À quoi bon dire aujourd’hui ce qu’il faut faire dans les banlieues dites populaires, dans les quartiers de relégation des immigrés de deuxième génération ? Tant d’experts se sont succédés à leur chevet, tant d’avis émis, tant de solutions préconisées, qu’il n’est pas nécessaire d’en rajouter une couche, d’émettre des recommandations qui tomberont à leur tour dans le trou noir d’une action publique qui peine à revoir son logiciel.
1Impliqué avec mon épouse depuis 1965 dans l’accueil des immigrés, avec l’organisation de cours d’alphabétisation, habitant au tournant des années soixante à Nanterre dans une cité de la Logirep, une filiale de la Sonacotra gérante des foyers de travailleurs immigrés, dirigeant dans les années soixante-dix les services de l’Équipement de la région de Valenciennes puis la politique foncière de l’État au début des années quatre-vingt, au moment où se mettait en place la future « politique de la ville », responsable pour le même ministère des relations avec le Maghreb au milieu de la même décennie, animateur à la fin des années quatre-vingts d’une réflexion internationale sur l’évolution des quartiers pauvres et de la ville informelle, invité à contribuer dans les années quatre-vingt-dix à l’évaluation de la politique de la ville en Région Île-de-France, puis animateur de l’évaluation de la politique de réhabilitation des HLM, auteur à la même époque du livre Mission Possible où j’explorais les nouvelles figures de l’exclusion sociale, la question de l’immigration maghrébine et sahélienne a traversé à de multiples reprises ma vie privée, professionnelle et militante. Or, l’essentiel de ce qui se passe aujourd’hui plonge ses racines dans un passé de plusieurs décennies. D’où l’intérêt de savoir si on pouvait prévoir et agir dès cette époque et, si oui, pourquoi on ne l’a pas fait.
On savait mais on n’a pas voulu voir ni agir
2À chaque catastrophe, sociale, politique ou financière, la conclusion est la même : on savait mais on n’a pas voulu voir, ou pas voulu agir. Par inertie, par paresse, par inconscience ou parce que tant de remises en cause sont nécessaires que l’on estime que le remède serait trop coûteux, financièrement ou politiquement, pour être justifié par les gains qu’on en retirerait.
3Ce sont de ces avertissements, lancés au fil du temps, dont j’aimerais repartir. Etais-je prophète ? Tout au contraire ! Ce dont je vais parler était visible à l’œil nu, au sens strict du terme, crevait les yeux. De sorte que l’étonnant n’est pas de l’avoir vu mais que les institutions, les responsables de l’époque, pour la plupart des gens bien – gardons nous d’expliquer nos échecs par l’incompétence, ce serait imaginer que nous pouvons facilement nous en guérir… – n’aient pas vu, pas voulu voir ou pas agi.
4À la fin des années soixante, nous travaillions avec mon épouse et une petite équipe sur l’intégration des travailleurs étrangers en France. À l’époque, ce qui se publiait sur le sujet fleurait bon le marxisme dominant dans le monde intellectuel. Nous nous étions, à partir de nos contacts quotidiens, intéressés plutôt à la manière dont ces immigrés étaient accueillis et insérés dans la société française. C’était la fin des Trente Glorieuses et du plein emploi, mais nous ne le savions pas encore. Depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Commissariat au Plan avait dû répondre à la question majeure de l’époque : comment procurer de la main d’œuvre à une industrie en plein essor ? Et la conclusion avait été qu’il fallait combiner migrations depuis les campagnes françaises, entrée massive des femmes dans la vie professionnelle et immigration étrangère. Pour cette immigration, les années soixante sont un moment de basculement : la fin très progressive de l’immigration intra européenne, qui avait comblé, depuis 1918, les vides laissés par la « dénatalisation » et la guerre et qui avait vu se succéder Belges, Polonais, Italiens, Espagnols et enfin Portugais ; la montée en puissance de la migration venue du sud de la Méditerranée, Maghreb puis Afrique sub-saharienne. Or que découvrions-nous, avec l’étonnement d’étudiants ? Que la politique d’immigration, en particulier la politique de regroupement familial, était restée inchangée alors que le problème, lui, était d’une nature doublement différente : parce que s’ouvrait ainsi un réservoir démographique pratiquement sans fond – ce qui n’était pas le cas des flux précédents – rendant difficile de refermer, une fois ouvert, le couvercle des filières migratoires ; parce que la question de l’intégration se posait dans des termes nouveaux, avec l’arrivée de personnes qui ne partageaient ni nos codes culturels, ni notre religion, ni notre manière de vivre. Il est vrai qu’à l’époque les bidonvilles portugais de Champigny et maghrébins de Nanterre semblaient identiques, car c’était une même réponse à la crise du logement en région parisienne. C’est la résorption de cette crise et des bidonvilles qui occupait les esprits. Tout au plus les cités de transit, sas théorique entre le bidonville et le HLM, se voyaient investies d’une vague mission éducative mais « le mouton dans la baignoire » restait une figure de style et un marqueur de racisme plutôt qu’une question de fond sur le passage d’un univers à l’autre. Peut-être plus grave, et sans idéaliser les bidonvilles et leur précarité, beaucoup de relogements se sont faits en lointaine banlieue – le champ de betteraves était souvent une réalité – en rompant les liens de solidarité de village ou de région si nécessaires pour affronter un monde inconnu. Déjà l’illusion que l’intégration devait se faire par dissolution. L’écart de fécondité entre les communautés crevait les yeux et son impact scolaire se faisait ressentir, sans là non plus qu’on en tire les conséquences. Les adolescents étaient encore peu nombreux mais les petits allaient grandir. Ils seraient Français, point final. Fermez le ban. Tout cela nous l’avons écrit à l’époque. Mais pourquoi écouter des jeunes idéalistes soucieux de l’accueil des immigrés ? On savait ce qu’il y avait à faire.
51972. Heureux temps où le ministère de l’Équipement, chargé de la planification urbaine, et le ministère de l’Éducation coopéraient ensemble pour analyser avec l’appui du Commissariat au Plan les retards scolaires dans l’arrondissement de Valenciennes. J’ai eu la chance de diriger ces études. Nous avons ainsi pu étudier la trajectoire scolaire des quarante mille enfants de l’arrondissement scolarisés dans le primaire et des six mille enfants en troisième. Merveilleuse occasion de faire une analyse multifactorielle des retards scolaires. Deux faits nous ont sauté aux yeux. Tout d’abord, toutes choses égales par ailleurs, les enfants de familles nombreuses réussissaient beaucoup plus mal à l’école que les enfants de familles peu nombreuses ; je dis bien toutes choses égales par ailleurs. Les deux théories en vogue, à droite celle des mérites et capacités individuelles, à gauche celle des déterminismes sociaux, volaient en éclats : pas de quoi nous faire bien voir. Ensuite, les enfants d’immigrés – nous n’y allions pas par quatre chemins et les identifions, horresco referens, par leur nom et prénom sans se soucier de leur nationalité – n’étaient pas égaux devant l’école. Les immigrés d’origine européenne réussissaient plutôt mieux que les Français du même groupe social. Les enfants d’origine non européenne, essentiellement maghrébine dans le nord industriel de la France, réussissaient moins bien. Et, surtout, les filles d’immigrés réussissaient beaucoup mieux que les garçons. Il y avait, très clairement, un problème spécifique des garçons maghrébins dans leur rapport à l’école et, partant, dans leur destinée professionnelle. Je répète : tout cela crevait les yeux et nous l’avons écrit noir sur blanc. Quelles leçons en a-t-on tiré ? Aucune. J’ai eu la surprise ces dernières années de voir dans les journaux qu’on venait, à l’issue de savantes études, de « découvrir » ces deux phénomènes. Comme si une prétendue ignorance avait été l’explication de l’inadaptation de la réponse scolaire aux nouvelles données migratoires. Le voile jeté en France sur les origines ethniques, dès lors qu’on avait affaire à des « petits Français », a ensuite interdit pendant plusieurs décennies de mesurer l’ampleur du phénomène, que pourtant tout le monde connaissait. Mais, c’est bien connu, ce qui ne se mesure pas ne se gère pas.
Comment élever des murs devant toute innovation sociale
6Responsable des services de l’Équipement dans ce même arrondissement de Valenciennes, j’ai eu dans les années soixante-dix à travailler aux premières opérations de réhabilitation des HLM. On réhabilitait, on augmentait les loyers, et on augmentait d’autant l’aide au logement pour les familles pauvres, majoritaires dans une région que la crise industrielle et la fermeture des mines commençait à frapper durement. L’absurdité du système m’a tout de suite frappé. Des jeunes au chômage allongés sur leur lit pendant qu’on rénovait le logement de leurs parents. N’y avait-il pas mieux à faire ? L’opération de réhabilitation n’était-elle pas l’occasion de faire participer les familles à la rénovation de leur logement et d’offrir une formation professionnelle ? Impossible, m’a-t-on répondu. Comment faire coopérer des professionnels et des débutants ? Et qui serait responsable en cas d’accident du travail ? etc, etc… On voit bien comment élever des murs devant toute innovation sociale. L’État providence, jusqu’à ce que son coût devienne insupportable, était en pilotage automatique.
7Sautons quelques années. Au début des années quatre-vingt, j’étais en charge notamment de suivre les entreprises françaises intervenant en masse en Algérie du fait des accords sectoriels signés entre les deux pays. En échange de la réévaluation du prix du gaz algérien – le « juste prix » des matières premières, dont je n’ai jamais compris comment on le déterminait – qui faisait partie des 101 propositions de François Mitterand, et de façon assez innovante, les deux pays avaient décidé de réévaluer à due proportion leurs échanges économiques. Un vaste programme de construction de logements par des entreprises françaises avait été lancé en Algérie. Une idée venait immédiatement à l’esprit : en profiter pour donner un surcroit de formation aux ouvriers du bâtiment algériens en France. Déjà la roue avait tourné et la France avait mis en place une politique d’aide au retour. Je tenais mon cœur de cible ! Mais je savais aussi que pour les familles installées en France les liens avec le pays étaient distendus et que le retour présentait un risque. J’ai donc proposé un mécanisme de retour à l’essai. Pas question m’a-t-on répondu. Qui va à la chasse perd sa place. Celui qui retourne perd son titre de séjour. Une occasion de plus de perdue.
Les principes de Caracas
8En 1991, je dirige une fondation internationale, la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme (fph). Une des questions les plus fréquemment posées : l’évolution des quartiers pauvres des villes du monde. Quartiers sociaux de lointaine banlieue chez nous, ville informelle dans tous ses états au Sud : kampungs indonésiens, bidonvilles camerounais, favelas brésiliennes, barrios vénézuéliens.
9À quelles conditions la puissance publique est-elle en mesure de répondre positivement à ce besoin d’évolution, autrement que par une politique de démolition, d’effacement symbolique des pauvres de l’espace urbain (et ceux-ci ne s’y trompent pas) ? C’est sur ce sujet que nous organisons avec le gouvernement vénézuélien une réflexion internationale, en faisant se rencontrer des responsables de ces questions dans différents pays. Une journée d’échange d’expériences a suffi pour que les conclusions s’imposent : les conditions de réussite des politiques publiques sont partout les mêmes. Elles tiennent en six principes (« les principes de Caracas ») :
- apprendre à reconnaître, renforcer, stimuler les dynamiques des quartiers, souvent informelles, parfois déviantes mais toujours germes d’un développement endogène, dynamiques qui ont peu à voir avec le dénombrement des associations déclarées auquel on tend si souvent à les réduire ;
- reconnaître aux habitants un « droit à habiter », incluant la possibilité pour la seconde génération, si elle le désire, de se loger à proximité, pour ne pas risquer de meurtrir des racines encore fragiles ;
- faire émerger la parole des habitants et promouvoir d’autres relations entre pouvoirs publics et citoyens, en reconnaissant la profonde diversité interne de quartiers souvent traités comme un tout ;
- réformer l’action publique, la territorialiser pour que les habitants de ces quartiers soient en face de personnes capables de dialoguer avec eux sur l’ensemble de leurs problèmes ;
- articuler les rythmes administratifs et politiques avec les rythmes sociaux, alors qu’en règle générale ils sont dissociés ;
- mettre en place des dispositifs de financement permettant à la population et aux pouvoirs publics de combiner leurs moyens et leurs efforts.
10Évident mon cher Watson ! Évident mais si difficile à mettre en œuvre sans une volonté déterminée et à longue haleine des pouvoirs publics de se transformer. Pensez simplement à ce qu’implique le principe 5. Les habitants, et surtout les jeunes, ont deux horizons, le très court terme, celui de l’urgence, des enthousiasmes, de l’informalité et le très long terme, l’inscription dans une société. Les rythmes administratifs et politiques tombent dans l’entre deux : annualité budgétaire (« préparez une demande de financement que nous examinerons dans le cadre du prochain budget ») et mandatures. Si on s’imagine que ce seront les rythmes sociaux qui s’adapteront aux rythmes administratifs et politiques, on risque d’attendre longtemps… Au début des années quatre-vingt-dix, où la « politique de la ville » battait son plein, où beaucoup de municipalités recrutaient des « chefs de projet de quartier », cette déclaration a eu sa renommée et j’ai souvent été invité à la présenter. Mais mes interlocuteurs, vite convaincus de la pertinence de ces principes, étaient en général marginaux dans les structures locales, contractuels sur siège éjectable, sans grands relais dans l’appareil d’État. Ils ne pouvaient que constater l’inadaptation des structures institutionnelles et financières par rapport à ces principes. Une fois encore, on voulait faire face à une situation profondément nouvelle sans rien changer des routines administratives. J’en ai eu la confirmation peu de temps après en participant à l’évaluation de la dite politique de la ville en région Île-de-France : le profil psychologique et social des jeunes chargés de projet ressemblait à s’y méprendre à celui des jeunes coopérants rencontrés en Afrique. Et pour cause : en peu d’années certains quartiers de nos villes nous étaient devenus plus étrangers que des villages de brousse.
Le droit isole, les devoirs intègrent
11En 1993, j’ai publié Mission possible. Le livre contenait un chapitre au titre provocateur, « les riches ont ils encore besoin des pauvres ? ». Je voulais dire par là que les nouvelles formes de pauvreté ou d’exclusion étaient irréductibles à l’explication en vogue par les rapports d’exploitation. Car, selon moi, l’exploitation est encore une relation, alors que l’ignorance mutuelle ne l’est plus. Et j’insistais sur l’aporie d’une intégration sociale par la multiplication de droits sans moyen de surcroit d’en assurer l’effectivité. J’avais une formule : le droit isole, ce sont les devoirs qui intègrent. Pas très politiquement correct tout ça. Et j’en déduisais que les jeunes se tourneraient vers ceux qui les intégraient dans le cadre d’allégeances strictes, les gangs, la religion. Hélas, la suite m’a donné plutôt raison.
12En 1994, le ministère du Logement me demande de conduire l’évaluation de la politique de rénovation des HLM. Nouvelle aventure passionnante. Je crée dix groupes de travail dans dix agglomérations, réunissant tous les acteurs. Une fois encore ils n’ont pas tardé à se mettre d’accord sur le diagnostic : l’intervention, financièrement lourde, dans les quartiers était concentrée sur l’amélioration du bâti et l’isolation thermique ; question respectable bien sûr mais sans grand rapport avec les priorités de la population, qui étaient souvent les jeunes et l’emploi. Le décalage était tel que quand les gestionnaires du parc social décrivaient de bonne foi tous les efforts faits pour se concerter avec la population, celle ci demandait parfois avec la même bonne foi : quelle concertation ? Et pas plus question que dix ans auparavant de combiner les efforts des habitants avec ceux des pouvoirs publics, comme on l’a pourtant vu faire avec les régies de quartier. Ces opérations étaient là pour réduire les frais de chauffage et relancer l’emploi dans le bâtiment, pas pour rechercher la pertinence sociale de l’intervention publique. Nous avons montré que le succès des opérations dépendait moins de leur contenu que du processus participatif présidant à leur conception. J’ai donc proposé au ministère que ce soit là le premier critère de sélection des opérations à financer. Réponse des préfets : priorité aux opérations administrativement prêtes, c’est ce qui permet de « décaisser » rapidement et de tenir les objectifs quantitatifs gouvernementaux. Exit l’évaluation. J’ai jeté l’éponge.
13Dans les années 2000, les études se sont multipliées. La question de l’école est revenue au premier plan. Je pense à la recherche intéressante d’une jeune sociologue montrant le vide identitaire de jeunes issus de nos anciennes colonies. Ni l’école ni la famille ne leur ont raconté leur propre histoire, ne leur ont donné une explication politique à leur marginalisation. Quant à l’Islam, sa transmission a été laissée aux émissaires du wahabisme saoudien. On connait la suite. Il n’est peut être pas trop tard pour mettre enfin en œuvre les principes de Caracas. On ne réécrit pas l’histoire, mais la connaître peut peut-être aider à trouver de nouvelles réponses.
Pour aller plus loin
- Paulette et Pierre Calame, Les travailleurs étrangers en France, Éditions ouvrières, 1969.
- Pierre Calame, Mission Possible, 1993, réédition ECLM, 2003.
- De nombreux ouvrages du même auteur sont disponibles au téléchargement sur le site des Éditions Charles Léopold Mayer : http://apps.eclm.fr/Scrutari?q=calame.
- La réhabilitation des quartiers dégradés. Déclaration de Caracas, Coll., ECLM, 1992.
- Malika Mansouri, Révoltes intimes et collectives : Les adolescents français, descendants d’ex-colonisés algériens, dans les “émeutes” de 2005, Université Paris 13.
- Hugues Lagrange, En terre étrangère. Vies d’immigrés du Sahel en Île-de-France, Seuil, 2013. Prix Seligmann 2013.