Couverture de APDEM_044

Article de revue

L’échec de la guerre contre la drogue

Pages 44 à 45

En plus de cent ans la prohibition mondiale des drogues a clairement failli. Même s’il reste impossible de déterminer avec certitude si, et dans quelle mesure, elle a permis de limiter la production illégale de drogue ou si elle l’a au contraire dynamisée en raison de la rentabilité de la transgression. Il est en revanche acquis que les cultures illégales de pavot à opium, de cocaïer, ou encore de cannabis n’ont pu être supprimées ou même réduites de façon significative, ni à l’échelle mondiale, ni dans la plupart des pays producteurs traditionnels (Afghanistan, Birmanie, Colombie, États-Unis, Maroc, Mexique, Pérou, etc.).

Guerre contre la drogue et développement alternatif

1Dès les premiers pas du régime prohibitionniste (1909), et tout particulièrement depuis qu’en 1971 le président des États-Unis Richard Nixon a élevé l’abus de drogue au rang d’« ennemi public numéro un » des États-Unis et déclaré la « guerre contre la drogue », les politiques menées à l’échelle mondiale ont eu pour principal objectif la réduction de l’offre de drogue. Mais c’est justement au début des années 1970 que la culture agricole et la consommation de drogues sont reparties à la hausse, les zones de production se diversifiant et la disponibilité des produits illégaux sur le marché mondial augmentant nettement, y compris en termes de prix et de qualité. La production de cocaïne, de cannabis et d’héroïne reste en effet encore aujourd’hui une activité conséquente sinon majeure en Colombie, au Pérou, au Maroc, en Afghanistan, en Birmanie, au Laos, en Inde, etc.

2Nombre d’observateurs ont imputé cet échec à la prohibition elle-même dès lors que le caractère illégal des activités de production et de commerce des drogues assurait leur rentabilité et donc leur attractivité. Mais l’échec des politiques antidrogues est aussi dû à la priorité, tant politique que financière, qui a été donnée à la réduction de l’offre plutôt qu’à la réduction de la consommation, la prise en charge médico-sociale des consommateurs de drogues illégales étant finalement bien plus efficace et rentable que la répression de la consommation de drogue, et davantage encore que les tentatives de réduction et de suppression des productions agricoles de drogues illégales à la source. Surtout, l’échec des politiques antidrogues peut être attribué à la façon même dont la réduction de l’offre a été conçue et entreprise depuis le début des années 1970. La « guerre contre la drogue » a en effet très largement privilégié la répression des paysanneries que la prohibition internationale a criminalisées. Et l’éradication forcée des cultures illégales de cannabis, de coca et de pavot à opium a bénéficié de financements sans comparaison avec ceux des politiques de développement économique (cultures de substitution puis développement alternatif).

3L’échec des politiques d’interdiction et de suppression des productions et des trafics associés est flagrant à l’échelle mondiale, les interdits de production n’étant pas viables (géo)politiquement, les actions de lutte antidrogue étant inappropriées (campagnes d’éradication forcée difficilement réalisables du point de vue pratique, contre-productivité économique des actions purement répressives, projets de développement alternatif mal conçus et aux calendriers inadaptés, etc.), insuffisamment financées et mal gérées (pas ou peu d’évaluation donc pas ou peu de leçons tirées des échecs). Prohibitions nationales et internationale difficilement applicables, campagnes d’éradication impraticables et programmes de développement inadaptés n’ont pas su endiguer la production illégale d’opium en Asie, de coca en Amérique latine, ou encore de dérivés du cannabis sur tous les continents (notamment en États-Unis, au Maroc, en Inde…).

La lutte antidrogue face à ses échecs et à leur déni

4L’échec de la prohibition et des politiques et actions antidrogue est difficilement accepté par les principaux acteurs de la lutte contre la drogue et la guerre contre la drogue – justifiée et encouragée par une idéologie prohibitionniste réduisant à néant toute approche rationnelle de la question des drogues – se voit continuellement reconduite et renforcée au lieu d’être révisée. Les échecs de la prohibition et de la guerre contre la drogue se répètent depuis des décennies dès lors qu’ils ne débouchent sur aucune remise en question de leurs fondamentaux et de leur idéologie sous-jacente, seulement à un renforcement de moyens jugés insuffisants.

5La guerre contre la drogue a été vigoureusement promue par l’administration Reagan (1981-1989), laquelle a contribué à la militarisation renforcée de la lutte contre un trafic qualifié de « menace contre la sécurité nationale » par le Président américain. Des milliards de dollars ont depuis été dépensés par les administrations suivantes, principalement en Amérique latine mais aussi en Asie, pour financer les patrouilles des Marines le long de la frontière mexicaine, la livraison d’hélicoptères d’attaque à la dictature birmane (18 entre 1974 et 1978), ou encore les unités paramilitaires de lutte antidrogue de l’Afghanistan post-Taliban. À ce jour, le « Plan Colombie » reste le programme antidrogue le plus onéreux jamais financé par les États-Unis : 4 milliards de dollars entre 2000 et 2005, dont 80 % attribués à la police et à l’armée colombienne contre seulement 8 % au développement alternatif. L’efficacité du « Plan Colombie » est loin d’avoir été à la hauteur de son financement. Malgré des épandages aériens de glyphosate les plus vastes de l’histoire de l’éradication forcée, la Colombie comptait ainsi 13 200 hectares de coca de plus en 2006 qu’en 2005 (157 200 hectares).

6L’Afghanistan fournit bien sûr un autre exemple de l’échec des politiques et des actions antidrogue : ni les interdits répétés (hormis celui imposé par les talibans en 2000), ni les opérations d’éradication forcée, ni les projets de développement alternatif n’ont pu empêcher l’augmentation importante de la production d’opium. Malgré plus d’une décennie d’efforts menés par différents acteurs de la communauté internationale et en dépit des fortunes dépensées dans la reconstruction de l’État afghan, la production d’opium y est passée de 4 565 tonnes en 1999 à 8 200 tonnes en 2007 (davantage que la production mondiale totale l’année précédente : 6 610 tonnes en 2006). En 2013, si la production avait baissé (5 500 tonnes) en raison de facteurs climatiques, les superficies cultivées en pavot, elles, n’avaient jamais été aussi vastes : les 209 000 hectares cultivés illégalement (36 % de plus qu’en 2012) témoignaient alors toujours du faible contrôle politico-territorial de l’État et des succès pour le moins mitigés d’une lutte antidrogue qui n’a toujours pas porté ses fruits en 2016 (201 000 hectares de pavot et 4 800 tonnes d’opium).

Éradication forcée vs. développement alternatif

7Mais l’histoire du développement économique en tant qu’outil de lutte antidrogue (le « développement alternatif ») montre clairement que cette approche n’a elle aussi que très rarement permis de réduire ou de supprimer des productions agricoles illégales de drogues, que ce soit à l’échelle nationale ou mondiale.

8En dépit de ses résultats décevants, le développement alternatif ne peut toutefois pas être rejeté en bloc. On peut en effet raisonnablement estimer que son échec est imputable à la faiblesse des méthodes et des moyens financiers mis en œuvre plus qu’à la logique qui le sous-tend. De fait, le développement alternatif ne semble pas avoir failli parce qu’il constituait une stratégie inadaptée mais parce que la réduction des productions agricoles illégales a trop souvent été dissociée des questions de développement économique. La pauvreté constitue la cause première du recours à la production agricole de drogues. Or les paysans de la drogue ont longtemps été perçus, et le sont encore trop souvent, non comme des victimes du sous-développement économique mais comme des criminels, ce qui explique la priorité donnée à l’interdiction et à la répression par rapport au développement dans les stratégies de lutte antidrogue. Ainsi, comme ce fut encore le cas en Afghanistan lors de la dernière décennie, l’immense majorité des moyens humains et financiers consacrés à la lutte antidrogue a été utilisée pour concevoir, mettre en œuvre et renforcer une batterie de mesures répressives qui aggravent la pauvreté des régions productrices de cannabis, de coca, et de pavot, au lieu d’y remédier.

9Le déploiement du développement alternatif a été entravé par diverses contraintes économiques, politiques, et idéologiques. Néanmoins, les quelques expériences positives auxquelles il a donné lieu permettent de penser que cette approche recèle un potentiel encore non exploité. On ne peut en dire autant des stratégies répressives, qui ont été conduites pendant près de quatre décennies à des échelles et avec des moyens dont le développement alternatif est loin d’avoir bénéficié. C’est notamment le cas des programmes d’éradication forcée qui, en aggravant la pauvreté des paysans pourtant reconnue comme l’une des principales causes du recours à la production agricole de drogues illégales se révèlent non seulement inefficaces mais contre-productifs.

Bibliographie

Pour aller plus loin, le site de l’auteur

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