La justice entretient une relation étroite mais particulière avec le pouvoir politique. Séparée de lui conformément au principe de la séparation des pouvoirs, la Justice agit dans le cadre des lois. Son indépendance est régulièrement questionnée comme l’est sa place au sein de l’échiquier institutionnel. Il faut ici se rappeler que pour Locke et Montesquieu, la puissance de juger est une puissance associée à la fonction exécutive mais que compte tenu de sa fonction – la garantie de la propriété privée et de la liberté – elle doit bénéficier d’un statut qui la protège d’interférences extérieures. Si la justice a acquis une réelle indépendance, celle-ci n’est certainement pas absolue. Cela tient à ce que la magistrature ne constitue pas un « pouvoir » comparable au pouvoir exécutif et au pouvoir parlementaire.
L’indépendance de la justice, une assurance constitutionnelle
1L’indépendance de l’autorité judiciaire est affirmée par la Constitution qui charge le président de la République d’en être le garant et par les dispositions organiques de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 relative au statut de la magistrature. L’indépendance de la juridiction administrative a été érigée en principe constitutionnel en 1980 par le juge constitutionnel. Les juges judiciaires du siège comme administratifs bénéficient de l’inamovibilité. Pour les premiers, elle est inscrite à l’article 64 de la Constitution, pour les seconds, elle résulte de la loi et de la tradition pour les membres du Conseil d’État. Ce principe est essentiel à la garantie de l’indépendance des magistrats. Le Conseil constitutionnel y veille à l’occasion du contrôle obligatoire des lois organiques relatives au statut des magistrats.
2Afin que l’indépendance de l’autorité judiciaire n’ait pas pour conséquence l’irresponsabilité des juges, un organe de contrôle de la magistrature a été institué dès la Constitution de 1946 : le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Sa composition et ses compétences ont été modifiées à plusieurs reprises. Si la fin de la présidence du CSM par le président de la République a constitué une étape saluée pour l’indépendance de la justice (2008), la restriction des avis conformes aux seuls magistrats du siège nommés par le président de la République est régulièrement dénoncée. L’unité du corps judiciaire impliquerait assurément l’unité des conditions de nomination sur l’exigence maximale (avis conforme). Mais une telle évolution nécessite une révision constitutionnelle. Elle annoncerait surtout la fin de la relation hiérarchique entre les procureurs et le ministre de la Justice et obligerait à repenser le rôle de ce dernier dans la détermination de la politique pénale. La Cour européenne y incite fortement. Les juges de Strasbourg considèrent en effet que les membres du parquet ne sont pas des magistrats habilités à exercer des fonctions judiciaires. Leur dépendance hiérarchique au garde des Sceaux et l’absence d’une inamovibilité garantie les disqualifient pour exercer des « fonctions judiciaires ». L’indépendance des membres des juridictions administratives est garantie pareillement par un organe équivalent au CSM mais dépourvu de légitimité constitutionnelle : le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel. Si réforme il devait y avoir pour les juges administratifs, ce serait certainement d’amender la Constitution pour y faire figurer cet organisme tout en confirmant l’indépendance des juridictions administratives.
La justice nécessairement reliée au pouvoir politique
3La justice n’est pas un « pouvoir ». Elle ne peut vouloir par elle-même.
1 – La justice dépend des justiciables
4Dans une société idéale, purgée de conflits, le juge n’agit pas. Il est contraint à l’inertie et au mutisme. C’est là l’une des différences fondamentales avec les deux pouvoirs étatiques que sont l’exécutif et le pouvoir parlementaire. L’un comme l’autre décident, prennent des actes, agissent indépendamment de la sollicitation de l’autre. La justice en est incapable, tant judiciaire, administrative que constitutionnelle. L’auto-saisine disqualifie une autorité qui se présente comme juridictionnelle comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel dans une décision du 7 décembre 2012. L’auto-saisine est incompatible avec le principe d’impartialité des juridictions et donc leur indépendance (n° 2013-368 QPC 7 mars 2014). Ces points sont rarement soulignés.
5La justice dépend également des prétentions des justiciables. Par principe, le juge ne statue pas au-delà des griefs des requérants. Lorsqu’il statue, le juge ne peut se prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui lui sont soumises. Lorsqu’il s’aventure à émettre une opinion étrangère à l’espèce dont il est saisi, l’obiter dictum n’est pas revêtu de l’autorité de la chose jugée. Autant de limites qui font obstacle à la reconnaissance d’un « pouvoir » juridictionnel égal aux pouvoirs exécutif et parlementaire. Si le droit pour les justiciables de saisir le CSM d’une demande de poursuite disciplinaire contre un magistrat pour manquement aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité est symbolique au vu du nombre de demandes recevables, leur intrusion dans le fonctionnement de la justice traduit une demande sociale de responsabilisation des juges. Jugeant au nom du peuple français, les juges doivent accepter, en contrepartie, d’être irréprochables à son endroit. Le principe est posé ; la réalité difficilement saisissable.
2 – La justice influencée par l’exécutif
6Dans son organisation tout d’abord. Les magistrats des juridictions suprêmes, Cour de cassation et Conseil d’État, sont nommés par décret présidentiel. À cette occasion, le chef de l’État exerce un pouvoir magistral en désignant, sur proposition de son garde des Sceaux, les membres de ces hautes juridictions. La politisation de ces institutions est posée, particulièrement celle du Conseil d’État dont une partie des membres est nommée discrétionnairement par le président de la République après simple avis du vice-président de cette institution, lui-même souvent ancien secrétaire général du gouvernement. L’influence sur la magistrature judiciaire n’est pas moins importante. 90 % des magistrats du siège, dont tous les juges d’instruction, sont nommés par décret présidentiel après avis conforme du CSM. Certes, depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, les procureurs généraux sont nommés après avis simple de la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à l’égard des magistrats du parquet et, depuis 2016, par décret simple du président de la République, et non plus en Conseil des ministres. Cette dernière avancée législative est symbolique ; elle n’est pas de nature à modifier l’appréciation des juges européens portée sur les membres du parquet.
7Dans son fonctionnement ensuite. Même si l’article 30 du Code de procédure pénale prive, depuis 2013, le garde des Sceaux du pouvoir d’adresser des instructions dans des affaires particulières, le lien hiérarchique avec le parquet demeure. La Cour européenne des droits de l’homme ne s’y trompe pas. Et que dire du droit de grâcier du président de la République à titre individuel (article 17 de la Constitution). Il heurte le principe constitutionnel de séparation des pouvoirs, l’une des branches du pouvoir exécutif étant en capacité de défaire les conséquences d’une décision du juge pénal, plus encore de jurés populaires. Grâcier c’est non seulement défier l’institution judiciaire mais également le peuple-juge (pour les jugements des cours d’assises). Mais, il faut le souligner et y insister, c’est le peuple constituant qui l’a voulu ainsi et qui est attaché à cette prérogative du chef de l’État. À défaut de consensus dans la classe politique pour supprimer ce droit régalien hérité de la monarchie, pourrait-on au moins envisager la publication et la motivation de l’avis du ministre de la Justice ?
8Quant à la proximité du juge administratif avec le pouvoir exécutif, elle est continuellement sujette à caution. Les allées et venues des conseillers d’État entre les cabinets ministériels et l’institution juge de la légalité des actes administratifs sont souvent dénoncées et jettent une suspicion sur leur totale impartialité. La situation est d’autant plus délicate lorsque le juge administratif agit comme garant des libertés. Le juge judiciaire vit mal cette concurrence, rendue possible par l’interprétation restrictive de l’article 66 de la Constitution qu’en a fait le Conseil constitutionnel, cantonnant la garantie judiciaire de la liberté individuelle à la privation de liberté, elle-même entendue strictement. Pourtant, force est de constater que le juge administratif est tout autant sourcilleux du respect des libertés que le juge judiciaire et qu’il les protège tout aussi bien, n’en déplaise aux hautes autorités judiciaires.
3 – La justice formatée par le pouvoir parlementaire
9C’est le Parlement qui chaque année, en loi de finances initiale, détermine les moyens financiers accordés aux services dépendants du ministère de la Justice. L’autonomie financière, pierre angulaire de tout pouvoir indépendant, n’existe pas pour la justice. Les magistrats se plaignent régulièrement de cet état de fait. Ils n’ont pas tort. Malgré un budget en sensible augmentation ces dernières années, la part du PIB par habitant consacrée à la justice est dans la moyenne inférieure des États de l’Union européenne. Peut-il en être autrement ? La réponse n’est pas aisée mais il est tout à fait imaginable de penser à une procédure par laquelle les chefs des juridictions suprêmes définissent les moyens nécessaires au fonctionnement de leur ordre juridictionnel. Les propositions seraient directement transmises aux parlementaires qui prendraient la responsabilité de donner suite ou non aux suggestions.
10C’est le Parlement qui détermine les incriminations, les délits et les peines qu’appliquent les juges. C’est surtout le Parlement qui fixe le statut des magistrats. De ce point de vue, les magistrats judiciaires sont davantage protégés que leurs homologues des juridictions administratives, leur statut relevant de la loi organique obligatoirement examinée par le Conseil constitutionnel. Et le juge de la loi veille scrupuleusement à cette occasion au respect du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs consacré par l’article 16 de la Déclaration des droits de 1789. Il conviendrait là encore d’amender le texte constitutionnel pour faire en sorte que le statut des membres des juridictions administratives, Conseil d’État compris, relève de la législation organique. L’organisation juridictionnelle n’en serait que plus cohérente ; la réforme n’en est que plus urgente compte tenu de l’implication grandissante des juges administratifs dans la protection des libertés individuelles.
11C’est le Parlement qui est constitutionnellement compétent pour « casser » une décision de justice et une interprétation judiciaire de la loi. Ce n’est pas pour autant que l’indépendance de la justice est atteinte dès lors que le Conseil constitutionnel, influencé par la Cour européenne des droits de l’homme, y met des bornes que seul le constituant peut outrepasser. À savoir que si les lois de validation et interprétatives produisent des effets rétroactifs, leur constitutionnalité est subordonnée à la survenance d’un « impérieux » motif d’intérêt général. Par ailleurs, le législateur peut défaire pour l’avenir une jurisprudence ou la neutraliser sans pour autant renier la séparation des pouvoirs, l’indépendance des juridictions. Le cas de l’affaire Perruche est souvent évoqué, avec raison, de ce pouvoir parlementaire de « défaire » une jurisprudence. Alors que la Cour de cassation par deux arrêts rendus en 1996 et en 2000 avait consacré explicitement le droit pour l’enfant né handicapé d’être indemnisé de son propre préjudice, le législateur décida en 2002 d’interdire une telle indemnisation. Les propos du ministre de la Santé, B. Kouchner, sont éclairants : « Pour la première fois, sans doute l’union s’est faite contre une décision de justice… ». Cette hiérarchie entre pouvoir parlementaire et autorité judiciaire garantit l’absence d’un gouvernement des juges.
Traitement différencié entre judiciaire et administrative ?
12La question est posée depuis le décret du 5 décembre 2016 du Premier ministre Manuel Valls qui soumet la Cour de cassation à la toute nouvelle Inspection générale de la Justice. Les hauts magistrats de cette institution n’ont pas hésité à dénoncer l’atteinte à la séparation des pouvoirs et à la tradition constitutionnelle française qui, selon eux, garantissent à la Cour de cassation une compétence d’autocontrôle. Cet épisode est révélateur des tensions permanentes entre l’autorité judiciaire et le pouvoir exécutif et symptomatique d’une réalité mal vécue, celle de ne pas être un « pouvoir » totalement indépendant.
13Ce décret fait ressortir une différence de traitement avec la juridiction administrative : la mission permanente d’inspection des juridictions administratives, rattachée au Conseil d’État en sa qualité d’organe chargé de la gestion de la juridiction administrative, contrôle le bon fonctionnent des cours administratives d’appel (CAA) et des tribunaux administratifs (TA) mais pas celui du Conseil d’État.
14Au-delà de la polémique, il est certain qu’une harmonie s’impose entre les ordres juridictionnels. Il conviendrait de remettre à la Cour de cassation l’inspection des juridictions placées sous son autorité, elle-même inspectée par une autorité incontestable car garante de l’indépendance de l’autorité judiciaire : le CSM. Par souci de cohérence, le Conseil supérieur des TA et CAA exercerait une compétence similaire sur le Conseil d’État. L’emprise du gouvernement serait nulle et l’indépendance juridictionnelle en sortirait renforcée.
15Ces propositions sont-elles si révolutionnaires qu’elles empêcheraient toute réforme ? Nous ne le pensons pas.