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Article de revue

Finance et inégalité

Pages 17 à 20

Notes

  • [1]
    En allemand, « dette » est synonyme de faute ; cf. « faire défaut » en français.
  • [2]
    Dans le même sens, la part de la valeur réservée au travail baisse tendanciellement, tandis qu’augmentent, dans les bénéfices des entreprises, les dividendes alloués aux actionnaires (alimentant la bulle boursière).
  • [3]
    Une constatation similaire pourrait être faite dans le secteur pharmaceutique et dans celui des fonds de pension.
  • [4]
    Sauf de rares maladroits ou malchanceux, comme Lehman Brothers, achevés par les concurrents aux aguets, qui ont parié sur leurs pertes et en tirent profit.
  • [5]
    Le malheureux J.-C. Junker, président de la Commission européenne peine depuis des mois à réunir quelques dizaines de milliards d’Euros.

Comment, en quelques décennies, le monde financier a-t-il pu à ce point devenir surplombant, semblant profiter plus que tout autre, et accompagner tranquillement, des inégalités croissantes ? Le voile monétaire et financier a surtout servi – au cours des trente dernières années – à accroître les inégalités et le désordre. Cette lente « mécanique infernale » doit être bloquée, et inversée si possible, via un minimum de consolidation internationale portant sur les changes, le crédit, et la fiscalité, au service d’une expansion régulière.

« Seigneur, merci… je leur ai tout pris !
PARDONNEZ-LEUR… ! »

1La « prière du banquier », selon Jack Françès (1914-2005), polytechnicien, inspecteur des finances, fondateur de la Banque de Suez, l’un des meilleurs (et honnête) banquiers de son temps.

1 – Une attitude professionnelle au mieux indifférente

2Le cœur du métier de banquier consiste à savoir compter, y compris vers l’avenir, pour faire circuler l’argent sans trop de fuites dans les circuits ; même chose pour le financier, avec le zeste d’imagination immédiate, favorisant des différences bien placées – à son profit par exemple.

3La distinction du fort et du faible, du riche et du pauvre n’est donc pas première : elle ne « revient » – vite – qu’à travers le doublet « créance/dette » et son cortège de connotations morales [1]. Dans la terminologie et la mentalité anglo-saxonnes, encore dominantes dans le domaine financier, une couche supplémentaire de langage voile la dissymétrie : on parle volontiers de « produits financiers » échangés librement sur des « marchés » du même nom, sous le contrôle d’agences de notation. Et la technicité des termes, des opérations ou des calculs eux-mêmes, s’agissant de l’appréciation du risque, a souvent pour résultat, sinon pour objet, de justifier/dissimuler la marge des professionnels, comme au bon vieux temps des changeurs lombards.

4Deux traductions simples de cette réalité :

  • Sur 10 ans (de 2003 à 2013), aux États-Unis, la part du secteur financier dans le PIB a plus que doublé au moment même de la crise. Il s’agit bien de prédation de la finance sur le reste de l’économie.
  • Sur un plan « académique », et contrairement à tous les autres secteurs, pour la banque, la notion même de « valeur ajoutée » est discutée, compliquée, et contestable.

5Comment, en quelques décennies, le monde financier a-t-il pu à ce point devenir surplombant, semblant profiter plus que tout autre, et accompagner tranquillement, des inégalités croissantes ?

2 – Le grand retournement : 1975-2015

6Schématiquement, ces quarante années voient le monde changer du tout au tout. La population globale double quasiment, de 4 à 7,24 milliards d’habitants. Plusieurs secousses majeures se produisent : décrochage monétaire et pétrolier démarrant en 1970-75, réunification allemande et effondrement de l’URSS – 1989-1995 –, décollage économique en Asie, développement et crises des pays en développement, crise majeure de 2008 enfin. De l’équilibre des blocs et la domination sans partage des États-Unis, en 1970, on aboutit au monde multipolaire actuel, à croissance lente et fortes inégalités.

7Dans l’ordre économique, se produisent des révolutions technologiques – automatisme, communication, biologie – et une facilitation considérable des échanges. La course d’adaptation mondiale aux conditions nouvelles, imposant souvent un changement d’échelle majeure, est clairement gagnée, pour l’instant, par les entreprises, qui se concentrent et s’internationalisent. Au détriment des États, nombreux, et peu enclins à s’entendre efficacement, même au sein de l’Europe. Ce changement essentiel qui « désarme » les politiques volontaristes, accompagne un glissement idéologique majeur en faveur de la concurrence et du marché, « libre et sans entraves ». Au détriment de toute régulation « publique », sauf en Chine et en Asie du Sud-Est. À cet égard, les Anglo-Saxons et l’école de Chicago jouent un rôle central, facilitant l’émergence d’une position dominante des firmes – et en particulier de la finance américaine. Cette évolution laisse éclore des désordres répétitifs, favorisant la croissance des déséquilibres et des inégalités :

  • L’ancien dérapage sur les prix courants, « l’inflation », qui n’empêchait pas l’adaptation des rémunérations réelles via l’indexation, fait place à un désordre permanent sur les matières premières et sur les biens de capital (immobilier, placement) qui entraîne bulles et crises, accompagnées d’une quasi-déflation sur les salaires et les prix courants.
  • L’ancienne correction des ralentissements et des déséquilibres de compétitivité, via les dévaluations monétaires concertées sous l’égide du FMI, tend à être remplacée, sur fond de baisse d’impôts d’abord, par l’appel au crédit, puis par la déflation accompagnant la baisse de salaires. Médecine étrange, qui a plutôt pour effet de décaler et prolonger la faiblesse des malades, en oubliant l’investissement à moyen terme, qui pourtant permettrait de se consacrer aux besoins essentiels du plus grand nombre.
  • Dans l’ordre financier et monétaire enfin, les politiques précédentes et l’absence d’ajustements négociés conduisent à l’accumulation d’énormes surplus, en Chine, en Arabie saoudite, ou au gonflement sans mesure des bilans des banques centrales, la Réserve fédérale (Federal Reserve System, Fed), et, dans une moindre mesure, la Banque centrale européenne (BCE), tous éléments bloquants et déstabilisants.

3 – La finance au service des inégalités

8Rétrospectivement, la période des « Trente glorieuses », marquée à la fois par une forte croissance et une réduction sensible des inégalités, des deux côtés de l’Atlantique, apparaît comme une exception, en réaction aux désordres et à l’atonie d’avant-guerre. Depuis 1970-1975, le balancier est reparti dans l’autre sens, favorisant libre circulation, concurrence, et, faute d’une régulation publique forte à long terme, désordres et domination des plus forts. La finance prospère dans un tel contexte, elle est à l’œuvre au cœur de plusieurs mécanismes essentiels de cette évolution :

a – Le désarmement fiscal

9Qu’il prenne la forme de la concurrence fiscale (le moins disant de l’impôt sur les sociétés par exemple en Europe), de la fraude dite des paradis fiscaux, qui est en réalité une tricherie bancaire, du traitement favorable au capital (revenus, transmission, plus-values), ou de la réduction drastique des taux réels de prélèvement – grandes multinationales, hauts revenus –, le résultat, à la racine de tout le reste, est le même : renforcer les puissants et affaiblir l’action publique.

10Par contrecoup, la pression fiscale est reportée sur les classes moyennes, ce qui favorise le populisme.

b – Le retour des rentes

11La baisse de l’inflation, devenue largement inférieure aux taux d’intérêt à long terme, entraîne la réapparition du rentier : le capital accumulé augmente par lui-même, entraînant prélèvement sur le travail [2]. Phénomènes majeurs abondamment décrits et détaillés par T. Piketty.

c – Spéculation et prédation

12On est ici au cœur des dérives du métier bancaire, telles qu’elles se sont développées depuis 1970. Les différents ingrédients de la mondialisation – liberté de mouvement, concentration des acteurs, concurrence entre zones, incertitudes monétaires – s’y combinent pour le plus grand profit d’une centaine d’acteurs majeurs, dont le poids financier – mesuré en valeur d’actif net pour les stocks, ou en volume d’opérations, pour les flux – dépasse celui de la majorité des États [3].

13Par leur masse, par leur connaissance des métiers, par leur influence directe sur la réglementation applicable, ces acteurs « gagnent à tout les coups » [4], et particulièrement à travers les crises. En effet, dans la phase ascendante, volume des affaires et valorisation des actifs gonflent les marges. Au retournement, les habiles se retirent à temps, ou même (Goldman Sachs) spéculent à la baisse contre le marché (et leurs propres clients) ; et les mauvais ou les petits (sauf absorption) sont sauvés par les contribuables, via la socialisation des pertes, grâce à la crainte du « chaos » qu’entraînerait leur chute.

14Le cas emblématique, celui dans lequel se retrouvent « en grand » et ces ingrédients et cet enchaînement, est bien sûr la crise dite des « subprimes » qui a déclenché l’effondrement de 2007. Au départ, une bulle immobilière classique : des prêts excessifs à des ménages aux revenus modestes, « sécurisés » par la valeur croissante des biens acquis. Mais cette opération est aussi une escroquerie légale : dans sa conception, car les annuités, faibles au départ, croissent ensuite et deviennent insoutenables, et dans son montage aussi. Les intermédiaires, via une commission « flat », ainsi que la banque elle-même, par titrisation des dettes qu’elle « cède » sur le marché, échappent à toute responsabilité. Sa résolution enfin est catastrophique : des millions de maisons saisies et de ménages ruinés, sans que les autorités américaines interviennent à temps, via un moratoire à taux raisonnable, pourtant facile à monter.

d – Le piège déflationniste : incertitude, désunion, inégalités

15Le résultat d’une crise financière, quand elle n’est pas immédiatement contrée et contrôlée par un pouvoir public fort, est la méfiance. Une manifestation fréquente en est le blocage des relations entre banques (le crédit réciproque, dans certaines limites, qui assure la fluidité des échanges), et la conséquence ultime, le retrait des fonds par les déposants. Mais la conséquence essentielle, à moyen terme, est la baisse de l’investissement, entrainant arrêt ou ralentissement de croissance, et risque de déflation.

16L’exemple européen est malheureusement très démonstratif. À une réglementation financière sclérosante, axée de façon erronée sur le renforcement des fonds propres et non sur l’accroissement solidaire des responsabilités, professionnelles et actionnariales, s’ajoute une obsession budgétaire censée suppléer l’absence de mécanismes compensatoires efficaces au sein de l’union monétaire. Les États européens se débattent chacun de leur côté, sans se mettre en mesure de financer un plan de relance digne de ce nom [5], ni de coordonner efficacement leurs capacités d’emplois. Tous ces éléments prolongent et aggravent les inégalités, entre pays comme au sein de chacun d’entre eux.

17Pour le pays économiquement dominant, l’Allemagne, l’échappatoire, méritoire mais insuffisante à elle seule, est la capacité exportatrice de secteurs industriels puissants, comme la machine-outil, ou l’automobile, autour desquels elle organise des sous-traitances efficaces dans des pays voisins. Mais la langueur européenne et la restriction jugée nécessaire sur les salaires, donc sur la demande intérieure, brident le développement et maintiennent de grandes inégalités. Pour la France, l’absence de choix sectoriels d’avenir réussis, une politique de formation/emploi défaillante et l’effort désordonné pour atténuer les inégalités mettent en péril à la fois le budget et le modèle social, à bout de souffle.

4 – Quels remèdes ?

18Cette lente « mécanique infernale » doit être bloquée, et inversée si possible, via un minimum de consolidation internationale portant sur les changes, le crédit, et la fiscalité, au service d’une expansion régulière.

19Pour les changes, un début de prise de conscience a stoppé les dérives les plus inquiétantes : sous-évaluation du yen, surévaluation de l’euro ; mais on est bien loin d’un processus ordonné.

20Pour la fiscalité, nécessité fait loi peu à peu : les accords mis au point par l’OCDE sur les prix de transferts et sur les paradis fiscaux permettent d’espérer une contribution mieux que symbolique des multinationales ; en Europe, s’impose progressivement l’idée simple – mais essentielle – que la condition première d’une saine concurrence entre les entreprises est l’harmonisation de leurs bases imposables, ce qui aurait un impact fondamental sur l’évolution des salaires. En sens contraire, et avec la complicité répétée du gouvernement français, la taxe sur les transactions financières peine à voir le jour alors que le mécanisme de coopération renforcée est en place.

21C’est sur le crédit – compte tenu de l’impact et des leçons de la crise (mondiale) – qu’on s’attendrait à trouver le plus de « progrès coordonnés ».

22Il n’en est presque rien ! Ni le principe de responsabilité – qui exige de sanctionner les dirigeants fautifs ou actionnaires négligents –, ni la séparation des métiers – qui clarifie les comptes et cantonne les risques – ni la transparence des opérations – qui rendrait nulles et de nul effet des transactions opaques – ne sont explicités, ni mis en place.

23Il y a pire : dans un effort quasi-désespéré pour « relancer la machine » sans accroitre les déficits publics, les banques centrales, l’américaine suivie avec retard par la BCE, et imitées voici deux ans par le Japon, ont décidé d’« inonder » les marchés financiers de liquidités. Or les financiers, fragiles et obsédés de court-terme canalisent l’essentiel vers les bons de Trésors publics, les obligations et actions, ou les matières premières, et non les besoins à long terme. Les récents craquements chinois sont une illustration « exotique » majeure du même mécanisme, aggravé par l’éclatement d’une énorme bulle immobilière.

24Si l’on ajoute que depuis 10 ans la concentration s’est renforcée dans le monde bancaire, on ne peut qu’être pessimiste.

25À court terme, l’urgence est bien de privilégier l’économie réelle en vue d’une activité soutenue. Le voile monétaire et financier a surtout servi – au cours des trente dernières années – à accroître les inégalités et le désordre.

26Une première mesure, simple dans son principe, consisterait à favoriser (réglementairement et fiscalement) la remise en ordre bancaire : par exemple, en liant un amortissement aidé des créances douteuses à l’octroi massif et contrôlé de nouveaux crédits sélectivement garantis. Appliqué au niveau européen, ce type d’approche permettrait de renforcer, à moindre coût, le plan Junker de relance.

27Au niveau français, le « fléchage » d’une partie de l’assurance et du fonds de réserve des retraites (cf. les propositions de Pierre Larrouturou) vers l’isolation/ bâtiment, gage d’économie énergétique, entraînerait une relance à court terme bien venue. Quelques mesures simples et depuis longtemps reconnues (trésorerie, URSSAF, commandes publiques) en direction des PME auraient aussi un fort impact.

28Pour limiter, en particulier dans l’industrie, les dommages entrainés par les ralentissements, une transposition du système allemand du chômage partiel (maintien de l’emploi et de l’essentiel du revenu, au sein de chaque entreprise, pendant une période limitée, par une réduction aidée du temps de travail) devrait être testée.

29Structurellement, la fiscalité reste l’instrument central de correction des inégalités, que ce soit aux frontières, via la TVA ou les droits de douane, ou par les mécanismes de redistribution, économique, personnelle ou sociale. Mais notre pays a depuis longtemps empilé et entrecroisé tant de mesures suivies de correction et de contre-mesures, que le système est quasi-illisible, et menace ruine par sa complexité et les rejets qu’il suscite. De surcroit, l’appartenance européenne limite sensiblement les marges de manœuvre. Ceci dit, le prélèvement à la source d’un impôt sur le revenu globalisé, généralisé, combiné à un renforcement massif des droits de succession, atténué par un droit sélectif d’imputation de l’ISF, permettrait quelques pas dans la bonne direction.

Bibliographie

Bibliographie

  • Joseph E. Stiglitz, La Grande Désillusion, Fayard, juillet 2002, 324 p.
  • Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Éditions du Seuil, 2013, 976 p.

Notes

  • [1]
    En allemand, « dette » est synonyme de faute ; cf. « faire défaut » en français.
  • [2]
    Dans le même sens, la part de la valeur réservée au travail baisse tendanciellement, tandis qu’augmentent, dans les bénéfices des entreprises, les dividendes alloués aux actionnaires (alimentant la bulle boursière).
  • [3]
    Une constatation similaire pourrait être faite dans le secteur pharmaceutique et dans celui des fonds de pension.
  • [4]
    Sauf de rares maladroits ou malchanceux, comme Lehman Brothers, achevés par les concurrents aux aguets, qui ont parié sur leurs pertes et en tirent profit.
  • [5]
    Le malheureux J.-C. Junker, président de la Commission européenne peine depuis des mois à réunir quelques dizaines de milliards d’Euros.
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