« Gens de robe », « robins » : c’est ainsi que depuis longtemps, sinon toujours, on appelle les gens de justice. Et, en toute simplicité, « la robe » désigne la carrière de justice, celle des avocats, des procureurs et des juges.
Sous ces vocables et sous ce costume on retrouve aussi bien La Boétie, Montaigne, Montesquieu, Tocqueville ou le bon président Magnaud et le juge Baudot, celui de la « harangue » ; ou encore, parmi nos contemporains, de grandes pointures comme Jean-Louis Debré ou Marc Robert autour desquels s’affaire le monde des juges plus discrets dont certains se distinguent parfois aux yeux du public et de la presse en « petits juges », d’autres en « bons juges » ou encore en « juges rouges ». Plus récemment sont apparues de nouvelles variétés : les « petits pois » et les « lâches jouant les vertueux »…
1Selon les mythologies antiques, la Justice est une déesse, fille du roi des dieux. De cette origine divine et royale, l’institution garde plus de traits qu’on ne croit. En France ancienne, les rois se sont entourés d’un conseil de nobles, de prélats et de juristes. Prêtres et juges portaient la robe. Mais aussi les rois de France. Lors du sacre, le nouveau roi revêtait une robe rouge et recevait une main de justice, symbole clair qu’exprimait parfaitement le dicton « toute justice émane du roi ». Devenus, par ce sacre, juges au-dessus de tous les autres, les rois avaient le pouvoir de déléguer ces fonctions. Les hauts juristes de leur cour furent chargés de cette mission. Symbole de cette délégation, on leur conféra la robe rouge.
2Au fil des ans, les juristes prirent le pas sur les nobles et les prélats, au point qu’à la Renaissance, quand la France s’inventait un nouvel avenir, Montaigne proposait de faire des juges un « quatrième estat » et Michel de L’Hospital un « quatrième ordre » à côté de la noblesse, du clergé et du tiers état. Mais comme l’avait prédit La Boétie, les peuples se préférèrent la tyrannie. L’absolutisme royal, inauguré par Louis XIV, allait servir de parangon à l’Europe et de modèle indépassable à la France. Y compris lorsqu’elle sera en République.
3Commentaire d’un contemporain qui, issu du milieu des robins, avait lu La Boétie et Montaigne : « Il faut, écrivait-il, mettre ensemble la justice et la force… [mais] ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » ou du moins le parût. Cette pensée, rarement citée par les juristes, a inspiré de nos jours aussi bien Derrida que Bourdieu. Elle est de Blaise Pascal (1623-1662) qui fut témoin, à la mort de Mazarin (1661), de la prise du pouvoir personnel par le roi, marquée par le procès de Fouquet. Le roi avait composé une cour de juges réputés dociles. Mécontent de la décision trop clémente, il n’allait pas hésiter à user de son droit de grâce « à l’envers » en transformant le bannissement en réclusion à vie. La suite, ce furent les ordres impérieux périodiquement donnés aux juges de condamner davantage aux galères, chaque fois que la chiourme de Toulon manquait de bras. Ce fut aussi la consigne aux intendants (ancêtres de nos préfets) de noter l’ardeur au travail et la vie privée des robins.
4Au XVIIIe siècle, ces robins, propriétaires de leur charge, s’opposèrent souvent à la royauté sur la politique intérieure ou la défense de leurs privilèges et se rendirent odieux. Ils contribuèrent ainsi à l’arrivée de la révolution dont ils furent les victimes. Le pouvoir législatif passa alors au premier plan. Jusqu’à remplacer, au besoin, le judiciaire. La Convention se constitua en cour de justice pour juger le roi. Quant aux justices de droit commun, elles seront tenues à l’œil non par des intendants, mais par des commissaires désignés du Parlement. Et, cela allait de soi, on remplaça les juges inamovibles par des juges élus et l’on supprima le costume traditionnel. Bien mieux, à l’appel de Danton, de Condorcet ou du conventionnel Osselin, on partit en guerre contre « la robinocratie ». Un décret stipula même que les lois seraient désormais « simples et claires » et non rédigées en « verbiage des robins ».
5Très vite cependant le régime d’assemblée s’effondra au profit d’un exécutif de plus en plus fort sous le contrôle étroit duquel passa, tout naturellement, la justice. Les juges seront désormais, et pour longtemps, nommés et, au besoin, révoqués par l’exécutif. Et, pour bien montrer qu’on revenait ainsi à l’époque royale, on rétablit le costume traditionnel : dès 1802 la robe noire pour les tribunaux, la robe rouge pour les cours et en 1804, la doublure d’hermine pour les premiers présidents et les procureurs généraux. L’Empire avait ainsi restauré l’ancien régime. Et ce jusque dans les détails.
6À cette restauration de la proximité, presque de la fusion, entre l’exécutif et le judiciaire, l’Empire ajouta encore une touche : la hiérarchisation quasi militaire du corps. Et c’est ainsi que la robe rouge, héritage des rois, se chargea d’une nouvelle symbolique : faire carrière impliquait désormais qu’un juge normal ferait tout pour obtenir la robe rouge. Celle-ci deviendra dans le langage courant, dans la littérature et dans cet art en plein renouveau qu’était la caricature de presse, le symbole même de l’ambition des juges. « La robe rouge » sera même, vers 1900, le titre d’une pièce de théâtre, jouée avec succès à la Comédie-Française et couronnée par l’Académie. Trente ans après, le dictionnaire Larousse lui consacrait une notice, la présentant comme un « drame de conscience » mettant en scène un juge qui, malgré les objurgations de son épouse, ne parvient pas à obtenir la robe rouge alors que son collègue, qui, lui, se vend sans retenue au politique, a la carrière à laquelle « tout magistrat aspire ».
7Pendant tout le XIXe siècle et le début du XXe, les révocations furent très fréquentes, frappant aussi bien les magistrats qui avaient mal agi que ceux qui avait déplu. Tous furent, ainsi qu’en gardent le souvenir leurs dossiers d’archives, surveillés de près par les préfets, recommandés ou vilipendés par les élus et souvent notés… par les évêques, du moins avant la séparation des Églises et de l’État. La « tradition d’étatisation » était si bien établie que lorsque vont se mettre en place l’État français et la collaboration, la justice, forte de son savoir-faire multicentenaire, « assurera une continuité professionnelle et juridique à travers les bouleversements politiques », avec des purges bien entendu. Mais du moins, sans changer ni ses habitudes ni ses costumes.
8En 1946, une nouvelle constitution créera enfin un Conseil supérieur de la magistrature (CSM), méritoire tentative de rééquilibrage des pouvoirs entre le Parlement, l’exécutif et le judiciaire. Mais lorsqu’en 1958, le pays optera, à nouveau, pour un régime autoritaire, le CSM deviendra un simple conseil du prince. C’est à l’exécutif que reviendra la nomination et la promotion des juges, du siège comme du parquet. Certes en 1993, le CSM sera réformé. Mais uniquement pour les juges du siège, cependant que le parquet toujours sous contrôle verra – paradoxe qui n’en est pas vraiment un – ses compétences progressivement augmentées.
9Une anecdote encore montrera le prestige de la robe : lorsque dans les années 90, on s’avisa de créer une juridiction composée de politiques pour juger les ministres mêlés à l’affaire dite du sang contaminé, l’une des premières réunions des nouveaux juges élus fut consacrée au choix de leur costume qui n’avait pas été prévu par la loi. Comme un seul homme, les parlementaires, non magistrats d’origine, optèrent non pas pour la tenue civile des jurés d’assises, mais pour la robe qui sans doute leur donnait la crédibilité dont ils se sentaient un peu démunis ; ce qui permit aux commentateurs de l’époque de citer La Fontaine : « d’un magistrat ignorant c’est la robe qu’on salue ! ».
10Aussi bien le costume religieux et royal sans changement jusqu’à nos jours, reste-t-il toujours symbole de la hiérarchisation du corps et de sa proximité avec l’exécutif…
Bons juges, grands juges et petits juges
11Mais, le pouvoir, si absolu qu’il soit, est sous le contrôle de l’opinion publique. De tout temps celle-ci a su apprécier le comportement de ceux qu’on a volontiers qualifiés de « bons juges » (comme s’ils étaient une exception !). Parmi eux sans doute La Boétie. Assurément en tout cas Lefèvre d’Ormesson. Ce rapporteur au procès Fouquet avait été choisi pour sa sévérité au point que la défense avait voulu le récuser. Or, au fil de la procédure, il allait constater que beaucoup de charges étaient imputables à Mazarin. Il va conclure non à la mort souhaitée par le roi mais au bannissement. Le courage qu’il lui fallut, son énergie, sa clairvoyance, nous les connaissons par les écrits des contemporains et en particulier Madame de Sévigné. Elle ne fut pas la seule à admirer ce bon juge. On rapporte l’anecdote de ce mousquetaire qui, voyant passer d’Ormesson, s’approcha de lui, l’embrassa et lui dit qu’il était « illustre ». Mieux que grand ! Rançon de cette gloire : d’Ormesson, objet de l’hostilité du roi, fut poussé à la démission.
12On trouverait d’autres de ces bons robins comme ce jeune conseiller de Grenoble du nom de Servan qui, profitant d’une audience de rentrée, avait proposé un remarquable projet de réforme de la justice. Il avait dû quitter son poste devant l’hostilité inflexible de ses collègues. De même le conseiller Dupaty de Bordeaux qui, pour avoir tenu des propos trop réformistes, avait été obligé d’abandonner sa charge et de venir à Paris. Ayant appris que le Parlement avait confirmé une décision qui, après une procédure scandaleusement bâclée, condamnait trois pauvres bougres à être roués, il entreprit de dénoncer cette décision. Ses libelles obtinrent un grand succès et, après bien des péripéties, aboutirent à l’acquittement et à la prise de conscience à peu près générale, de la nécessité d’une réforme de la procédure. Dupaty est resté le prototype du bon juge. Et tout au long du siècle suivant, ils furent nombreux à devoir démissionner par conviction. L’un des plus célèbres fut le tout jeune juge Alexis de Tocqueville déjà connu pour le rapport qu’il avait fait sur les prisons américaines. Il démissionna en 1832, lorsqu’un de ses collègues, substitut à Paris, fut révoqué pour ne pour ne pas avoir voulu prendre la parole dans une affaire.
13Mais le plus connu de ces juges fut celui qu’on appela « le bon juge de Château-Thierry », le président Magnaud. Nous sommes en mars 1898. Magnaud relaxe une femme qui, n’ayant pas mangé depuis 36 heures, a volé un pain pour se nourrir et nourrir son enfant ; sa décision retient que la faim est susceptible d’enlever à l’être humain une partie de son libre arbitre et d’amoindrir en lui la notion du bien et du mal. Dans d’autres affaires il s’efforcera de réparer des dégâts causés par des accidents du travail dont la législation de l’époque exonérait en partie l’employeur. Jean-Louis Debré, auteur d’une étude sur la justice au XIXe, nous rappelle que c’est Georges Clémenceau qui, dans un article célèbre du journal L’Aurore, le qualifia pour la première fois de « bon juge ». Un peu plus tard, dans Le Figaro, Anatole France loua à son tour le bon juge de Château-Thierry.
14Il est à noter que, si souvent une partie de l’opinion publique et de la classe politique a pu soutenir ces « bons juges », une grande partie, sinon la quasi majorité de la magistrature, s’est toujours opposée à eux, en accord avec le pouvoir politique dominant du moment. Le contexte n’avait pas beaucoup changé lorsque, soixante-dix ans plus tard, le juge Baudot rendit publique sa fameuse harangue dans laquelle il reprenait une grande partie des thèses du président Magnaud.
15Mais, si l’opinion célèbre volontiers le « bon juge » du moment, il arrive aussi que des magistrats soient affublés de qualificatifs moins élogieux. L’expression « le petit juge » a ainsi été utilisée pour des magistrats que l’on jugeait dépassés par l’importance de leurs tâches. Ce fut le cas de nombreux juges d’instruction souvent en début de carrière, chargés de très grosses affaires. Le procès d’Outreau en donne un exemple. Il a d’ailleurs été l’occasion d’un véritable règlement de comptes entre la magistrature et le pouvoir législatif lors d’une commission d’enquête. Beaucoup de juges d’instruction avaient en effet, en poursuivant de façon très médiatique des politiques mêlés à des affaires financières, gravement indisposé ce milieu. L’occasion était trop belle et chacun des camps donna toute sa mesure.
Les juges rouges
16Moins habituel : l’émergence d’un nouveau qualificatif, celui de « juges rouges ». Pas question ici du rouge de la toge des hauts robins. Ce rouge est celui de la contestation révolutionnaire. « On les appelle les juges rouges » est le titre d’un essai écrit par un magistrat, Marc Robert, qui décrit ce que fut l’aventure du Syndicat de la magistrature (SM). Cette organisation avait été préparée, d’abord indirectement, par les réflexions d’une association plus modérée, l’Union fédérale des magistrats (UFM), et celles d’une association d’auditeurs et anciens auditeurs de l’école de la magistrature. Ces travaux préparatoires assez classiques furent transfigurés par l’idéologie de 1968. Il en résulta un syndicat de tendance autogestionnaire et anti hiérarchique, ce qui dans un corps comme la magistrature fit l’effet d’une bombe. En réalité, malgré le jargon d’époque, le programme du SM était prudent : impressionné par les événements contemporains survenus au Chili où le parquet, indépendant du pouvoir politique, s’était opposé au régime démocratique d’Allende, le SM ne demandait pas la réforme du parquet. Il insistait, en revanche, sur l’opportunité de redonner vie aux assemblées générales des juridictions et la nécessité de diminuer le poids de la hiérarchie. Mais sur un autre plan, le syndicat était réellement contestataire et même « rouge » : ayant réfléchi sur le fonctionnement du droit, certains syndiqués en juridiction proposaient d’appliquer pour de bon le même droit à tous, pauvres et riches ; de supprimer ce qu’ils appelaient les « circuits de dérivation ». En un mot d’appliquer « le droit mais tout le droit et à tous ».
17Ce programme donna par exemple l’affaire Chapron, du nom de ce cadre dirigeant d’une entreprise que le juge d’instruction de Charrette plaça en détention dans une affaire d’accident du travail. Bien mieux, certaines juridictions, et non des moindres, où le parquet était presque entièrement syndiqué, appliquèrent ce nouveau droit. Ce fut le cas du parquet de Lyon dont le procureur général Davenas et le procureur Blaes, l’un et l’autre anciens résistants, jouissaient d’appuis à la Chancellerie et ainsi d’une certaine indépendance et qui, ni l’un ni l’autre, ne cachaient leur sympathie pour le SM. C’est à Lyon que fut reprise en main la police qui, sous couvert de « pénétration du milieu », était largement corrompue. Rappelons au passage que deux magistrats notoirement syndiqués, le juge Renaud à Lyon, le substitut Michel à Marseille, payèrent de leur vie cette reprise en main. Dans le domaine financier, le parquet de Lyon, en impliquant les commissaires aux comptes ou en utilisant des qualifications telles que la complicité de recel de détournement d’abus de biens sociaux, réveilla bien des affaires financières. Il sut aussi contourner les procédures de l’administration fiscale susceptibles de transactions en ouvrant des dossiers sous des qualifications de droit commun. L’affaire dite des « fausses factures » amena ainsi plus de 100 dirigeants de sociétés (dont deux étaient cotées en bourse) à répondre devant le tribunal correctionnel d’infractions qui, sinon, aurait fait l’objet d’arrangements discrets avec l’administration. Cette façon de procéder fut largement rendue publique et expliquée à la fois dans des articles de presse, dans le bulletin du SM et lors de réunions publiques, les fameuses « contre-rentrées ». Le SM organisa même une « contre-formation » pour les auditeurs alors à l’école de la magistrature et de nombreux stages à Goutelas dans la région lyonnaise, auxquels ont participé aussi bien Michel Foucault que des magistrats italiens ou des syndicalistes ouvriers.
18Le SM fut particulièrement actif dans les années 70 à 80. Grâce à lui, la réforme de la justice était devenue une priorité. Après une tentative de Giscard d’Estaing notamment en matière pénitentiaire, le pouvoir se raidit. Un rapport fameux très « anti-SM » intitulé « Sécurité et Liberté », œuvre du garde des Sceaux Alain Peyrefitte, focalisa contre lui la quasi-totalité des gens de justice, de droite comme de gauche. C’est ainsi que des magistrats gaullistes n’hésitèrent pas à s’engager à voter pour la gauche. Il est intéressant de relever que le livre cité plus haut de Jean-Louis Debré, publié en 1981, alors que son auteur était encore juge d’instruction à Paris, développe à propos du juge Magnaud des commentaires très voisins de ceux que tenaient les modérés du SM.
19L’arrivée de la gauche au pouvoir provoqua la transformation de bien des juges rouges… en juges roses. On les retrouva dans les cabinets ministériels et à la Chancellerie. L’ancien substitut du procureur de la section financière de Lyon, Pierre Truche, celui-là même qui avait piloté l’affaire des fausses factures, fut affecté à l’école dont un directeur ne fut autre que le juge Hanoteau, autre robin fameux ayant instruit des affaires de corruption policière à Lyon. L’un et l’autre devinrent rapidement d’importants procureurs généraux en robe rouge doublée d’hermine.
20Cependant que les anciens juges rouges, devenus des juges en robe rouge, s’éloignaient du SM, on pouvait faire le constat que les techniques qu’ils avaient mises au point pouvaient être détournées. L’activisme du « petit juge » Jean-Pierre qui, membre du SM, devait finir député très à droite au Parlement européen, illustre ces déviances. On peut aussi évoquer ici le juge d’instruction Courroye qui, en poste à Lyon, s’était rendu célèbre par sa fermeté dans des procédures politiques mais qui, muté au parquet de Paris puis de Nanterre, su se mettre à l’écoute attentive du pouvoir exécutif dans des conditions qui donnent à réfléchir. On a relevé plus haut que les juges d’instruction tour à tour accusés d’incompétence ou d’hostilité systématique à l’égard des politiques, faisaient l’objet de critiques sévères. D’où l’idée de les supprimer et d’augmenter en contrepartie les pouvoirs du parquet. Mais, exclu de la réforme du CSM de 1993, le parquet n’est pas indépendant de l’exécutif. On a de cette dépendance du parquet, de nombreuses illustrations dont une concerne Marc Robert cité plus haut pour son livre sur le SM. Lui aussi était devenu procureur général. Mais, resté fidèle à ses convictions, il s’opposa à l’initiative intempestive de la Chancellerie qui avait décidé de supprimer le TGI d’une ville de préfecture. Cette décision sera par la suite annulée par le Conseil d’État. Mais entre temps, sans autre forme de procès, Robert avait été débarqué de son poste. La leçon était claire et tous les procureurs de France l’avaient bien comprise.
21Aussi, la réforme consistant à se passer de juge d’instruction dans des affaires délicates et à laisser le procureur seul à la manœuvre – réforme expérimentée avant même d’avoir été votée – aboutit-elle à augmenter scandaleusement les pouvoirs de l’exécutif (ce qui est bien dans la tradition régalienne de la République française !). Cette situation avait encore été compliquée par les périodes de cohabitation pendant lesquelles l’exécutif était divisé entre un gouvernement d’une couleur politique et un président de la République d’une autre, chacun cherchant, via les procureurs, à piloter, dans son intérêt, les procédures sensibles. Enfin, les réformes du quinquennat et l’inversion du calendrier, en rendant presque impossible la cohabitation, ont eu pour effet d’hystériser l’exécutif. C’est à cette époque qu’on a vu, à nouveau, l’Élysée piloter directement des affaires judiciaires. Que ce soit l’ancien « petit juge » de Lyon, devenu grand procureur en robe rouge, qui, en prenant l’initiative, à la demande de l’Élysée, de faire saisir des documents de journalistes ait, en dépassant les limites tolérables, montré les dangers de cette évolution du parquet, est assez moral. Il est cependant – hélas ! – peu probable qu’en période de terrorisme et donc de procédures d’exception, la leçon, même morale, soit retenue.
Petits pois jouant les vertueux
22Mais voilà qu’en ce début de nouveau siècle, les critiques contre la justice, toujours vives, viennent de milieux d’ordinaire plus réservés. La commission parlementaire sur l’affaire d’Outreau a donné le la. Lisons le rapport de cette commission, rédigé par un de ces administrateurs de l’Assemblée rompu à l’art du bien dire : « les magistrats pêchent souvent par individualisme et souffrent d’un certain repli sur eux-mêmes » voilà qui reste supportable. Car il y a plus raide.
23Le président Sarkozy a décrit les magistrats comme « des rangées de petits pois, de la même couleur, du même gabarit de la même absence de saveur ». Quant au président Hollande, il a parlé d’une « institution de lâcheté » où l’on joue « les vertueux ». Ces propos tenus par des présidents de la République française élus au suffrage universel, prennent évidemment, de ce fait, un poids considérable. Les bons esprits supposeront que nos présidents n’évoquaient peut-être pas les juges ordinaires, mais les seuls très hauts robins vêtus de pourpre qu’un président de la République a l’occasion de rencontrer et qui, en effet, font profession de défendre la vertu et font preuve d’une exquise retenue que les politiques peuvent peut-être prendre pour de la lâcheté.
24Mais il faut lire la suite du propos du président Hollande : « chez les juges on n’aime pas la politique. La justice n’aime pas la politique ». Et là on touche à l’essentiel. Non que les juges, du moins les bons juges, détestent la politique. Mais leur métier les amène à voir de près les mauvais côtés des politiques. Ceux-ci s’imaginent souvent être intouchables et redoutent particulièrement la médiatisation des affaires les concernant alors qu’il faut bien en convenir, le secret de l’instruction n’est plus guère respecté, y compris par les juges. Mais cela ne suffit pas à expliquer la profondeur du fossé qui existe entre ces deux mondes. Ceux qui ont eu l’occasion de fréquenter de l’intérieur à la fois l’institution judiciaire et le monde politique au Parlement, dans les collectivités territoriales ou les ministères, ont constaté en effet une dramatique opposition qui sans doute tient à un vice profond de nos institutions qui avait été atténué par une pratique « réformiste » peut-être même influencée par le Syndicat de la magistrature. Naguère, lorsque le premier président de la Cour de cassation s’était exprimé, la messe était dite. Pensons à l’autorité qu’a pu avoir un magistrat comme le premier président Canivet. Or aujourd’hui, chaque fois que la magistrature exprime son indignation, et encore récemment quand le président de la République a exercé son droit régalien de grâce en faveur de Catherine Sauvage, la magistrature n’a guère été crédible. Certes les organisations professionnelles sont dans une mauvaise passe. L’Association professionnelle des magistrats (APM), le syndicat le plus à droite, a été dissous après plusieurs scandales. Le SM traîne l’affaire dite du « mur des cons ». Quant au syndicat majoritaire, l’USM (Union syndicale des magistrats), qui, grâce à la réforme de 1993, a obtenu la majorité au CSM, il a de ce fait, pendant plusieurs années, géré l’avancement de tous les magistrats du siège. On lui reproche d’avoir fait monter dans les postes les plus en vue, les plus médiocres. Ce qui, quelles que soient leurs insignes qualités d’urbanité, rend beaucoup de robins en rouge peu crédibles aux yeux des politiques. La hiérarchie du siège étant ainsi disqualifiée, le parquet l’est aussi pour avoir un peu trop donné l’impression d’obéir aux ordres de ces mêmes politiques. Les tentatives récentes de dialogue du monde judiciaire avec le Sénat et l’Assemblée se sont soldées par un constat d’incompatibilité. Espérons-le provisoire.
25Certes des réformes sont dans les tuyaux. Certes le CSM est désormais composé en majorité de membres extérieurs à la magistrature. Certes encore la réforme du parquet est à l’étude. Éternellement à l’étude. En effet à de nombreuses reprises cette réforme sur le point d’être votée, a toujours capoté. En réalité les politiques n’en veulent pas. Un espoir cependant : un ou deux des candidats à la prochaine élection présidentielle promettent une réforme. Une réforme permettant peut-être enfin de mettre un terme à la tradition régalienne de notre République.