1 La crise a éclaté aux Etats-Unis. Elle va rebondir en Europe. Financière et économique au départ, elle deviendra inévitablement sociale et politique. Pour en sortir, il faudra l’avoir analysée et comprise.
2 Pour la gauche, la tâche est immense si elle veut pouvoir barrer la route à la régression obscurantiste menaçante.
3 Le modèle du capitalisme financier anglo-saxon qui, à l’aube des années 80, avec Margaret Thatcher et Ronald Reagan, avait pris le relais du capitalisme managérial, est entré en crise en 2008. On a tout dit sur ce système de cupidité décrit par Joseph Stiglitz : le capitalisme financier, dit encore « actionnarial » ou, selon l’expression d’Alain Minc, « patrimonial » , était un système fondé sur la spéculation et l’endettement. « Court-termiste » par nature il a fait exploser les inégalités au profit d’une petite caste financière. Paradoxalement, il a aussi abouti à la désindustrialisation des Etats-Unis et de l’Europe (sauf de l’Allemagne) au profit des pays à très bas coût (Chine, mais pas seulement).
L’acte unique et la responsabilité de l’Europe
4 Il est évidemment facile de flétrir après coup ce système qui, pendant des décennies, a assuré la prospérité des bourses. Il conviendrait aussi de s’interroger sur la responsabilité des politiques qui l’ont rendu possible, en déréglementant à tour de bras tous les marchés (biens, services et surtout capitaux), conformément aux théories de Milton Friedman sur l’ « efficience des marchés » . En Europe, il faut souligner le rôle des directives prises en application de l’Acte Unique (1987) et particulièrement sur la libération des mouvements de capitaux, y compris vis-à-vis des pays tiers, sans harmonisation fiscale préalable (1990). En choisissant la déréglementation et la globalisation, l’Europe a ainsi importé le modèle du capitalisme financier américain. La chute de l’URSS (1991) et la création de l’OMC (1994), au sein de laquelle la Chine a été admise en 2001, ont complété cette entreprise d’assujettissement planétaire qui offrait à la finance, principalement américaine, un monde entièrement globalisé et décompartimenté. Les capitaux peuvent circuler à la vitesse de la lumière, tandis que les travailleurs restent assignés au local, comme jadis les manants à la glèbe. Tout cela ne s’est pas fait par hasard. C’est le résultat de choix politiques opérés depuis trente ans (l’élection de Margaret Thatcher date de 1979, celle de Ronald Reagan de fin 1980).
Et la dette privée devint dette publique…
5 La crise des subprimes survenue en 2007-2008 a traduit en profondeur non seulement l’irresponsabilité des banques, mais, plus encore, la paupérisation des couches populaires aux Etats-Unis et le creusement de déséquilibres économiques abyssaux, entre les Etats-Unis et la Chine notamment. Cette crise, venue d’Amérique avec la diffusion de produits toxiques dans le système bancaire mondial, a d’abord été une crise de liquidité bancaire, à laquelle les Etats, ces bons samaritains des banques, ont su remédier, au prix d’un endettement massif. En d’autres termes, la dette privée et devenue dette publique.
6 Cette première crise a épongé les dettes des systèmes financiers aux frais du contribuable. La crise financière étant devenue économique, c’est encore vers les Etats qu’on s’est tourné pour financer des plans de relance massifs, afin d’enrayer la récession de 2009.
L’art de rançonner les plus faibles
7 On assista alors à ce paradoxe troublant : à peine sauvés de la faillite, les banques et les fonds d’investissement se retournèrent contre la main qui les avait nourris, c’est-à-dire contre les Etats. Pour être juste, il faudrait dire contre les Etats les plus faibles et les plus faciles à rançonner : les Etats dits « périphériques » de la zone euro. La spéculation sur les dettes dites « souveraines », c’est-à-dire publiques, peut aboutir à faire payer des taux d’intérêt astronomiques (près de 10 % à 10 ans) aux Etats les plus fragiles ; c’est encore un aspect caricatural de la folie court-termiste des marchés financiers…
Un couple infernal
8 C’est en Europe que la crise rebondit et rebondira encore. Pour en comprendre les raisons, il faut d’abord mesurer que l’Europe est prise dans les tenailles du G2, c’est-à-dire de l’alliance conflictuelle que forment ensemble la Chine et l’Amérique. La Chine a besoin du marché américain et les Etats-Unis ont besoin de l’épargne chinoise pour financer leur énorme déficit (plus de 4 % de leur PIB). Chacun tient l’autre : les Chinois ne veulent pas réévaluer le yuan, les Etats-Unis font tourner la planche à billets (la « Fed » va acheter à nouveau pour 600 milliards de dollars de bons du Trésor américain). La glissade du dollar, un moment interrompue, s’ensuivra inévitablement.
9 Entre la Chine et les Etats-Unis, il y a l’Europe. Elle est sans défense : l’euro, qui est la monnaie de seize pays, sera la variable d’ajustement dans la lutte engagée entre le dollar et le yuan. Quant à la Banque centrale européenne, les règles du Traité de Maastricht, reprises par celui de Lisbonne, lui interdisent, en principe, d’acheter des titres émis par les Etats. Elle le fait cependant, sporadiquement et à la marge, pour freiner la spéculation contre les Etats les plus faibles (Grèce, Irlande, Portugal, Espagne), mais sans l’aval de l’Allemagne dont le représentant, Axel Weber, Président de la « Buba », s’élève publiquement contre ces pratiques non conformes aux traités.
L’euro : un vice de conception…
10 La deuxième faiblesse de l’Europe tient en effet dans le vice de conception du système de la « monnaie unique » mis en place par le Traité de Maastricht. L’euro est la monnaie d’une zone monétaire hétérogène où les écarts (inflation-compétitivité) se sont creusés entre les nations qui la composent, principalement l’Allemagne, atelier industriel de l’Europe, et les pays méditerranéens ou « périphériques », encore loin d’avoir comblé leur retard historique de développement.
11 La spéculation a creusé à un point insupportable les écarts des taux auxquels les Etats peuvent se refinancer. Après la crise grecque au printemps 2010, un Fonds européen de stabilisation financière a été créé pour 440 milliards d’euros, auxquels viendraient s’ajouter 220 milliards du Fonds Monétaire International (FMI). Mais ce mécanisme risque d’être insuffisant, compte tenu de l’ampleur des dettes. Si l’Espagne ne peut faire face, il faudra doubler la mise. Par ailleurs, chaque pays contributeur devra emprunter aux taux des marchés. Si la crise s’aggrave, l’écart des taux se creusera entre l’Allemagne et la France.
… et une contradiction fondamentale
12 L’Allemagne dont la politique de déflation salariale visait, depuis 2000, à renforcer la compétitivité sur les marchés extérieurs, a surtout creusé les déficits des autres pays dans la zone euro : elle réalise sur ceux-ci 60 % de ses excédents commerciaux. Pour autant, elle n’entend pas venir sans conditions au secours des pays défaillants, s’appuyant pour cela sur le texte des traités qui exclut la solidarité financière entre les Etats (article 125 du Traité de Lisbonne). Elle réclame - à juste titre, à certains égards - l’implication des banques créancières dans le défaut éventuel d’un Etat. Ce faisant, elle accroît cependant la défiance vis-à-vis de tous les Etats qui pourraient faire défaut. L’euro est ainsi en proie à sa contradiction fondamentale : la monnaie unique a voulu ignorer la réalité et la diversité des Nations.
13 Elle s’est bâtie sur un présupposé fédéraliste dont l’irréalisme éclate aujourd’hui au grand jour : le budget européen représente seulement 1 % du PIB européen alors que le taux des prélèvements obligatoires, et donc des dépenses publiques, dépasse 40 % dans chacun des pays membres.
14 L’Allemagne, avec le soutien des marchés financiers, entend imposer des plans de rigueur à tous les Etats déficitaires (or, ils le sont tous). Cette médecine est absurde car ni les Grecs, ni d’ailleurs les Français, ne sont des Allemands. Le modèle allemand est intransposable aux autres pays pour une autre raison, aisément compréhensible : tous les pays ne peuvent pas être excédentaires à la fois !
Nous sommes le maillon faible
15 On s’achemine donc vers une révision à haut risque du Traité de Lisbonne pour y introduire, à l’égard des Etats, des clauses cœrcitives dictées en réalité par les exigences de rentabilité excessives des marchés financiers.
16 Dans l’immédiat - mais pour combien de temps ? - la Banque centrale européenne est appelée à mettre des rustines sur un système qui prend l’eau : elle prend en pension des titres des Etats malades, mais elle le fait insuffisamment pour décourager la spéculation.
17 Cela ne peut pas durer. La seule manière de sauver l’euro serait une initiative de croissance européenne dont l’Allemagne prendrait la tête, en concertation avec les Etats-Unis, appelés eux-mêmes à soutenir le dollar.
18 Mais ni l’Allemagne, ni la Chine dont les excédents jouent le même rôle déflationniste à l’échelle mondiale, ne paraissent prêts à « jouer le jeu » d’une relance concertée. Les marchés financiers, un moment ébranlés, ont repris le pouvoir. Ils tiennent les Etats en otage. Le maillon faible est clairement l’Europe.
L’impasse fédéraliste
19 Le concours de plans de rigueur exigé par Angela Merkel, la Commission européenne et le FMI, conduit l’Europe à une nouvelle récession ou, au moins, à une stagnation économique de longue durée. Cette situation dégradée de l’économie rendra impossible le redressement des pays dits « périphériques ». Le risque est grand d’un « effet domino » qui conduirait à l’explosion de la zone euro. Elle gonflerait par ailleurs le chômage et aggraverait la crise sociale.
20 A moins que des changements politiques majeurs (des élections générales interviendront en France, en Italie et en Allemagne en 2012-2013) permettent d’inverser la tendance. Encore faudrait-il qu’en Allemagne un rapprochement puisse s’effectuer entre le SPD et « die Linke » , sur des bases progressistes, en rupture avec le consensus « ordoliberal » qui a dominé, jusqu’ici la politique allemande.
21 Nous nous acheminons ainsi vers une « méga-crise », non seulement financière et économique, mais aussi sociale et politique. Tous les ingrédients d’une régression se réunissent sous nos yeux : les partis de droite réclament un abaissement du coût du travail. Les idéologies « identitaires » ressurgissent, y compris dans les pays nordiques. La gauche peut être tentée par une fuite en avant dans un fédéralisme idéologique : ce serait une tragique impasse.
Pour une République européenne des nations
22 Elle doit, au contraire, penser une République européenne des Nations, élargie à la Russie et à l’Euroméditerranée, sur la base d’un projet partagé ; revoir pendant qu’il en est temps, les règles du jeu de l’euro, rompre avec la politique économique aujourd’hui mise en œuvre, réintroduire le cas échéant, des marges de souplesse dans le système monétaire européen pour le rendre viable (substituer une « monnaie commune » à la « monnaie unique »), reprendre le contrôle du système du crédit, s’engager résolument dans la voie d’une économie solidaire et durable, incluant un plan de transition énergétique ambitieux, affirmer enfin une identité républicaine à la hauteur des défis du XXIe siècle.
23 La France porte l’idée républicaine depuis deux siècles. Cette idée est naturellement ouverte à l’universel. Elle peut aider au redressement d’une Europe aujourd’hui en voie de marginalisation à l’échelle mondiale. Elle peut surtout permettre un dialogue sur des bases saines avec les puissances dites « émergentes », dans un monde que l’Occident et, à plus forte raison, l’Europe ont définitivement cessé de dominer. Le monde qui vient sera plus difficile pour la « vieille Europe ». Pour relancer ce défi, la gauche française doit retrouver l’énergie républicaine du « salut public », celle qui, à plusieurs reprises, dans notre Histoire, nous a permis de rebondir.