d’un reproche : « Je ne suis donc que cela, vous ­m’obligez à admettre que je ne suis que cela. » Lou Andreas-Salomé écrivait en 1921 : « Il s’agit de l’impression que j’ai eue devant ma propre image dans le miroir : ce fut la découverte soudaine et nouvelle de ce reflet comme d’une exclusion de tout le reste ; non pas à cause de quelque chose dans mon apparence extérieure (...), mais le fait lui-même d’être quelque chose qui se détache, quelque chose de circonscrit m’assaillait comme la perte d’une patrie, d’un abri... » [12]

27 Quand la bouche est devenue partie d’un corps habité, il a été possible de relier les formes modelées et les images perçues à un discours narratif. Ici – seconde intervention dans la réalité – je lui demandai une narration imaginaire : quelle est l’origine, la filiation, l’histoire de ce qui est modelé là pour l’analyste ? Alors le travail d’analyse vient défaire cette construction, afin qu’elle se reconstruise autrement, et ainsi de suite à chaque modelage. L’interprétation, fragment par fragment, avec de petites quantités d’investissement sur chacun d’eux, devient possible, et d’abord par le repérage et la comparaison des formes qui, selon Daniel Widlöcher [13], constituent l’essentiel du travail de l’analyste en séance.

28 L’intrigue est la mimésis de l’action selon Aristote, par quoi il pose la question du modèle, comme en peinture. Cette question du modèle réapparaît dans la psychanalyse dans la place donnée à l’expérience. Mais le désir et le fantasme, les défenses et les résistances la déforment dans de telles proportions que sa place dans la causalité psychique n’est plus exclusive, ni même prépondérante. Ainsi, n’est-il pas nécessaire que ces récits ressemblent aux souvenirs, à l’enfance : il suffit qu’ils engagent le mouvement des formes et des récits successifs, déliés puis refaits, inlassablement. Formes et récits font alors de l’espace intermédiaire un espace de jeu. En séance, avec ces médiateurs, la métaphore du rêve laisse alors partiellement la place à la métaphore du jeu.

29 L’introduction du jeu, parmi toutes les innovations de Ferenczi, est peut-être celle qui a survécu avec le plus de bonheur, et donné lieu à une floraison de variétés techniques. Plus tard Winnicott a fait plus que lui donner une place technique dans la psychanalyse de l’enfant, il en fait une métaphore de la séance d’analyse, du fonctionnement psychique de l’analysant et du psychanalyste en séance. Il n’a pas opposé ce jeu à la métaphore du rêve, c’est un autre point de vue : la psychothérapie, écrit-il dans Jeu et réalité [14], s’effectue là où deux aires de jeu se chevauchent, celle du patient et celle du thérapeute ; et plus loin, en psychothérapie, à quoi a-t-on affaire ? à deux personnes en train de jouer ensemble. Plus loin encore : ce qui est naturel, c’est le jeu, la psychanalyse s’est développée comme une forme très spécialisée du jeu.

30 La question du jeu n’est pas absente de l’œuvre de Freud, certes avec le jeu de la bobine mais aussi, bien plus tôt, en 1907, dans « Le créateur littéraire et la fantaisie » [15] quand il note que le contraire du jeu n’est pas le sérieux, mais la réalité. Et plus loin, pour appuyer l’affirmation que nous ne savons renoncer à rien, mais seulement échanger une chose contre une autre, il prend l’exemple de l’adolescent qui au lieu de jouer s’adonne désormais à fantasmer.

31 Le jeu des enfants est chose sérieuse. Le principe qui le régit est le Vorlust Prinzip, introduit dans L’Interprétation du rêve, puis développé dans Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient [16]. Dans ce texte, Freud indique que ce principe régit aussi le jeu, et le mot d’esprit y est désigné comme un des héritiers du jeu. Le jeu des enfants, dit-il, déclenche un plaisir qui résulte de la répétition du semblable, de la redécouverte du connu, et correspond à une épargne de la dépense psychique. Ce jeu, et en particulier le jeu avec les mots sans se soucier du sens, est le précurseur du jeu avec les pensées et du fantasme. Widlöcher propose de traduire Vorlust par « avant-plaisir » [17], expression dans laquelle avant doit s’entendre comme une condition logique et non dans le sens d’une succession temporelle. Avant-plaisir donc, plutôt que la traduction habituelle de plaisir préliminaire, trop strictement référé aux pratiques qui entourent le coït des adultes. Ce principe de fonctionnement psychique diffère du principe de plaisir – on peut même dire qu’il est un défi au principe de plaisir –, mais sur un mode bien différent de la répétition qui régit l’ « au-delà du principe de plaisir ».

32 Tel qu’il est décrit dans Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, l’avant-plaisir est lié au trait d’esprit, au jeu avec les mots sans se soucier de leur sens. Il permet la survenue d’un plaisir plus grand, lié à la satisfaction d’une tendance inconsciente réprimée, et qui utilise les mêmes mots. Ce plaisir plus grand est encore augmenté de l’énergie libérée à la levée de la répression de la tendance. Dans L’Interprétation du rêve, le reste diurne tient la place du trait d’esprit, tandis que le désir infantile tient la place de la tendance. Ici comme là, l’avant-plaisir est indispensable à la survenue d’un plaisir plus grand. Sans lui, la tendance du mot d’esprit, ou le désir infantile du rêve, n’ont aucune possibilité de contourner la censure.

33 Le défi au principe de plaisir est là : un plaisir en appelle un autre, d’une nature différente et d’intensité plus grande. Défi car, selon le principe de plaisir, l’énergie devrait s’écouler librement et la satisfaction s’obtenir par réduction de la tension. Après cette réduction, un nouveau plaisir est impossible. Pour qu’il revienne, il faudrait une nouvelle augmentation du niveau énergétique, ­d’origine interne ou externe, et un nouvel écoulement libre.

34 L’avant-plaisir est le point qui permet de rapprocher les deux métaphores du fonctionnement psychique en séance, celle du rêve et celle du jeu. Elles sont des points de vue différents autant que des moments différents de la séance ou de la cure. Il peut être utile d’adopter tantôt l’un de ces points de vue, tantôt l’autre, ce qui peut infléchir la manière de faire de l’analyste. En particulier par l’introduction, ou non, du jeu dans la séance.

35 Cependant, l’utilisation du jeu dans la cure classique ou dans le face-à-face présente le risque d’un basculement dans ce que Guy Rosolato appelle la psychanalyse transgressive. Le cadre du psychodrame, avec sa dissociation entre ceux qui jouent et l’analyste qui ne joue pas, avec sa délimitation de deux scènes psychiques, celle du jeu et celle de l’échange de parole avec l’analyste, offre quelques garanties quant à l’avatar transgressif.

36 Certains aspects de notre pratique nous font entrer en contact avec des humains pour qui la parole n’est pas le lieu de l’expression, de la mise en forme et du devenir conscient de leurs conflits psychiques. Avec eux, il nous faut, à la suite de Freud et de Ferenczi, chercher des techniques propres à les y amener, c’est-à-dire propres à rendre au langage sa plasticité, sans laquelle il ne permet pas l’accès au mode de penser inconscient. Tel est le dessein du psychodrame analytique.

37 Un garçon de 13 ans vivait reclus dans la certitude que, né de lui-même, il pouvait disposer des adultes, et en changer au gré de ses désirs. La réalité de ses multiples placements, puis de son adoption tardive, lui apportait la caution de l’irréfutable réalité externe. Dans un jeu, quelqu’un lui dit : « Tu sembles triste. » Il s’étonne, et s’autorise un regard sur lui-même : premier décalage, ébauche de déplacement. Lui qui ne proposait jamais rien se met à imaginer des scènes dans lesquelles il y aurait sa vraie personne, ses secrets et une barrière protectrice qui cacherait le tout. Une barrière suffisamment solide pour empêcher quiconque, y compris l’analyste, de pénétrer. Le jeu valorise répétitivement les bienfaits d’un système défensif si efficace. Ainsi protégé, il accepte de jouer dans les scènes des autres patients du groupe de psychodrame, et il accepte aussi que son idée de barrière protectrice des secrets soit reprise par eux, sans crainte d’en être dépossédé.

38 Un jour, il veut jouer une scène dans laquelle il serait face à un miroir. Il y aura trois rôles : lui-même, qu’il jouera, le miroir et quelqu’un qui représentera l’au-delà du miroir. Après une longue négociation, des hésitations, il franchit le miroir vers l’au-delà : il y fait froid, c’est sombre, il n’y a personne, c’est peut-être un cimetière. Il oppose un refus net à la poursuite de l’exploration de l’au-delà du miroir. Après la séance, nous avons reparlé de ce jeu : nous avions tous imaginé que derrière le miroir était la chaude chambre d’amour des parents, mais il nous fallait d’abord passer par la mort et l’abandon. La fois suivante, il a oublié les idées qu’il avait en tête en venant à sa séance. Le jeu entre les deux parties de lui, la partie avec idées et la partie sans idées tourne rapidement au conflit violent. Je commente : « Heureusement qu’il y a l’oubli, ça évite des engueulades entre soi et soi. » Il retrouve alors une idée : quatre inconnus sont perdus dans un monde étrange (ils sont quatre adolescents dans ce groupe). Ils errent, s’angoissent et regrettent de s’être embarqués dans cette galère. Puis tout à coup le garçon s’écrie : « Nous ne sommes pas perdus, nous sommes dans un rêve, quelqu’un va bien finir par venir nous réveiller. »

39 La barrière, le miroir et son au-delà délimitent des espaces psychiques dont la négation garantit la protection. À l’abri de cette négation se développe une autre forme de refus, plus souple : le refoulement. Alors se déploie l’espace du rêve. L’enfant joue. L’adulte qui n’a pas tué l’étranger en lui-même rêve. Le chemin sur lequel nous accompagnons certains peut être celui-ci : jouer, puis passer du jeu au rêve.

40 Ce garçon disait souvent : « Vous vous faites beaucoup de films au sujet de ce que j’ai dans ma tête, mais ce n’est pas du tout cela. » Certes, mais en notant nos différences, il entrait dans la communauté d’êtres humains qui se comparent entre eux, qui comparent les formes de leurs différentes pensées.

41 Croiser la trajectoire de Ferenczi, disait Wladimir Granoff. Il serait aisé, quatre-vingts ans plus tard, de se gausser des écarts, des égarements de ce chercheur infatigable. On a même pu dire de lui qu’il était psychotique ou qu’il n’était plus analyste : il ne savait plus dire schibboleth. Mais affirmer cela ne donne pas de réponse aux questions qu’il posait. Croiser sa trajectoire ne signifie pas adopter la technique active, l’élasticité de la technique, et aller jusqu’à l’analyse mutuelle. Si les réponses qu’il donnait ne sont pas satisfaisantes, les questions restées en souffrance nous imposent de continuer à chercher et à inventer.

42 « Le tact dans la cure obéit à un double mouvement : celui d’entrer en contact avec la vie psychique de l’autre personne, et celui de l’éviter. À la fois il est ce qui favoriserait associativité et levée des refoulements, et aussi ce qui entretiendrait une connivence avec la résistance » [18]. Ne pourrait-on dire la même chose de toute notre activité, et sans doute de toute notre passivité en séance ? Y compris de l’interprétation ? C’est justement ce que Ferenczi soulignait, lorsqu’il argumentait sur le bien-fondé théorique de la technique active : l’interprétation est elle-même une entorse à la libre association, puisqu’elle vient d’abord l’interrompre, puis ­l’orienter vers des voies nouvelles, au service éventuel de la résistance, elle aussi. Ce n’est pas que telle règle, telle technique, telle avancée théorique, puisse se mettre au service de la résistance qui représente le principal danger. Le vrai danger serait de croire, de chercher à démontrer, et d’y parvenir même, qu’il existe un sanctuaire psychique dont la résistance ne pourrait pas s’emparer.

43 Le jeu n’est pas ce sanctuaire. Victor Smirnoff écrivait en préfaçant Masud Khan : « Parlant avec Winnicott de l’analyse comme d’une aire du jeu, Masud Khan n’en méconnaît nullement le sérieux. Le jeu, fonction essentielle du vécu humain, vient prendre sa place dans le travail analytique. Le jeu avec tout ce qu’il a de tragique, de grotesque, de scandaleux, se développe dans un espace où le sujet est investi d’une double fonction de joueur et d’acteur. L’enjeu étant de ne pas s’aliéner de part et d’autre dans le manège des fascinations, de la sujétion et de l’illusion idolâtrique. Échapper et faire échapper l’autre aux pièges que tend à tout analyste et à tout analysant la pulsion d’emprise, exige une particulière vigilance et une stratégie diversifiée. » [19]

44 Le 4 janvier 1928, Freud écrit à Ferenczi : « Mes conseils sur la technique, proposés en leur temps, étaient surtout négatifs » ; et plus loin : « les obéissants s’y sont soumis comme à des prescriptions ayant force de tabou » [20]. Les obéissants ont transformé des recommandations, dont la visée était de mettre en lumière les tentations qui s’opposent à l’analyse, en lois dont le respect permettait à l’analyse d’advenir à coup sûr. Les obéissants négligeaient un autre texte technique de Freud, plus ancien, « De la psychothérapie », dans lequel il écrit, en 1904 : « Les psychoses, les états confusionnels, les mélancolies ne ressortissent pas à la psychanalyse, du moins telle qu’on la pratique jusqu’ici. Il ne serait pas du tout impossible que ces contre-indications cessassent d’exister si l’on modifiait la méthode de façon adéquate et qu’ainsi puisse être constituée une psychothérapie des psychoses. » [21] En 1938, dans l’Abrégé de psychanalyse, il revient sur la question des psychoses, pour constater l’échec persistant de leur traitement par la psychanalyse, mais il ajoute : « Cependant, il existe une catégorie de malades psychiques, manifestement très proches des psychosés, je veux parler de l’immense foule des névrosés gravement atteints. Les causes aussi bien que les mécanismes pathogéniques de leur maladie doivent être identiques ou du moins très semblables à ceux des psychotiques. Mais leur Moi s’est montré plus capable de résister, et s’est moins désorganisé. C’est leur cas qui doit nous intéresser et nous verrons jusqu’à quel point et par quelles voies nous pourrons les “guérir”. Des voies propres à leur permettre cette sincérité absolue que réclame la règle fondamentale. » [22] Le jeu n’est-il pas une de ces voies ? Une voie qui dépouille le tact de son mysticisme.

45 Pour Michael Parsons, tant qu’il y a l’élément jeu, l’analyse peut continuer, mais pour que cela soit possible, le patient et ­l’analyste ont à poser un cadre autour de leur aire de jeu. Ce qui l’amène à proposer que l’une des fonctions de l’analyste est d’être le gardien du jeu [23]. Le gardien est alors celui qui veille à, qui prend soin de, mais aussi qui empêche que quelque chose se gâte, ou disparaisse. Avec le jeu, Ferenczi avait pensé atteindre la reproduction réelle des processus traumatiques à l’origine du refoulement originaire. Certes, il n’y parvint pas, mais il avait trouvé un moyen de garder la règle vivante, quand sa forme exclusivement langagière devient le lieu privilégié de la résistance.

46 Garder le jeu amène parfois aux propositions singulières dont je viens de donner l’illustration, pour tenter de remettre du jeu, au sens mécanique du terme, là où il n’y en avait plus. Il n’y a plus de jeu quand l’enjeu est à la vie, à la mort, tandis que la question du plaisir, du déplaisir et de la réalité est secondaire, invisible ou négligée. Il n’y a plus de jeu quand, chez l’analyste, la résistance à suivre le patient sur ces voies mortelles empêche ­l’écoute régressive qui ouvre sur l’inconnu. Nathalie Zaltzman [24] insiste sur ce point : la régression n’est pas un simple billet de retour, elle est un trajet nouveau, qui mène ailleurs, et pour nous qui faisons grand cas de l’infantile, des fantasmes sexuels infan­tiles, elle nous mène vers des enfants inconnus : l’infantile des patients, à eux-mêmes inconnu, et notre infantile inconnu. Deux inconnus qui ont parfois besoin de jouer pour s’apprivoiser, avant de pouvoir rêver en séance.

47 Garder le jeu, et parfois rêver : c’est tout notre tact d’osciller entre jeu et rêve. Un tact qui n’est pas prendre des gants : jouez avec un enfant en prenant des gants, il se désintéressera rapidement.


Date de mise en ligne : 07/07/2014

https://doi.org/10.3917/apf.081.0137

Notes

  • [1]
    G. Bernanos, Dialogues des Carmélites, deuxième tableau, scène 2, Paris, Le Seuil, 1949, p. 36.
  • [2]
    C. Balier, Psychanalyse des comportements violents, Paris, puf, « Le Fil rouge », 1988.
  • [3]
    S. Ferenczi (1927), « Le problème de la fin de l’analyse », Psychanalyse IV, Paris, Payot, 1982, p. 43-52.
  • [4]
    P. Fédida, « La transmission de la pratique psychothérapeutique : psychopathologie et psychanalyse », Confrontations psychiatriques, no 44, 2003, p. 203-207.
  • [5]
    C. Ehrenberg, « La neutralité à l’épreuve de l’inertie traumatique », Documents et débats, Bulletin interne de l’apf, publication réservée, no 52, janvier 2000, p. 36-45.
  • [6]
    D. Anzieu, « Le transfert paradoxal », Nouvelle Revue de Psychanalyse, no 12, Paris, Gallimard, 1975, p. 53.
  • [7]
    P. Fédida, « La transmission de la pratique psychothérapeutique : psychopathologie et psychanalyse », op. cit., p. 205.
  • [8]
    D. Suchet, voir dans ce volume « Déchirure dans l’attention flottante », p. 121.
  • [9]
    G. Pankow, LÊtre-là du schizophrène, Paris, Aubier-Montaigne, 1981.
  • [10]
    J. Ludin, « Pour introduire la question », in M. Gribinski et J. Ludin, Dialogue sur la nature du transfert, Paris, puf, 2005, p. 24.
  • [11]
    P. Fédida, Par où commence le corps humain, Paris, puf, 2000, p. 29.
  • [12]
    L. Andreas-Salomé (1921), « Le narcissisme comme double direction », L’Amour du narcissisme, Paris, Gallimard, 1980, p. 140.
  • [13]
    D. Widlöcher (1996), « Le tiers dans la pensée », repris dans En lisant Wladimir Granoff, Paris, Circé, 2001, p. 51.
  • [14]
    D. Winnicot, « L’activité créative à la recherche de soi », Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1971, p. 75-90.
  • [15]
    S. Freud (1908), « Le créateur littéraire et la fantaisie », in L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 33-46.
  • [16]
    S. Freud (1905), Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, trad. D. Meissier, Paris, Gallimard, 1988, p. 253.
  • [17]
    D. Widlöcher, « Amour primaire et sexualité infantile », Sexualité infantile et attachement, un débat de toujours, Paris, puf, « Petite Bibliothèque de psychanalyse », 2000.
  • [18]
    D. Suchet, op. cit.
  • [19]
    V. Smirnoff, préface au livre de M. Khan, Figures de la perversion, Paris, Gallimard, 1981.
  • [20]
    S. Freud, S. Ferenczi, Correspondance 1920-1933, Paris, Calmann-Lévy, 2000, p. 370.
  • [21]
    S. Freud (1905), « De la psychothérapie », La technique psychanalytique, Paris, puf, 1953, p. 9-22.
  • [22]
    S. Freud (1924), Abrégé de psychanalyse, Paris, puf, 1949, p. 41 (souligné par moi).
  • [23]
    M. Parsons, « The Logic of Play in Psychoanalysis », Int. Journal of Psychoana­lysis, no 80, 1999, p. 871-884.
  • [24]
    N. Zaltzman, « Children are pigs », Penser/rêver, no 5, La haine des enfants, Paris, Mercure de France, automne 2005, p. 23-34.

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