Du terreau aux trois étapes d’un engrenage résistible
1Le terreau social représentant l’état permanent et normal de toute société, avec ses tensions et ses peurs, ses préjugés et ses stéréotypes, ses intérêts divergents, constitue le ferment à partir duquel peuvent s’enclencher, en période de crises, des processus dangereux parmi lesquels certains peuvent conduire à des horreurs dont a fait l’expérience.
2Présents dans ce terreau, les racismes et l’antisémitisme ont un énorme potentiel explosif et une grande force de contamination, et, dans l’histoire, les conflits ethniques ou religieux ont été parmi les plus cruels.
3Des études scientifiques ont permis d’identifier les engrenages sociétaux dont on sait, depuis la Shoah, qu’ils peuvent mener des nations, même « civilisées », à des horreurs inouïes allant du racisme ou de l’antisémitisme jusqu’au génocide.
4Ces enchaînements se développent selon un processus que l’on peut décrire en trois étapes qui se succèdent à partir du terreau.
5Pour mieux y résister, il apparaît utile de connaître ces étapes dangereuses, car plus tôt a lieu la résistance au processus, moins elle est difficile et plus elle est efficace.
6Cet objectif de connaissance est l’objet du film scientifique présenté dans le Volet réflexif du Site-mémorial du Camp des Milles et dont l’essentiel est repris ici.
« C’est dans l’ordinaire du quotidien que s’enclenche l’extraordinaire du crime de masse. »
Le terreau
Le terreau
Première étape : Le diable naît dans le quotidien
8La première étape de cet engrenage vers le pire s’enclenche dans un contexte de déstabilisation sociétale. Des crises sociales, économiques ou morales affectent la société et entraînent une peur de l’avenir, une perte de repères, des crispations identitaires et des démagogies agressives.
9Des groupes s’organisent pour répandre les idées et la violence racistes. Ils ne peuvent agir que grâce à la passivité de la majorité. Ils prennent appui sur les crises, sur les frustrations et jalousies sociales, et sur le besoin de bouc émissaire qu’elles engendrent souvent : rien n’est plus simple que de désigner un responsable face à une crise.
10Et c’est toujours l’autre, minoritaire, étranger, différent, ou perçu comme tel, qui est visé.
« Mon père minimisait, dédramatisait avec une discrète ironie, mais dans ce cas particulier, mon instinct de jeune homme avait raison contre la sagesse et l’expérience de mon père. À l’époque, j’étais encore trop timide pour tirer les conséquences de mes intuitions.
Vivant la même apathie que des millions d’autres individus, je laissais venir les choses. Elles vinrent. »
12Sebastian Haffner, de son vrai nom Raimund Pretzel, est un jeune magistrat allemand dans les années 1930. Après avoir quitté son pays en 1938, il écrit un témoignage lucide et précis sur l’évolution qui mena toute la société, par étapes, vers le nazisme et ses crimes. Son Histoire d’un allemand- Souvenirs 1914-1933, ne sera publié qu’en 2000 en Allemagne où il était revenu.
« Le monde est dangereux à vivre,
non à cause de ceux qui font le mal,
mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire. »
Une minorité extrémiste agissante exacerbe les tensions du terreau
« Personne ne parle des dizaines de milliers de gens, qui chaque année se suicident en ouvrant le gaz parce qu’ils vont très mal. »
« Des forains sont installés dans la commune. Bien qu’il n’y ait aucun vol à leur actif, les gens ne se sentent pas en sécurité. Tous redoutent qu’un incident éclate, soit du fait des hommes de la tribu, qui sont d’un caractère spécial, soit du fait des femmes, des filles qui sont de mœurs discutables. Si ces craintes se réalisaient, toute la population aurait à souffrir par la faute de ces tristes individus. Je demande donc que des mesures soient prises, pour débarrasser au plus tôt la commune de ces parasites dont la place est dans un camp, où ils ne pourront nuire à personne. »
Manipulation du langage et inversion du discours
16Une des armes utilisées par les minorités agissantes pour répandre leurs idées est la manipulation du discours. Les Juifs, les Tsiganes, les Tutsis au Rwanda, les Arméniens, tous sont victimes den rumeurs voire accusés de complots.
17Ainsi, dans l’un de ses discours, Talaat Pacha, ministre de l’Intérieur de l’Empire ottoman en 1915, accuse officiellement les Arméniens pour justifier les massacres.
18Un autre exemple : celui du Protocole des Sages de Sion. Ce faux document a été créé par la police tsariste pour justifier les pogroms. Il est censé prouver l’existence d’un programme mis au point par un Conseil juif, destiné à dominer le monde. Hitler l’utilisera largement pour sa propagande, et il est encore diffusé dans certains pays. Contre les Tsiganes aussi en 1909, comme souvent depuis le XIXe siècle, la presse relate un soi-disant massacre d’enfants volés à New York.
19Au Rwanda encore, un faux document est attribué aux Tutsis afin d’exciter les Hutus contre eux.
Le mensonge agressif s’impose et la victime est présentée comme l’agresseur
« Si les journaux juifs pensent pouvoir nous impressionner par des menaces larvées, gare à eux ! Notre patience a des limites ! Un jour, on clouera le bec à ces sales menteurs de Juifs. »
21Ce discours démagogique satisfait une partie de la société en quête de certitudes. Mais la majorité inconsciente du danger ne se sent pas concernée. Et ce qui était hier inconcevable devient aujourd’hui normal.
22Dans les années 1930, en Allemagne, les slogans antisémites se multiplient. On trouve par exemple « Mon restaurant est interdit aux Juifs » ou « Allemands, défendez-vous contre la propagande juive. N’achetez que dans les magasins allemands ».
23Par sa passivité, la majorité se fait complice.
24Le vivre ensemble se fracture.
Savoir résister comme citoyen et comme personne
25Bernard Lecache, président de la Ligue internationale contre l’antisémitisme, déclare dans un discours en 1933 : « Ce n’est pas dans un but nationaliste que nous manifestons, que nous luttons contre Hitler. Nous faisons la différence entre les deux cultures : nous sommes contre l’Allemagne d’Hitler, nous sommes pour l’Allemagne d’Albert Einstein. »
26Se pose alors la question de résister au quotidien comme personne face à l’autre et comme citoyen dans la vie politique. Et de reconnaître d’abord en soi-même l’engrenage des aveuglements, des peurs, des lâchetés et de la violence.
27Car chacun est concerné, sans le vouloir, souvent sans le savoir ou sans le voir.
28Attention ! Il est si tôt trop tard
Deuxième étape : De la démocratie au régime autoritaire
29La deuxième étape est franchie lorsque la minorité agissante accède au pouvoir par la force ou par les urnes. Elle s’appuie sur la perte généralisée des repères pour attaquer et ébranler les institutions : les crises sont devenues hors de contrôle, les désordres et les agressions se sont intensifiés, les violences et réactions sont immaîtrisables et on s’habitue à la violence.
« Quand on ne sait pas qui on est, on est ravi qu’une dictature vous prenne en charge et, dès l’instant où l’on se soumet à un maître, à un texte unique, on devient fanatique. »
« L’atmosphère en Allemagne en 1932 rappelle celle qui règne dans l’Europe d’aujourd’hui en 1938 : attente engourdie de l’inéluctable auquel on espère jusqu’à la dernière minute échapper, lente approche de la catastrophe, désarroi des forces d’opposition désespérément cramponnées aux règles que l’ennemi viole quotidiennement. Devant la Cour suprême, Hitler rugit qu’un jour il prendrait le pouvoir et que des têtes tomberaient. Rien ne se produisit. Six condamnés à mort pour avoir tué un homme, reçurent d’Hitler un télégramme de félicitation. Rien ne se produisit. Ou plutôt si. Les six assassins furent graciés. »
La peur s’installe
32Préférant l’ordre à la liberté, beaucoup sont prêts à suivre un chef autoritaire et une doctrine extrémiste voire fanatique. Le confort de la meute l’emporte sur la liberté individuelle.
33Le basculement décisif dans le processus est celui qui permet à la minorité de prendre le pouvoir ou qui voit se mettre en place une législation contraire aux libertés conduisant la puissance publique à alimenter voire accélérer le processus vers le pire.
34Le régime devient alors autoritaire, voire totalitaire. Le racisme devient légal, la violence devient une violence d’État. En quelques mois, la démocratie est supprimée.
35En Allemagne, aux dernières élections démocratiques (novembre 1932), Hitler et son parti d’extrême droite n’obtiennent pas plus de 34 % des voix. En janvier 1933, l’Assemblée se suicide en votant les pleins pouvoirs à Hitler pour quatre ans. Par allégeance ou par peur des représailles, 444 députés votent pour. Seuls les 94 socialistes votent non. Il n’y a plus de communistes, la plupart sont dans les camps.
Résultats du parti nazi aux élections législatives
Résultats du parti nazi aux élections législatives
36Hitler est nommé Chancelier en janvier 1933.
« Nos adversaires trouvent que nous sommes, et moi en particulier, des êtres intolérants et odieux. Eh bien, ces messieurs ont raison. Nous sommes intolérants. Je me suis fixé cet objectif : supprimer tous les partis. »
38Par la suite, le 27 février 1933, l’incendie du Reichstag, le Parlement allemand, est exploité pour accélérer le processus, mettre fin à la démocratie et interner des dizaines de milliers d’opposants.
39Sept ans plus tard, le 24 octobre 1940, Hitler serre la main de Pétain, qui lui aussi avait mis fin à la démocratie après avoir reçu les pleins pouvoirs du Parlement français, le 10 juillet 1940.
« On assista à la liquidation de la République, à la suspension de la constitution, à la dissolution de l’Assemblée…, à l’interdiction de plusieurs journaux… - et tout cela… avec une insouciance poussée à son paroxysme. »
C’est la fin de l’État de droit. La légalité est mise au service du crime
41La liberté d’expression est muselée, et les médias, la radio en particulier, jouent alors un rôle essentiel dans la propagation des idées racistes. C’est le cas dans l’Allemagne nazie ou la France vichyste comme au Rwanda en 1994.
« J’ai tiré trois bouffées, c’est fort, mais il paraît que ça vous donne courage, vraiment, alors gardez bien le caniveau pour que demain aucun “cafard” (nom donné aux Tutsis) ne passe, que vous soyez enragés, et que nous puissions combattre pour notre ville, pour notre pays, chers frères. »
43En 1944, le journal Toute la vie signe un reportage qui vante les qualités d’hébergement du camp d’internement de Montreuil-Bellay et qui insiste sur le confort dans lequel les Tsiganes sont supposés vivre.
44Dans les actualités, à l’occasion de l’exposition « Le Juif et la France » (Paris, 1941), le journaliste rapporte :
« Statistiques, graphiques, tableaux hallucinants se succèdent. Ils prouvent combien la France, victime de sa générosité et de ses traditions d’hospitalité, s’était enjuivée, surtout depuis 1936. On alla jusqu’à voir tous les postes de commande de la maison France entre les mains des Juifs. Le résultat, on le connaît : la défaite. »
La propagande d’État promeut de nouvelles « valeurs »
« Le garçon allemand doit être svelte et élancé, rapide comme un lévrier, solide comme du cuir et dur comme du fer. Nous sommes déterminés à élever une nouvelle race. »
« L’époque de l’intellectualisme juif est révolue.
L’être allemand du futur ne sera pas un être du livre mais un être de volonté. »
Pour résister, la démocratie doit se défendre
48Des hommes et des femmes ont su, dans ces moments cruciaux, faire preuve de lucidité et de courage, chacun à sa manière.
49À la BBC le 24 juin 1940, à la suite de la signature de l’armistice, le général de Gaulle prononce ces mots : « Il faut qu’il y ait un soleil, il faut qu’il y ait une espérance, il faut que quelque part brille et brûle la flamme de la Résistance française. »
50Au cœur du génocide des Arméniens, quatre instituteurs allemands en poste à Alep en 1915 signent courageusement une lettre adressée à leur hiérarchie :
« Il est de notre devoir d’alerter l’office des Affaires étrangères sur le fait que notre œuvre scolaire manquera désormais de base morale et perdra toute autorité si le gouvernement allemand est hors d’état d’adoucir la brutalité avec laquelle on procède ici. En présence des scènes d’horreur qui se déroulent chaque jour sous nos yeux, notre travail d’instituteur devient un défi à l’humanité. Comment pouvons-nous apprendre à lire à nos élèves arméniens, leur apprendre à conjuguer et à décliner quand, à côté de notre école, la mort fauche leurs compatriotes mourant de faim. »
52À l’inverse, le colonel Luc Marchai, ex-commandant de la Minuar (Casques bleus de l’ONU) à Kigali, stigmatise la passivité de la communauté internationale dans le génocide des Tutsis au Rwanda.
« Entre la mi-janvier et la mi-mars 1994, la Minuar, pour la population rwandaise, pour les extrémistes, n’a rien fait. C’était aussi un encouragement à développer la structure, qui, au début janvier, était sans doute encore embryonnaire et qu’on aurait pu neutraliser, juguler, si on était intervenu à ce moment-là. »
54Ne pas résister fait le lit des extrémismes
Troisème étape : L’extension des persécutions et des menaces contre tous
55Avec la troisième et dernière étape, on assiste non seulement à l’exclusion systématique des personnes ou des groupes-cibles voire à l’organisation de crimes de masse, mais également à une extension des persécutions, à une généralisation du crime qui vise non seulement le groupe bouc émissaire initial mais aussi tous les opposants, les « déviants », démocrates, francs-maçons, homosexuels, handicapés, et beaucoup d’artistes et intellectuels dont la liberté de penser gêne.
56Un régime de terreur se met en place, adossé à la toute-puissance de milices, qui s’accompagne de discriminations imposées et de volonté de déshumanisation.
57Dans la société, si l’on trouve beaucoup de complices, c’est finalement tout le monde qui est menacé par l’arbitraire et la délation.
« Certains communistes ne se gênent guère pour parler contre le gouvernement du Maréchal Pétain, entre autres, un nommé Campagnola, 162, rue Horace Bertin. Faites-le suivre. »
Les persécutions s’étendent bien au-delà des premières victimes
59Aux violences ciblées succède le crime de masse
Discriminations imposées
60La mention « JUIF » sur les cartes d’identité et les carnets anthropologiques pour les Tsiganes sont deux exemples montrant des discriminations légalisées.
61Au Rwanda, le Tutsi Vénuste Kayimahe raconte :
« Le Comité de salut public, qui était un mystérieux comité, on ne le connaissait pas, avait décrété que tous les Tutsis devaient être chassés de toutes les écoles et de tous les postes de travail. »
63Bernard Taillefer, dirigeant des Banques populaires dans ce pays :
« Il fallait faire attention au nombre de Tutsis qu’on embauchait. Alors, on a fait attention. »
Déshumaniser l’adversaire permet au tueur de ne plus le traiter comme un homme
« Tout d’un coup, un homme robuste est arrivé. Avec des gestes, il m’a fait comprendre qu’on m’avait vendu, parce que j’étais un petit garçon.
Il m’avait acheté. Avec de l’argent. Pour combien ? J’en sais rien. »
66À la Radio Mille Collines (1994), les Tutsis sont traités de cafards :
« Si nous exterminons les cafards définitivement, personne au monde ne viendra nous juger. »
Toute-puissance des milices
68Leslie Davies, consul américain lors du génocide arménien en 1915 :
« Cette besogne était non seulement accomplie par des Kurdes, mais le plus souvent par des gendarmes qui encadraient les convois de déportés ou par des compagnies armées, appelées les Tchétés. Il s’agissait d’anciens bagnards qu’on avait remis en liberté uniquement pour qu’ils tuent les Arméniens. »
70Théodore Sindikubwabo, Hutu, président du Rwanda, faisant référence aux milices Interahamwe à la radio nationale rwandaise :
« Les traîtres qui veulent nous exterminer, vous les connaissez mieux que moi. Désignez-les pour qu’on s’en occupe. […] »
La chaîne criminelle implique de nombreux participants, bourreaux ou complices
L’atteinte à la dignité humaine et la déshumanisation sont devenues systématiques
72Les victimes sont des animaux que l’on tatoue, que l’on transporte en wagons à bestiaux, comme au Camp des Milles, ou que l’on abat, tout simplement.
Les formes de résistance sont multiples. Leur convergence est efficace
Surmonter sa peur pour réagir
73Joséphine Dusabimana, Hutu rwandaise, témoignera :
« Quand je cachais quelqu’un, je me disais : “S’il meurt, moi aussi je mourrai”, et tant qu’il était chez moi, j’étais terrifiée. La mort qui aurait pu le frapper pouvait aussi m’atteindre. »
75Félicia Combaud raconte les actions de Tsiganes dans le camp où elle est internée :
« Il y avait des Tsiganes. Ces Tsiganes ont fait des choses pour nous formidables, pour les Juifs.
Parce qu’il y a eu quelques évasions, et pour s’évader, c’était pas facile, parce qu’on était gardés. Ils avaient trouvé, eux, le système : ils se réunissaient, ils simulaient une bagarre, et pendant ce temps, quelques Juifs pouvaient s’évader. »
Devenir criminel, complice, passif ou résistant ? La responsabilité de chacun est engagée
ACCEPTER | ………. | REFUSER |
OBÉIR | ………. | DÉSOBÉIR |
77Ne rien faire, c’est laisser faire